"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

jeudi 21 janvier 2021

MISERE DU MORALISME « PROLETARIEN »

 


Les communistes ne prêchent aucune morale.

Marx (La Sainte Famille)

à Jeannette Colombel

Pourquoi revenir sur cette « morale prolétarienne » inventée par le CCI, alors que j’ai déjà répondu dans certains de mes livres, ou en particulier dans deux articles de ce blog[1] ? D’abord parce que, par hasard, je suis tombé sur une ancienne réplique datant de 2009 par Marcel de Controverses « Morale et matérialisme historique » puis une autre de l’ex-fraction interne du CCI devenue FGCI « Morale prolétarienne, lutte des classes et révisionnisme ». Si le débat « philosophique » n’a pu avoir lieu à l’intérieur car incongru, inusité, paradoxal et réactionnaire, on a été trois au moins à l’extérieur à faire part de notre pitié plus qu’effarement, désolation plus qu’étonnement.

Pour mieux clarifier ma critique des fois que la covid aurait atteint les neurones du CCI ou ce qu’il en reste.

 Les deux auteurs sont deux anciens responsables de l’organe central, qui ont été exclus, qui restent des personnes tout à fait estimables, et notoirement cultivées politiquement. Le premier s’attache à démonter sur six questions l’infatuation et l’incompétence de l’auteur du texte qui avait fait l’objet d’un congrès en 2004 : « Texte d’orientation sur la question de la morale » ; il montre que nos grands maîtres du dix-neuvième, pas si savants, et le congressiste moraliste n’ont jamais bénéficié ni pu étudier les progrès de la connaissance moderne dans le domaine de l’anthropologie et de l’ethnologie ; sur les rapports entre générations, l’esclavage, le vol, le meurtre, etc. Conférer à cette idiotie du théoricien moraliste : « la noble simplicité des principes communautaires de la société primitive », il y était ou il a vu cela en BD à la télé ?

Le texte « d’orientation » n’est qu’une désorientation complète du marxisme, et une plongée dans l’idéalisme le plus navrant. Je ne lui trouve qu’une faiblesse à notre ami belge, s’appuyer un peu trop sur la morale de Trotsky qui n’est pas très morale[2].

Le second auteur, probablement Juan, se livre à une démonstration allégée, qui ne remonte pas jusqu’au chimpanzé. Il souligne justement que la morale n’est pas invariable au cours des siècles. S’il remarque correctement que le marxisme a toujours en premier lieu axé sa lutte sur la dénonciation de la mystification de la morale, il fait lui aussi une théorisation d’une véritable « morale prolétarienne » mais à l’époque moderne en désignant comme principaux ennemis l’individu et la nation. Il ne voit pas lui non plus que l’immigrationnisme détruit l’internationalisme et répète le plus souvent les mêmes formules périmées apprises dans le CCI. Il confond lui aussi conscience et morale. Il commet la même hérésie idéaliste du CCI selon laquelle c’est la morale qui impulserait la lutte de classe et pas les besoins du prolétariat. Enfin il fait lui aussi un abus de citations du moraliste ambigu Trotsky, ex-général de l’armée rouge pour qui tous les moyens sont bons puisqu’il a fait tirer sur Kronstadt sans autre état d’âme que sauver la nation « prolétarienne ».

Au fond pour tous ces auteurs, le marxisme ne serait au fond qu’une nouvelle « religion morale ». Je ne vais donc pas revenir sur leurs différentes approximations, quoique certaines ne soient pas dénuées d’intérêt (vous pouvez les lire sur le web). Je note simplement qu’ils n’ont pas été choqués comme je le fus à l’époque – je travaillais sur le tome III de l’œuvre non consentie de Marc Chirik – par le fait qu’une organisation politique, dite communiste et révolutionnaire, tienne son 17ème congrès sur une question philosophique. La philosophie que je sache n’est pas un instrument d’action politique ! J’ai imaginé aussi avec compassion la plupart des militants, incultes dans ce domaine, venus adhérer à un combat politique où chacun doit et peut s’exprimer selon sa conscience sur des questions et des orientations politiques, soudainement plongés dans un débat académique où seuls deux ou trois beaux parleurs pavanèrent avec quelques néophytes exposant des questions d’incultes complexés…[3]

J’en avais décrit le déroulement à plusieurs reprises de ces congrès : « Les congrès c'était la messe. Textes et résolutions déjà tout prêts, plus qu'à lever la main, comme dans les partis bourgeois. Ciliga, qu'ils citent, décrit très bien le déroulement des congrès du CCI : « Les séances étaient moyennement ennuyeuses. Pour les participants, les séances publiques étaient un pur verbiage. Tout se décidait dans les coulisses ».

Je découvris - « le rôle dirigeant de l'organisation dans le développement de la conscience de classe ». Quoique ne prétendant ni diriger l'Etat, ni personne, je suis rassuré que le groupe veuille diriger la conscience. Il peut toujours essayer, personne ne l'en empêchera. Malgré ses crises « l'organisation a toujours été capable d'élever son niveau théorique et de clarifier les questions ». Le contraire nous eût désolé.

C'est avec cet ornithorynque « morale nouvelle » que ma vue s'est troublée en même temps que mon entendement. Il faudra que je leur envoie mes questions, qu'on m'explique :

·      Les origines de la morale dans les instincts sociaux de l'espèce humaine ? (J'ai demandé à Michel Serres, encore en vie, et à Albert Jacquard, ils ont été incapables de me répondre).

·      La dissolution graduelle des valeurs sociales (lesquelles? )

·      L'amoralisme ambiant (lequel? )

·      Pourquoi le capitalisme se porte-t-il mieux qu'en 1989 ?

·      La dissolution des liens de solidarité à la base de la société humaine ?

·      La dissolution des valeurs morales établies par la société ?

·      Quelle morale a été rejetée après 68 ?

·      C'est quoi la « perversion de l'éthique du prolétariat » ?

APOLOGIE DU PROGRES ET SUS A L’INDIVIDU !

En général, toutes les sectes, organisations ou partis qui se déclarent marxistes vous font toujours, cycliquement un discours criminalisant l’individu, celui-là même qui s’était forgé contre l’aliénation religieuse. Avoir le sens du collectif était un des critères pour adhérer au parti stalinien, et chacun sait désormais de quoi il en retournait[4]. Ce qui domine dans ce texte qui date d’une quinzaine d’années, devenu objet sacré intouchable, c’est le mot progrès, utilisé au moins cinquante fois alors que Marx l’a certainement utilisé moins de dix fois au cours de sa vie de polémiste. Sans oublier les termes invraisemblables d’« évolution morale » !

En vérité, reliez-le donc, sous le capitalisme il n’y a jamais à proprement de progrès sous le capitalisme, mais le théoricien œcuménique du CCI nous a inventé un « progrès moral ». Chaque phrase chaque ligne de ce galimatias de désorientation aurait fait rire Marx et Engels. C’est l’invention d’une morale dont Marx ne voulait pas du tout. Le dogmatisme stalinien considérait le progrès comme évident, linéaire et mécanique, tout en se méfiant et en « culpabilisant » moralement tout contradicteur intra-muros ; le texte religieux d’orientation sert fort probablement de fléau interne pour terroriser tout impétrant ou futur « policier » qui doute de l’onctuosité de la secte paranoïaque. Le stalinisme « marxiste » avait substitué le mythe à la méthode, quoique cette « morale prolétarienne » débouchât sur des procès en inquisition ! La théorisation de la morale mène au stalinisme mais aussi, comme on va le voir, à la mort politique.

Le pouvoir a toujours besoin de se baser sur le sentiment de culpabilité (c’est bien dans le CCI que j’ai entendu « il faut culpabiliser les ouvriers », celle qui me lit se reconnaîtra), et le CCI, contrairement aux gauchistes, n’hésite pas à humilier la classe ouvrière[5] ; et avec son néologisme répétitif « la progromisation ») il dénonce gilets jaunes et toute couche intermédiaire en révolte comme futurs exterminationnistes[6]. Ce sentiment de culpabilité il faut l’entretenir et le développer. Il est basé sur les mêmes critères de la morale chrétienne et l’investigation policière. C’est le règne de la terreur, bien sûr au même niveau invisible que les petits persécuteurs des réseaux sociaux. La morale « prolétarienne » fait office de discipline pour autant qu’elle empêche de penser.  L’aliénation est du même ordre que celle des morales transcendantales. L’initiative est condamnée comme individualiste et vouée au bûcher des vanités. C’est le progrès !

DIALECTIQUE DES BESOINS OU PRIERE OECUMENIQUE ?

L’individu, disait Marx après Fichte, est l’ensemble de ses relations sociales. L’erreur de Kant est d’avoir fait du « devoir être » une expérience privilégiée. Le « devoir être » est présent dans tous les moments de notre existence comme humain, mais sans forcément le sentiment du devoir : j’ai conscience de moi par la présence des autres en moi, laquelle se manifeste par le langage et mon implication dans tel ou tel travail. C’est avec le travail que naît l’homme, dit aussi Marx. L’homme crée ses valeurs en même temps que ses besoins.

Le besoin n’est pas seulement individuel mais sociale. Il prend la forme de la nécessité historique sous la revendication. La révolution prolétarienne devient la valeur fondamentale dans le processus confus de la simple révolte. La révolution est le champ du possible et pas du religieux. La nécessité du communisme n’est pas une certitude scientifique. Le possible du communisme n’est pas un jugement moral mais ce qui sous-tend le mouvement réel de la volonté d’émancipation. Marx ajoute : « La morale, entendons la morale qui se justifie par rapport à une valeur idéale, c’est l’impuissance mise en action ».

Le sens de l’histoire n’est pas une quelconque nécessité théologique, une fatalité incontrôlable, mais repose sur la lutte du prolétariat. Cette lutte porte en elle une possible organisation planétaire des besoins et des espérances de fin de l’aliénation et de l’exploitation. Toutes les morales dominantes n'ont été jusqu’ici que des formes renouvelées de l’aliénation.

Pédagogues officiels, politiciens moralistes comme militants déçus d’une classe ouvrière atone, supposée endormie ou dissoute, ne font que véhiculer des morales périmées.

La décomposition ou l’implosion du capitalisme, tout comme les failles des religions ne peuvent être suppléées par l’invention d’une nouvelle morale. Revendiquer une « morale matérialiste » ne vaut pas mieux que la « morale spiritualiste » pour décerner un brevet de moralité à la classe ouvrière ou au militant qui en est réduit à être un acteur de clavier. Dès qu’on reste sur le terrain de la morale, l’équivoque guette. La morale dominante reste perçue par les dominés comme hypocrisie et corruption. Il n’y a pas besoin du pasteur Niewenhuis, de Gorter ou de Rosa Luxemburg pour le leur expliquer. Le terme éthique conviendrait mieux comme questionnement autour de la question idéologique de la morale. Lénine ne théorise pas vraiment une moralité « prolétarienne », l’usage du mot qu’il fait renvoie plus à la notion plus étroite de solidarité [« discipline solidaire et cohérente, lutte consciente des masses contre les exploiteurs » dixit Lénine] c’est une morale de combat politique :

« Toute morale… empruntée à des conceptions extérieures à l’humanité, extérieures aux classes, nous la nions. Nous disons que c’est là tromper, duper les ouvriers et les paysans et leur bourrer le crâne pour le profit des grands propriétaires fonciers et des capitalistes. Nous disons que notre morale est entièrement subordonnée aux intérêts de la lutte des classes du prolétariat. Notre morale dérive de la lutte de classe du prolétariat ».

La morale suppose de « corriger la faute », là où il n’y a ni faute ni responsabilité, ce en quoi elle aboutit non à la prise de conscience mais à la paralysie. Elle reste du domaine de l’aliénation, du conditionnement intériorisé à obéir. Les hommes restent tous, prolétaires comme bourgeois prisonniers de la morale dominante comme l’explique Engels : « En dernière analyse, consciemment ou inconsciemment, les hommes puisent leurs conceptions morales dans les rapports pratiques sur lesquels se fonde leur situation de classe dans des rapports économiques dans lesquels ils produisent et échangent ». Les médiations diverses de l’Etat, partis, syndicats, clergés divers soutiennent cette fiction d’une morale commune. Il n’y a pas création d’une nouvelle morale lorsque les classes entrent en conflit, mais une rupture. Lors de la grève par exemple, à un certain moment il y a rupture de l’ambigu « contrat moral » ; d’ailleurs le patron ne reconnaît pas une nouvelle morale en face de lui, ni une anti-morale mais une immoralité, un acte illégal, au fond une pensée illégale.

La désobéissance de la classe exploitée, par le fait de sa lutte, n’élimine pas la « morale commune » sinon la concertation ou le compromis seraient impossible. Des siècles durant les morales successives n’ont pas progressé vers une désaliénation mais plutôt par accumulation de couches successives pas toujours confondues, le plus souvent mêlées. Les morales de la classe dominante se sont ajustées aux étapes successives ; qu’on pense au racisme convivial au temps du colonialisme et à l’anti-racisme œcuménique au temps de l’immigrationnisme vertueux plus soucieux de compenser la dénatalité que du sort réel des migrants et des nationaux. La base de cet immigrationnisme onctueux fait partie de la digestion de la morale chrétienne féodale, tout comme la fierté islamique de ne pas s’intégrer au monde moderne fait partie d’une survivance féodale non digérée. Les deux survivances font la paire pour diviser le prolétariat et faire passer la classe dominante pour « plus évoluée »… moralement.

Dans sa période de crise historique depuis le début du vingtième siècle, même si comme les intellectuels belges vous refusez le terme décadence, le capitalisme ne peut plus assumer une série de valeurs morales classiques (du type nationaliste primaire ou fasciste), il est donc contraint de s’adosser aux religions les plus féodales au nom du libéralisme éternel et multiracial. Cette morale se rattache complètement au passé en ce qu’elle vise à dissoudre la classe ouvrière dans le peuple indistinct et gadget à démagogue. Aussi en est-il réduit à mettre en scène deux idéologies, qui excluent toute autre possibilité de confrontation, l’une sans-frontiériste, qui sert à ridiculiser l’internationalisme classique du mouvement ouvrier, et l’autre que pour faire simple je nommerai national-populiste, lequel sert à ridiculiser la population autochtone qui voit débarquer un autre mode de vie et des contraintes (féodales) et par conséquent la classe ouvrière autochtone qui a le tort d’y voir des concurrents comme les ouvriers anglais considéraient les ouvriers irlandais au XIXème siècle ; et que les révolutionnaires de la « morale prolétarienne » s’efforcent de « culpabiliser » (c. le CCI et les islamo-gauchistes), afin de soit combattre le racisme, soit les convaincre qu’ils ne sont que des frères de classe bienveillants à l’assaut du ciel, d’un côté musulman, de l’autre terre à terre.

Enfin dans la guerre des citations, ni Marx ni Lénine ne sont de nouveaux Saint Paul ou Mahomet, ils restent deux des plus grands théoriciens de l’histoire du prolétariat, mais ils ne sont ni une bible ni des conseillers infaillibles. Ils ont été eux aussi un produit de l’étonnante histoire du développement des forces productives comme Voltaire et tant de philosophes. De même on ne peut pas réduire le marxisme à un simple dépassement des Kant, Hegel et Feuerbach, dont Marx a beaucoup appris avant de leur retourner sa critique ; sur certains points il a d’ailleurs encore tort face à Feuerbach sur la question de la laïcité ; Engels a avoué que dans leur jeunesse, Marx et lui, furent « feuerbachiens ».

Le texte du 17ème congrès est une sorte de revanche sectaire et emphatique pour faire oublier toutes les prévisions qui motivaient le groupe depuis deux décennies : les « affrontements de classe » tant fantasmés et désirés n’ayant pas eu lieu, ni grève de masse rédemptrice (quoique le radotage sur la Pologne 80 soit toujours de mise) ni décadence finale, pourquoi ne pas prier au niveau transcendantal ? Au point d’inventer un marxisme prométhéen, science encadrant et enveloppant toutes les sciences, grâce à la « force morale » de la classe ouvrière ![7]

Ce long plaidoyer fumiste d’une classe ouvrière moralisatrice et sauveuse de l’humanité tout au long de l’histoire relève évidemment de la psychologie religieuse ; c’est un catéchisme de secte qui fuit la réalité. Où est la morale du prolétariat pendant les affres de la colonisation ? Le prolétariat s’est-il soucié de l’extermination des juifs pendant 39-45 ? Doit-on faire la morale au prolétariat pour cette apparente indifférence ou impuissance ?

En réalité ce que notre théoricien moraliste est incapable d’analyser, c’est que si évolution morale il y a c’est du fait du développement et de la croissance des forces productives (dont l’Etat-nation n’est qu’une étape limitée) au cours des deux derniers siècles où ce n’est pas la classe ouvrière qui directement proteste contre ce qui est immoral ou moral mais cela se traduit par l’apparition de penseurs courageux qui se font les interprètes de ce qui serait meilleur pour l’humanité, c’est à travers les découvertes techniques, médicinales, et même les œuvres d’art que se produit une évolution qui n’est pas forcément consciente ni maîtrisée. C’est l’exigence des besoins du prolétariat et même de la bourgeoisie pour un temps qui pose les conditions d’un progrès qui reste toujours ambigu sous le régime des classes exploiteuses successives, « dans la boue et le sang », sans qu’on soit sûr, ni désireux que l’humanité atteigne un paradis béat eschatologique[8].

Tout cela pour réaffirmer que le marxisme ne peut être falsifié ou réinventé comme un vulgaire idéalisme. J’aurai l’occasion d’y revenir si je trouve un éditeur pour mon futur livre « Le marxisme est-il un messianisme ? Si je trouve un éditeur digne de ce nom plutôt que les charlots qui m’ont contacté.

LE REVISIONNISME « MORAL » EST UNE AGONIE

Bien sûr on peut encore lire des textes intéressants sur leur site, comme on pouvait lire même après 1914, des articles lisibles dans la presse de la social-démocratie réformiste qui levait encore le poing vengeur lors des démonstrations publiques ; mais la plupart des « déménagés » n’ont pas tort de ne plus croire à un redressement possible. J’ai écrit : La décomposition petite-bourgeoise du CCI s’est produite EN VASE CLOS pendant des décennies (cela fait 25 ans que je les ai quittés !) sous l’action conjuguée de sa fraction rigoriste, de type néo-stalinienne – à prétention « morale marxiste» - et de l’aile épicuriste (immorale ?)[9] des bobos des sixties. Combat de coqs petits bourges qui ne concerna plus en rien le prolétariat, absent, endormi encore et indifférent aux querelles de préséance de ses aspirants « guides » ou « conseillers ».

Rosa a vu longtemps avant sa mort, l’agonie de la social-démocratie dénonçant la « morale du révisionnisme » qui considère « la masse comme un enfant à éduquer, auquel il n’est pas loisible de tout dire (…) tandis que les « chefs », hommes d’Etat consommés, pétrissent cette molle argile pour ériger le temple de l’avenir selon leurs propres grands projets ». L’application pratique de cette manière d’envisager les rapports entre la masse et ses « chefs » est plus visible dans le cas des députés jauressistes français qui s’émancipent de tout contrôle de l’organisation du parti et s’égayent dans les salons bourgeois. Rosa a beau menacer du « poing grossier du prolétaire » et engager fort justement à « l’épuration parti », ce beau parti de « masse », en dépit de toute morale tout court, trahira allègrement le « but final » en 1914. Le CCI ne deviendra jamais le parti rêvé ni stalinien ni conseilliste, survivra-t-il à la pandémie et à son hérésie ?

En temps normal, la grande majorité des prolétaires se fiche d’appartenir à un parti politique. Ils n’ont pas envie qu’on leur serve pendant des heures un discours qui ne flatte que celui qui s’écoute. Ils n’ont pas envie de palabres hebdomadaires pour tirer des plans sur la comète avec ces défauts de la politique commune de chaque engeance de faire mieux que le parti rival, de promettre et de ne jamais tenir. Ils n’ont pas envie de leçons de morale de leaders sûrs de leur spiritualité et d’un avenir glorieux pour leur ego. La barque de la vie publique s’est brisée contre la vie privée courante, surtout dans le métro. Il n’y a plus d’étanchéité entre ce qu’on est au travail et ce qu’on est dans la société. Pas plus que les médecins au temps de la pandémie actuelle, les politiques de tout acabit ne sont crédibles. La méfiance généralisée couplée avec le dégoût du système n’attend pas une sanctification « morale », une nouvelle assurance avec une morale anticapitaliste certifiée, et encore moins un parti « directeur de morale ».

Le « Travail » dans la société ne reste plus le seul lieu où on peut réfléchir à l’avenir de la société. Des assemblées de rue seront nécessaires comme en 1917 et le conseillisme d’usine restera au musée de l’anarchisme.

LE TRISTE HERITAGE DU SPIRITUALISME DE LA GAUCHE HOLLANDAISE

Le CCI s’est toujours réclamé de la gauche « germano-hollandaise » (la tête théorique étant attribuée aux hollandais), et il semble se finir avec. Le texte religieux du CCI ne trouve pas mieux que de s’inspirer de l’idéaliste Joseph Dietzgen et ses « idéaux moraux », en laissant de côté la religion. Comme pour l’immigrationnisme œcuménique et du fait que le pape Marx a dit que la religion est l’opium du peuple, le CCI s’aligne sur les gouvernements démocratiques et leurs obligés gauchistes. Pannekoek et Gorter ont été influencés par le pasteur Domela Nieuwenhuis qui a fini anarchiste.


En premier lieu la tâche de réels révolutionnaires, marxistes ou pas est de ne pas cesser une critique radicale de la morale au lieu d’en réinventer une autre ou de s’apitoyer. Dans le « texte d’orientation cette tâche est totalement absente, on nous promène dans un historicisme ouvriériste de « l’évolution » ( ?) d’une morale abstraite au-dessus des siècles, se perfectionnant par magie de façon linéaire avec une classe ouvrière immanente ; on reste dans le monde virtuel d’une religiosité « prolétarienne », « fraternelle », « gentiment éthique ». Rien sur l’héritage du christianisme (plus ou moins masqué) et son utilisation par exemple pendant les colonisations, les acquis du siècle des Lumières, la laïcité, rien sur l’invraisemblable coran, rien surtout sur le poids différent des religions dans les régions du monde. Rien surtout sur le cynisme en politique plein d’égards pour chaque religion ; on subit encore le sabre et le goupillon. Avec cette fabrique d’une morale hors du temps d’un prolétariat pèlerin d’une bonne conscience universaliste et secouriste, on lui fait prendre la place de dieu en oubliant le langage marxiste et la révélation des conséquences du développement des forces productives et non pas d’une « force morale » d’un prolétariat muet la plupart du temps, sauf cycliquement et inégalement dans ses grandes révoltes, ou s’exprimant par la médiation d’avocats politiques non fiables.

Ce qui concerne et motive le prolétariat, depuis Mandeville, c’est la question des besoins matériels. Cette question est aussi mise de côté que la notion du développement des forces productives, c’est la morale qui a des besoins ! Et cette même morale exprime « les besoins de la société dans son ensemble » !?

C'est paradoxalement Trotsky qui, au faîte de son rayonnement politique, a bien souligné les faiblesses idéalistes du courant de la gauche hollandaise même si celle-ci menait une critique juste du syndicalisme et du parlementarisme. En assemblée plénière à Moscou, Gorter se fait remonter les bretelles :

« Gorter soutient qu'on ne peut pas commencer la révolution, tant que les chefs n'auront suffisamment élevé le niveau mental de la classe ouvrière pour que celle-ci comprenne bien sa mission historique. Mais c'est là de l'idéalisme le plus pur ! Comme si le commencement de la révolution pouvait en réalité dépendre du degré d'éducation de la classe ouvrière et non d'une série d'autres facteurs - intérieurs et internationaux - économiques et politiques et, en particulier, des besoins des masses laborieuses les plus déshéritées, car - n'en déplaise au camarade Gorter - le besoin demeure le ressort le plus important de la révolution prolétarienne »15.

Le besoin, voilà ce que nos moralistes petits bourgeois du CCI ont oublié ! Pas la solidarité en soi, éthérée ou évanescente mais le besoin. Pas le soutien oecuménique à l'arrivée de tous les malheureux du monde mais le besoin du prolétaire qui pue, qui fume et qui pollue sur place !16

Notre historien le plus spécialisé de la gauche germano-hollandaise, Philippe Bourrinet, très haï par le CCI, avait depuis longtemps révélé cet idéalisme qui a tant caractérisé le CCI intra-muros pour se différencier à tout prix de la gauche maximaliste italienne :

« C’était surtout un appel à l’énergie et à l’enthousiasme de la classe ouvrière dans sa lutte contre le régime existant, lutte qui exigeait une volonté conscience, esprit de sacrifice a sa cause, bref des qualités morales et intellectuelles. Cet appel à une, nouvelle éthique prolétarienne, les marxistes hollandais le trouvèrent ou crurent le découvrir dans l’œuvre de Dietzgen . Par la critique du matérialisme bourgeois classique et du marxisme vulgarisé et simplifié, les théoriciens hollandais développaient en fait une nouvelle conception de la « morale » prolétarienne et de la conscience de classe. Dietzgen ne fut pour eux qu’un révélateur de sens du marxisme, dont les concepts avaient été faussés par la vision réformiste. Dans la Gauche hollandaise, cependant, l’interprétation qui était donnée du rôle de «l’esprit» dans la lutte de classe divergeait. L’interprétation par Roland Holst de Dietzgen était rien moins qu’idéaliste, un mélange d’enthousiasme et de morale, une vision religieuse minimisant le recours à la violence dans la lutte contre le capitalisme. . Chez Gorter, beaucoup plus «matérialiste», ce qui l’emportait c’était une interprétation plus volontaire, axée sur les conditions subjectives, dites «spirituelles» : «L’esprit doit être révolutionné. Les préjugés, la lâcheté doivent être extirpés. De toutes les choses, la plus importante, c’est la propagande spirituelle. La connaissance, la force spirituelle, voilà ce qui prime et s’impose comme la chose la plus nécessaire. Seule la connaissance donne une bonne organisation, un bon mouvement syndical, la politique juste et par-là des améliorations dans le sens économique et politique.»  Et Gorter, qualifié parfois d’idéaliste et «d’illuministe» , prenait soin de donner surtout un contenu militant au terme de «spirituel», en excluant tout fatalisme ».

Cet aspect idéaliste philosophard, présent également chez Pannekoek, permet de comprendre ce qui a conduit ce dernier à nier toute nécessité du parti, comme si le combat des classes n'était qu'un combat d'idées entre forces et institutions équivalentes, avec uniquement des professeurs et des étudiants... (je reproduis ici en partie ce que j’ai déjà écrit il y a longtemps dans mon livre « Dans quel Etat est la révolution ?).

A première vue, la dialectique des besoins a interrogé tardivement une partie du mouvement révolutionnaire des années 1930, mais pas le CCI ni les groupes soixante-huitards qui voulaient vivre sans temps mort. Pourtant, dès 1913, Gorter, dans sa brochure sur le matérialisme historique, avait longuement développé sur les besoins sociaux. Mais il y définissait le besoin comme prioritairement « spirituel », mais provenant de la « nature corporelle de l’homme », pour la production et la reproduction de la vie. Il parlait de « désir social » comme du « besoin social ». Les besoins n’y étaient pas séparés du but communiste, mais avec une approche intellectuelle. Sans se rattacher à cet antécédent, ou en l’ignorant volontairement, l’Ecole de Budapest avec Georg Lukacs et Agnès Heller reprendra les mêmes arguments mais sur le plan matérialiste pas seulement spirituel. La question des besoins est souvent référencée par exemple dans les textes de la revue Bilan puis dans ceux de «Socialisme ou Barbarie». Cependant, excepté Mitchell, on semble s’y contenter des généralités sur les revendications immédiates et du but final généraliste.

C’est dans la période de transition que toute morale est supprimée :

·         A.Heller, p.178-179. De même la morale disparaît avec l’esprit universel qui régente les rapports humains. Dans « La sainte famille », Marx entrevoyait que chacun pourrait éprouver le besoin moral d’agir au niveau générique et s’infliger lui-même une sanction s’il pèche contre les autres. La justice bourgeoise a disparu et n’est pas remplacée par une « justice prolétarienne » dans la mesure même ou le conflit entre morale et légalité est supprimé.

 

QUELQUES CITATIONS QUI MONTRENT QUE MARC CHIRIK LE FONDATEUR DU CCI AURAIT rigolé en lisant les thèses moralistes du CCI à l’agonie

 

« Seuls des moralistes petits-bourgeois, pour qui la conscience est une affaire de morale, de sentiments de chaque individu, et non un produit de l'expérience vivante de la lutte de classe, peuvent se lamenter et se désespérer de l'humanité ». (in Défense du caractère prolétarien de la révolution d’octobre, réponse à un camarade, Internacionalismo, Venezuela, novembre 1965).

« En ajoutant le terme de "comportement" à celui de "mode de vie", nous avons voulu renforcer cette vision globale. Notre souci n'est pas l'individu en tant que tel. Ce n'est pas une question de morale qui nous préoccupe mais uniquement l'intérêt de l'organisation, de sa santé interne et de la façon comment elle se présente à et dans la classe. (bulletin interne international, Mode de vie et de comportement 1983)

« Oui. Mais je n'ai que faire d'une "femme", ni toi d'un "mari". C'est comme si on nous proposait de nous établir commerçants. Il n'y a pas de place dans notre existence pour y planter des choux, faire souche, et nous y ancrer. Je veillerai à ce qu'il n'y ait pas de telle place. Non pas à cause de quelque principe d'éthique ou de morale, mais simplement parce que nous ne devons pas. Nous n'en pourrions pas assumer la charge. C'est trop onéreux : en temps, en énergie, en santé. La grossesse, l'allaitement, les langes, les coqueluches, les soucis matériels, t'éloigneraient du mouvement - et de moi. Des années d'illégalité nous attendent, Anne-Marie ; des années où chaque jour portera sa menace de mort. Je me suis fait révolutionnaire, j'ai décidé d'y consacrer tous les instants de ma vie, et tel je dois continuer. (Marc Laverne selon Malaquais dans Planète sans visa)

« La mise en place par étapes des bases du communisme futur est fixée de la sorte par Marx et Engels, outre la "socialisation des moyens de production et d'échange", ils envisagent peu à peu l'abolition des rapports mercantiles, la disparition de la prostitution familiale, l'abolition de l'exploitation d'une nation par une autre nation, la suppression des vérités éternelles (morale, religion, etc).  Il en est de même pour la production des armements » (non là je ne suis pas sûr, ce doit être de moi dans  « Programmes et perspective communiste »).

« Quand les Communistes Internationalistes écrivent : « Le deuxième moyen pour réaliser (la construction du Programme), c’est la restauration d’une morale, d’un climat digne de la société que nous voulons. La crise de l’avant-garde est aussi une crise des méthodes qui se ramène à une morale, à une psychologie, à un état d’esprit en voie de dégénérescence. » Ils manifestent bien qu’ils ne comprennent pas plus le véritable problème que ceux qui perpétuent le climat et les méthodes encore en question aujourd’hui. Bien avant les éclectiques, la Fraction a dénoncé et combattu ce danger sur son véritable terrain qui est politique et non pas moral, en opposant à la position des faiseurs du parti trotskiste et à leur méthode d’espionnage, de noyautage aussi bien que leurs fusions et scissions sans principes, le travail fractionnel conséquent pour la reconstruction du programme. (A PROPOS DU PROGRAMME Internationalisme n°2 février mars 1945

MC pour La CE de la GCF)

 

« Je voudrais citer un extrait d’un PV de décision de la commission de récupération et d’enquête. 1) Sur la récupération des machines : « Nous n’agissons pas pour faire de la morale, ni pour nous plaindre, ni pour protester, nous agissons avec la ferme volonté de récupérer effectivement notre matériel (matériel divers, BII et archives). 2) Nous n’allons pas en victime réclamer justice, mais en militants défendant l’organisation contre les attaques tendant à l’anéantir ; c’est pourquoi nous agissons de manière décidée pour restituer à l’organisation les moyens de son activité qui lui ont été dérobés ». INTERVENTION COMPLEMENTAIRE A LA CONFERENCE EXTRAORDINAIRE. Conférence pour la défense et la sécurité de l’organisation, 16-17 janvier 1982 à Paris. Marc Chirik intervient après le rapporteur JJ pour livrer quelques éléments de la Commission d’enquête sous la responsabilité du B.I. à la suite de l’affaire Chénier, avec divers complices dont Juan Mac Iver.

 

 



[2] Proposé comme participation au débat, ce texte a été évidemment refusé par la secte monolithique et farouchement haineuse face à ses anciens militants, bien que parmi les meilleurs.

[3] Je commente à l’époque en m’interrogeant sur le démocratisme puant de la présentation de la conversion moraliste du CCI. La discussion dans le CCI a, en réalité, directement démarré à partir du « texte d’orientation » : « Depuis plus de deux ans, le CCI mène un débat interne sur la question de la morale et de l’éthique prolétarienne à partir d’un texte d’orientation dont nous publions ci-dessous de larges extraits ». Voilà le lecteur interloqué, le texte publié comme ayant ouvert le débat dans le CCI est à la fois présenté comme constituant « quelques pistes de réflexions » devant « ouvrir un grand débat » et « permettre à l’ensemble de l’organisation d’approfondir un certain nombre de questions fondamentales », mais également comme un « texte d’orientation », achevé dès le départ, et qui a servi pour démarrer un débat qui serait « arrivé à maturité » sur son contenu. En d’autres mots, ce qui nous était présenté par le CCI comme n’étant PAS « une élaboration théorique achevée » était en réalité un texte ACHEVE de quinze pages et NON PAS « quelques pistes de réflexions ». Le lecteur se pose alors la question suivante : quelle est la réelle conception du CCI de la culture du débat ? Élabore-t-il ses analyses à partir d’une réflexion de départ, et en s’appuyant sur les résultats de la discussion collective, ou bien la discussion ne sert qu’à homogénéiser l’organisation sur une position achevée élaborée au préalable ? Autrement dit, est-ce que la discussion collective constitue le terreau pour préciser, enrichir, corriger, et amender « quelques pistes de réflexions ». Rien à foutre oui.

[4] J’ai toujours sous la main ces deux citations que j’avais glissées en introduction/

« Les deux problèmes de l'industrialisation et de la misère du peuple se trouvent liés à cette époque et les analyses basées sur la seule morale ne suffisent plus ». Introduction à « L'état physique et moral des ouvriers » de Louis-René Villermé (1837)

« L'individualisme est l'enfer des individus. Il n'en tient nul compte et se fonde sur leur destruction systématique. L'immolation des individus est toujours en relation directe de la prépondérance de l'individualisme. Il signifie à leur égard extermination, et communisme implique respect, garantie, sécurité des personnes ». Blanqui

[5] Dans une série de quatre articles – Migrants et réfugiés victimes du capitalisme – on apprenait récemment que : « le sort tragique des réfugiés pose désormais un vrai problème moral pour la classe ouvrière (…)  la classe ouvrière doit désormais assumer des responsabilités croissantes, il lui faudra nécessairement bannir les discours haineux qui considèrent d'un côté qu'il faut « jeter dehors les immigrés » et ceux qui, dans leur élan patriotique et démocratique, pensent qu'« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Il faut déjouer les pièges de la propagande officielle, les contraintes qui font obstacle à l'affirmation de la nécessaire solidarité comme expression consciente de ce combat moral. Si le chiffre des migrants explose, traduisant toujours plus de souffrances, il ne représente pourtant que 3% de la population mondiale »[5].

« Les prolétaires doivent absolument agir de manière consciente et rejeter les réflexes de peur conditionnés par les médias, prendre conscience que les réfugiés sont avant tout des victimes du capitalisme et des politiques barbares de ces mêmes États. C'est ce qu'a tenté de montrer notre série d'articles. La classe ouvrière devra, à terme, être capable de percevoir que derrière la question des migrants se pose l'unité internationale du combat révolutionnaire contre le système capitaliste. « Si notre classe parvient à retrouver son identité de classe, la solidarité peut être un important moyen unificateur dans sa lutte. Si par contre, elle ne voit dans les réfugiés que des concurrents et une menace, si elle ne parvient pas à formuler une alternative à la misère capitaliste, permettant à tout individu de ne plus être contraint de fuir sous la menace de la guerre ou de la faim, alors nous serions sous la menace d’une extension massive de la mentalité pogromiste, dont le prolétariat en son cœur ne saurait être épargné »[5].

Avec cet esprit de clocher, on s'en va prêcher aux paroissiens la charité et l'abnégation, on ressert, à cette masse (impure) à moraliser, la morale des statistiques bourgeoises qui faussent le réel problème et on fait reprendre du service, avec des trémolos, à la martyrologie juive comme si elle était l'échelle de référence universelle des crimes du capitalisme. D'où la porosité des sectes à l'idéologie dominante. Avec ce truisme où tout le monde est victime du capitalisme la question des migrants est devenue le stade suprême de la lutte anticapitaliste, incluant la division entretenue de la classe ouvrière (qui est le secret du maintien au pouvoir de la bourgeoisie selon Marx), à condition de concevoir les migrants comme partie intégrante de cette même classe ouvrière ; il faudra alors nous expliquer pourquoi les millions de migrants fuyant de partout la venue de la guerre mondiale dans les années 1930 n'ont aucunement renforcé socialement et politiquement la classe ouvrière, mais au contraire contribué à exacerber les divers nationalismes . J’ai rappelé un Marc Chirik dubitatif qui m’avait confié en aparté il y a trente années : « je ne crois pas à la révolution des immigrés ».

[6] Ce qu’ils appellent « une extension massive de la mentalité pogromiste » sans doute pour se rapprocher de de Lives Black Matter. Juan dans son texte présenté comme alternatif à la somme d’âneries du comité central (lutte pour le pouvoir… de la fraction !) se laissait lui aussi à la diabolisation classique dès qu’on rue dans les ornières de la morale « prolétarienne », il citait le Trotsky démocrate en 1940 et immoral à Kronstadt en conclusion de son texte « alternatif », présomptueusement, car plutôt inculte sur le thème, « la dernière ressource de la bourgeoisie est le fascisme ». C’était le tube du 20ème siècle, qu’on se le dise.

[7] Les formules ridicules s’accumulent : évaluations morales ( ?), questions morales qui touchent les profondeurs de l’existence humaine (qu’en pense le commandant Cousteau ?), la morale reflète fréquemment les changements cachés sous la surface de la société ; la richesse de l’expérience morale de la société , mûrissement moral de l’être humain (ou séjour à Charenton ?), science philosophique, appréhender l’histoire de la morale (tout un programme !), l’éthique scientifique de l’humanité, etc. Ou aussi « la tyrannie fanatique, dogmatique de tout système moral » ! le résumé a-t-il été coupé au mauvais endroit et la morale prolétarienne ne sera-t-elle pas du même ordre ? Des trouvailles osées et inventées sur la morale prolétarienne imaginaire possédant un « caractère essentiellement démocratique », en lisant cela mes derniers bordiguiens vont s’étouffer ! Au fond, encore une fois, cette morale « prolétarienne » a remplacé le prolétariat qui se fiche de morale comme de sa première blouse.

[8] Hors des clous, notre théoricien moraliste se trompe en estimant que c’est « le nihilisme ambiant qui alimente le besoin de religion » - encore la faute aux laïcards ! – C’est faux, c’est l’absence de perspective de société plus juste, c’est l’incapacité du politique marxiste à répondre à la question de la fin de vie, à l’angoisse de la mort qu’il dénigre en « peur démesurée de la mort » ou « aspiration pathologique à mourir. C’est toujours le même mépris des prolétaires « racistes » ou « progromistes », qui devraient après une vie de merde mourir enfin heureux ! Preuve que le marxisme « moraliste » se fiche du monde ! Cyniquement.

[9] Encore heureux que je ne dise pas tout ce que j’ai su de la « moralité » des vainqueurs de la moralité « prolétarienne » !

samedi 16 janvier 2021

LE CAPITALISME C'EST LA GUERRE

 

Le capitalisme, c’est la guerre !

 

 

par Daniel De Leon

traduction Jean-Pierre Laffitte 

 

Introduction

 

Daniel De Leon n’a pas traversé l’expérience de la Guerre mondiale. Sa mort le 11 mai 1914 l’a privé de la possibilité d’appliquer à la Première Guerre mondiale cette recherche incessante des causes fondamentales, de mettre à profit cette analyse passionnée et pénétrante des phénomènes sociaux, politiques et économiques, après laquelle, ce qui est rare, il n’est pas resté beaucoup à faire ou à dire sur eux – en termes essentiels du moins. Mais une tragédie encore plus grande a été que le fait que le monde, et tout particulièrement le monde du socialisme, le monde prolétarien, a été privé d’un avantage, à savoir de la lumière directrice qui aurait été le fruit de son esprit rigoureux, de son génie extraordinaire.

Cependant, bien que De Leon n’ait pas connu la Guerre mondiale, il connaissait le capitalisme – et il le connaissait comme bien peu d’autres le connaissaient. Il le connaissait comme un organisme social cancéreux qui devait être éliminé si la société devait recouvrer la santé.

Les éditoriaux qui sont inclus dans cette brochure ne représentent qu’une petite partie des écrits de De Leon à propos de la guerre. Mais une partie très intéressante et instructive. Ils ont été rassemblés dans l’intention d’exposer différents éclairages importants sur la guerre capitaliste qu’aucun autre socialiste n’a développés aussi bien que lui.

Il est à espérer que le lecteur reconnaîtra que cette collection d’éditoriaux a plus de valeur qu’une simple valeur historique. De Leon faisait partie de ces rares personnes qui avaient le don de prescience. En analysant les incidents de la Guerre hispano-américaine, de la Guerre russo-japonaise, des jours précédant la Première Guerre mondiale, De Leon analysait le capitalisme. Ses conclusions demeurent aussi fraîches que si elles avaient été écrites aujourd'hui, aussi valides que s’il avait vécu pour voir la dégénérescence du capitalisme, laquelle est maintenant visible aux hommes et aux femmes qui réfléchissent et qui ont l’esprit social, et dont la vision n'est pas brouillée par des intérêts matériels privés et égoïstes.

L’on ne peut pas choisir de meilleure illustration de sa prescience que celle qui figure dans Un mot adressé au prolétariat d’Espagne. Écrit lors du déclenchement de la Guerre hispano-américaine, ce texte est vraiment prophétique relativement au fait que le sort des travailleurs américains, espagnols et cubains, n’a pas été amélioré, mais qu’au contraire le sort de ces travailleurs a été très sérieusement dégradé par le développement du capitalisme au point que, quel que soit le résultat de la Guerre hispano-américaine et des guerres qui ont suivi, le sort des travailleurs en Espagne et à Cuba se rapproche de celui des animaux qui ne sont pas engraissés avant d’être abattus, et au point que, aux États-Unis, l’on a oublié le fait de prétendre que le sort des travailleurs américains serait très différent de celui des autres travailleurs.

L’on pourrait choisir beaucoup d’autres illustrations relatives à la préscience de          De Leon. Le pacifisme d’aujourd'hui, par exemple, est exposé comme étant la chose vaine qu’il est dans Une lettre ouverte. Il soulève fort bien la question que de s’attaquer aux effets laisse la cause intacte, une leçon que toute personne qui déteste la guerre devrait apprendre. Malheureusement, il faut bien le dire, les pacifistes n’ont pas appris la leçon. En effet, de nombreux pacifistes, dont certains d’entre eux s’imaginent être des socialistes, ont suivi la voie logique de leur réticence à reconnaître la cause de la guerre, ainsi que le besoin de déplacer cette cause. Leur liste est longue et elle inclut beaucoup de noms de “libéraux” dont l’opposition à la Première Guerre mondiale, si elle n’était pas fondamentale, était constante. Cette voie logique, c’est presque superflu de le dire, est favorable à la Seconde Guerre mondiale qui, dans de si nombreux cas, a été déclenchée pour payer les dividendes au comptant et pour restaurer quelque peu des réputations salies. Pour une explication de ce phénomène, nous devons encore une fois nous tourner vers De Leon. L’explication peut être trouvée dans l’éditorial La conception matérialiste de l’histoire qui fait partie de la brochure : “L’abolition de la pauvreté”.

L’hypocrisie capitaliste est montrée de façon magistrale dans L’on jette Washington par-dessus bord, un largage qui a été accompli une fois de plus durant le processus consistant à faire passer d’urgence la loi du “prêt-bail” devant le Congrès au début de l’année 1941. L’imposteur du mouvement ouvrier est photographié tel qu’il est réellement dans Caricatures. Cet éditorial de 1898 a dû être écrit dans le but de coincer William Green, John L. Lewis et leurs lieutenants. La valeur des indignations du président Franklin D. Roosevelt à propos du naufrage des navires américains remplis de munitions (ils arboraient le drapeau panaméen) et le torpillage de destroyers américains (pendant qu’ils chassaient des sous-marins allemands) est présenté dans L’honneur national, texte qui a été écrit à la réception de l’information relative au naufrage du Maine. L’aiguillon qui incite les leaders des différentes classes dominantes à la guerre est exposé au lecteur par la lecture de Pourquoi la guerre ?

Le lecteur trouvera naturellement de nombreuses applications plus actuelles des analyses de De Leon. Une autre découverte (pour ceux qui n’ont jamais lu ce grand socialiste américain auparavant) sera l’incomparable tissage de mots qui réalise la tâche rarement accomplie d’une littérature qui crée tout en perfectionnant la science. L’étudiant devra bien étudier ces éditoriaux tout simplement pour leur style, pour leur concision, pour leur beauté en tant que littérature. Cependant, le besoin de compréhension sociale étant si grand, et le temps étant une denrée rare, il est conseillé au lecteur d’employer toute son énergie à étudier leur contenu, et à aider à répandre le message qu’ils recèlent aussi largement que possible.

À la question : « Quelle est l’attitude du Socialist Labor Party vis-à-vis de l’antimilitarisme ? », De Leon répond :

« Organisez la classe ouvrière de manière intégrale et industrielle. C'est seulement alors que la révolte contre le militarisme débouchera sur un Waterloo pour la classe [capitaliste] qui vit en parasite, au lieu du massacre de la classe qui travaille. ».

La Socialist Industrial Union est donc la réponse au danger de guerre et de militarisme, de même qu’elle est la réponse à la menace continue et croissante du capitalisme décadent lui-même. Dans le langage vigoureux et direct de De Leon :

« La [Social] Industrial Union, organisée intégralement, est l’arme que l’Évolution sociale met entre les mains du prolétariat en tant que le moyen de son émancipation ».

Seule cette arme puissante, et non pas les armes destructrices et négatives du militarisme et de la guerre, servira aux travailleurs dans leur lutte pour le bonheur social, la paix et la liberté.

Le capitalisme, c’est la, guerre !

Seul le socialisme assurera la paix !

 

15 novembre 1941                                                                                JOHN TIMM.

 



Pourquoi la guerre ?

                     

La vague de la guerre, qui, il y a une quinzaine, frappait haut, et qui est ensuite quelque peu redescendue, est presque remontée jusqu’à sa ligne précédente de hautes eaux. Sa persistance montre la force des intérêts qui sont derrière elle. Ce sont ces intérêts que nous avons en partie indiqués dans des numéros antérieurs. Mais il reste un autre “intérêt”, parfois un intérêt déterminant.

Une guerre extérieure a toujours été le refuge des tyrans vis-à-vis du danger représenté par des éléments turbulents à l’intérieur du pays. Les massacrer tout simplement, et ainsi s’en débarrasser, n’est pas une tâche aisée, aussi absolu que soit le pouvoir du tyran. Il peut se livrer à des massacres locaux et isolés, car ils ne choqueront pas la conscience publique ; mais ils sont inadéquats. Une guerre extérieure satisfait à toutes les exigences de cette affaire. Au moyen d’un généreux roulement de tambour patriotique, même l’élément intérieur considéré comme dangereux chez lui est attiré dans l’armée ; la guerre une fois engagée, le carnage accompli parmi ces éléments est considéré comme quelque chose d’inhérent à la guerre ; et, quelle que soit l’issue de la guerre, le tyran qui l’a provoquée est vainqueur sur ce point-là : les éléments turbulents qui l’avaient inquiété sont décimés ; les plus dociles, étant moins passionnés, ne sont pas allés au front, et ils demeurent un masse plus facile à vivre. Ce sont précisément de tels motifs qui sont derrière la vague de guerre que nous connaissons à l’heure présente, et ce sont eux qui lui donnent la persistance qu’elle a.

Notre classe capitaliste observe avec une inquiétude qu’elle cherche à dissimuler, mais elle n’y parvient pas, les masses de pauvres que son système engendre. Ces masses pauvres ont été gardées dans une si profonde ignorance qu’elles n’ont aucune compréhension de leur véritable condition. Elles se sentent pressurées, harcelées et opprimées. Mais le pourquoi et le comment sont des secrets pour elles. Elles croient même que leurs épreuves sont naturelles et que le système social qui les broie est “éternel”. Et pourtant, malgré tout cela, elles sont agitées. C’est leur ignorance même qui les rend violentes quand elles ne réfléchissent pas ; et inconstantes, elles courent derrière des chimères politiques lorsqu’elles réfléchissent vraiment, dans la mesure où il leur est donné de réfléchir. Dans les deux cas, elles sont source de danger. La guerre est un exutoire. Aujourd’hui, la classe capitaliste d’Amérique dans son ensemble est en faveur de l’occasion qu’offrira une effusion de sang à grande échelle, sans avoir à supporter l’accusation d’inhumanité, mais au contraire en lui donnant une chance d’affecter une dévotion patriotique.

Le carnage est un spectre qui ne lâche pas d’une semelle le capitalisme – ce « meilleur de tous les systèmes sociaux possibles ».

 

The People, vol. VII, n° 51, 20 mars 1898

 

Caricatures

                    

À plusieurs reprises, et à chaque fois en illustrant l’affirmation avec un fait, nous avons indiqué que le syndicat pur et simple n'est pas une organisation ouvrière, mais une caricature de capitalisme. Un incident qui a eu lieu au cours de ces jours de guerre, va nous aider à démontrer ce fait.

Tous les observateurs intelligents savent que la guerre actuelle, qui a pour prétexte la sympathie pour Cuba, est seulement, entre autres choses, une méthode adoptée par la classe capitaliste pour soulager le marché congestionné du travail, et pour aider à éliminer l’attaque d’apoplexie dont la nation est menacée. La classe capitaliste se rend compte que c’est le capitalisme qui est la cause de la congestion : les outillages de production, qui sont possédés privativement, supplantent le travail et provoquent la congestion qui menace de faire effondrer le tout. Éliminer la cause de la maladie et placer l’appareil de production entre les mains de la nation ne fait pas partie du programme capitaliste. Aucune classe qui serait consciente de ses propres intérêts n’est disposée à se couper la gorge. Proposer d’éliminer la cause des convulsions actuelles qui menacent la société équivaudrait, de la part de la classe capitaliste, à décréter sa propre mort. Intelligemment, en tant que classe, elle cherche à éviter les conséquences de son propre système en laissant ses victimes, la classe ouvrière, saigner abondamment. Une guerre emporte des membres de la classe ouvrière par milliers ; c’est ainsi qu’une guerre soulage une situation, du moins pour un temps. La guerre est une méthode employée par une classe capitaliste qui ne manque pas d’intelligence pour se préserver.

Et maintenant, que découvrons-nous quand c’est un syndicat pur et simple qui agit ? La congestion du marché du travail en raison du remplacement du travail par des machines, laquelle fait que la classe capitaliste tremble pour son existence, a pour effet de faire baisser les salaires. L’organisation du travail intelligente, le nouveau syndicalisme, en connaît la raison ; et comme il a une conscience de classe, il cherche à éliminer le mal en en supprimant les causes : c'est-à-dire à mettre l’appareil de production entre les mains du peuple afin que, au lieu que des êtres humains soient remplacés, le labeur, à savoir les heures de travail, soit diminué et que plus de temps soit gagné pour le plaisir de la vie. Pas question donc de la forme pure et simple, ou bien britannique, d’organisation. Avec les capitalistes, celle-ci cherche à soulager la pression, mais elle fait tout pour conserver la cause ; et, avec les capitalistes, elle adopte une méthode qui sacrifie sa propre classe. Plusieurs de ces syndicats purs et simples non seulement appellent maintenant à la guerre, mais ils indiquent également pourquoi ils veulent la guerre, à savoir pour dégonfler le marché du travail ; et, comme les capitalistes, ils proposent des encouragements à leurs membres pour partir à la guerre, ce qui signifie s’en aller et laisser leur emploi à d’autres, ce qui rend par là même l’obtention d’un emploi et le fait de le conserver, quand il a été obtenu, un peu plus facile.

Ce que la classe capitaliste cherche, le syndicat pur et simple le cherche aussi. Mais ce que le premier cherche en ayant une conscience de classe, et par conséquent de façon intelligente, le second le cherche en étant dépourvu de conscience de classe, et par conséquent  en n’étant qu’une caricature du premier.

 

The People, vol. VIII, n° 5, 1° mai 1898


 

Une lettre ouverte

                    

À  Wm. C. McDowell,

     Président de la League of Peace [Ligue de la Paix],

           New York.

 

Cher monsieur,

Ce n’est pas que le Daily People soit avide de guerre, et ce n'est pas non plus que le Daily People ne reconnaisse pas le désir de paix internationale – au contraire, c’est pour la raison même que le Daily people, étant un organe du Socialist Labor Party, fait tout son possible en faveur de la paix sur terre qu’il se doit de décliner votre demande de coopérer avec vos efforts en vue de la constitution d’un “collège électoral” des “Nations Unies du Monde”, avec la Cour internationale à La Haye en tant que son “Département judicaire” et un Exécutif dont le titre devrait être “le Pacificateur”.

Pouvons-nous être francs avec vous sans vous offenser ? Votre plan se situe en étroit parallèle avec le Greenback Movement [Mouvement du dollar]. Le Greenback Movement aspirait à instituer une monnaie socialiste avant d’instituer une production socialiste – une absurdité. Vous aspirez à instituer la paix sociale avant d’instituer la paix économique – une même absurdité.

Notre pays subissant la Loi du capital, il n’est pas plus que tout autre pays exempt d’alliances enchevêtrées, ainsi que vous imaginez à tort que les États-Unis le sont.

Tout autant que d’autres gouvernements, le nôtre est impliqué dans des alliances avec d’autres, lesquelles engendrent la guerre. La raison devrait en être évidente.

Comme les autres gouvernements, le nôtre est en situation de guerre sociale avec la majorité de sa population – la classe ouvrière. La guerre chez soi contraint à conclure des alliances à l’étranger.

La classe ouvrière de ce pays et des autres pays, dans la mesure où elle devient consciente de ses intérêts de classe, et par conséquent de sa mission, s’alliant sans délai avec la classe ouvrière de tous les autres pays, la classe capitaliste de ce pays et des autres pays en fait de même, étant donné qu’elle est parfaitement consciente de ses propres intérêts de classe, et par conséquent de sa mission cosmopolite, qui consiste à conclure une alliance étroite avec la classe dominante des autres pays.

En outre, la guerre chez soi impose une politique différente aux deux classes. Tandis que pour la classe qui est gouvernée, la classe ouvrière, la guerre chez soi impose la paix avec ses alliés, c'est-à-dire avec l’ensemble de la classe ouvrière à l’étranger, et par conséquent la paix internationale par excellence, la guerre chez soi impose à la classe qui gouverne, la classe capitaliste, la paix seulement avec certains de ses alliés à l’étranger et la guerre avec les autres. La raison de l’effet différent de la guerre chez soi sur les deux classes réside dans leur anatomie sociale.

L’anatomie sociale de la classe ouvrière exige la paix. L’anatomie sociale de la classe capitaliste exige la lutte. La loi d’existence de la classe ouvrière est la fraternité. La loi d’existence de la classe capitaliste est : « La main de chaque homme sur la gorge de tous les autres ». Espérer la paix internationale, ou bien qu’un quelconque “dispositif astucieux” puisse assurer la paix internationale, tant que le système capitaliste prédomine, revient à ignorer les prémisses de la paix, aussi complètement que le mouvement du Greenback a ignoré les prémisses de la monnaie socialiste. Il ne faudra pas beaucoup de temps, si jamais votre mécanisme pour la paix mondiale est lancé, avant que votre Exécutif, “le Pacificateur”, ne ressemble à l’arbitre proverbial lors d’un match de baseball.

Profondément convaincu de la sagesse biblique qui met en garde contre le fait de prêcher la paix, la paix, là où il n’y a pas de paix possible, et animé de l’aspiration socialiste raisonnablement noble et noblement raisonnable de mettre fin au régime actuel de guerre universelle, l’organe du Socialist Labor Party n’a pas d’autre choix que d’exposer le caractère utopique de votre projet, et il continuera à se conformer le plus possible aux lignes que la science sociale fixe – c'est-à-dire à promouvoir par l’agitation et par l’éducation l’organisation de la classe ouvrière dans le but de renverser le règne capitaliste de l’exploitation humaine et de le remplacer par le règne socialiste de la justice humaine.  

      

   The People, vol. XII, n° 184, dimanche 31 décembre 1911

  

Un Trust international garantit qu’il y aura bien une guerre internationale

De retour de leur participation au Congrès métallurgique de Bruxelles où en fait l’International Steel Trust a été lancé, J. A. Farrell, le président de la United States Steel Corporation, et Charles M. Schwab, le président de la Bethlehem Steel Corporation, ont été catégoriques à propos de leur affirmation selon laquelle le Congrès avait posé la fondation de la paix internationale. Comme preuve de leur affirmation, ces messieurs n’ont pas fait part du fait qu’ils en revenaient avec dans leurs poches des contrats portant sur des blindages passés avec l’Italie. Il a mieux valu qu’ils ne le fassent pas. Il y a une limite à leur hypocrisie.

Il est beaucoup plus sûr, dans cette la circonstance, de présenter le fait que l’International Steel Trust fournira des rails pour les chemins de fer. Cet argument, qui a déjà été annoncé, devra avoir pour effet que les chemins de fer promeuvent la communication ; la communication le commerce ; et le commerce la paix. Par conséquent, le Trust, étant un fabriquant international de rails, est un promoteur de la paix. Rien n’est dit naturellement sur les “routes militaires”, telles que celle à double voie qui traverse la Sibérie, et de celles à voies multiples qui, nombreuses, partent de l’Asie mineure vers l’est. Mais si l’on laisse de côté cette contradiction, les contrats portant sur des blindages passés par l’Italie en disent assez pour réfuter le fait qu’il n’y a pas contradiction.

Le blindage ne promeut pas la communication ; ne fomente pas le commerce ; n’encourage pas la paix. Le blindage contrôle le commerce, paralyse le commerce ; frappe la paix à la tête. Le blindage est profitable. Ce produit de base du Trust doit trouver un marché. La où le marché n’est pas à portée de main, il doit être “accéléré”. Le fin mot de l’histoire est que le Trust nouvellement créé, déjà un instigateur national de guerre – combien a donc pu être ramassé par la personnalité de premier plan Carnegie, le roi de l’acier et du fer, lors des “Conférences de la paix” –, sera par conséquent un incitateur international d’hostilités. 

Un exemple actuel des contradictions qui sont inhérentes au système capitaliste est concrétisé dans tout cela. Le commerce exige la paix, et pourtant il provoque la guerre dans le but “d’ouvrir des marchés” ; et maintenant un International Trust, qui est supposé éliminer la guerre, est un très sérieux Trust des hostilités internationales.   

     

The People, vol. XII, n° 63, vendredi 1° septembre 1911


Le nuage de la guerre en Europe

 

Il y a peut-être beaucoup plus que des ragots oiseux de journaux dans les dépêches européennes qui sont arrivées dernièrement concernant l’imminence de la guerre. Les bourrasques de la guerre, dont nous sommes devenus familiers au cours de ces trente dernières années, pourraient aisément être ignorées. Mais il y a quelque chose dans les informations actuelles qui font résonner une note dans une gamme différente.

Pourquoi Napoléon III[1] aurait-il dû vouloir la guerre avec l’Allemagne en 1870 ? N’avait-il pas suffisamment de choses à s’occuper chez lui, ou bien ses guerres à l’étranger, en particulier son raid sur le Mexique, l’ont-elles enivré de leurs vapeurs martiales ? Le fait est que les causes silencieuses ont un pouvoir d’entraînement puissant. Ceux qui entraînent et ceux qui sont entraînés agissent de la même manière, c'est-à-dire de manière inconsciente. C'est un tel pouvoir qui a entraîné Napoléon III à sa perte. Ce qui aurait pu prendre à la France de nombreuses années pour le faire – la chute de l’Empire et dans la foulée la restauration d’une république bourgeoise –, Napoléon l’a accompli en quelques mois. La guerre qu’il a imposée à l’Allemagne l’a renversé. Elle n’a pas fait que cela, mais elle a été la cause, ainsi que Castelar[2] l’a exprimé de manière incisive, de la naissance d’une république en France « par la poudre à canon de droit divin », et ce droit divin lui-même, « à peine revenu à Berlin, a vu tout autour de son trône le spectre de la démocratie renaissante ».

Les rumeurs de guerre qui proviennent à l’heure actuelle de l’Europe et qui concernent le mouvement panslave qui enflamme la Russie, lequel pousse à la guerre avec l’Allemagne et émet des notes aiguës de “changements révolutionnaires internes”, sont si menaçantes que cela dépasse le pouvoir du gouvernement de les maîtriser – les détails relatifs à ces rumeurs jouent une note de la gamme qui rappelle les journées de 1870 quand Napoléon III s’est précipité dans la guerre avec l’Allemagne.

C’était en tant que “Français” et qu’incarnation de “tout ce qui est français” que Napoléon III a lancé son défi à l’Allemagne – et c’est en tant que “Slave” et qu’incarnation de “tout ce qui est slave” que le régime du tsar est maintenant en train d’agiter son épée sous le nez de l’Allemagne.

C’était un acte de désespoir de la part de Napoléon III d’imposer la guerre ; comme son régime, il sentait le sol natal trop dangereux pour lui ; tous deux ont ressenti cela longtemps avant que des tiers aient deviné ce fait, ou que les boutefeux des boulevards de Paris eux-mêmes se soient rendu compte que ceux-ci étaient très loin d’avoir réussi ; il n’avait pas le choix ; sa position était devenu impossible chez lui ; il devait bondir en avant et vaincre ou tout perdre ; – le régime du tsar est placé dans une situation similaire ; l’esprit révolutionnaire, présumé étranglé par des milliers de gibets, règne sur le pays depuis l’Oural jusqu’à la Vistule ; que les boutefeux en Russie soient conscients ou non de leur succès, le cri panslave, encouragé par le gouvernement, avec la guerre contre l’Allemagne qui se profile en arrière-plan, est un acte de désespoir dynastique qui consiste à tout miser sur un coup de dé.

Si en effet, les rumeurs actuelles de guerre en Europe doivent leur existence aux forces silencieuses qui sont à l’œuvre, lesquelles ont établi une république en France « par la poudre à canon de droit divin », et ont ainsi incité à établir une « démocratie renaissante » jouant le rôle d’un spectre autour du trône de Berlin, nous pouvons alors nous attendre à voir la même « poudre à canon de droit divin » allemande provoquer le renversement du tsarisme en Russie, ainsi que l’acte, qui sera effectué au cours de cette génération, quarante et quelques années plus tard que 1870, consistant à donner à son tour, à une « démocratie renaissante » autour du trône impérial des Hohenzollern, un coup de main proportionnellement plus net, avec des conséquences qui sont incalculables.    

Toutes les guerres ne se font pas pour les marchés. Quelques guerres sont des explosions volcaniques qui sont puissamment marquées par la saveur de la Révolution – de la marche vers la Révolution  

            

The People, vol. XIII, n° 287, dimanche 13 avril 1913

  

L’honneur national

 

Aucun homme, quoi qu’il puisse faire, ne peut rejeter sur un autre le déshonneur qui peut peser sur lui ; l’honneur d’un homme est d’être en accord avec soi-même, et non pas avec d’autres. Il en est ainsi pour des individus, et il en est de même pour des nations. L’honneur d’une nation n'est pas d’être d’accord avec d’autres. Ce n’est pas la conduite d’autres nations qui honore ou déshonore une autre ; une nation est honorée ou déshonorée par ses propres actes chez elle. L’application de ces principes irréfutables arrive maintenant à point nommé.

Plusieurs centaines de fusiliers marins des États-Unis ont récemment trouvé la mort dans le port de La Havane. Imaginons le pire que l’on puisse imaginer : imaginons que le gouvernement espagnol ait été lui-même coupable de la stupidité qui entoure la mort de ces hommes ; c'est-à-dire qu’il a conçu, planifié et exécuté, cet acte odieux. Cela ne fait pas de doute qu’une telle action, selon les États-Unis, est une insulte à notre égard. Mais qui est et qu’est ce gouvernement qui doit réparer le tort qui a été fait à notre honneur ? Son habilitation à demander et à exécuter cette réparation dépend de son caractère. Est-il habilité pour cela ?

Le gouvernement des États-Unis ne représente pas notre peuple, mais une petite minorité de celui-ci ; il ne représente pas l’honneur, le travail, les forces de la nation ; il représente le déshonneur de la nation ; il représente exclusivement la classe capitaliste, c'est-à-dire une classe criminelle. En tant que représentant de cette classe, le gouvernement actuel est, de la tête aux pieds, rouge du sang non pas de quelques centaines, mais de milliers et de milliers d’invalides du travail de cette nation – hommes, femmes et enfants – que, quotidiennement, il fait exploser, tue, mutile et fait mourir de faim à petit feu, dans les mines, les gares de triage, les moulins et les ateliers. La classe que ce gouvernement représente est même maintenant au banc des accusés à Wilkes-Barre, Pennsylvanie, pour le meurtre à grande échelle de travailleurs, et, à l’aide de sa prostituée de presse, elle est en train de maquiller les preuves au point de faire passer les criminels pour des innocents et les innocents pour des criminels, et par conséquent en ajoutant l’insulte aux blessures. Un tel gouvernement si peu recommandable, qui n’a aucun honneur de soi à protéger, peut-il vraiment venger l’insulte faite à notre drapeau ?

Non.

Quelle que soit l’insulte qui nous provienne de l’étranger, elle ne peut, par la nature même des choses, être vengée que lorsque cette classe, en même temps que tous ses agents électoraux de tous degrés appelant à la guerre, aura été renversée, et que sa classe ouvrière, sa seule partie honorable, et cette partie dotée d’une majorité écrasante, sera parvenue au pouvoir en s’emparant du gouvernement.

La réparation de n’importe quel affront, qui nous serait tombé dessus depuis l’étranger, doit, de par la nature même des choses, être reportée jusqu’au jour où nous pourrons régler nos comptes avec ceux qui nous insultent dans notre propre nation, soit la classe capitaliste qui gouverne à l’heure actuelle, pour tous les affronts dont elle submerge quotidiennement et insolemment le peuple.

Indignons-nous des insultes faites à notre nation, et travaillons à la venger par tous les moyens.

 

   The People, vol. VII, n° 49, 6 mars 1898

 

L’on jette Washington par-dessus bord

 

Les journées actuelles de guerre nous fournissent l’occasion d’étudier l’esprit du capitalisme de très près. Beaucoup de choses que nous avons dites à propos du caractère interne du système capitaliste doivent avoir semblé “théoriques” ; les faits historiques sur lesquels nous avons fondé nos arguments ne relevant pas de l’observation personnelle des masses, nos conclusions ont été ignorées. Cependant, les faits sont maintenant à portée de main ; tout le monde peut les voir, les entendre, les éprouver, les renifler.

Menacé par derrière par la révolution sociale, le capitalisme se retourne contre le prolétariat en révolte et, avec un froncement de sourcil moralisateur, il invoque le passé comme étant une chose sacré, qui doit être vénérée et devant laquelle l’on doit s’incliner. Ah bon ?! Le mouvement socialiste veut-il rompre avec les habitudes “ancestrales” du pays ? Quoi ?! Doit-on se débarrasser des principes de l’américanisme qui ont été consacrés par les pères de la Révolution ? Quoi ?! C’est avec horreur que les piliers de la société lèvent les bras au ciel, et la conviction devient évidente à leurs yeux que, étant donné que les socialistes n’ont pas de vénération pour le  passé, ils doivent être anéantis.

Néanmoins, nous avons constamment soutenu qu’il n’y a rien de plus infidèle que le capitalisme ; tous ses dieux, ses idoles, ses principes, sont facilement sacrifiés à chaque fois qu’il peut transformer ses choses sacrés en argent. Il est venu au monde en décapitant tout ce qu’il avait à portée de vue et tout ce qui était hors de vue ; en éradiquant les églises, en renversant les autels, en défonçant les idoles, et il est toujours prêt à faire la même chose à nouveau.

La guerre le prouve.

Parmi les figures les plus vénérées du pays, Washington occupe très généralement une place de premier plan ; nos politiciens, professeurs et ecclésiastiques, capitalistes se sont toujours tournés vers lui ; ses paroles sont constamment citées ; et parmi les mauvaises choses qui sont imputées aux mauvais socialistes, l’on a mentionné plus d’une fois leur intention de « répudier Washington ».

Et pourtant, que voyons-nous maintenant ?

Au Congrès, dans la presse, en chaire, l’avertissement washingtonien contre les alliances qui empêtrent, les conquêtes, etc., lequel est maintenant prononcé fréquemment à l’encontre du projet de garder les Philippines, de prendre Hawaï, etc., etc., est accueilli par quoi ? Par rien de moins qu’un ricanement adressé à Washington, par une annonce qui équivaut à déclarer qu’il est “dépassé”, bref, par le fait de le jeter par-dessus bord.

Washington, disent maintenant ces mêmes personnes qui étaient encore tout récemment de fervents partisans du passé, ne pouvait pas prévoir les conditions modifiées dans lesquelles nous vivons à l’heure actuelle ; Washington, nous disent-ils, écrivait, parlait et pensait, en d’autres temps et pour d’autres temps ; Washington, pour résumer, n’a désormais plus d’importance.

Parmi les nombreux symptômes de l’époque, cet affranchissement des capitalistes de leurs propres dieux est le symptôme le plus certain de la révolution imminente. Le navire capitaliste est en train de larguer ses amarres. Étant à la dérive, qu’adviendra-t-il de cette embarcation imbibée d’eau ?

  

      The People, vol. VIII, n° 13, 26 juin 1898 

 

Échanges de l’injure “traître !” au Sénat

 

Si l’on en juge par ce que publient les journaux à sensation [que l’on appelle ici les journaux “jaunes” (NdT)], qui vont du jaune safran le plus doux à l’ambre jaune le plus profond, les États-Unis présentent un contraste remarquable avec l’Espagne : tandis qu’en Espagne le pays est déchiré par des dissensions, ici, avec nous, le spectacle est celui d’un morceau d’humanité uni, fort de presque quatre-vingt millions d’habitants, en parfaite osmose, enchanté du centre vers la périphérie, et vice-versa, avec l’admiration mutuelle et la confiance réciproque de ses innombrables unités. Effectivement, le spectacle serait remarquable s’il était vrai ; mais il n’est pas vrai ; et il est naturel qu’il ne soit pas vrai, quand l’on voit l’intense antagonisme de classe et de sous-classe qui règne ici, et c’est le spectacle de la nécessité qui règne forcément dans un pays comme le nôtre où le système capitaliste est le plus exubérant(*). Le pays ne présente pas le spectacle de l’admiration et de la confiance mutuelles universelles. C'est exactement le contraire ; et le conflit a éclaté au Congrès avec une telle intensité que les journaux à sensation méritent vraiment l’estime que l’on accorde à leur “habileté”, car ils sont parvenus, ainsi qu’ils l’on fait, à étouffer l’affaire, et à continuer à propager leur roman de fiction.

C’est le lundi 25 avril que la scène suivante a eu lieu au Sénat des États-Unis, telle qu’elle a été recueillie par le Congressional Record publié deux jours plus tard :

Le sénateur Butler, de Caroline du Nord, avait la parole ; lui et ceux qui l’approuvaient lançaient des regards de défi à un groupe qui leur faisait face, avec le sénateur Hawley, du Connecticut, en son centre. Qu’est-ce qui divisait ces deux coteries ? Le “patriotisme” ainsi que chacun le comprenait. Le premier groupe, celui qui se rassemblait autour du sénateur qui avait la parole, avait fait ses preuves en vendant le pays au Silver Syndicate [syndicat de l’argent] et en faisant tirer sur les ouvriers des mines d’argent lorsqu’ils demandaient de meilleures conditions ; le second groupe avait fait ses preuves en vendant le pays à l’Armor-Plate Trust [société de plaques de blindage], entre autres, et en menaçant de la baïonnette les travailleurs afin de les soumettre. L’équipe du Silver Syndicate n’avait pas réussi à se faire acheter en bloc par l’Armor-Plate Trust ; l’Armor-Plate Trust n’était pas parvenu à se faire rafler par le Silver Syndicate. Naturellement, le patriotisme de chacun était à couteaux tirés avec celui de l’autre. Leur inimitié mutuelle est brûlante – d’autant plus que chacun “cherche à se remplir les poches” dans cette guerre. Dans ce contexte, l’on comprend mieux la performance qui a été accomplie.

C'est le sénateur Butler, de l’équipe du Silver Syndicate, qui tenait le crachoir : il parlait, en rentrant dans les détails de l’arnaque, des plaques de blindage, et il s’étendait en long et en large sur les bouches d’aération qui ont été vendues au gouvernement par l’Armor-Plate Trust ; pour ne pas être accusé d’imprécision, il est rentré dans les détails, en précisant les navires et les parties de chacun qui avaient été blindées par des bouches d’aération. Il poursuivait à ce rythme lorsqu’il y eut des interruptions soudaines en provenance du groupe de l’Armor Plate Trust, avec le sénateur Hawley en son centre.  Les interruptions ont gagné en fréquence et en violence jusqu’à ce que le sénateur Hawley se soit mis à hurler :

 

« Je me dois de protester contre cela. Si le sénateur de la Caroline du Sud devait écrire à titre privé une communication au gouvernement espagnol afin de lui révéler les défauts qui concernent certaines plaques de blindage, et de les lui indiquer, il serait (en pointant son doigt de façon menaçante en direction du sénateur Butler) COUPABLE DE COMPLICITÉ DE TRAHISON ! ».

 

Ce coup tiré par le camp du patriotisme de l’Armor-Plate Trust a eu pour réponse cet autre coup tiré par le camp du patriotisme du Silver Syndicate, avec le sénateur Butler comme artilleur :

 

« Si quelqu’un est COUPABLE DE TRAHISON, ce sont ceux, Y COMPRIS LE SÉNATEUR DU CONNECTICUT, qui ont eu une position partisane en faveur de l’Armor-Plate Trust, qui les ont aidés à perpétrer ces fraudes vis-à-vis du gouvernement, et QUI ONT OBTENU UNE RÉMUNÉRATION EXORBITANTE POUR AGIR DE LA SORTE, EN METTANT AINSI EN DANGER NOS NAVIRES, LA VIE DE NOS MARINS, ET SANS DOUTE L’HONNEUR DE NOTRE DRAPEAU. ».

 

« Trahison ! », telle est l’injure échangée dans la plus haute division du Congrès par des traîtres à leur pays ; chacun d’eux, à sa façon, a fait de son mieux pour déshonorer notre peuple dans l’intérêt de sa propre sous-classe du capitalisme et est maintenant en train de faire tout ce qu’il peut pour se retirer de la guerre ; il fait non seulement la clarté sur le “patriote” capitaliste, mais il met aussi en relief la totale impossibilité de l’unité dans le camp capitaliste – même par temps de danger national.

       

            The People, vol. VIII, n° 7, 15 mai 1898

  

L’amiral Togo

 

La plus grande figure historique vivante est originaire du Japon – c’est l’amiral Togo[3].

Il y a ceux qui pensent que le message de Togo au monde consiste dans « la stratégie navale incomparable déployée dans la mer du Japon, et au moyen de laquelle un pays, jusqu’alors comparativement obscur, s’était élevé à la hauteur des plus en vue ».

Cette opinion erronée, qui est soutenue par les admirateurs des exploits destructeurs, est peut-être la cause qui pousse des sentimentaux pleurnicheurs à filer à la position opposée extrême en répandant leur mépris pour « le boucher du détroit de Tsushima ».

Il est vrai que l’acte qui a attiré le regard du monde sur Togo était un acte effectué avec la “manière forte”, et par conséquent un acte de force qui gaspille la vie humaine. Mais telles sont les limites de la plus grande partie de l’humanité, à savoir qu’elle n’apprendra que par la souffrance : c’est seulement la souffrance qui accoutumera ses sens à la réceptivité pour tout message. Si la plus grande partie, ou simplement la moitié, de l’humanité  était composée de Marx, de Jules Guesde, de Pablo Iglesias, ou d’Hervé, la République socialiste ou industrielle serait maintenant un fait établi, et les horreurs du capitalisme seraient une chose du passé. L’oreille de l’esprit l’humanité ne peut être atteinte que par et à travers les gémissements des hommes.

C'est par ce moyen que Togo a délivré ce message – la réfutation de la théorie des “races arriérées” engendrée par la vanité et retardant le progrès.

Mais, comme toute lutte ou déformation des conquêtes de la science, la guerre navale exerce, et de loin, les plus fortes pressions sur l’intelligence, sur la fibre morale et physique du combattant. Depuis l’amiral jusqu’au canonnier de marine, le guerrier naval se classe à un niveau plus élevé que le soldat terrestre correspondant. Conquérir, avec des instruments modernes de la guerre navale, par la stratégie que Togo a mise en œuvre, témoigne d’une haute catégorie d’homme, non pas simplement de l’homme qui a commandé la conquête et de ceux qui étaient associés à lui, mais de la nation qui l’a et les a produits. La flotte de Togo, différemment de celle de toutes les autres nations, et certainement différente de la nôtre, avait des officiers et des hommes exclusivement japonais. Elle représentait la réussite de la race japonaise.

Faisant référence, et même faisant envieusement référence, dans l’enceinte de la Chambre des Lords, à la victoire du Japon sur la Russie, réalisée sous l’excellent commandement de Togo, lord Curzon[4] a dit de cet événement qu’il « était un coup de tonnerre qui a résonné à travers les galeries des chuchotements d’Asie ». Bien que les paroles de lord Curzon aient été lourdes de sens, elles n’étaient pas à la hauteur du fait dans ses prémisses. La victoire du Japon, qui a été assurée grâce au talent mental et physique de Togo, était un message lancé d’une voix tonnante aux “races supérieures”, et de manière suffisamment forte pour fracasser la superstition concernant les “races arriérées”. En tant que tel, c’était un message qui mettait fin à une ère et qui marquait le début d’une autre ; c’était un message de l’humanité ; un élément contributeur à l’ordre international ; une des pierres angulaires sur lesquelles doit être élevée la structure dont la coupole verra se déployer le drapeau rouge de la fraternité humaine, l’emblème du mouvement socialiste.

Il importe peu que Togo « ait bâti mieux qu’il ne savait ». Les trompettes, à travers lesquelles l’évolution sociale claironne son message, ne sont pas des “flutiaux”, mais elles sont des instruments faits d’un métal du meilleur choix, forgé sur les enclumes du temps.

           

            The People, vol. XII, n° 41, jeudi 10 août 1911

 

Deux coups de feu

 

Maintenant que les journées de Dewey, avec leurs célébrations et leur enthousiasme, sont terminées, il est possible que l’esprit public soit suffisamment dégrisé pour considérer sérieusement ce qui s’est réellement passé à Manille le 1° mai 1898.

Dans l’histoire de notre pays, ont été tirés deux coups de feu qui ont marqué une époque L’un a été tiré à Lexington(*), au siècle dernier ; l’autre a été tiré dans la baie de Manille, l’année dernière. Tous deux ont résonné dans le monde entier. Lors des deux, le monde a été surpris : tous deux annonçaient l’entrée sur la scène de l’histoire d’un nouvel élément, une nouvelle nation, avec laquelle toutes les autres et l’histoire mondiale allaient devoir compter.

À Lexington, il y a cent ans, le fracas des tirs de mousquet proclamait que l’Amérique coloniale coupait le cordon ombilical qui la raccordait au féodalisme, et qu’elle entrait dans l’ère du capitalisme ; dans la baie de Maille, l’an dernier, les canons de l’Olympia(*) ont proclamé que l’Amérique ploutocratique coupait le cordon ombilical qui la raccordait au conservatisme capitaliste.

À Lexington, le fracas des tirs de mousquet annonçait l’avènement sur la scène de l’histoire d’une nation de citoyens indépendants ; les canons de l’Olympia proclamaient que cette époque était terminée.

À Lexington, le fracas des tirs de mousquet inaugurait le conservatisme et l’exclusi-visme nationaux ; les canons de l’Olympia ont mis l’exclusivisme en lambeaux et elle annonçait d’une voix tonnante au milieu des nations internationalement en guerre le fait de l’arrivée dans l’arène d’une force nouvelle et puissante.

À Lexington, le fracas des tirs de mousquet a délimité le champ de la lutte interne ; les canons de l’Olympia ont franchi ces limites et les ont étendues aux confins du monde.

Pour résumer, à Lexington, les mousquets ont annoncé la naissance d’une révolution sociale-économique ; les canons de l’Olympia ont proclamé que cette révolution était achevée, et qu’elle était par là même le héraut de l’arrivée prochaine de la nouvelle – la RÉVOLUTION SOCIALE de notre temps.

Telle est la signification de l’événement qui s’est déroulé dans la baie de Manille le     1° mai 1898 ; et, en tant que tel, en tant que pierre blanche qui suggère avec certitude l’imminence de l’aboutissement de la révolution de toutes les révolutions – la révolution sociale qui donnera naissance à la République socialiste –, il peut très bien être salué avec joie.  

 

The People, vol. IX, n° 29, dimanche 15 octobre 1899

 

Un mot adressé au prolétariat d’Espagne

 

Camarades travailleurs – Le comités respectifs, dénommés gouvernements, de la classe dominante dans nos deux pays nous ont donné l’ordre de nous sauter mutuellement à la gorge.

L’état d’esprit dans lequel vous et nous avons été mis vis-à-vis de l’autre illustre l’inhumanité profonde, l’absurdité monstrueuse, du système social dans lequel nous vivons.

Quelle querelle avez-vous avec nous, ou nous avec vous ? Aucune. L’on dit que c’est le sol de Cuba qui serait l’objet du litige. Sa possession par la classe qui vous gouverne vous a-t-elle bénéficié le moins du monde ? La richesse, la richesse croissante, tirée du sol de Cuba, a-t-elle coulé dans vos mains pour un quelconque montant perceptible ? La “Perle des Antilles” est-elle une pierre précieuse qui brille sur votre front ? La question semble presque cruelle. Non seulement la richesse tirée de Cuba ne vous a jamais touchés, mais, constamment, à certaines périodes moins, et à d’autres davantage, vous avez été forcés de mêler le sang de vos propres veines à la sueur du front de la classe ouvrière de Cuba afin d’assurer à vos exploiteurs communs la jouissance de la fertilité de Cuba. La “Perle des Antilles” n’a jamais été qu’un bijou de famille de vos tyrans et une malédiction supplémentaire pour vous. Pour le moins, en ce qui vous concerne.

Et quant à nous, nous savons très bien que, si Cuba “nous” est dévolu ou bien est rendu “libre”, notre sort ou bien le sort des travailleurs de Cuba n’en sera pas amélioré. Même cause, même effet. Le système social dans lequel nous vivons tous deux restera le même. Par conséquent, le problème n’est pas quelque chose qui nous concerne. Qui concerne-t-il ?

En dehors des intérêts capitalistes généraux et conflictuels dans nos deux pays, les intérêts immédiats et représentatifs concernés sont ceux de nos deux gouvernements. Notre gouvernement républicain cherche à se perpétuer à l’aide d’une guerre ; le gouvernement de votre reine-régente cherche à empêcher sa chute, laquelle résulterait certainement de l’abandon de Cuba. Ce sont des intérêts apparentés qui sont rassemblés derrière chacun d’eux.

La théorie, qui est fondée sur une longue série de faits, a depuis longtemps établi le principe selon lequel la paix et la civilisation ne peuvent jamais durer tant que les nations sont dirigées par la classe de brigands qui détient les rênes du pouvoir à l’heure actuelle. Il s’ensuit par conséquent le principe selon lequel la classe ouvrière de toutes les nations n’a qu’un seul ennemi – la classe capitaliste de toutes les nations, et sa propre nation est en tête de liste.

La guerre qui a éclaté entre nos deux nations en fournit l’illustration la plus récente. Aveuglés par le manque de conscience de classe, nombreux sont ceux de notre classe, des deux côtés de l’océan, qui peuvent encore se permettre d’être absorbés et fascinés par leurs exploiteurs. Néanmoins, l’espoir est justifié que cela puisse être l’une des dernières expériences qu’ils devront faire ; et que, se haussant à la pleine hauteur de leur classe, ils puissent bientôt adopter la position qui seule garantira la paix du monde.

En attendant, à travers la fumée des canons crachant le feu, et les flots de sang humain que cette guerre fera couler, nous, le prolétariat d’Amérique ayant une conscience de classe, nous vous tendons la main de la fraternité.

 

 The People, vol. VIII, n° 5, 1° mai 1898



[1] Louis Bonaparte (1808-73), neveu de Napoléon Bonaparte, a dirigé la France en tant que Napoléon III de 1852 à 1870.

[2]  Emilio Castelar y Ripoll (1832-99) était président  (1873-74) de la Première République d’Espagne quand il a été renversé par un coup d’État militaire qui a conduit à la restauration de la monarchie espagnole. 

(*)  De Leon emploie l’adjectif rank qui signifie aussi “nauséabond”. Difficile choix pour le traducteur ! (NdT).

[3] C’est l’amiral Heihachiro Togo (1846-1934) qui commandait les forces navales japonaises qui ont infligé une défaite aux flottes russes à Port Arthur et à Tsushima au cours de la guerre russo-japonaise de 1904-1905.

[4] George Nathaniel Curzon (1859-1925), un politicien du Parti conservateur britannique qui est entré au Parlement en 1886 et qui a été vice-roi de l’Inde de 1895 à 1905, était un membre de la Chambre des Lords et chancelier de l’Université d’Oxford lorsque cet éditorial a été écrit en 1911.

(*) Les batailles de Lexington et de Concord sont les premiers engagements militaires de la Guerre d’Indépendance des États-Unis. Elles se sont déroulées en 1775. (NdT).

(*)  Le commodore George Dewey avait fait de l’Olympia son navire amiral. (NdT).