Suite et fin de l'article lumineux de Roberto Michels sur les tares de la Seconde Internationale, surtout façonnée par le culte de l'organisation et le suivisme des différentes sections secondaires et bien moins nombreuses des autres pays par rapport au géant allemand, qui resta longtemps considéré comme preuve de la force du prolétariat allemand. Jusqu'à nos jours nombre de révolutionnaires maximalistes croient encore à cette vieillerie de prolétariat allemand référentiel (du fait qu'il avait donné naissance à des géants de la pensée comme Marx, Engels et leurs disciples); or le prolétariat allemand n'a pas confirmé depuis un siècle les espérances internationalistes que nous pouvions nourrir à son égard. Le solide financement de l'organisation social-démocrate allemande ne fût en outre pas une garantie de son indestructibilité, ni ne l'empêcha d'éclater en 1914. Elle fût néanmoins une école pour la génération révolutionnaire des Lénine, Rosa, et Bordiga et Pannekoek.
La
vertu du socialisme allemand de l'emporter toujours dans
l'Internationale socialiste, qui lui permit de se défendre dans tous
les congrès internationaux contre toutes les oscillations de droite
ou de gauche, non seulement contre les théoriciens non-allemands
comme le hollandais Christian Cornelissen et l'italien F.Saverio
Merlino, mais aussi, ce qui est plus important, contre des
personnalités politiques aussi influentes que F.Domela Nieuwenhuis
(Zurich 1893), Enrico Ferri (Paris 1900) et Jean Jaurès (Amsterdam
1904), a ses raisons dans les circonstances suivantes :
La
social-démocratie allemande est devenue le modèle de tous les
partis socialistes :
1°
Parce que, depuis le commencement de 1880, il fut de plus en plus
évident que les autres doctrines et théories étaient de plus en
plus éclipsées et remplacées, dans la littérature socialiste, par
le marxisme. Des théories, dont les rayons consolants ont pénétré
jusqu'aux profondeurs les plus cachées de l'humanité, comme les
idées d'un Proudhon, d'un Bakounine, d'un Blanqui, perdaient de plus
en plus de leur efficacité. A leur place, beaucoup de groupes
marxistes se fondèrent, qui minaient, pour ainsi dire, les autres
systèmes socialistes, qui avaient la faveur des masses ouvrières,
par une pénétration aussi lente qu'intensive. Cela arriva en
Italie, en Autriche, et dans les pays scandinaves, dans une mesure
moins grande en Belgique, en Hollande et en Suisse ; souvent
même en Angleterre, en France, en Russie et en Espagne, où les
autres tendances socialistes ont encore gardé assez de vitalité
pour opposer une résistance énergique à « l'infiltration
pacifique » des idées marxistes, par la formation de
véritables partis marxistes autonomes et conscients. Presque
partout, les chefs du mouvement ouvrier international en appelaient à
Marx et beaucoup d'anarchistes se déclaraient ouvertement ses
disciples. Au fur et à mesure, et dans la même proportion que
s'élargissait l'influence du marxisme dans le mouvement ouvrier,
grandissait aussi le prestige international de la social-démocratie
allemande. Car la social-démocratie était considérée comme le
représentant le plus autorisé du marxisme. Les causes en sont
palpables. Le hasard a voulu que Marx fut allemand. Son activité
littéraire et scientifique, et en grande partie sa culture, étaient
exclusivement allemandes. L'homme qui, après la mort prématurée de
Marx, fut considéré, dans le socialisme international, pendant
longtemps comme l'exécuteur testamentaire de ce géant de la pensée,
et qui devait jouer le rôle d'un Nestor auprès duquel les
travailleurs de toutes les langues et de toutes les races allaient en
pèlerinage pour demander des conseils ; Frédéric Engels,
était, par son origine, par son sang et par son esprit, un allemand
authentique.
C'est
en Allemagne que vivaient et agissaient les plus grands disciples de
Marx et d'Engels : Karl Kautsky et Edouard Bernstein.
La
littérature allemande marxiste, longtemps la plus riche en nombre et
en importance, traduite dans toutes les langues, devint le trésor
classique du socialisme international, la source à laquelle doivent
puiser tous ceux qui travaillent dans les domaines des questions
sociales. En outre, le grand débat théorique sur la tactique, qui
remuait le socialisme scientifique et qui fut caractérisé par
l'orientation de Berstein vers le révisionnisme et eut son point de
fépart en Allemagne, contribua plutôt à renforcer le parti
allemand qu'à l'affaiblir. Et la croyance, que nulle part qu'en
Allemagne la doctrine marxiste n'avait mieux pénétré dans la
conscience ouvrière, fut généralement acceptée.
2°
Parce que la social-démocratie allemande exerça sur les partis
socialistes des autres pays une influence extraordinaire, par sa
tactique, qui, bien qu'aussi loin des tentatives folles de révolte
anarchiste que de l'opportunisme qui perdait de vue le but final,
savait pourtant se tenir dans les limites de la légalité. Ce qui
imposait tant d'admiration aux socialistes étrangers, c'était ce
parti socialiste, parti d'opposition, lutteur infatigable et logique,
comme le voulait Marx, critique inlassable au parlement, parti
d'isolement voulu et conscient dans les luttes électorales, bref,
vrai combattant de la lutte de classe, et en théorie et en pratique.
Pas
de politique d'alliances, pas d'appui à un ministère comme en
France, même pas de collaboration politique avec des éléments
ouvriers indéterminés comme en Angleterre, mais la logique de fer
des déductions marxistes appliquées à l'action du parti. En
réalité, cet étrange mélange de bonheur et de malheur pour la
social-démocratie allemande s'explique par ce fait qu'elle agissait
dans un pays semi-absolutiste, sans parlementarisme, sans
responsabilité ministérielle, sans opinion publique et par dessus
le marché comme minorité, en d'autres termes « bon gré mal
gré » préservée des dangers du ministérialisme ou d'une
participation, sous quelque forme que ce soit, à un gouvernement
quelconque : voilà la situation qui lui permettait de faire à
son aise des déclarations socialistes au parlement et de se donner
ainsi comme la gardienne du trésor marxiste.
3°
Parce que les succès évidents dont la social-démocratie allemande
pouvait se vanter, n'étaient pas le moins du monde possibles dans un
autre pays. Elle qui a eu la bonne chance d'avoir plus tôt que les
partis socialistes des autres pays, un système électoral favorable
et d'avoir ainsi devancé tous les autres partis socialistes dans la
lutte parlementaire et légale, devait servir à tous de modèle. Les
grandes et fréquentes victoires électorales, par conséquent
l'augmentation des députés socialistes au Reichstag, exercèrent
une influence magique. Le chiffre des voix recueilli par le parti
étant bien supérieur à celui recueilli par les partis socialistes
réunis du monde entier, devait enchanter les socialistes étrangers
comme une légende d'utopie, en les déterminant ainsi à renoncer
peu à peu aux allures révolutionnaires et à l'idéalisme fervent,
pour s'adonner à une action pratique qui, à leurs yeux, n'était
que l'action électorale. Jusqu'à la fin de 1870, les députés
socialistes allemands sont les seuls dans tout le monde qui ont
recueilli des voix socialistes, et meme en 1878, dans le chiffre
total de 438.231 voix socialistes de tous les pays, le parti
socialiste allemand figurait pour 437.158.
4°
Parce que l'épaisseur et la solidité, non réalisées ailleurs,
d'une organisation unitaire quoique ramifiée dans toute l'Allemagne,
avec son brillant décor bureauratique et sa discipline volontaire,
qui semblait avoir donné au parti une grande puissance, complètement
inconnue aux autres partis, inspirait partout une admiration mêlée
d'un profond respect.
5°
Parce que les qualité admirables que possédait la classe ouvrière
allemande, grâce à son organisation exemplaire, la rendaient
indispensable en beaucoup de questions, lui assurant ainsi une
hégémonie, au point de vue de l'organisation, sur les autres
classes ouvrières. Elle possédait avant tout la qualité la plus
admirable parmi toutes : l'esprit de sacrifice financier.
Certes, la social-démocratie allemande a prêté toujours son
concours aux partis socialistes étranger, et beaucoup plus qu'elle
n'en pouvait recevoir d'eux. Combien ridicule apparaît la modique
somme de 50 lires votée par le groupe socialiste parlementaire
italien, comme subside aux grévistes allemands du bassin minier de
la Ruhr, à côté du fort subside accordé par le parti socialiste
allemand au journal socialiste français L'Humanité, et à côté
des sommes énormes données pour la révolution russe !
La
supériorité du parti socialiste allemand se manifestait, non
seulement dans les questions d'argent, mais aussi et plus encore dans
les congrès internationaux et dans sa manière d'établir des
rapports internationaux, en somme partout où il est besoin non
seulement de supériorité financière, mais aussi de supériorité
bureaucratique, d'exactitude scrupuleuse et de discipline. Tandis que
les français ne sont pas capables d'organiser un congrès et les
anglais de diriger un secrétariat central, les organisations
ouvrières allemandes peuvent servir de modèle dans l'art
d'organiser des Congrès et de s'acquitter de leurs devoirs
internationaux. Ce sont ces qualités nécessaires, techniques
surtout, qui nous donnent la clef du rôle dirigeant des allemands
dans le domaine syndical.
6°
Parce que l'histoire même a voulu que la social-démocratie
allemande jouât le rôle de directeur dans le mouvement socialiste
international. La victoire des allemands en 1870-71, qui a eu une
importance décisive sur les destinées de l'Internationale, n'était,
au fond, qu'une victoire de l'organisation sur la désorganisation.
Quoi d'étonnant, alors, que le socialisme du pays victorieux ait
pris cette leçon de l'histoire pour exemple ?
C'est
ainsi que l'esprit de l'organisation forte, de la centralisation de
l'Empire allemand, qui, pendant 30 ans, aspira à l'unification de
ses petits Etats anémiques, fut transplanté dans l'Allemagne
ouvrière qui espérait pouvoir, par la concentration de ses propres
forces, vaincre la concentration des forces ennemies, l'Etat. Le
parti socialiste allemand devint, comme l'a très bien dit un
observateur portugais, un parti de gouvernement, c'est à dire un
parti qui, organisé comme un gouvernement en miniature, crût
pouvoir prendre le gouvernement en bloc. Cette méthode sembla bonne
et les autres partis socialistes l'adoptèrent sans hésitation.
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