E. J. Hobsbawm
(Communism and the French intellectuals par David Caute [22 octobre
1964])
traduction: Jean-Pierre Laffitte
L’histoire
d’amour entre les intellectuels et le marxisme, qui est si caractéristique de
notre époque, s’est développée relativement tard en Europe occidentale, alors qu’en
Russie elle-même elle a commencé du vivant de Marx. Avant 1914, l’intellectuel
marxiste était un oiseau rare à l’ouest de Vienne, bien qu'à un moment donné,
au début des années 1890, il a semblé qu’il deviendrait une espèce permanente
et abondante. C’est en partie parce que, dans certains pays (tels que
l’Allemagne), il n’y avait pas beaucoup d’intellectuels de gauche de quelque
type que ce soit, tandis que dans d’autres (tels que la France) des idéologies
pré-marxistes de gauche, plus anciennes, prédominaient, mais principalement
parce que la société bourgeoise à laquelle ces intellectuels – satisfaits ou
dissidents – appartenaient était encore une affaire florissante. L’intellectuel
de gauche caractéristique de la Grande-Bretagne édouardienne était un
libéral-radical, celui de la France dreyfusarde un révolutionaire de 1789, mais
quelqu’un de presque certainement destiné à une place d’honneur dans l’État en
tant qu’enseignant. Il a fallu attendre que la Première guerre mondiale et
l’effondrement de 1929 aient brisé ces anciennes traditions et certitudes pour
que les intellectuels se soient tournés directement vers Marx en grand nombre.
Et ils l’ont fait par l’intermédiaire de Lénine. L’histoire du marxisme chez
les intellectuels en Occident est par conséquent largement l’histoire de leurs
relations avec les Partis communistes qui ont remplacé la social-démocratie en
tant que représentants principaux du marxisme.
* * *
Dans les années récentes, ces relations ont été le sujet d’une vaste littérature, principalement l’œuvre d’ex-communistes, de marxistes dissidents et d’érudits américains, et elle a consisté essentiellement en autobiographies ou en bottins mondains commentés des intellectuels éminents qui ont adhéré, et pour la plupart quitté, les différents Partis communistes. L’ouvrage : Communism and the French Intellectuals [Le communisme et les intellectuels français] de Caute est l’un des spécimens les plus satisfaisants du second type étant donné qu’il accepte – et en effet il argumente fortement pour cela – que les raisons qui ont conduit des intellectuels à adhérer aux Partis communistes et qui les y ont maintenus étaient souvent à la fois rationnelles et impérieuses, et il réfute l’opinion caractéristique des années 1950 selon laquelle de tels partis ne pouvaient attirer que le déviant, le psychologiquement anormal, ou bien celui qui cherche une certaine religion séculaire, c'est-à-dire « l’opium des intellectuels ». La plus grande partie de son livre ne traite par conséquent pas tant du communisme et des intellectuels (un sujet auquel il consacre seulement une trentaine de pages sur 370) que des intellectuels et du communisme.
* * *
Les
relations entre les intellectuels et les Partis communistes ont été
turbulentes, bien que peut-être moins
que la littérature ne le suggèrerait, étant donné que les personnes éminentes
et qui s’expriment bien, avec lesquelles il a principalement affaire, ne sont
pas nécessairement un échantillon représentatif des gens de la moyenne et qui
s’expriment mal. Dans des pays comme la France et l’Italie, où le Parti a
longtemps été et reste la force principale de la gauche, il est probable que le
comportement politique (par exemple, le vote) soit beaucoup plus stable que ne
l’indiquerait le taux de renouvellement des adhésions au Parti – toujours
plutôt important –. Nous savons qu'il en est ainsi parmi les travailleurs.
Malheureusement, les difficultés rencontrées pour trouver une définition
sociologique exploitable des “intellectuels” nous ont jusqu’ici privés de
statistiques fiables sur eux, bien que les quelques que nous possédons (et M.
Caute en cite certaines) suggèrent que cela s’applique également à eux. C’est
ainsi que le nombre d’adhérents au Parti à l’École Normale Supérieure a chuté
de vingt-cinq pour cent après la guerre à cinq pour cent en 1956, mais que les
communistes ont obtenu vingt-et-un pour cent des votes à la Cité Universitaire
en 1951 et vingt-six pour cent en 1956.
Malgré
tout, quelle que soit la tendance générale de la sympathie politique qui existe
chez les intellectuels, il ne peut pas y avoir de doute concernant le chemin
houleux qui attend ceux qui adhèrent effectivement aux Partis communistes. Cela
est attribué d’habitude à la conversion croissante de ces Partis, qui suivent
l’exemple soviétique, en des organes rigidement dogmatiques qui n’autorisent
aucune déviation par rapport à une orthodoxie qui a fini par recouvrir tous les
aspects concevables de la pensée humaine, ne laissant par conséquent que très
peu de place à l’activité dont les intellectuels tirent leur nom. Et ce
d’autant plus que, contrairement à l’Église catholique romaine, laquelle a
préféré conserver son orthodoxie inchangée, le communisme l’a changée
fréquemment, profondément, et de manière inattendue dans le cours de la
politique au jour le jour. La Grande
Encyclopédie Soviétique, sans cesse modifiée, a simplement été l’exemple
extrême de ce processus qui infligeait inévitablement de grandes tensions,
souvent intolérables, aux intellectuels communistes. Les aspects désagréables
de la vie en URSS, soutient-on, ont eux aussi éloigné beaucoup d’entre eux.
Ceci n’est qu’une partie de la vérité. Une grande partie de la difficulté éprouvée par les intellectuels provenait de la nature de la politique de masse moderne, le Parti communiste étant tout simplement la plus logique – et en France la première – expression d’une tendance générale du XX° siècle. L’adhérent actif d’un parti de masse moderne, comme le moderne M.P., renonce à son jugement dans la pratique, quelles que soient ses réserves théoriques et quelle que soit sa disposition symbolique pour la dissidence inoffensive. Ou plutôt, le choix politique moderne n'est pas un processus constant de sélection des hommes ou des mesures, mais un choix singulier ou peu fréquent entre des ensembles dans lesquels nous avalons la part désagréable du contenu parce que il n’y pas d’autre moyen pour obtenir le reste, et de toute façon parce que il n’y a pas d’autre moyen pour être politiquement efficace. Ceci s’applique à tous les partis, bien que les partis non-communistes aient généralement jusqu’ici rendu les choses plus faciles pour leurs adhérents intellectuels en s'abstenant d'engagements formels sur des sujets tels que la génétique ou la composition de symphonies.
* * *
Comme M. Caute l’indique judicieusement :
« L’intellectuel français, en acceptant en gros la III° et la IV° Républiques, a dû le faire malgré Versailles, la politique intérieure du Bloc national, le Maroc, la Syrie, l’Indochine, le régime de Chiappe, le chômage, la corruption parlementaire, l’abandon de l’Espagne républicaine, Munich, le maccarthysme, Suez , l’Algérie ».
De
façon similaire, l’intellectuel communiste, en optant en faveur de l’URSS et de
son Parti, a fait la même chose parce que, tout bien pesé sur le plateau de la
balance, le bien semblait l’emporter sur le mal. Et ce n'est pas le moindre
mérite de M. Caute que de montrer comment, par exemple dans les années 1930,
non seulement les militants intransigeants du Parti, mais aussi les
sympathisants, s’abstenaient consciemment de critiquer les purges soviétiques
ou les méfaits des républicains espagnols dans l’intérêt de la cause supérieure
de l’antifascisme. Les communistes ne discutaient pas souvent de ce choix en
public. Cela pouvait être tout à fait
explicite dans le cas de non-membres qui optaient délibérément pour le bord
communiste, ou contre l’adversaire commun, tel que Sartre, dont l'évolution
politique est discutée de manière judicieuse, mais sans aucune nouveauté. Il
est possible que ce ne soit pas seulement la logique française proverbiale,
mais aussi l’arrière-plan de catholicisme romain (partagé pareillement, de différentes
manières, par les croyants et les non-croyants), qui a rendu l’idée d’adhérer à
un vaste parti avec des réserves mentales plus facilement acceptable en France que
dans la Grande-Bretagne aux cent religions, mais à l’impertinence unique. Cette
question n’est pas discutée dans le livre de M. Caute.
Pourtant, même si l’intellectuel du Parti faisait preuve de beaucoup d’indulgence, son chemin était difficile, et la plupart de ceux qui étaient engagés de manière active ont connu un point de rupture, y compris ceux qui avaient adhéré au Parti au cours de la période stalinienne et largement à cause de son stalinisme, c'est-à-dire parce qu’ils souhaitaient la constitution d’une armée de la révolution totalement fervente, disciplinée, réaliste et antiromantique. Même la génération brechtienne, laquelle s'est délibérément habituée à approuver les décisions les plus dures dans la guerre pour la libération humaine, a été susceptible – comme Brecht lui-même – d’arriver à ce point où elle a remis en question non pas tant les sacrifices que leur utilité et leur justification. Les militants irréfléchis pouvaient s’en tirer avec l’aveuglement des fidèles, pour lesquels toute directive ou ligne était “correcte” et devait être défendue en tant que telle, parce qu’elle provenait du Parti qui était lui aussi par définition “correct”. Ceux qui étaient intelligents, bien que capables eux aussi de beaucoup d’aveuglement, étaient davantage susceptibles de se mettre en retrait dans la posture de l’avocat ou du fonctionnaire dont les opinions privées sont sans rapport avec sa tâche, ou du policier qui enfreint la loi pour mieux la faire respecter. C'était une attitude qui découlait facilement de l'approche pragmatique de la politique par le Parti, mais qui a produit une espèce de cogneurs professionnels dans le débat intellectuel.
* * *
M. Caute est, on le comprend aisément, dur
avec ces apparatchiks intellectuels qui sont prêts à tout moment à trouver le
ton de la sincérité à l’égard de l'allié potentiel ou à le vilipender en tant
qu’“intellectuel-flic”(*), mais
qui ne cherchent jamais la vérité. La version française de ces individus est en
effet une version particulièrement déplaisante, et le livre est dominé
largement – et excessivement du point de vue de son équilibre – par le dégoût
de l’auteur vis-à-vis d’eux. L’on peut difficilement ne pas partager ses
sentiments. Les dons d’Aragon en tant qu’écrivain n’ont aucun rapport avec les
sentiments que l’on peut éprouver à l’égard de son journalisme intellectuel de caniveau,
et il y a beaucoup d’autres auteurs dont les talents personnels n’inspirent pas
le respect. Et ils ne peuvent pas être excusés parce que le journalisme de
caniveau est une vieille habitude également parmi les intellectuels français
engagés d’autres tendances politiques. Cependant, deux questions importantes ne
devraient pas être obscurcies par ce dégoût.
La première se pose à propos de l’objet de cet exercice. S’il était destiné à procurer du soutien au Parti parmi les intellectuels, ainsi que M. Caute l’affirme, alors les activités publiques de MM. Stil, Kanapa, Wurmser, Garaudy et autres, étaient tout bonnement le pire des moyens pour l’entreprendre, étant donné que tout simplement le Parti faisait le vide parmi eux ; et les hommes intelligents du Parti le savaient. La vérité est plutôt que deux motifs étaient en conflit : celui d’élargir l’influence du Parti et celui consistant à barricader un mouvement vaste mais isolé, c'est-à-dire un monde privé au sein du monde de la France, à l’encontre des attaques et des infiltrations en provenance de l’extérieur. En périodes l’expansion politique, telles que celle du Front populaire et celle de la Résistance, les deux objectifs n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre ; en périodes de stagnation politique, ils l’étaient. Ce qui est intéressant, c’est que, dans de telles périodes, le Parti français a choisi le second objectif (ce que le Parti italien n’a jamais fait complètement), lequel consistait essentiellement à persuader les camarades qu’ils n‘avaient pas besoin d’écouter les gens de l’extérieur qui étaient tous des ennemis de classe et des menteurs. Ceci exigeait à la fois un déferlement constant de réassurance et une fourniture adéquate de culture orthodoxe destinée à la consommation interne, et M. Caute n’a peut-être pas fait suffisamment attention à cette tentative d’autarcie culturelle systématique, bien qu’il ait remarqué certains de ses symptômes. Cela impliquait qu’il fallait essayer de rendre l’artiste ou l’écrivain du Parti indépendant du monde extérieur. Cela impliquait aussi, à ces moments-là, que la réputation extérieure d’Aragon, comme celle de Belloc pour ce qui concerne les catholiques anglais d’avant-guerre, ait été précieuse en tant qu’atout au sein du mouvement, plutôt que comme un moyen de convertir les gens de l’extérieur.
* * *
La seconde question est la question cruciale
de savoir comment la politique communiste peut être changée. Ici de nouveau le
parallèle avec les catholiques romains (à propos desquels les communistes
français étaient plus informés que M. Caute ne l’admet) est pertinent. Ceux qui
ont changé l’orientation du Parti n’ont pas été des hommes qui ont fait preuve
d’un record de critique et de dissidence, mais ceux qui ont montré une loyauté stalinienne
indéniable, depuis Khrouchtchev et Mikoyan jusqu’à Tito, Gomulka et Togliatti.
La raison est non seulement que ces hommes, dans les années 1920 et 1930, ont
pensé que le stalinisme était préférable à ses alternatives communistes, ou
même que, à partir des années 1930, la critique avait tendance à abréger la vie
de ceux qui étaient domiciliés en URSS. C’est aussi que le communiste qui se
coupait du Parti – et cela a été longtemps la conséquence presque automatique
de la dissidence – perdait toute possibilité de l’influencer. Dans des pays
comme la France où le Parti est devenu de plus en plus le mouvement socialiste,
le quitter signifiait l’impuissance politique ou la trahison du
socialisme ; et, pour des intellectuels communistes, les possibilités de
s’installer dans la position de personnages académiques ou culturels n’étaient
pas une compensation. Le sort de ceux qui quittaient le Parti ou qui en étaient
exclus était l’anti-communisme ou bien l’oubli politique, sauf parmi les
lecteurs de petits magazines. Inversement, la loyauté laissait au moins la
possibilité de l’influence. Depuis les années 1960, quand le livre de M. Caute
s’achève, il est devenu un peu plus clair que même des fonctionnaires
intellectuels inconditionnels comme Aragon et Garaudy craignaient plus qu’il ne
l’admet d’être à l’origine de changements politiques. Et leurs arguments ou
leurs initiatives hésitantes ne devraient pas être jugés selon les critères de
la discussion libérale, pas davantage que la conduite des prélats réformateurs
avant et durant le Concile du Vatican.
Cependant,
considérer le problème du communisme et des intellectuels français
principalement comme le problème des relations entre le Parti et les
intellectuels, que ce soit du point de vue du Parti ou de celui de
l’intellectuel en tant qu’individu, revient seulement à l’effleurer. En effet,
le problème est au fond celui du caractère général de la politique française,
de la division séculaire au sein de la société française, y compris de celles
entre les intellectuels et le reste de la société. Il est possible de soutenir
le point de vue selon lequel la politique du Parti, en général et dans les
questions intellectuelles, avait pu être plus marquante, en particulier au
cours de certaines périodes telles que les années 1920 et les années 1950. Mais, au cas où ils auraient de la valeur, ces
arguments ne peuvent être fondés que sur la reconnaissance des limites imposées
au Parti par une situation sur laquelle il avait peu de contrôle.
Nous
ne pouvons pas, par exemple, saisir la signification du “dilemme” de
l’intellectuel communiste dans un parti prolétarien à moins de reconnaître que
les causes qui avaient mobilisé le plus complètement les
intellectuels français depuis 1870 ont été rarement des causes populaires.
L’une des véritables difficultés du Parti communiste durant la guerre d’Algérie,
de même que celle des dirigeants socialistes dreyfusards dans les années 1890, a
été le fait que leur base manquait largement de sympathie à l’égard de Dreyfus
ou du FLN. Pourquoi en a-t-il été ainsi ? : cela demande une analyse. Plus
généralement, il en va de même pour le fait que toute la gauche française
depuis 1870 – et peut-être depuis avant 1848 – n’a pas réussi à atteindre
l'hégémonie politique dans la nation qu'elle a créée durant la Grande
révolution. Les gouvernements de gauche entre les deux guerres (1924 et
1936-38) ont été aussi rares dans la France jacobine que dans la Grande-Bretagne
conservatrice, bien qu'il ait semblé un instant, au milieu des années 1930, que
la gauche pourrait reprendre son leadership perdu depuis longtemps. L’une des
différences cruciales entre les Partis communistes français et italien est que la
Résistance italienne, comme la yougoslave, était un mouvement national dirigé
par la gauche, tandis que la Résistance française n’était que la rébellion
honorable d'une partie des Français. Le problème du lâchage de l'opposition
minoritaire pour intégrer l'hégémonie nationale n'était pas seulement un
problème communiste.
Le
livre d’Aragon, La semaine sainte,
sous-estimé en Grande-Bretagne et non-mentionné par M. Caute, est essentiellement
le roman de cette division séculaire parmi les Français – même parmi ceux qui
“devraient” être du même côté. C’est probablement la raison pour laquelle les
critiques français de tous les partis, parce qu’il concernait leur courage
politique, l’ont surestimé. Le but de cette gauche française a toujours été de
devenir un mouvement à la fois des travailleurs et des intellectuels qui serait
à la tête de la nation. Le problème du Parti communiste provient dans une large
mesure de la difficulté extrême
d’atteindre cet ancien objectif jacobin au milieu du XX° siècle.
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