JLR
Une biographie vivante, qui redonne place
à Engels dans l’histoire du marxisme.
En rétablissant la dialectique hégélienne sur ses pieds, en l’enracinant dans les conditions matérielles de l’humanité, Marx et Engels avaient brisé l’âge des héros de l’idéalisme allemand pour instaurer celui des masses, dans une collaboration devenue mythique. Amitié indéfectible, qui évoque l’Hypérion d’Hölderlin et rend la rupture moins tranchante; aux accents du poète qui voulait «arracher l’être idéal à la routine de la vie quotidienne» fait écho l’apothéose de Marx par le matérialiste Engels: «Marx était un génie; nous autres, tout au plus, des talents». Cette statue de Commandeur projette une ombre masquant la stature d’Engels, réduit au second rôle du secrétaire ou de l’éminence grise. Père du marxisme sans lui donner son nom, défenseur du prolétariat sans en partager les affres, le personnage reste insaisissable. Un éclairage nouveau est donné par la biographie de Tristram Hunt. Engels, le gentleman révolutionnaire répond à trois questions que pose irrémédiablement le personnage. La première est d’ordre biographique, puisqu’Engels, à la fois industriel et cofondateur du marxisme, présente les traits dissymétriques de L’étrange cas du Dr. Jekyll et de M. Hyde de Stevenson. En redonnant vie à «ces passions et ces désirs, haines personnelles et lubies individuelles» , le livre présente une image qui écarte l’apologétique comme le procès en hérésie, et lève ces contradictions apparentes en situant Engels dans son contexte historique. La seconde relève de l’histoire des idées, et tient à sa collaboration étroite avec Marx, si étroite qu’elle rend impossible toute distinction. Comme les Dioscures, Castor et Pollux, que la Dixième Néméenne de Pindare associe au-delà de la mort, Marx et Engels défient l’entreprise biographique individuelle, appelant, au mieux, les vies parallèles. Mais la symbiose nourrit le débat sur l’apport réel d’Engels au marxisme, entre force d’impulsion et réduction vulgarisatrice, entre avant-scène et second rôle. Celui-ci pose une troisième question, parce qu’Engels aurait déformé le sens des écrits originaux, enfermé le marxisme dans une interprétation mécaniste ouvrant la voie au totalitarisme stalinien. C’est donc à l’examen de cette responsabilité que Hunt s’attache, voulant dissocier la mémoire du Général de celle de l’Armée rouge.
Dr. Jekyll et Mr. Hyde: parcours d’un industriel révolutionnaire
Le premier pari de Hunt, celui de donner chair au personnage d’Engels, est réussi. La biographie se lit comme un roman, faisant entendre le brouhaha des brasseries berlinoises des années 1840; respirer l’odeur de la poudre sur les barricades de 1848; voir les misères de la classe ouvrière dans Manchester métamorphosé par la révolution industrielle. D’une façon générale, chaque chapitre est ouvert par une mise en contexte qui permet de mieux saisir les activités polymorphes d’Engels, de sa formation jeune-hégélienne des années 1840 à son action lors du soulèvement libéral de 1848 en Allemagne, de sa rencontre avec le prolétariat manchesterien en 1842 à sa carrière de manufacturier dans la même ville entre 1850 et 1869, des premières collaborations avec Marx en 1844 à la défense de son héritage intellectuel de 1883 à 1895.
Malgré tout, le souci de faire un sort au moindre aspect de la vie du sujet conduit l’auteur à brouiller la hiérarchie des faits. La relation entre Engels et Mary Burns, ouvrière irlandaise rencontrée à Manchester, a son importance jusque dans les prodromes de la théorie marxiste car c’est elle qui lui révèle la face la plus noire du capitalisme. De ces expériences directes est issu The Condition of the Working-Class in England (1845), qui donne une première expression à certaines formules comme la distinction de classes ou la mission révolutionnaire du prolétariat. En revanche, l’aventure supposée d’Engels avec l’épouse de Moses Hess, communiste allemand réfugié à Paris en 1846, est une anecdote croustillante, mais inutile; et le lecteur saisit mal l’intérêt d’une question telle que «Engels a-t-il vraiment abusé de la femme de Moses Hess?» . Le propos se dilue donc parfois en une juxtaposition d’épisodes sans cohérence réelle. Au chapitre VII, consacré à la période 1869-1883, on voit se succéder une description de l’environnement et du quotidien d’Engels, un rappel (superficiel) de l’attitude des Dioscures pendant la Commune, les débats au sein de l’Internationale, une description de la fortune d’Engels, une analyse de ses angoisses domestiques issues de la rivalité entre ses bonnes, un bilan de son attitude face au socialisme russe, avant de s’achever par la mort de Marx.
De même, le souci de rendre la vie d’Engels dans un style fluide n’excuse pas les nombreux écarts de langage. Paul Lafargue, le gendre désargenté de Marx qui puise à pleines mains dans la fortune d’Engels, «poussait le bouchon un peu loin» , et Aveling, compagnon d’Eleanor Marx, est un «salaud» . Ces jugements de valeur sont d’ailleurs fréquents, et le lecteur découvre que La guerre des paysans en Allemagne (1850), application à l’histoire des mouvements agraires et religieux du XVIe siècle du marxisme, a été rédigé «avec toute la finesse d’un étudiant en première année de matérialisme» . Plus grave, Hunt a parfois tendance à juger des choix d’Engels en fonction de préoccupations actuelles, comme lorsqu’il parle d’«ethno-philosophie nauséabonde» face aux révolutions polonaises et hongroises en 1848-1849.
Malgré ses défauts, la biographie de Hunt parvient à rendre attachante la figure d’Engels, et à éclairer son époque d’une vive lumière. Il réussit également à montrer les ressorts de la contradiction entre Dr. Jekyll et M. Hyde, entre le manufacturier et le communiste, qui trouve dans les impératifs d’une collaboration étroite avec Marx sa résolution, ou mieux, son dépassement.
Les affinités électives: Marx, Engels et le marxisme
L’objectif de Hunt est de donner une vision plus équilibrée de cette collaboration. La posture exclut toute recherche en paternité, qui aboutirait à la distinction impossible entre ce qui revient à chacun, et ouvre une recherche en gémellité. Comme Oreste et Pylade dans l’Iphigénie en Tauride de Goethe, il unissent leurs forces et, «tous deux, avec une audace réfléchie, marchent vers l’accomplissement». Hunt montre comment, des premiers textes partagés (La Sainte Famille en 1845, l’Idéologie allemande en 1846, le Manifeste en 1848) au Capital publié en 1867, la pensée commune s’harmonise en un tout homogène, et que les précisions apportées par Engels après la mort de Marx s’inscrivent dans sa continuité.
Mais surgit alors une ambiguïté: la collaboration d’Engels, diffuse dans une oeuvre qui porte l’estampille de Marx, ne permet guère de préciser ce qui la distingue de celle de son comparse. Hunt fait alors valoir un argument convaincant: Engels ne se convertit pas à la pensée de Marx en 1844 parce qu’il est arrivé seul aux mêmes conclusions. Le marxisme est ainsi la conjonction de deux expériences complémentaires et indépendantes: celle, livresque, de Marx, et celle, pratique, d’Engels. Les oeuvres communes ultérieures sont le produit d’affinités électives que décrit Goethe: deux pensées qui «s’attirent, se saisissent, se détruisent, s’absorbent, se dévorent, puis, après s’être intimement unies, se manifestent à nouveau sous une forme renouvelée, nouvelle, inattendue». Mais la tentation est grande de briser cet équilibre délicat, et de faire d’Engels «le plus audacieux des deux... pour ce qui était d’explorer les multiples ramifications de leur pensée commune.». C’est Engels qui, le premier, aurait jeté un pont entre le radicalisme philosophique des Jeunes-Hégéliens et la réalité de la condition ouvrière; lui qui aurait formulé, avant Marx, l’idée de classes déterminées s’affrontant dans les arènes de l’histoire. Entre le statut d’inspirateur, et celui du frère d’armes, la limite est toutefois indécise, surtout pour accorder le privilège de l’antériorité à Engels. En l’histoire des idées, les recherches en paternité aboutissent souvent, comme dans les comédies de Plaute, à la découverte d’un géniteur insoupçonné: l’idée de classes en conflit se trouve déjà dans l’oeuvre de Saint-Simon, et Engels reconnaît sa dette en 1878, la qualifiant de «découverte des plus géniales». Quant à l’intérêt de la gauche hégélienne pour la condition ouvrière, il se manifeste au même moment dans la Triarchie européenne de Moses Hess en 1841, ou lors des révoltes ouvrières de la décennie, dont la plus célèbre est celle des tisserands de Silésie, immortalisée par Heinrich Heine dans Die Schlesischen Weber en 1844. Les inventions d’Engels participent ainsi d’un mouvement intellectuel plus large, dans lequel n’existent ni maître ni disciple, et les affinités électives y puisent une signification nouvelle: la complémentarité entre deux parcours intellectuels est assortie d’une atmosphère commune, qui amène toute une génération à s’interroger sur les conséquences sociales de la révolution industrielle.
Ansi, la question irrésolue de l’indépendance intellectuelle d’Engels fait osciller l’ouvrage entre deux positions contradictoires. La première consiste à «débarrasser Engels de sa modestie et de permettre à ses idées iconoclastes de fructifier au-delà de la mémoire de Marx.» (op. cit., p. 21)), la seconde le maintien dans l’ombre tutélaire du fondateur. Mais après tout, le privilège de l’antécédence est de peu d’importance. Que telle idée fondamentale soit d’abord venue à Engels en dit peu sur le marxisme et ses conséquences, ignorant l’usage qui en a été fait dans l’Internationale. Et c’est précisément cette question des usages qui fonde la troisième question posée par Hunt, celle de la responsabilité d’Engels dans les transformations du marxisme, jusqu’au totalitarisme stalinien.
Le Méphistophélès du léninisme
L’acte d’accusation est établi de longue date: en rapprochant le marxisme des conquêtes scientifiques de son temps, Engels l’aurait trahi, transformé en un système de lois immuables, fermant sa vision du monde à toute opposition. Hunt réfute cette interprétation: la lecture des textes fondateurs par Lénine et ses successeurs résulte d’une interprétation abusive; la manière dont ils envisagent la relation entre science et marxisme est différente. Ces arguments pourraient emporter la conviction sous la plume de Hunt, s’ils n’étaient pas contredits par des incises qui font d’Engels l’ancêtre des bolcheviks. Sur le plan théorique, «les tentatives de modélisation scientifique d’Engels allaient prendre place parmi ses contributions dont les conséquences sur le XXe siècle seraient les plus néfastes.». Sur le plan des méthodes politiques, Engels donne à voir «un cas d’école pour étudiants en technique d’infiltration et de noyautage: un cocktail redoutablement efficace de menaces, de divisions pour mieux régner, de dénonciation et de manœuvres d’intimidation idéologique.».
La difficulté vient, sans doute, du style de l’ouvrage qui laisse trop place aux jugements de valeur, ainsi qu’on l’a déjà remarqué. Mais, plus profondément, c’est la question elle-même qui mériterait d’être reposée, non en terme de responsabilité (impliquant une compression de la temporalité pour établir un lien direct et factice entre Engels et Lénine), mais en terme de glissements, par lesquels les idées originelles sont progressivement interprétées puis déformées. Dans cette perspective, la place d’Engels est centrale parce qu’il est le premier chaînon d’une succession de lectures contradictoires, non seulement parce qu’il défend bec et ongle l’œuvre de Marx (Hunt le montre), mais aussi parce qu’il en est le premier glossateur, par ses préfaces et critiques qui clarifient une pensée en construction. Ce travail d’interprétation puis de diffusion ne peut être dissocié de son utilisation par des partis nationaux ou des théoriciens qui ont leurs propres exigences. Le succès de l’Anti-Dühring (1878) n’est pas anodin à cet égard: l’ouvrage d’Engels ne rencontre aucun succès immédiat, mais cette synthèse qui rend accessible les idées de Marx aux socialistes de l’Internationale devient fondatrice lorsqu’elle est traduite, partiellement, par Paul Lafargue en 1880 pour gagner le socialisme français au marxisme. Si la promotion entreprise par Engels est centrale, elle ne peut être séparée du travail complémentaire des intermédiaires qui traduisent, discutent, tordant les idées originales. De ce fait, la responsabilité supposée d’Engels du totalitarisme stalinien devient une fausse question: la théorie marxiste n’a de valeur que par l’usage que ses défenseurs en font, et léninisme comme stalinisme sont les prolongements de débats contradictoires sur l’héritage intellectuel des Dioscures qui animent l’Internationale entre 1889 et 1914.
L’ouvrage de Tristram Hunt révèle une image en clair-obscur de Friedrich Engels, soulignant les contradictions toutes hégéliennes d’une vie passée le jour aux commandes d’une industrie textile, la nuit à la destruction de ses fondements. Mais l’approche chronologique, qui masque les lignes de force et dissout les cohérences, ne parvient pas totalement à répondre aux questions évoquées par l’auteur: entre la subordination idéaliste au génie et l’indépendance du collaborateur, la part exacte d’Engels dans l’élaboration du marxisme reste imprécise; entre fidélité et trahison, son héritage est directement transmis aux bolcheviks russes, ignorant l’histoire de la théorie après sa mort. La biographie, révélant toute la richesse de l’activité intellectuelle d’Engels qui enracine le marxisme sur des terrains féconds, de la lutte anti-coloniale à l’égalité des sexes, mériterait d’être prolongée, par un dépassement du personnage lui-même, pour mieux saisir la postérité réelle de son œuvre
Histoire
Engels. Le gentleman révolutionnaire
Tristram Hunt
Éditeur : Flammarion
587 pages / 26,60 € sur
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