"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

mercredi 16 octobre 2024

UNE BIOGRAPHIE POLITIQUE QUI EXPLIQUE LA REVOLUTION ET SON ECHEC



Incontestablement le lourd volume consacré à une biographie de Radek, par Jean-FrançoisFayet, réalisé sous la direction d'Eric à Toulouse, mérite des louanges. D'abord parce qu'il se lit comme un roman hugolien de 700 pages. Pas ce blabla et ronchonnant, ou redondant, des ouvrages militants « connaisseurs » des « fractions de gauche », diplômés es stalinisme, radoteurs de ce qu'il faut comprendre de la gloire et de la déchéance d'Octobre 17. Ce n'est pas non plus un roman pour lecteurs de Voici ou lecteur fervent des niaiseries de LO et LFI.

Le cheminement de l'itinéraire est fondé sur de nombreuses sources, qu'on est épargné de se fader, elles sont compilées en fin d'ouvrage. Cet itinéraire n'est pas non plus idéalisé ni fixé sur la seule personnalité de Radek, mais peint de tableau de toute cette génération de révolutionnaires marxistes à cheval sur le 19 ème et le 20ème, soucieux, et capables, de transmettre et continuer l'héritage socialiste en le concrétisant ou le réaffirmant, ou le dépassant comme perspective communiste.

Pas un tableau nunuche et idéalisé de ces combattants du prolétariat contrairement aux bondieuseries des thèses ou ouvrages militants. Rien n'est caché des faiblesses humaines, des compétitions mesquines même chez ceux que nous admirons depuis toujours, Rosa Luxemburg et son entourage, Lénine lui-même rétif à tout souhait d'être déifié, les petites manœuvres entre bolcheviques, les coups bas. Nul dénigrement en vérité de cet extraordinaire mouvement social et politique qui ébranla le monde entier. On n'est pas chez ces compilateurs anarchistes qui recopient les fadaises et les haines de classe des historiens bourgeois, qui s'offusquent des mesures d'une terreur circonstancielle et à laquelle ils auraient eu recours s'ils avaient été en situation de responsabilité.

Cette lucidité en impose parce qu'elle vient revaloriser le génie de la révolution malgré les querelles, les diatribes entre groupes et individus avec parfois les pires accusations débiles qui devraient faire réfléchir les principaux procureurs moralistes des minorités d'aujourd'hui où personne n'est blanc ni complètement rouge, mais imagine liquider l'adversaire par l'opprobre injurieux, javelisation du contradicteur qui ouvrirait la voie à la révolution pure, nonobstant tout goulag infamant supposé par ces menteurs forcément coupables de collaboration avec « l'Etat démocratique bourgeois » puant et putrescent.

Est remarquable la façon d'expliquer le passage à la contre-révolution, pas fondée sur la pitoyable dénonciation du sinistre personnage de Staline à la manière simpliste des trotskiens ni par l'excommunication de la figure aussi simpliste du traître par nos maximalistes de la phrase. Le repli de la révolution est plus complexe à expliquer que la « montée du stalinisme ! Même Staline est longtemps dans la confusion car de plus il n'est pas assez intelligent pour être l'incarnation du diable absolu.

Sur ce plan l'étude du comportement de Radek, qui est à mon avis le quatrième personnage de l'Etat « soviétique » (sans soviets), après les Lénine, Trotsky, Boukharine, et plus que Zinoviev, est fondamentale. Fondamentale pourquoi ? Parce qu'il est et restera le principal diplomate de l'expérience en Russie. D'ordinaire, les connaisseurs raisonnent comme raisonnent historiens et journalistes bourgeois, comme si le camp révolutionnaire était un calque de l'arc en ciel des cliques parlementaires capitalistes. Feu donc sur les « droitiers » Boukharine, etc. Or les motivations de ces dits droitiers ne sont nullement bourgeoises. Certes ils s'identifient à la préservation de « l'Etat prolétarien » sans vraiment voir qu'ils sont emportés dans le courant de la contre-révolution et favorisent la montée de tout ce qu'une société en crise comporte comme fonctionnaires arrivistes et sans scrupules, sans oublier, plus lancinant encore la misère rampante, omniprésente, la peur ; et enfin, mais oui enfin, les terribles désillusions. On n'est pas un révolutionnaire réaliste et honnête si on ne considère l'échec que comme l'accumulation de rivalités de personnes.

Et de la même manière, l'affirmation de l'Etat russe, qu'on a simplifié comme « stalinisme » comme s i Staline avait été le tout puissant seul maître du jeu, est une farce pour écoliers. Radek comme Boukharine, même s'il est laid et poilu reste un type de révolutionnaire intransigeant. Il est utilisé par l'Etat bourgeois renaissant. Staline est un crétin inculte. Il a besoin de Radek bien connu au niveau international, apprécié et respecté par les autres diplomates. Lénine savait toutes ses qualités, d'où leur proximité pendant les années de feu.

Paradoxe qui n'en est pas un, la contre-révolution a eu besoin de certains des meilleurs vrais révolutionnaires pour assurer sa « transition » avant de les tuer chacun à leur tour..

Un livre indispensable pour tout néophyte en milieu étudiant qui veut comprendre les raisons de l'échec du début de révolution mondiale, et pour le lecteur qui apprécie tout historien intelligent et soucieux de coller au plus près de la réalité historique, des joies et des défaites.

dimanche 13 octobre 2024

Comment les idées socialistes se diffusent-elles ? Qui les véhicule ?

 


Par Georges Haupt

  Comme Marie-Line Bertrand dont on a lu des extraits de la biographie d' Anna Kuliscioff dans l'article précédent, le regretté jeune historien Georges Haupt a prolongé cette réflexion afin de mieux comprendre le rôle de l'immigration pour le développement du socialisme : in « Migration et diffusion des idées socialistes l'exemple d' Anna Kuliscioff », in Pluriel-Débat, n°14, 1978 .

Du terrorisme anarchiste au parlementarisme réformiste

Qui fût vraiment Anna Kuliscioff Pas seulement une antiféministe lucide ? Une aventurière ? Ne indicatrice tenue en laisse par la police du tsar et celle de Paris ? Passée du terrorisme narodniki à l'anarchisme ; puis secrétaire et amante du prince anar Kropotkine (excellent écrivain) dont elle était la secrétaire. Georges Haupt ajoute que : « en 1877, indubitablement Anna Kuliscioff est une bakouniniste convaincue, voire « une anarchiste extrémiste ». C'est là où nous pouvons mesurer les changements produits, les résultats de trois années de lutte clandestine menée en Russie. Elle qui est juive a approuvé des attentats antisémites. Scientifique qui évolua du populisme au marxisme, Piotr Lavrov depuis Paris, manifeste son désaccord avec l'antisémitisme manifeste des populistes russes de Narodnia Volia qui peuvent être identifiés en 1878. Il s’agit de Akselrod, de Zukowsky, de Klemens, de Ralli, de Sergueï Kracvinski, de Cherkezov, de Deutch, de Stefanovic, et de Dragomanov tous proches d’Anna Kulisciof.

Au bras de Filippo Turati, dans le rôle du Sigisbée, chevalier servant, galant qui dans la noblesse du XVIIIème siècle accompagnait les femmes mariées au spectacle, le soir, de façon à protéger leur réputation

Par quels sentiers se propage le socialisme au XIXème puis au XXème? Les migrants...les femmes...les juifs (aux premières loges en 1917, majorité du CC du parti, et en 1968 la plupart des chefaillons maos et trotskos  avec leur communisme de caserne),   depuis l'anarchisme évolutif ?

Les femmes sont actives dans les réseaux populistes, anarchistes, anti-autoritaires, Anna Kuliscioff en est l'illustration, nous affirme Marie-Line Bertrand.. Le triangle Angleterre - France - Allemagne a son point nodal dans le Jura, c’est là que se situent les lieux de cache des anarchistes florentins ainsi que des révolutionnaires russes exilés. L'historienne Claudie Weill précise qu'Anna Kuliscioff vient en 1878, à Paris pour fonder une cellule de l'AIT . Mais les biographies italiennes, qui brodent sur une histoire d'amour « exemplaire » avec Andrea Costa ( membre de la fédération jurassienne)disent qu’elle vient pour l’y retrouver. Cependant les documents des Archives de la préfecture de Paris la dépeignent autrement qu'en amoureuse : son séjour parisien est celui d'une jeune propagandiste remarquée dans les cafés parisiens auprès des ouvriers, motif de l'arrestation et de l'incarcération du couple en mars 1878.

Comment se déclenche le processus genré autour de la récupération romantique d'une banale rencontre d'amoureux libres ? La rencontre Andrea Costa , membre de la fédération jurassienne bakouniniste, -Anna Kuliscioff est passée à la postérité en partie comme un morceau choisi de la littérature amoureuse romantique socialiste italienne. Lors du procès de Milan elle ne se définit pas tant comme internationaliste que comme celle qui est passée pour la postérité comme la « compagne » de Costa et avec lequel elle dit « se trouver en rapports intimes (d’amour) ». Alors que ce dernier est incarcéré à la prison de la Santé à Paris, elle est envoyée à la prison des femmes de Saint Lazare qui se situe dans le Xème arrondissement de Paris, au n°107 de la rue du Faubourg saint Denis, c’est un hôpital-prison pour les prostituées contrôlées sous forme de visite médicale et pour toutes femmes censées troubler l’ordre public. Andrea Costa  se convertira au parlementarisme en 1879, probablement sous l'influence de sa femme Anna Kuliscioff, elle-même militante anarchiste.

A l’instar de Tchakev, dans ce manuscrit elle formule l'idée que la révolution peut déboucher sur une prise de pouvoir par le prolétariat et non par la bourgeoisie qu’elle juge inexistante en Russie contrairement à celle de la France de 1789.- Peut-on qualifier la conscience politique d'Anna Kuliscioff d'hybride ? D'abord issue du nihilisme, puis influencée par le populisme de Lavrov à partir de la formation livresque, forgée enfin par l'adhésion au socialisme de Marx et de Engels. On peut s'étonner que l'immense historien Georges Haupt se soit posé la question de l'expansion du socialisme à la fin du dix-neuvième siècle à partir de la trajectoire parfois bizarre et hybride de la blonde russe. Il nous intéresse cependant car, atour de ce personnage sulfureux, il nous resitue l'influence des étudiants, des réfugiés politiques et des ouvriers plus conscients. Par contraste on ne peut s'empêcher de penser que c'est l'expansion du terrorisme et de l'islamisme qui, de nos jours, sert et a zigouillé la notion d'internationalisme . Les Italiens furent remarquables. Les Arabes ou russes sont désespérants. Partout la religion a supplanté la primauté de la conscience de classe, de quoi redevenir nihiliste comme Anna au surnom imprononçable. Les cliques religieuses modernes savent y faire pour suppléer l'ancienne entraide socialiste, comme l'ont noté deux chercheurs américains :

« Ceux qui ont étudié les organisations religieuses d’immigrants auparavant se sont focalisés principalement sur les rôles fonctionnels de ces organisations : par exemple, comment elles procuraient des services sociaux à leurs membres et comment elles facilitaient ou empêchaient l’assimilation et l’acculturation des immigrés . Ces chercheurs ont également accordé leur attention à la façon dont la religion a influencé la vie des différentes générations d’immigrés. Herberg (1955) soutenait que, après la première génération, les immigrants abandonneraient leur langue et leurs traditions ethniques d’origine, mais qu’ils conserveraient leur religion, pour l’utiliser comme un moyen de se fondre dans le triple creuset des États-Unis, à savoir celui des protestants, des catholiques et des juifs. Des recherches ultérieures dans une variété de contextes historiques ont montré que la relation entre la religion et l’ethnicité est considérablement plus complexe chez les immigrants à chaque génération ».[1]

L'appel à laisser entrer toute la misère du monde en France par les petits bourgeois gauchistes est aussi démagogique, improbable et ridicule que celui des patrons qui assurent avoir besoin d'une masse de main d'oeuvre corvéable à merci « pour sauver notre pays ». Qu'il existe toujours dans le mouvement ouvrier un souci historique de défendre l'ouvrier immigré (ce qu'une partie n'est pas mais occasion d'arrivistes) reste légitime. Souvent de plusieurs bords, ainsi du futur facho encore communiste Doriot qui, en 1931, en opposition à Paul Ramadier, qui suggérait de stopper l’immigration et d'introduire des quotas dans les entreprises discriminant les étrangers, dénonçait des « mesures xénophobes » et une « politique nationaliste qui a pour but de diviser les ouvriers en face du capital ». En deçà ou au-delà, cette question reste complexe quand elle se nourrit de simplismes.

Ni la venue massive de migrants avec leurs femmes soumises au voile ni le freinage des arrivées dramatiques ne sont plus vecteurs d'un quelconque socialisme ou d'un communisme incertain mais preuves d'un monde en détresse, en décomposition comme dirait le CCI.



TEXTE DE HAUPT

Anna Kuliscioff (1854-1925) fait partie de cette pléiade de femmes socialistes d’envergure qui, à l’époque de la IIème Internationale, ont par leurs actions marqué l’histoire du socialisme. Son itinéraire, autant que sa personnalité, ont contribué largement à perpétuer sa célébrité. La figure de la belle révolutionnaire russe exilée, traquée, devenue pionnière et dirigeante de premier plan du socialisme italien est frappante et captivante, au point que cette image est susceptible d’envoûter l’historien, séduit à l’instar des contemporains, par ce personnage hors série.

La fascination exercée dans son pays d’adoption par la « russa dai capella d’oro », entourée de l’auréole de la légende de ses exploits révolutionnaires, l’autorité morale et intellectuelle de la « signora Anna », nous les trouvons exprimées dans la nécrologie pathétique écrite en décembre 1925 par Alessandro Schiavi, proche collaborateur puis biographe dévoué du couple Turati-Kuliscioff :
« Elle était venue de cet Orient obscur, absolutiste et féodal de la Russie tsariste, fragile jeune fille blonde, de la race des martyres russes de cette époque, sorties de l’intelligentsia pour ‘s’humilier’ à la façon tolstoïenne en ‘descendant’ parmi les plébéiens des champs et pour se dépouiller de l’orgueil de caste et des commodités de la vie, vouée ainsi à la propagande éveilleuse des consciences assoupies des moujiks, comme à l’acte de force contre l’autocrate, proche ou lointain. (…) Et elle vint en Italie, et grâce à cet esprit de fraternité universelle qui rapproche et rassemble dans le socialisme les plèbes de tous les pays et de toutes les races dans le prolétariat universellement exploité et méprisé, elle aima la plèbe italienne comme la sienne sans jamais rien demander en échange, ni renommée, ni confort, ni faste, elle devint silencieuse, discrète, mais suscitant efficacement des énergies, celle qui confortait les efforts, qui aidait aux oeuvres des premiers conducteurs du socialisme italien, alors que, dans les heures qui annoncent le jour, il s’agissait de commencer à faire, d’une plèbe, un peuple » (1) .

Le destin d’Anna Kuliscioff est toutefois moins exceptionnel qu’il n’y paraît. Elle n’est pas une figure isolée dans le socialisme international ; son cas n’est pas unique. Ainsi en 1893, au Congrès socialiste international de Zurich, son amie et camarade de vieille date Vera Zasulič, très fière du rôle que joue « Ania », de l’influence qu’elle exerce en Italie, constate que parmi « les camarades de marque » délégués au Congrès, il y a d’autres révolutionnaires russes qui président aux destinées du socialisme à l’étranger. « Ce n’est pas seulement l’Italie qui doit sa bonne conduite à une Russe. Katz (Dobrogeanu) joue en Roumanie le même rôle, et bien plus important encore qu’Ania en Italie » (2).

Paradoxalement, Anna Kuliscioff est en quelque sorte le prototype d’une époque et d’une génération de militants socialistes. Elle a milité en Russie puis en Italie à une époque cruciale pour l’histoire du socialisme, celle du passage de la Ière à la IIème Internationale. Le mouvement socialiste connaît une croissance et une extension accélérées. Il pénètre et prend pied dans tous les pays européens indépendamment du degré de développement industriel. Il s’uniformise également : les formes modernes qu’il revêt – parti et syndicats – se généralisent dans les années 1880, en un bref laps de temps. Le mouvement socialiste devient enfin plus homogène sur le plan idéologique : le marxisme conquiert une place hégémonique dans la IIème Internationale.
Le rôle et le poids de la génération socialiste qui émerge dans le sillage du séisme provoqué par la Commune de Paris, sont primordiaux dans ce processus. C’est dans ses rangs que vont se recruter jusqu’en 1914, les pionniers des mouvements socialistes, les fondateurs des partis ouvriers, leurs dirigeants et leurs cadres prestigieux. Or, à l’époque héroïque des années 1870-90, la liste des militants actifs à divers échelons dans les mouvements ouvriers de pays dont ils n’étaient pas originaires, est relativement importante, même s’il s’agit d’une minorité. Le problème ne réside pas dans le nombre. C’est le phénomène en soi qui est significatif.

A cet égard, l’exemple d’Anna Kuliscioff rappelle opportunément aux historiens, l’existence de dimensions mal connues et pourtant non négligeables du mouvement ouvrier. Ainsi celle qui s’inscrit dans la problématique de la géographie du socialisme et qui pose la question des mécanismes de diffusion des idées socialistes sur le plan international, de ses centres de propagation, des moyens et des formes, donc des vecteurs des idées.

La diffusion des idées socialistes dans la seconde moitié du 19ème siècle s’effectue de manières variées. La forme et le contenu que revêt l’influence exercée, son mode de propagation et son intensité sont largement conditionnés par les données spécifiques des pays d’implantation, par le terrain social sur lequel elle agit. Ce qui n’exclut pas, surtout dans la phase initiale du mouvement, l’existence de foyers communs de propagation, de tout un système de circulation des idées socialistes, grâce à l’action de vrais agents de dissémination. Ce sujet est délicat, certes. Il a été largement exploité, déformé, dévalorisé même, après la Commune de Paris, par les adversaires de la Ière Internationale. Les autorités mettent la circulation des idées socialistes sur le compte d’une conspiration fomentée par l’Internationale. La chasse aux « agitateurs » bat son plein à travers toute l’Europe. A l’aide de fausses révélations, la presse alimente une campagne d’intoxication et forge des légendes tenaces. La police chargée de surveiller et de neutraliser les « agissements » de l’Internationale s’auto-intoxique par ses propres préjugés. De telle sorte que l’enregistrement policier du phénomène de propagation des idées socialistes et son interprétation deviennent une source de contresens des actions dues au hasard ou l’activité isolée des militants apparaissent à la lumière des rapports de police comme autant de maillons d’un vaste réseau de propagande et de menées subversives orchestrées et exécutées selon un plan concerté.
Tout au contraire, la diffusion des idées socialistes à l’époque est essentiellement un phénomène spontané.
     On peut néanmoins localiser trois foyers de propagation plus ou moins en rapport avec l’activité de l’Internationale : Paris, la Suisse, l’Allemagne. Paris est le creuset traditionnel des idées révolutionnaires, lieu privilégié de la formation des militants venus de tous les horizons ; la Suisse est le carrefour central, lieu de refuge et de contacts ; enfin, l’Allemagne devient le centre d’irradiation où une social-démocratie puissante connaît un rayonnement unique dans le mouvement international.

Comment les idées socialistes se diffusent-elles ? Qui les véhicule ? L’agent propagateur international le plus visible dans la phase initiale du mouvement socialiste est l’étudiant – catégorie à laquelle appartient Anna Kuliscioff – qui se rend dans les universités étrangères, à Genève, à Zurich, à Bruxelles, à Paris, à Montpellier ou à Berlin. Il y entre en contact avec les idées socialistes, fréquente le milieu socialiste, se familiarise avec la pratique du mouvement ouvrier. C’est surtout dans les pays économiquement retardés ou parmi les nationalités opprimées que les étudiants jouent un rôle actif de premier plan tout au long du 19ème siècle dans le mouvement révolutionnaire et, en prolongement, dans les mouvements socialistes naissants. Les pionniers et même les premiers dirigeants des mouvements socialistes de Pologne, de Roumanie, de Serbie, de Bulgarie se recrutent souvent parmi les étudiants qui ont fréquenté les universités étrangères. On rencontre aussi le phénomène inverse : les étudiants originaires d’un pays où le mouvement ouvrier est déjà développé déploient une activité théorique ou de propagande à l’étranger dans le cadre du mouvement socialiste qui se cristallise.

Mais l’activité des étudiants n’est que l’aspect apparent ou même l’image accréditée d’un phénomène beaucoup plus ample et souvent souterrain. Il s’agit en premier lieu de l’action déployée par deux catégories distinctes de porteurs d’idées, dont le rôle a été plus considérable qu’on ne le pense généralement : les exilés politiques et les ouvriers migrants. Ce sont les personnages familiers d’un siècle où l’absence d’entraves et de restrictions à l’entrée et à l’installation facilite la circulation dans la plupart des pays européens, l’exercice du métier restant libre. C’est aussi une époque où la répression politique, les persécutions policières accrues après la Commune de Paris, les lois d’exception contre les socialistes augmentent sans cesse le nombre des exilés politiques. Officiellement, les proscrits ne se chiffrent que par quelques milliers car seule une minorité d’entre eux se déclarent ou s’enregistrent comme réfugiés politiques ; la plupart n’en voient ni la nécessité ni l’opportunité.

Les exilés politiques sont au 19ème siècle les vecteurs classiques des idées révolutionnaires, à travers l’Europe et outre-mer ; ils restent en général d’une grande mobilité et d’une grande disponibilité à l’action partout où ils trouvent un asile, temporaire ou permanent. La dynamique de la diffusion des idées socialistes s’inscrit toujours dans le schéma classique d’un mouvement à double sens : d’une part, les réfugiés politiques diffusent leurs convictions dans les pays d’accueil ; d’autre part, ceux qui rentrent d’un exil forcé ou volontaire importent les idées et les expériences avec lesquelles ils se sont familiarisées. Les proscrits de la Commune, les militants socialistes allemands expulsés ou contraints de quitter leurs pays du fait des lois d’exception de Bismarck, les émigrés polonais et russes sont souvent des propagandistes actifs et se situent même à l’origine de la pénétration des idées socialistes dans les pays d’accueil.

Les révolutionnaires russes exilés, dont fait partie Anna Kuliscioff, occupent une place de choix pour une double raison : d’abord, l’étranger n’est pas pour eux simplement un lieu de refuge ; il est le cadre même de leur activité militante. C’est à l’étranger qu’ils créent leurs cercles, leurs organisations, aménagent leurs typographies, publient leur presse et leur littérature révolutionnaire (3). Ensuite, ils tentent de créer à travers toute l’Europe un vaste réseau de communication entre leurs divers centres à l’étranger et en Russie même. Or la nature même de leur activité les conduit à nouer des contacts multiples et à collaborer avec des socialistes de nombreux pays. Les révolutionnaires russes bénéficient de l’aide de leurs camarades étrangers qui leur servent de couverture, de boite aux lettres et même d’agents pour la contrebande de la littérature clandestine destinée à la Russie (4).

C’est une des raisons pour lesquelles le révolutionnaire russe ne vit pas en vase clos à l’étranger mais prend une part active à la vie des organisations ou aux actions des mouvements du pays d’accueil. A travers toute l’Europe, de Londres à Jassy, ces Russes sont imbriqués dans les mouvements socialistes ou anarchistes. Lors de son séjour italien, Stepnjak-Kravčinskij – un des héros de la jeune Anna Kuliscioff – participe aux côtés de Malatesta à certains exploits anarchistes, notamment l’aventure de Beneventura ; à Londres, quelques années plus tard, il milite aux côtés de William Morris dans la Socialist League. Ou bien encore l’étonnant N.K. Sudzilovskij, alias Docteur Russel, dont on retrouve la trace dans le monde entier. Anna Kuliscioff a dû le connaître à Zurich en 1873 où il déploie son activité ; c’est en liaison avec Sudzilovskij qu’elle accomplira trois ans plus tard une mission qui consiste à faire passer clandestinement une typographie, obtenue en Suisse, en Russie du Sud. Entre 1875 et 1881, Russell-Sudzilovskij est en effet le principal organisateur du passage clandestin des révolutionnaires et de la littérature révolutionnaire russe à travers la frontière roumaine ; il devient aussi l’un des pionniers du socialisme dans ce pays de refuge temporaire. Expulsé de Roumanie en 1881, il sera bientôt éconduit aussi de Bulgarie pour ses menées subversives. Lev Dejč, le camarade d’Anna Kuliscioff, le retrouva en 1895 à Hawaï comme vice-président du sénat ; après l’annexion de l’île par les Etats-Unis, il se rend à San Francisco, puis en 1904 au Japon pour y déployer une vaste activité de propagande révolutionnaire parmi les prisonniers de guerre russes ; devenu conseiller de Sun Yat Sen, il joue un rôle actif dans la révolution chinoise de 1911.

Le rôle de ferment des exilés russes dans les Balkans est particulièrement frappant. En Roumanie, par exemple, les colonies révolutionnaires russes créées entre 1876 et 1881, vont regrouper les premiers éléments du socialisme roumain. Un de ces exilés russes, Konstantin Abramovič Katz, originaire d’Ekaterinoslav, devient sous le nom de Constantin Dobrogeanu-Gherea le pionnier et le théoricien le plus écouté du socialisme roumain. Le parallèle entre son passé révolutionnaire et celui d’Anna Kuliscioff est révélateur ; en outre, leur action dans le mouvement révolutionnaire russe dut s’entre croiser à plusieurs reprises (5).
Si l’on s’en tient aux seuls révolutionnaires russes qu’a connus Anna Kuliscioff, nous pouvons citer en France l’action de P. Lavrov dont 1’influence sur des socialistes français tels que Lucien Herr ou Jean Jaurès est notable. Après le tournant du siècle, c’est un autre immigré de Russie, Charles Rappoport, qui va jouer un rôle important dans le socialisme français, notamment pour la propagation du marxisme. Même dans un parti structuré, puissant, solidement implanté comme le SPD, le rôle des militants originaires de l’étranger, notamment de Russie et de Pologne, est considérable. Citons parmi les figures de premier plan, Parvus et Rosa Luxembourg (sans parler des K. Kautsky, A. Braun, R. Hilferding venus d’Autriche).

Bref, en tant qu’individus ou en groupe, de manière spontanée ou sous forme organisée, ponctuelle ou permanente, au gré du hasard ou en fonction d’un choix conscient, les émigrés, russes ou non, représentent à l’époque de la IIème Internationale un élément dynamique de circulation des idées. Ils sont surtout de précieux agents de liaison ou de communication. Même ceux qui s’établissent définitivement à l’étranger et jouent à différents niveaux un rôle dans le mouvement ouvrier du pays d’accueil, restent étroitement liés au mouvement de leur pays d’origine et témoignent d’une sensibilité particulière aux dimensions internationales du mouvement.
La biographie d’Anna Kuliscioff fournit l’illustration éclatante de l’action des deux catégories de vecteurs des idées socialistes sur le plan international : les étudiants et les exilés politiques. Privilégier son exemple comporte néanmoins un inconvénient majeur susceptible de rétrécir le contexte historique dans la mesure où reste reléguée dans l’ombre l’action d’un troisième groupe d’agents de propagation. Il s’agit du courant des immigrations ouvrières, infiniment plus ample, fondamentalement différent de nature, mais aussi plus complexe dans ses implications multiples.
Les migrations ouvrières deviennent à partir des années 70 un phénomène de masse, s’inscrivant dans un vaste mouvement de population déclenché par le développement du capitalisme, mouvement d’exode rural et interurbain qui se déroule ou se prolonge à la fois sur plusieurs plans, national, intereuropéen et intercontinental. Dans les dernières décennies du 19ème siècle, nous sommes en présence en Europe d’une sorte de population « nomade », nombreuse, hétérogène par sa composition socio-professionnelle et nationale, par ses motivations, ses aspirations et surtout par ses aboutissements.

Y a-t-il un rapport entre l’extension et l’homogénéisation du mouvement ouvrier international à la fin du 19ème siècle et le mouvement de migration de masse, ou bien s’agit-il d’une simple concomitance ? Du côté de la police dont les archives nous servent de source primaire, la réponse est si évidente qu’elle en devient suspecte. Le phénomène migratoire est perçu comme un danger de contamination des ouvriers autochtones, comme un bouillon de culture de la subversion : séparer le bon grain de l’ivraie est l’objectif visé. Le mythe des ouvriers migrants étrangers, agents de propagande des idées subversives, trouve son expression la plus accomplie dans les dossiers de police. En l’occurrence, ces archives sont souvent des pièges car la police opère avec des stéréotypes, « anarchistes », des concepts passe-partout, « agitateurs, meneurs », avec des obsessions, « la conjuration internationale », des préjugés contre des individus doublement suspects en tant qu’étrangers et en tant qu’ouvriers. Ainsi les ouvriers fournissent la plus grande partie du contingent d’étrangers expulsés de France en tant qu’anarchistes entre 1894 et 1906. Par nationalités, ce sont les Italiens qui viennent de loin au premier rang. Sur les 1 624 personnes de diverses nationalités qui figurent sur les états signalétiques des « anarchistes » étrangers expulsés de France [9] il y a 959 Italiens. On compte parmi les Italiens expulsés 726 ouvriers, 140 sans profession, 11 professions libérales, 82 agriculteurs. Sur les 726 ouvriers, ceux du bâtiment, au nombre de 93 dominent (6).

Les renseignements biographiques sur les ouvriers étrangers expulsés de France ou surveillés sont, d’une manière générale, lacunaires dans les fichiers de la police. Les données qu’elle a pu recueillir en ce milieu fermé et muet sont très succinctes, donc insuffisantes et inexactes. L’action politique des ouvriers étrangers est aussi beaucoup plus cachée et plus complexe que celle des migrants. L’exemple cité des ouvriers expulsés de France en tant qu’« anarchistes » n’a qu’une valeur indicative. L’ouvrier migrant, par sa place dans la production, par son expérience, est certainement un agent propagateur non négligeable pour l’époque. Mais à quel degré ? Pour certains contemporains de la grande dépression des années 1873-1895, l’émigration ouvrière constitue un aspect organique de la problématique de la diffusion et de l’internationalisation du socialisme. Ainsi, Leone Capri, le premier à étudier le phénomène migratoire en Italie, soutient-il à propos des conséquences possibles de cette hémorragie : « On ne saurait nier que l’émigration est une partie et peut-être pas la moins menaçante du grand problème du socialisme. Tout ce qu’on fait pour atténuer ce phénomène et le rendre bénin revient en même temps à conjurer les dangers du socialisme et de l’internationalisme ‘come ora vengono intensi dalle classi sofferenti’ » (7). Ces lignes sont révélatrices de l’état d’esprit des classes possédantes à l’époque de la grande dépression. La montée rapide du mouvement ouvrier, l’augmentation de son degré d’organisation, son caractère internationaliste marqué, alimentent la crainte face à la libre circulation de la main-d’oeuvre. Car, comme le constate l’éditorialiste du Matin à l’occasion de la célébration simultanée dans toute l’Europe, du 1er mai (1890) : « Le danger, c’est l’établissement d’une grande nation nouvelle, d’une nation sans nom et sans carte géographique, la nation de ceux qui ne possèdent pas en face de ceux qui possèdent. (…) C’est l’ordre qui est désormais la plus grande force du socialisme » (8). Et dans cette « nation nouvelle des exploités », l’ouvrier migrant semble jouer un rôle important de liaison et d’internationalisation.

En réalité, nos connaissances sur les migrations ouvrières intereuropéennes sont fort limitées. La stratégie de recherche esquissée par Ernesto Ragionieri dès 1962 reste encore une incitation peu comprise et peu suivie. Pourtant l’intérêt des questions qu’il a posées ne se pas au mouvement ouvrier italien. Elles sont également fondamentales pour l’histoire du mouvement ouvrier dans ses dimensions globales, internationales. Or, sans une connaissance approfondie du phénomène complexe des migrations ouvrières qui affecte profondément la naissance et le développement des classes ouvrières avant 1914, nous ne pouvons que formuler quelques hypothèses ou plus précisément consigner quelques observations.

A partir des années 1880, les migrations ouvrières intereuropéennes s’amplifient, changent de nature et de signification. Elles deviennent plus complexes et se diversifiant dans leurs effets culturels et politiques qui apparaissent aussi multiples et contradictoires que le sont les conséquences démographiques, économiques et sociales du phénomène migratoire. Leur pesanteur sur le mouvement ouvrier est indéniable. Les poser en termes de gains ou de pertes est fallacieux Si l’on en juge d’après les manifestations de xénophobie ouvrière qui se produisent à l’époque en France ou en Suisse et dont les victimes sont le plus souvent les migrants italiens, l’émigration ouvrière ne produit en dernière instance ni la radicalisation, ni le brassage, ni l’internationalisation redoutés ou escomptés par certains contemporains. Souvent l’afflux de la main-d’œuvre étrangère approfondit les vieilles concurrences et les animosités que ressentent les ouvriers des pays d’accueil. L’émigration prive fréquemment le mouvement ouvrier de ses éléments les plus radicaux, les plus dynamiques, vide les organisations ouvrières de leurs militants pendant la crise. D’autant plus que c’est parmi les ouvriers étrangers, italiens notamment, que se recrutent le plus facilement les briseurs de grève, ce qui se répercute immédiatement sur les relations entre les ouvriers immigrants et ceux du pays d’accueil (9).

Le flux de main-d’œuvre vers l’étranger s’apparente au cycle économique. Mais l’émigration des ouvriers professionnels n’est pas seulement une réponse au chômage ou à la menace qui pèse sur l’emploi. C’est aussi une attitude, une réponse à la pression exercée sur la profession, sur la qualification, par la mécanisation. C’est pour échapper à la fabrique et par attachement à son métier que l’ouvrier professionnel ou l’artisan choisit 1’exode. Les motivations des ouvriers non qualifiés sont apparemment plus simples. Dans leur grande majorité, ils sont poussés par la misère, le sous-développement ou le manque d’emploi. Démunis de toute qualification, ils sont prêts à accepter n’importe quel travail à n’importe quel prix. Voilà l’image stéréotypée. Mais il semble que dans cette grande masse d’un niveau culturel moins élevé, les motivations soient également plus complexes, plus difficiles à déceler. Quels que soient les motifs qui poussent l’ouvrier à s’exiler, la rupture qu’il est obligé d’opérer marque profondément son comportement, son attitude et ses dispositions vis-à-vis du pays d’accueil. Au départ, l’ouvrier émigré est potentiellement un rebelle. L’est-il encore à l’arrivée ? Et vice-versa, l’ouvrier passé par l’école du mouvement ouvrier à l’étranger ne sera-t-il pas porteur à son retour d’exigences et de valeurs nouvelles ? En d’autres termes : comment l’émigration contribue-t-elle au changement et à la transformation des mentalités ouvrières ? Question à double volet : qu’apportent-ils, que laissent-ils dans le pays d’accueil ? Que rapportent-ils, que ramènent-ils dans leur pays d’origine ?

Le mouvement de migration secrète sans aucun doute des agents de liaison du mouvement ouvrier, des propagateurs de la solidarité, des vecteurs de l’internationalisme, des diffuseurs d’une expérience, des messagers d’idées neuves dans des pays lointains et dans des milieux ouvriers isolés du mouvement qui se fortifie et grandit dans les pays industrialisés.

Ce qu’on peut établir avec certitude, c’est que parmi la masse des ouvriers migrants une minorité active présente une caractéristique particulière : elle prend de l’importance en tant que disséminateur d’idées pour son pays d’origine, pour le pays d’accueil et même pour les deux. Les « exportateurs » d’idées les diffusent d’un pays où existe un mouvement ouvrier développé vers les pays d’accueil où le mouvement ouvrier est embryonnaire ou inexistant. Nous pouvons citer l’exemple de 1’ouvrier étranger, ferment, initiateur de grèves, de syndicats, dont l’action collective ou individuelle prépare le terrain pour la pénétration et 1’implantation du mouvement socialiste. Ainsi, les ouvriers belges dans le Nord de la France ont été souvent des animateurs de grèves, les organisateurs des syndicats. Ils y ont été les initiateurs du socialisme (10). Un rôle identique est souvent assumé par les ouvriers allemands, membres du SPD. Ils déploient une intense activité de propagande à l’étranger, sur le nouveau lieu de travail, en tant que groupe compact et même organisé (11) en Suisse, au Danemark, en Belgique dans les années 70-80 ou par l’action individuelle dans divers pays, notamment en Hongrie, en Autriche et même en Russie. Ils sont les porteurs de l’éducation socialiste ou syndicale, d’une expérience qu’ils cherchent à transmettre aux pays d’accueil.

Mais plus souvent, la diffusion des idées socialistes dans le milieu ouvrier est un phénomène d’« importation » et s’intègre dans un mouvement déjà ancien qui devient particulièrement frappant dans la seconde moitié du 19ème siècle. Il s’agit de l’action des compagnons, artisans, ouvriers professionnels d’Europe centrale qui, jusqu’au tournant du siècle, effectuent leur stage de qualification obligatoire à travers toute l’Europe. Lors de ces années de compagnonnage, de tour d’Europe, ils entrent en contact à l’étranger avec le mouvement ouvrier organisé et deviennent un des principaux véhicules de la communication à l’échelle européenne et même mondiale. La biographie de la première génération des militants et des dirigeants ouvriers en Autriche-Hongrie est révélatrice à cet égard (12). Un nombre considérable d’entre eux, pionniers du mouvement social-démocrate, se sont familiarisés avec les idées socialistes et y ont adhéré lors de leur séjour à l’étranger. Il s’agit surtout d’ouvriers qualifiés. Mais pas exclusivement. Ainsi la main-d’œuvre recrutée pour les travaux non-qualifiés ou saisonniers joue souvent le rôle d’initiatrice des actions ouvrières. Nombreux sont les cas où les ouvriers venus de l’étranger, avant tout d’Italie pour la construction de chemins de fer, sont le ferment de l’agitation et les premiers à révéler des notions telles que « mouvement ouvrier », « action ouvrière », sur des chantiers où est rassemblée une main-d’œuvre de terrassiers recrutée parmi les couches paysannes pauvres du pays. Ainsi, là où la construction du chemin de fer ouvre aussi la voie à la pénétration du capitalisme, elle entraîne dans son sillage la résistance et la lutte ouvrières.

Le phénomène de transfert de masse des idées socialistes est aussi consécutif à l’émigration ouvrière dans le nouveau monde, en Amérique du Nord, en Amérique latine également ; la naissance du mouvement ouvrier et socialiste sur ce continent ainsi que ses avatars sont étroitement liés aux vagues consécutives d’émigration qui jouent un rôle primordial dans la mondialisation du socialisme. Dans ce processus, le rôle des émigrants italiens est considérable, surtout en Amérique latine. Ce que le mouvement ouvrier italien perd du fait de cette hémorragie est transfusé en partie outre-Atlantique. Ce ne sont pas des gouttes dans le désert, même si l’organisation syndicale, socialiste ou anarchiste créée par ces émigrants européens reste longtemps un îlot. Néanmoins, le rôle joué par les migrations ouvrières successives dans l’exportation et la transposition des idées socialistes ou anarcho-syndicalistes dans les deux Amériques ne permet pas de procéder à des généralisations. Méfions-nous de déductions tentantes appliquées au vieux continent. Malgré des caractéristiques communes, les phénomènes de migrations ouvrières intereuropéennes et intercontinentales ne sont pas analogues. Ni le terrain social, ou politique, ni le terrain culturel européens ne se prêtent au type de greffe qui se produit en Amérique latine. Le cas du Brésil ou de l’Argentine où les migrations ouvrières italiennes jouent un rôle considérable dans la naissance et le développement du mouvement ouvrier est intéressant à titre de comparaison mais n’est pas le prolongement ouvert, évident, d’un phénomène qui se serait également produit en Europe. Nous avons parlé brièvement des voies, des vecteurs de la circulation des idées ou simplement de l’information. Mais quelles sont les conditions objectives d’une telle diffusion ? Quelle est la part de l’activité consciente, des actions coordonnées de propagation et de la solidarité internationale pratique ? Ou bien s’agit-il d’une action spontanée, d’un phénomène naturel qui découle du caractère même du mouvement ouvrier naissant à l’époque du passage de la Ière à la IIème Internationale et constitue un de ses traits significatifs ?


Certes, la problématique exposée ici, les questions soulevées dépassent largement le destin individuel d’Anna Kuliscioff. Son exemple est néanmoins symptomatique dans la mesure où elle s’insère dans un phénomène complexe et flou englobant des composantes sociales fort différentes de nature et de conséquences.

 

Source : Pluriel-Débat, n°14, 1978, pp. 3-12.







Notes

(1) Alessandro Schiavi, Anna Kuliscioff, Rome, Editoriale Opere Nuove, 1955, p. 116-117.

(2) Vera Zasulič à Lev Dejč (fin 1893), in : Gruppa Osvoboždennije Truda, Moscou/Leningrad, 1926, vol. 4, p. 245.

(3) Pour un aperçu des principaux centres de l’émigration révolutionnaire russe, cf. A. Ja. Kiperman, « Glavnye
centry russkoj revoljucionnoj emigracii 70-80-h godov XIX v. »,
Istoričeskie Zapiski, vol. 88, p. 91-113.

(4) Voir Michael Futrell, Northern Underground, Episodes of Russian Revolutionary Transport and Communications through Scandinavis and Finland 1863-1917, Londres, Faber & Faber, 1963 ; Claudie Weill, Marxistes russes et social-démocratie allemande 1898-1904, Paris, Maspero, 1976 ; G. Haupt, Din istoricul legăturilor revolutionare româno-russe 1849-1881, Bucarest, Ed. Academiei RPR, 1955 et « Revolutionari rusi în România în a doua jumătate al secolului al XIX-lea », in : Relatii Romîno-ruse in trecut, Bucarest, Ed. Academiei RPR, 1957, p. 3-22 ; V. Ja. Grosul, Rossijskie revoljucionery V Jugovostočnoj Evrope 1859-74 gg, Kišinev, 1973, 539 p.

(5) Sur Dobrogeanu Gherea, cf. G. Haupt, « Inceputul activitătii revolutionare a lui C. Dobrogeanu-Gherea », Studii, Revistă de istorie, X, 1957, n°3, p. 61-86 et « Rôle de la critique littéraire dans la naissance du socialisme : la Roumanie », Le Mouvement Social, n°59, avril-juin 1967, p. 30-48 ; D. Hurezeanu, C. Dobrogeanu-Gherea, Studiu social-istoric, Bucarest, Editura politica, 1973.

(6) Archives de la Préfecture de Police, Paris, BA/1501 (Anarchistes expulsés de France : Etats signalétiques) ; voir aussi Archives nationales, Paris, série F7/12586 (Dossiers des expulsions des étrangers par nationalités entre 1892 et 1915), 12587 (Préfecture des Alpes Maritimes : notices individuelles des suspects italiens inscrits sur le carnet B), 13068 (Surveillance des anarchistes et révolutionnaires italiens, 1910-1920).

(7) Cité d’après Ernesto Ragionieri, « Italiani ed emigrazione dei Lavoratori italiani : un tema di storia del movimento operaio », Belafagor, XVII, 1962, n°6.

(8) Cité d’après Daniel Halévy, Essais sur le mouvement ouvrier en France, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1901, p. 222.

(9)    Cf. Michèle Perrot, Les ouvriers en grève, France 1871-1890, Paris/La Haye, Mouton, 1974, vol. 1, p. 165 et passim.

 

« La grande masse des travailleurs italiens ne saura peut être pas entièrement ce qu'Anna Kuliscioff a fait pour eux, et combien ils lui doivent reconnaissance. Dans le domaine de la législation elle s'est intéressée particulièrement au sort des plus faibles, des femmes et des enfants, et il n'y a pas de providence tutélaire de ces faibles qui n'ait été proposée ou sollicitée par elle. Et comme ça, dans le domaine de l'organisation de classe, qu'elle considérait comme l'instrument le plus sûr de la lutte prolétaire, elle fut une précurseure, une championne tenace du devoir d'organisation pour le prolétariat féminin et masculin ». Rigola Rinaldo, « Comment elle a compris l’œuvre du prolétariat »

 









vendredi 11 octobre 2024

Anna Kuliscioff : UNE COMBATTANTE INTRANSIGEANTE CONTRE LE FEMINISME BOURGEOIS

 


« Quel dommage mon trésor, que tes impératifs t’ aient empêché de profiter du spectacle parlementaire d’hier. Des bourgeoises de l'élite, des femmes au Parlement toutes emplumées et enrubannées ! La classe ouvrière n’était pas invitée et manquait pour faire un parti complet ! On n’a jamais vu pareil spectacle capable d’ amuser et de divertir la galerie ».

lettre à  Filippo  Turati1

 

Extraits de la monumentale et excellente thèse de Marie-Line Bertrand, hommage à Anna Kuliscioff (1854-1925) Présentée comme égérie du socialisme réformiste italien (mais pas vraiment car elle est considérée comme la principale introductrice du marxisme en Italie) par Bertrand Marie-Line. Elle fût la compagne de Costa et de Turati, deux éminentes personnalités fondatrices du PS italien. (J'aimerais savoir d'ailleurs ce que la fraction avec Bordiga pensait de cette femme géniale, si quelqu'un sait, me le dire car j'ai cherché en vain sur le web). Ou alors elle était persona non grata chez nos machos révolutionnaires car muse du traître Turati... Inutile de préciser que cette critique prolétarienne du féminisme est selon moi, toujours pleinement valable de nos jours ! NB les points d'interrogation que vous trouverez sont de ma part lorsque je suis surpris et en désaccord avec les interprétations de l'auteure.

Anna Moiseevna Mikhajlovna1 Markovna Rosenstejn , née en Crimée entre 1853 et 1857 – la date est incertaine– décédée à Milan en 1925, est une figure peu connue en France. Présenter rapidement sa biographie, c’est d’abord égrener une série de repères chronologiques et spatiaux dans sa vie de militante . Fille d'un riche marchand juif converti à l'orthodoxie, elle part en 1871 suivre des études de philosophie à Zurich, où elle devient très rapidement adepte des idées de Piotr Lavrov (1823-1900) et de Mikhaïl Bakounine (1814-1876). Convaincue qu'il faut agir pour lutter contre le despotisme du tsar, elle abandonne ses études et retourne en petite Russie (Ukraine).

Une féministe ?

Anna Kuliscioff a la réputation, actuellement, sur les réseaux sociaux, d'être une très grande féministe sans que l'on s’attarde sur son origine nihiliste exceptée l'historienne Maria Casalini. L'appellation « féministe » attribuée à partir des années 1882 vaut pour Anna Kuliscioff qui est fréquemment dénommée « virile ». Prétendument femme répondant à des catégories masculines,on la considère comme une « femme-homme ». Elle serait, selon le point de vue situé, ni l'un, ni l'autre, ni femme ni homme ou bien les deux à la fois. De quoi s'interroger sur l'attribution du genre et des catégories de ces termes, ainsi que sur leurs fluctuations . Si « féministe » signifie dans le contexte de l'époque le fait que l'homme soit efféminé, pourquoi serait-il extraordinaire que la femme agisse comme un homme ? Quoi qu'il en soit, elle est d'emblée vouée à être « masculinisée», « virilisée ». C'est le constat d'une interchangeabilité des rôles qui s'amorce. Les genres se confondent, ce qui revient à admettre qu'elle est de fait, aussi bien potentiellement féminine que masculine. La question, dès lors, ne réside plus dans le fait qu'elle soit homme ou femme. Il ne s'agit pas d'acceptation de rôles inversés ou usurpés mais bien de styles partagés en fonction des capacités et non des attributions « naturelles » du féminin et du masculin1. Anna Kuliscioff se situe dans la convergence et l'échange des rôles ou même dans la passation des différents rôles, ceux où la domination du patriarcat et de la supériorité d'un sexe sur un autre évoluent en terme de partage du travail qui « n'a pas de sexe ». 

(…) Les femmes n'ont toujours pas le droit de vote en 1912 en Italie. La peur de l'inconnu, s'ancre dans la représentation de l'existence possible des femmes en politique. Les hommes redoutent la part d'irrationalité dont seraient porteuses les femmes. La crainte que les femmes soient sous une autre influence que celle des hommes ce qui les rendrait difficiles à canaliser. La question de l'accès des femmes au vote est en soi la question de l'identité sociale des femmes. Le droit de vote importe d'emblée aux féministes qui y voient une participation active à la représentativité politique alors qu'Anna Kuliscioff dans l’article intitulé : « candidatures féminines » paru dans Critica sociale en 1892, ne le revendique pas, elle relaie à ce moment là Filippo Turati et les théoriciens du Parti socialiste qui se passent bien des femmes sous prétexte qu'elles ne sont « pas prêtes », pas assez conscientes, et donc influençables. Lorsque des possibilités d'extension du droit de vote aux femmes sur une base censitaire sont proposées, la rupture entre le féminisme d'inspiration démocratique et socialiste et le féminisme « bourgeois » réapparaît. De telles positions provoquent une attitude de fermeture et de rigidité de la part d'Anna Kuliscioff envers les féministes.

A l'international la secrétaire socialiste Clara Zetkin polémique elle aussi contre les positions portées par les féministes elle affirme que l'on ne revendique pas le droit de vote en tant que femme mais en tant que travailleuse, exploitée comme l'ouvrier par le système capitaliste et que l'on demande le soutien des socialistes non pas pour des raisons d'ordre idéologique ou moral mais «pour les besoins de lutte pratique du prolétariat ». Après une série de questions relatives à la présumée immaturité politique des femmes italiennes, l'occasion de la tenue du Congrès national des femmes en 1908, fait évoluer sa position en 1910. Elle décide de polémiquer dans sa propre famille socialiste réformiste et de reprendre pour la soutenir avec élan et conviction, la cause du suffrage féminin. Elle demande en 1910 tout en faisant écho à l’ article intitulé : « candidatures féminines » datant de 1892 : « Est-ce que les femmes ne seraient pas de gentils ornements dans les secteurs législatifs ? »

 (...) Contre les féministes bourgeoises En Italie, Anna Kuliscioff a sa place dans le panthéon des féministes pionnières de la première vague au point que le texte de sa conférence « Le Monopole de l'homme » a été érigé depuis, par le président de la république, Giorgio Napolitano, en tout premier Manifeste féministe italien. Pourtant, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle le mot : «féministe » ne désignait pas les femmes socialistes mais libérales, les suffragistes. Anna Kuliscioff se dissociait catégoriquement de ces féministes dites « bourgeoises » à cause de leur appartenance sociale à une élite de femmes « privilégiées » contrairement à la condition des ouvrières défavorisées.

Elle revendique des droits non pour une élite de femmes diplômées mais pour toutes les femmes. Comme entrée en matière de son article, « Le féminisme » en juin 1897, en réponse à l'article de C.E., de Vries publié dans Critica sociale, et afin d'expliquer les raisons non seulement des différences mais des antagonismes, entre « bourgeoises » et « prolétaires », elle introduit le commentaire qu’elle se propose de faire de cet article le « Féminisme » par un possessif qui recèle outre une valeur démonstrative une tonalité à la fois dépréciative et condescendante :

« Nos » féministes se plaignent de l'indifférence du parti socialiste face à la lutte pour une émancipation qui ne concerne pas qu’une seule classe mais la moitié du genre humain » . Elle circonscrit habilement le problème de la discrimination faite aux « travailleuses » par le fait qu’elles ne sont pas prises en compte dans la représentation des revendications des « féministes ». Il y a là un camouflet à l'encontre de la classe rivale qualifiée à l’international de « bourgeoise ». Elle suggère narquoise aux travailleuses de ne pas relever l'offense d’exclusion d’une poignée de femmes idéalistes qu’elle juge pitoyables à cause de leur ignorance du vécu de la classe ouvrière. Elle constate que si « l'union fait la force, le compte n'y est pas, car n'ayant aucun poids politique le nombre insignifiant des féministes s'élimine de lui-même ». . Elle en déduit qu'il ne faudra pas compter sur elles lorsqu'il s'agira de faire cause commune pour remporter des victoires. Au-delà d’une lutte des sexes il s’agit de la lutte des classes.

Or, le féminisme ne s'intéresse qu'à la question féminine dans sa globalité et de manière abstraite et non au renforcement du parti socialiste. Elle revendique que « les femmes ne se battent pas en tant que féministes mais en tant que membres d'un parti » et qu’elles oeuvrent à l'organisation du parti par l'élection de ses représentants. Elle exhorte à ne pas s’aliéner, mais au contraire à évoluer, à dépasser ce qu’elle qualifie d’amorphisme politique et d’apolitisme bourgeois. Leur non appartenance à la classe ouvrière démontre outre leur crédulité et leur immaturité politique infantile. En tant que médecin, elle diagnostique un très mauvais état général de la pensée féministe, «quasiment incurable, utopiste, anémiée, rachitique, nécessitant un traitement de fond ». Elle file la métaphore de la dégénérescence du féminisme : « pratiquement moribond » à cause d'une absence de programme concret qui puisse le rallier à un parti politique qui porterait leurs revendications. Les féministes se leurrent en voulant agir seules. Elle réaffirme que le parti politique est le seul vecteur possible pour porter leurs revendications au Parlement. Elle raisonne en tacticienne lorsqu'elle prétend se montrer ouvertement sceptique en ce qui concerne les performances féministes. Les féministes ne s'affilient pas au socialisme parce « Nos féministes se plaignent de l’indifférence du parti socialiste face à la lutte pour une émancipation qui ne concerne pas qu’une seule classe mais la moitié du genre humain. »

 (...)  Elle manifeste une opposition de principe au genre des « adversaires » féministes auxquelles elle ne fait aucune concession . En s'affichant désormais avec Filippo Turati chef du parti socialiste «gagnant » elle procède par l’élimination systématique de la classe rivale qu’elle considère d’ores et déjà perdante. La stratégie d'Anna Kuliscioff est d'avancer un premier argument afin de mieux en introduire un autre. Elle affirme donc d’abord que les féministes sont exclusives pour mieux exclure ensuite, toute velléité d'union possible avec elles. Ce qui ne l'empêche pas de prétendre ne parler qu'à partir des faits qu’en réalité elle construit. Elle décèle chez « les bourgeoises » un manque d'ambition politique, et surtout une « incapacité à créer un mouvement organique ». Elle ne les reconnaît que comme un « collectif béat d'illusoires unions pour la paix » , dont la naïveté se double d'un manque d'efficacité et de crédibilité . Elle marque les antagonismes en réinstaurant des rapports de sexe et de classe. Elle conteste leur usurpation d'identité de femmes : « au nom du sexe dont elle prennent le nom » pour conclure qu'elles ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles affichent. Son postulat de départ est que « la question de la femme a quelque chose à voir avec la zoophilie » ce qui sous entend qu’une union entre féministes et socialistes serait contre nature et caricaturale elle la réfute catégoriquement au nom des socialistes.

L'impératif de la lutte des classes l’oblige à user imperturbablement d'intransigeance envers les féministes. Elle ne peut y déroger sans trahir sa propre classe. Cependant elle reconnaît entrevoir dans le bill1483 du 3 février 1897 : « le petit réveil d'une minorité de femmes de la classe moyenne « bien que n'ayant que la valeur d'un symptôme, d'un malaise, du mal-être moral et économique profond ». Elle déclare se féliciter de cette tentative mais s'empresse de ne leur laisser entrevoir aucune association possible puisque socialisme et féminisme sont irrémédiablement, incompatibles. Ceci implique concrètement que l’affiliation au parti des prolétaires demeure incontournable afin de lutter de concert sous la même bannière socialiste. La position semble irréversible en dépit des convergences à trouver :e périodisation graduelle du féminisme d’A.K., d’abord de 1890 à 1903 distinction entre socialisme et féminisme, jusqu’à la loi sur la tutelle des femmes et des enfants, puis de 1907-1913 qu’elle appelle « le féminisme socialiste » d’A.K car note l’historienne : « elle s’émancipe progressivement ensuite de ces catégories sclérosantes. » Le bill du 3 février 1897, un projet de loi en faveur du vote des femmes contribuables et propriétaires fut adopté par le Parlement anglais en deuxième lecture avec une majorité de 71 voix. L’auteur de ce projet était le député Faithful Begg.

 (…) Elle commence par rappeler que au début du siècle le mouvement féministe anglais ne comprenait que des femmes de l’aristocratie ne réclamant que des droits à égalité avec les hommes ce qui leur permirent de diriger des institutions de bienfaisance. Au milieu du siècle en raison de l’évolution économique de l’Angleterre, les femmes des classes moyennes revendiquèrent à leur tour l’exercice de professions libérales mais les hommes étant exclus du vote en 1867, elles ne pouvaient prétendre à un droit que les hommes n’avaient pas encore. En 1885, les députés obtinrent que le droit de vote soit étendu aux prolétaires hommes et uniquement aux femmes de l’aristocratie. A.K., rappelle que le socialisme se réfère à un parti de classe et que les femmes ne se battent pas pour elles-mêmes comme celles de l’aristocratie mais pour le parti, c’est une question d'identité politique. Elle ajoute qu’elle trouve infantile l'attitude apolitique des féministes, se revendiquant en deçà et au delà de tous les partis et n'ayant aucune représentativité au Parlement si ce n’est celle des députés conservateurs qu’elles contribuent à faire élire.

Elle tourne en dérision les actions de ces groupes féministes qu’elle qualifie d’« inoffensives unions pour la paix ». Elle a la plume acerbe, vindicative et condescendante quand elle mentionne que : « le féminisme en Italie est encore embryonnaire n'exerçant aucune influence sur la vie politique et sociale » faisant fi des luttes des femmes pionnières héritières du Risorgimento. Elle réaffirme que de toutes façons : « socialisme et féminisme sont incompatibles » même si elle reconnaît que la lutte pour le suffrage universel leur est commune. Empruntant à la phraséologie de la propagande internationale elle demande aux féministes de « descendre dans l'arène des luttes politiques là où l'enchantement disparaît. » C'est une manière de leur reprocher leur manque de contact avec le terrain, en ne faisant pas de propagande concrète pour un parti. Elle définit la lutte des classes : « les femmes ne se battent pas en tant que féministes mais en tant qu'appartenant à des classes sociales et des partis politiques donnés ». Autrement dit ce sont les objectifs électoraux qui priment et non l'identité des propagandistes, elle n’en fait pas une affaire personnelle mais collective.

Elle indique que « les défenseurs des droits politiques des femmes au Parlement, ont toujours été des conservateurs, même si ce parti conservateur est dépendant des femmes qui sans être électrices déterminent l’élection. » Puis, elle détaille la composition des 3 associations féministes qui comptent sur la scène politique par ordre d’influence : la première, la Primrose league, la plus réactionnaire d’ un million d’adhérents hommes-femmes qui depuis 1851 qui fait des propositions de lois en faveur de l’égalité des femmes aisées, veuves ou célibataires. La deuxième, la Women’s liberal foundation . La Primrose League est proche des Tories et compte principalement des femmes. Cette ligue sert de modèle à la LPDF. » dépasse la Primrose league en nombre d’hommes et de femmes qui en 1892, signe des pétitions, organise des meetings contre le projet de la Primrose league pour concéder le vote actif1485 à 800. 000 femmes aisées. Enfin, la troisième, la Women’s franchise league, plus proche des socialistes donc politiquement plus faible, qui réclame le vote actif (électorat) et passif (éligibilité) pour toutes les femmes et le suffrage universel pour les deux sexe

 (...) Anna Kuliscioff précise qu'il s'agit : « d'un mouvement féministe d'autant plus évolué qu'il se compose de classes sociales qui s'emparent du pouvoir » et que « la lutte est tellement forte qu'elles en oublient leur sexe et ne se sentent plus que de la classe ou du parti où elles militent! ». Et c'est bien là où elle veut en venir, au fait que des femmes se battent en tant que classe pour un parti et non en tant que femmes pour concurrencer leur maris. Cependant, ces femmes suscitent aussi des craintes, car elles représentent un danger explicite : « que l'extension du vote s'étende d'un petit nombre de femmes aisées à toutes les femmes et que l'homme soit dominé par les femmes, bien qu’un autre lui rétorque que les femmes s'aligneront sur le parti des hommes ». Avec une arrogance non dissimulée Anna Kuliscioff poursuit : « alors, si les « bourgeoises » ne peuvent pas former un parti de lutte des droits des femmes il est impossible que cette cause devienne celle des ouvrières. »

 (…) « La différence capitale, c'est que pendant que les femmes de la classe moyenne, « à cause de la compétition », en sont encore à conquérir des professions monopolisées jusqu'à présent par le sexe masculin, l'ouvrière, elle, a déjà conquis le droit d'être exploitée, à égalité avec l'ouvrier. » Elle pose ainsi la différence entre les conquêtes et les luttes. Les unes ont gagné les autres doivent encore se battre pour survivre. Tout cela tend à démontrer que l'ouvrière non seulement est en avance en matière de lutte des classes parce qu'elle a déjà l'expérience de la lutte mais que les intérêts des deux classes n'ont rien en commun, au contraire s'opposent. Les « bourgeoises » ont un statut de privilégiées le statut de l'ouvrière est nettement moins confortable, compte tenu de la conjoncture économique : « Pour la femme « bourgeoise » il s'agit d'étendre du champ du travail, tandis que pour la femme ouvrière il s’agit de le restreindre ». D'autre part, elle les qualifie d'intéressées et d'égoïstes : « Les féministes bourgeoises dès qu'elles ont le libre exercice de leurs professions et des droits civils et politiques se trouvent face à une condition moralement et matériellement digne. »

TANT QUE LA FEMME SERA EXPLOITEE PAR LE CAPITALISME...

Elle suit sa ligne marxiste de lutte des classes en concluant par le slogan propagandiste que : « tant que la femme sera exploitée par le capitalisme […] son émancipation ne pourra advenir qu'avec celle du prolétariat masculin. » Elle exhorte donc à suivre le modèle de la lutte de l'Internationale des femmes socialistes : « Le socialisme ne triomphera pas sans les femmes […] ni sans effort pour diriger la propagande du prolétariat. » Pour consolider son propos comme à son habitude, elle l'étend à l'expérience internationale : « en Allemagne et en Autriche la participation des ouvrières à la lutte politique socialiste et leur conscience politique sont de très loin supérieures à celle des féministes. »

(...) Elle rappelle à Madame de Vries qu’elle possède toutes les caractéristiques des féministes «bourgeoises » dont elle fait le portrait sans concessions on pourrait même dire à charge. « Quant à l'égalité et la fraternité ce sont des mots qui resteront vides » c'est à dire que c'est une supercherie puisqu'ils ne s'adressent pas à toutes les classes sociales. Elle résiste au fait que les privilégiées veuillent encore plus de privilèges au détriment des ouvrières. Elle démontre et martèle encore, qu'elle n'est pas dupe et ne croit absolument pas à cette union précaire. (…) « Tout en étant des courants parallèles socialisme et féminisme ne feront jamais cause commune » […] « le vote pluriel du parti conservateur s'il est un pas vers l'égalité et la justice n'est qu'une arme de plus, au service du privilège de la classe bourgeoise ». Cependant tous les groupes féministes portaient déjà depuis vingt ans ce programme de revendications d’égalité salariale et d’égalité de suffrage. Une fois encore l’analyse de l’historienne Bortolotti confronte les points de vue en considérant que : « le leurre de A.K., vis-à-vis du parti tout puissant a été d’être convaincue qu’il admettrait l’égalité sociale entre les sexes et son erreur a été de repousser avec dédain l’avertissement de Anna Maria Mozzoni. » Lorsque A.K., ponctue son propos par cette phrase qu’elle affecte tout particulièrement : « peut être qu'à chaque chose malheur est bon », pragmatique elle semble vouloir tirer leçon des faits. Elle fait référence à ce qu'elle a dit dans la conférence précédente, « Prolétariat féminin », cinq ans auparavant, en souhaitant que les choses changent soit par la révolution sociale soit par la dictature du prolétariat. Ce qui équivaut à une prévision de disparition totale de la classe bourgeoise avec laquelle il ne sera même plus question de devoir ou pas s'unir puisqu'elle n'existera plus. Elle manifeste donc indirectement son souhait de disparition totale des féministes qualifiées de « bourgeoises » ce qui équivaut à une purge sociale radicale.

Dans cet article, « le féminisme » publié en 1897, Anna Kuliscioff expose ses arguments de manière très structurée, ce qui s'avère instructif concernant sa façon de concevoir sa prise de position vis-à-vis du féminisme. Sa propagande est très prolétarienne, comme celle de « Rosa Luxembourg qui revendiquait de ne pas s'occuper non plus de « féminisme », pas plus que Clara Zetkin sa grande amie, c'était la posture sectaire habituelle fin XIXème début XXème siècle (?) vis-àvis de celles qui n’étaient pas appelées par leur nom de féministes mais seulement par le qualificatif de « bourgeoises » car elles n’étaient censées lutter que pour leurs « intérêts de classe »

(…) Dans le panthéon de femmes russes, Anna Kuliscioff ne fait pas non plus partie des nihilistes russes radicales qui se sont suicidées telle Bardina, ni des résistantes de Sibérie qui se sont enfuies telle Clara Zetkin. Certaines sont mortes exécutées, ou restées très longtemps emprisonnées comme Vera Figner par exemple. Anna Kuliscioff reste l’« exception ». Vera Zassoulich et Anna Kuliscioff provenaient de milieux aisés mais si on se replace dans ce contexte précis de lutte contre les féministes qu'elles « haïssaient » il y a amalgame lorsqu’on les qualifie de féministes. Les nihilistes refusaient d’ être considérées comme des femmes « bourgeoises » mais comme des « femmes « nouvelles » luttant pour des droits à égalité avec les travailleurs, bâtisseurs d'une société autre, pas spécialement de femmes ». En déconstruisant le prétendu « féminisme » d'Anna Kuliscioff, on perçoit mieux toutes ses facettes. . Cela peut apparaître comme relevant des « contradictions » sur lesquelles ni l'historienne Maria Casalini ni l'historien Vigezzi ne voulaient s'attarder . Est-ce que c’est à cause de l’insistance d’A.K., s’adressant à madame de Vries qui met en relief le clivage trop prononcé entre ouvrières et bourgeoises ennemies à abattre qui explique que ce texte n’a pas souvent été mis en relief ? On mesure en le lisant combien à ce moment là le qualificatif de «féministe » n'est ni celui qui convient, ni le mot adéquat la concernant. Elle revendique d’être avant tout une « cheville ouvrière », une « prolétaire », « un instrument de base » du parti comme son pseudonyme l’indique.2 Est-ce que n’être qu’un rouage dans la machine que représente le parti lui importe davantage parce que cela a plus de valeur sociale que la référence aux « parasitisme social des femmes « oisives », bien que militantes pour leurs droits et par extension pour les droits de toutes les femmes. Finalement être qualifiée de « féministe » était injurieux. L'acception de ce terme de « féministe » en opposition à « prolétaire » demande encore à être questionné dans ses usages. Toujours du côté des plus désavantagées, des plus asservies, fidèle en cela à la révolutionnaire nihiliste narodnik populiste russe à laquelle s'ajoute l'anarchiste propagandiste qui pourtant va devenir socialiste réformiste. Autant percevoir un féminisme d'Anna Kuliscioff croisant différents courants, des féminismes à l'intersection des différents socialismes pour l'identifier et c'est ce qui a été fait cependant, elle est moins lisse qu'il n'y paraît.

Dans les arguments qu'elle oppose à madame de Vries, son refus des privilèges de classe, de sexe, de race apparaît clairement en phase avec la conception marxiste. Le rapport exclusif au monde «ouvrier » est illustré, souligné par l'engagement auprès des ouvrières des rizières du Pô, surnommées les mondine. On peut admettre que ne pas se revendiquer « féministe » est pour Anna Kuliscioff, la meilleure façon d'être au plus près de la condition des ouvrières et des intérêts de la classe ouvrière. En somme, plus proche de celles définies non pas comme les nanties mais comme les parias du Capital. Dans ce contexte il s'agirait, la concernant, de position antiféministe. C’est toujours Bortolotti qui poussera très loin l’analyse concernant les conséquences de cette prise de position lui apparaissant avant tout antidémocrate. En effet elle rappelle que : « au début du siècle la démocratie commence toujours par être qualifiée de bourgeoise. » et poursuit en estimant que : « ce n’est pas un hasard si Terruzzi1 et Sarfatti finissent mussoliniennes1508 » et que : « ce n’est pas non plus étonnant que ce qu’il manque à ces élèves de Kuliscioff c’est le sens fort de la démocratie (bourgeoise ou pas), la conscience de ce que cela avait coûté pour l’obtenir, ne serait-ce que par principe. » (?)

Anna Kuliscioff et l'antiféminisme

 (..) Elle reste sceptique, émet des réserves quant à la manière de traiter la question du travail des femmes, de leur indépendance économique et de l’égalité des salaires. Attendu que le principal problème, celui de la non reconnaissance de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes n'a précisément pas été abordé. Elle réitère sa demande inchangée celle d’ inclure dans les luttes économiques et politiques du pays, les travailleuses italiennes absentes à ce Congrès de Rome. Elle ne désespère pas qu'un autre congrès qui s'ouvre à Milan puisse évoquer ce problème au cours d’ateliers pratiques des femmes. (…) Elle devient caustique en concluant que : «Heureusement que les partis socialistes autres que le parti italien ( tiède ), luttent, pour la conquête de cette arme suprême d'émancipation, en d'autres temps ils ont lutté sur les barricades au moment de la Révolution. » Elle mentionne que le congrès a posé la question du vote des femmes mais qu'aucun plan d'action n'a été envisagé, par contre on a décidé de préparer les femmes au droit de vote. Ce qui en dit long sur la maturité qui leur est niée. Il s’agit encore d’un constat de sexisme de discrimination, d’inégalité qui révèle la condescendance dans l’exigence d’une préparation des femmes au droit de vote . Il ne lui reste que l’allusion moqueuse quand elle écrit que le congrès a donc espéré une gracieuse concession de la part du Parlement masculin. Elle conclut sous forme d’interrogation : est-ce que le suffrage pourra longtemps être refusé aux femmes alors que désormais l'oppression est égale, le travail est égal, le besoin est égal et le droit est égal?

 (…) elle met en garde contre l'exclusion des prolétaires, car elle prévoit que « les bourgeoises dicteront leur loi et domineront, ce seront des rapports de force non anticipés ». Elle souligne que : « Ce n'est qu'au moment où le vote descendra parmi nous, des salons sur la place des travailleuses et que les suffragettes bafouées, démentant alors les éloges de superficialité que le professeur Andriulli leur avait adressées, exprimeront ce « grain de folie » qu'une Giacinta Martini estimait nécessaire aux conquêtes les plus ardues et que la cause du suffrage universel -qui ne sera peut être pas que féminin- sera proche du triomphe ». Elle jubile visiblement à l'idée que cette victoire soit remportée par les femmes et que les croyances en une impossibilité d'accéder à la représentativité politique arrive à ébranler les fondements des préjugés sexistes du professeur Andriulli : « Oh! Comment est-ce que le professeur Andriulli se sentirait-il, lui qui envisage dans un avenir lointain, la possibilité de concéder au sexe rival le vote administratif comme lot de consolation, si un beau jour justement les femmes obtenaient l'universalité de l'un ou de l'autre suffrage ?». Elle remet en question la légitimité de l'appellation universalité du suffrage si elle ne comprend que le sexe masculin. Les femmes de la classe ouvrière revendiquent pour toutes, les droits et non des privilèges dont une seule élite bénéficie. Ce qui signifie qu'elles veulent pour la catégorie des femmes ouvrières et des enfants de leur classe des droits et une réglementation à l'identique. Cette question des femmes est prioritaire pour Anna Kuliscioff même si le droit de vote précédemment lui été apparu secondaire et que paradoxalement elle soit popularisée prioritairement comme féministe ayant lutté de toute éternité en faveur du droit de vote, ce qui est inexact mais racoleur . C’est en 1908, qu'elle s’est ralliée sur ordre du parti à la lutte pro suffrage. Elle change d'approche politique, se rend compte qu'on ne peut faire abstraction de la question des femmes en soi, elle suit en cela le mot d'ordre international qui la somme de rejoindre la lutte pour le suffrage des femmes. Il y a concurrence et sectarisme entre les deux groupes de femmes les ouvrières et les bourgeoises, des antagonismes de classe. Concernant leur existence au sein du parti e l'italien, elle demande : est-ce que les femmes ne se sont (elles) pas autant leurrées qu'elles sont des leurres ? Dans la célèbre conférence de 1892, intitulée « Prolétariat féminin » , elle interroge : « mais qu'a fait le parti socialiste de plus que les prêtres pour les femmes ? Le parti socialiste qui prétendait que les femmes étaient trop près des prêtres et qu'elles voteraient sous l'influence des conservateurs, les redoute ». Cela s'apparente à une conclusion sous forme de bilan. Est-ce que c’est une prise de conscience d'avoir cédé à l'instrumentalisation de son propre sexe par la propagande du parti de masse ? Est-ce qu’elle prend conscience tout à coup d'avoir été instrumentée ?

 (…) Le parti pris d'Anna Kuliscioff, c’est la lutte aux côtés des syndicalistes, des ouvrières, des employées , des couturières Son opposition virulente aux féministes « bourgeoises » appartenant à la classe de l'élite sociale favorisée est due aux conditions économiques des ouvrières. Cela lui apparaît comme une injustice qu'elle a expérimentée. En tant que nihiliste, elle milite dès le début contre le patriarcat en rejetant les rapports de soumission d'une classe supérieure. Elle précise que ce n'est pas pour « les bourgeoises » qu'elle entend lutter, parce qu'elle rejette leur idéologie . C'est au nom du rapport entre lutte des classes et féminisme qu'en 1911, elle adresse une « réponse aux féministes bourgeoises ». Ses arguments sont ceux de l'Internationale socialiste des femmes, et concernent le suffrage des femmes. Elle souligne qu'il y a une différence entre les femmes socialistes, prolétaires et les femmes de la classe rivale, qui confondent intérêts de sexe et de classe. Elle se réjouit poliment de la volonté d'ouverture à « toutes les femmes » mais elle décline l'invitation à se rendre à une quelconque manifestation donnée en leur faveur, car il n'y a pas pour elle de compatibilité possible entre les deux classes opposées. Ce n'est pas la classe des femmes, ni la classe des sexes mais celle des travailleuses qui est la classe sociale du prolétariat. Anna Kuliscioff les qualifie d’ adversaires naturelles.

(…) d'adversaires illustre non seulement les rivalités et les divergences dans le rapport de deux classes distinctes, qu'un même sexe ne suffit pas à rassembler, mais aussi la lutte pour le pouvoir du prolétariat contre la bourgeoisie. La perspective d'aider les « bourgeoises » à être élues desservirait les intérêts du prolétariat. Autrement dit, aucune trahison n'est possible pour la classe des prolétaires, sexe ou pas sexe « bourgeois », il s'agit de toute la classe prolétaire qui n'a pas la dénomination de sexe mais de travail. Le dénominateur commun, ce n'est pas le sexe mais la classe sociale, donc faire accéder les « bourgeoises » à la représentation politique desservirait les ouvrières, serait contre productif parce qu'elles les domineraient. Anna Kuliscioff ne perd jamais de vue l'intérêt du parti de classe et cherche à faire adhérer au parti avant tout. D’une part, on ne peut s'empêcher d'entrevoir une préférence pour la récupération des femmes de la classe ouvrière au service de la propagande pour le parti du prolétariat et non l'inverse. D'autre part, plus on avance dans la traduction de ses textes et plus on remarque qu'elle brasse toujours les mêmes thèmes de propagande, avec style mais aussi de façon rébarbative. Quelle est sa conviction dans ce qui s'apparente à un catéchisme révolutionnaire ? : « J'ai lu la convocation au congrès de Turin pour le suffrage des femmes […] en tant que femme je me réjouis du réveil féminin de toutes les classes sociales, en faveur des droits politiques de toutes les femmes ». On peut remarquer qu'elle commence toujours par féliciter chaque fois qu'est portée à sa connaissance la moindre manifestation en faveur des femmes. Néanmoins, elle reprécise que : « en tant que socialiste, je ne souscrirai pas à l'affirmation de votre circulaire...(...) « Je pourrais considérer la question du droit des femmes comme une question extérieure et au dessus des classes et des partis politiques, si j'acceptais de faire partie de votre comité, j'accepterais implicitement la concession confuse qui considérerait le mouvement des femmes c'est-à-dire une masse indistincte comme une question de sexe. » Elle martèle à nouveau que ce n'est pas le sexe1574 qui intéresse le parti mais l'adhésion à la classe des travailleurs afin qu’elle soit une force représentative du parti politique porteur du programme socialiste. Dans le rapport qui s’instaure entre les ouvriers et les ouvrières le sexe n'est pour elle qu’une catégorie de genre définie comme une construction sociale dans le rapport au travail. Elle ne déroge pas, reste sur ses positions radicales conformes à ce qu'elle a toujours prétendu, c'est à dire se dissocier de la classe des sexuées trop conformes à des codifications « bourgeoises » qu'elle réfute depuis son allée dans le peuple. C'est une manière révolutionnaire d'être une nihiliste du sexe. Ce refus d'identité sexuée est avant-gardiste et révolutionnaire c’est en ce sens qu’ elle est une féministe nihiliste qui s’ignore.(?)

(…) Dans la suite de la lettre explicative, adressée à Linda Malnati et à Margarita Sarfatti elle différencie nominalement les socialistes des féministes en argumentant : « Et j'adhérerais au vote limité, à la loi de la gradualité, mais, nous, socialistes nous ne pouvons faire nôtre le programme des féministes et notre groupe parlementaire s'insurgerait unanimement, si un gouvernement nous proposait une réforme qui équivaudrait à armer du vote pluriel les adversaires naturels du prolétariat ». On peut observer que dorénavant elle les nomme chaque fois : « adversaires naturels » et non ennemi.e.s. Le terme indique les rivalités et les divergences dans le rapport de deux classes distinctes qu'un même sexe ne suffit pas à rassembler. Un autre leitmotiv, c'est de « ne pas trahir », ne pas abandonner la classe prolétaire (sexe ou pas sexe), elle affirme à l’envi que le dénominateur commun n'est pas le sexe mais la classe sociale dans l’ intérêt du prolétariat. Autrement dit, convaincre la classe des « bourgeoises » de représenter les ouvrières, nuirait surtout aux objectifs électoraux du parti socialiste.


(…) En 1913 A.K., a 60 ans elle apparaît comme très loin de toute manifestation publique et ne participe plus aux événements non par choix délibéré mais parce qu'elle n'est plus autant sollicitée. Pourtant c'est aussi parce qu'elle ne déroge pas de ses positions en dépit du mot d'ordre d'union de Clara Zetkin et de l'Internationale des femmes. Dans la lettre envoyée à Argentina Altobelli depuis Milan, le 16 septembre 1913, concernant la participation au congrès féministe de Rome elle décline l'invitation et s'en explique : « même si on n'a pas jugé bon de m'inviter […] mon opuscule sortira pour le 20 et il serait souhaitable que quelqu'un le vende à ce congrès. » Elle s’adresse à la première dirigeante syndicale de la Federterra, afin qu’ elle veuille bien diffuser pendant le congrès auquel par principe, elle n’assistera pas, son opuscule intitulé : « Le vote des femmes » Cette brochure atteste qu'Anna Kuliscioff vise uniquement la diffusion de la propagande pour le parti socialiste dans le cercle des participantes au Congrès de Rome. C'est donc une stratégie. Elle suit scrupuleusement la ligne du parti, c'est-à-dire le diktat du Parti en matière de propagande. Elle exécute et diffuse comme tous les propagandistes internationalistes, consciente de la propagande immense qu'il faut pour emmener le parti au pouvoir. L'enjeu toujours le même étant que les socialistes gouvernent. La collaboration avec les hommes socialistes s'impose aussi pour qu'ils représentent tous les socialistes dans les institutions. Il convient donc de déconstruire la légende d’une Anna Kuliscioff, « féministe exceptionnelle ». Qu'est-ce que l’on entend par exceptionnalité ? Est-ce au sens d'extra ordinaire, d'inhabituelle . Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas définie d’emblée comme propagandiste transnationale, diffuseuse de Die frau d’August Bebel qui à ce titre agit en synergie avec les socialistes des autres pays ? A trop l'individualiser on l'isole et on la fige. Estimer qu'Anna Kuliscioff est féministe ne relève-t-il pas du contresens historique ou d'idées reçues sur le féminisme . Le Monopole de l’homme (sa brochure) qui peut être considéré comme l'ébauche générale de tout ce qu'elle revendique, il n'est en fait que la synthèse remaniée des notes qu’elle a prises dans l'ouvrage de Bebel, même si elle y ajoute un appareil de commentaires plus personnels pour rendre le texte de la conférence plus accessible. Elle fera de même pour la propagande dans l’opuscule intitulé « Aux femmes italiennes » en 1897, puis par la conférence intitulée « prolétariat féminin et parti socialiste » en 1910,.

Ce sont des documents qui développent non pas la question du féminisme mais la question des femmes travailleuses et du socialisme à partir du point de vue situé marxiste d'Anna Kuliscioff. Ils forment un tout, ils s'agencent et la lettre montre bien que même si elle en avait envie, elle ne déroge pas au diktat. Elle souligne : « mon opinion sur la participation au congrès féministe de Rome est toujours la même, je ne crois ni utile, ni possible un rapprochement entre l'action féministe et l'action prolétaire solidaire et les raisons vous les connaissez déjà par les nombreux articles où j'ai démontré l'incompatibilité des deux mouvements ». Elle ne sait pas si Linda Malnati et Margherita Sarfatti ne seront pas tentées d'intervenir au congrès, et s’empresse d’ajouter péremptoire : « moi je n'y serais même pas allée ». Elle précise que : « en réponse à leur invitation à Turin, il y a 2 ans (1911), je leur ai dit que je ne considère pas le vote féminin. . Est-ce qu'être marxiste empêche d'être féministe ? Ou bien est-ce que par dérivation le féminisme « bourgeois » s'assimile à une classe honnie avec laquelle aucun compromis n'est envisageable ? Il n'est plus question de féminisme mais bien de luttes et de rapports de classe. N'est-ce pas une illustration d'un sectarisme, au delà des classes sociales, dans la convergence des luttes, d'un refus obstiné d'association à la classe « bourgeoise » (?). Est-ce qu'Anna Kuliscioff est pour le nivellement, au moyen de la lutte des classes, de féministes en socialistes ? Est-ce que cela correspond au rejet du féminisme de la différence? Elle passe sa vie, comme beaucoup d'autres femmes de la même génération, à oeuvrer à l'organisation de changements sociétaux, d'acquisitions de droits, de réglementations du travail pour les femmes et les enfants dans leurs revendications citoyennes. Elle a le profil d'une féministe par les faits (?) elle se manifeste, se met en mouvement, se scandalise, se rebelle revendique des droits. Est-ce que pour autant elle conteste la définition même de « féministe» en ayant passé sa vie à décréter qu'elle n'en était pas une ? Elle réfute l’appartenance au féminisme bourgeois. Est-ce que les bourgeoises auraient le monopole du féminisme ? Est-ce que le fait d’ être considérées comme une une « transfuge » par les marxistes lui poserait problème ? Est-ce à dire que c’est en prônant une forme d’antiféminisme qu’elle distille sa « haine de classe » à son insu, par idéologie ? C’est en ces termes qu’est formulé le rapport du préfet de police en 1899 . Par ailleurs, Marina Addis Saba trouve pénible l’attitude surplombante et le ton caustique et méprisant qu’elle emploie.

 A-t-elle vraiment renié ses premiers combats en suivant son amant réformiste Turati ?

Anna Kuliscioff devient pour ses biographes la figure éponyme de la lutte des femmes pour leurs droits. La propagande qui a été faite à son sujet l'a propulsée sur la scène médiatique en féministe et suffragiste pionnière de la première heure. Or, on le voit, il s’agit d’une figure construite de toutes pièces. En effet, Anna Kuliscioff n'est pas la cheffe de file des suffragistes, pas plus que des féministes, elle les a rejointes tardivement et sur le mot d'ordre d’union du mouvement international des femmes. C'est une tendance récurrente que de l'isoler pour en faire une égérie brandie en guise de drapeau socialiste. Or, Anna Kuliscioff n'est qu'un rouage, les luttes sont pensées, réfléchies à plusieurs, menées en groupe et non en solitaire. Des conférences et des articles de presse convergent vers ce but de propagande pro suffrage. Le droit de vote ne provient pas tout droit du salon d'Anna Kuliscioff. Il y a d’abord des propositions qui sont faites afin d'être adoptées ensuite en congrès, au moyen de motions qui remportent ou pas, l'adhésion. Anna Kuliscioff partage avec Clara Zetkin et August Bebel avant 1906, la crainte voire la réticence des socialistes au sujet d'un vote conservateur des femmes. Dans un article de Critica sociale : « Candidatures féminines » 1891, paru le 1 juin 1892, elle explique que sous l'influence d’August Bebel certes, « Le Faisceau des travailleurs, premier partisan de la lutte des classes, prône les identités d'intérêts, des ouvriers, des ouvrières », mais, elle expose les raisons pour lesquelles cette candidature lui apparaît comme une énigme puisque les ouvriers ne voteront jamais pour une femme. Elle l’avait déjà écrit à Andrea Costa, selon elle : « cette candidature est hasardeuse parce qu’elle manque de préparation », c’est une erreur de stratégie politique. Elle appréhende « la question des femmes, non comme un antagonisme de sexe mais, comme une question sociale parce que la suppression des classes dans la révolution prolétaire mettra fin à l’exclusion des femmes ».

 

(…) A.K., explique la raison économique qui oblige à se différencier des luttes des féministes bourgeoises. Ces dernières aspirent à être des citoyennes comme l’écrit Annarita Buttafuoco, en demandant le droit de vote et l’éligibilité comme droits neutres tout en refusant de nier la différence sexuelle : « afin d’être assimilées au citoyen neutre ou pire, au modèle masculin », elles revendiquent la différence dans l’égalité des droits, le droit à une sociabilité dans une société de «progrès » 1894 . Anna Kuliscioff martèle que : « dans le prolétariat s’éveille une conscience «nouvelle », celle de son triomphe en tant que classe, bien difficile sans la coopération des femmes» 1895. Elle exhorte à changer d'abord, les rapports de sexe avant de penser ensuite à pouvoir aller voter. Elle recommande que : « l'ouvrier cesse de traiter la femme avec le mépris olympien avec lequel le capitaliste le traite, qu'il cesse de la considérer comme une ennemie » mais, au contraire « qu'il l'arme, qu'il en fasse son lieutenant son aide, sa compagne, en un rien de temps ses forces et celles du mouvement en seront décuplées » . Toujours, selon l’historienne Annarita Buttafuoco : « Le projet de Kuliscioff comme celui de l’Union féminine avait pour ambition la création de la nouvelle ouvrière en dépit du retard du prolétariat féminin attribué à son immaturité. L’une avait pour objectif, avec le mouvement ouvrier et en particulier avec le mouvement socialiste , l’avènement de la conscience des travailleuses, l’autre, à une éducation mutuelle qui aurait profité aux ouvrières comme aux « bourgeoises » . Anna Kuliscioff adhère à l’idée d’une candidature des femmes aux conseils d’administration qui du reste, provient de la requête assidue des associations féminines, dès 1893



(…) « Toutes ces femmes qui chaque jour, entrent dans la lutte économique non plus au bras d'un homme mais seules, femmes, de plus en plus seules [...] celles-là sentiront petit à petit le besoin de s'organiser […] et puis de s'occuper elles-mêmes de leurs propres intérêts. » . En prétextant user d’un : « bavardage nécessaire, afin que vous continuiez à nous donner votre contribution d'énergie et de dialectique. Ce sera du féminisme plus efficace que tous les ordres du jour du congrès de Rome » (1908). » Avec de tels propos il ne fait que traduire les arguments masculins du parti socialiste continuant d’exclure les femmes du travail, du vote, de l’égalité des salaires, de la citoyenneté, se contentant d’opposer à la demande d’inclusion des femmes, un « pas pour l'instant ». Dans ce qui a été intitulé, « la polémique en famille », Filippo Turati et le parti socialiste continuent à s’opposer au vote des femmes. Pour Anna Kuliscioff et l’Internationale, la nouvelle revendication en faveur de l’obtention du vote des femmes permettrait d’apporter de nouvelles voix au parti socialiste et de faire passer d'autres réformes.

L'UNION FAIT LA FORCE

(…) En 1911, Argentina Altobelli au XIIème congrès national du parti socialiste italien de Modène, présente l'ordre du jour rédigé par Anna Kuliscioff : « Suffrage universel et prolétariat féminin ». En 1913, Kuliscioff, dans sa lettre à Altobelli explicite le but pragmatique poursuivi en s’associant aux féministes bourgeoises : « lutter sous la même bannière, sur la forme mais pas sur le fond, jamais les intérêts des femmes prolétaires ne seront les mêmes que ceux des bourgeoises suffragistes ». La fin justifiait ô combien les moyens ! Tout comme s’associer aux démocrates pour utiliser leurs réseaux afin de diffuser la propagande en était un autre. S’y ajoutait le fait de parier sur Giolitti qui savait utiliser le moment en politique. Autrement dit nécessité de profiter de l’opportunité pour agir en fonction des intérêts du parti de classe. La propagande d’Anna Kuliscioff ne visait que ce but.

 (…) C'est désormais le seul pouvoir qu'il lui reste, celui d'être ce que la légende a fait d'elle, une subversive, transgressive en lutte contre l'ordre socialiste ronronnant. La citoyenneté qu'elle demande pour toutes les femmes, sans restriction de classe, est le nouveau combat auquel elle adhère. Elle s'insurge radicalement car le parti socialiste italien n'est pas le parti qu'elle attendait, ce parti démocratique est bourgeois n'est pas le parti de la classe ouvrière. Anna Kuliscioff ne se reconnaît pas, et pour cause, elle n'y est pas représentée, et surtout elle n’a plus aucun rôle, elle redevient invisible, mineure, une fois que les réélections ont eu lieu, le parti n'a plus besoin des femmes. Pour Anna Kuliscioff : « les contradictions des socialistes sont telles que leur logique peut être expliquée aux enfants! ». Ce qu'elle entend par contradictions c'est la distance entre la ligne marxiste et les actes, c'est-à-dire le vote de réformes. Entre le but et les moyens, entre la doctrine et les réformes, l’écart se creuse au point de devenir un fossé entre les dirigeants et les travailleurs et travailleuses. Une fois encore, elle retranscrit la revendication et les mots d'ordre internationaux décidés en Congrès.

Elle martèle à présent qu’il faut « s'unir » aux autres féministes afin de faire nombre, et pression pour obtenir le suffrage « universel ». Est-ce que Anna Kuliscioff est prête à tous les revirements et opportunismes s'ils doivent servir à intégrer les femmes prolétaires dans l'organisation socialiste ? Sans droit de vote, en tant que femme, le seul droit qu’il lui reste, c'est d'être instrumentalisée pour exister en politique. Que ce soit pour servir « à », servir « de », servir « pour », il n'est question que de fonction utilitaire et de service au parti. Il n’y a pas de reconnaissance de celles qui réclament le droit d'exprimer démocratiquement un avis de femme en tant que sujet. Finalement, elle consent encore à n'être utilisée qu'en tant qu'instrument de propagande du parti socialiste. (…) faisant allusion à la critique suscitée par la loi Carcano elle conclut: « cette émancipation de sexe ne modifie pas mais peut, au contraire, renforcer les fondements de l'actuelle société économique capitaliste : la propriété privée et l'exploitation de classe. La preuve en est la pétition qui au nom de la liberté féminine protestait contre la législation qui défendait la femme travailleuse »... Suffragistes et/ou suffragettes Suffragistes ou suffragettes ? Anna Kuliscioff marque la différence dans ses articles et conférences. Les suffragettes ont une réputation qui s'apparente à celle des nihilistes associées à la radicalité d’un Comité exécutif. Quant au suffragisme, il concerne l'accès des femmes au suffrage universel. Il s’agit la plupart du temps du suffrage restreint celui d’une élite...

(…) D’une part, s’il est inexact de la qualifier de féministe parce qu'elle ne s'est jamais reconnue dans cette appellation et l'a farouchement combattue, elle ne se renie pas. D'autre part, si la caractérisation de féministe scandaleuse est associée à suffragette, et si elle même assimilée à féministe, suffragiste est dépréciatif car il revient à réclamer le droit de vote pour les femmes sans déclencher de scandales. Le suffrage partiel, ou restreint, n'est accordé qu'à une certaine catégorie de citoyens et le suffrage universel l'est sans distinction, c'est là toute la différence. Est-ce que la suffragiste revendiquant le droit de suffrage est conservatrice? Est-ce que l’obtention du droit de vote peut constituer l'objectif d'un programme pour l’égalité des droits dans tous les domaines ? Le scandale fait vendre, on en achète un bout!

« La fascination exercée par « la russe aux cheveux d'or » et l'autorité morale et intellectuelle de Madame Anna, nous la trouvons exprimée dans la nécrologie pathétique écrite en décembre, par Alessandro Schiavi, (1872-1965) proche collaborateur et biographe dévoué du couple Turati-Kuliscioff « 

Georges Haupt

NOTES

1 L'historienne Maria Casalini évoque même une scène où Marx est supposé n'être pas resté indifférent à la vue de « la belle blonde » aperçue à la bibliothèque du British Museum à Londres. Les relations sont rapportées et retenues sous l'angle sentimental : la jalousie de Kropotkine ou celle de Costa, le soi disant « coup de foudre » du chef de la police qui la laisse s’enfuir, « l'amour fou » de Carlo Cafiero jusqu'au suicide, le trouble prétendu de Marx et de tous ceux qui sont restés impressionnés par sa beauté légendaire

2...après avoir passé la frontière elle prend le pseudonyme de Kuliscioff, avec le suffixe masculin « ioff» qui signifie : « manuelle, ouvrière, prolétaire, instrument, outil », et son identité devient celle d'une prolétaire anonyme. Elle prend dans l'exil l'anonymat de n'importe quel agent de propagation marxiste