"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

lundi 3 février 2025

POURQUOI LA REVOLUTION EST INELUCTABLE ? (suite 3)


 POURQUOI LA REVOLUTION EST INELUCTABLE ?

Le caractère inéluctable du communisme

 Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

par Paul Mattick (1936)

traduction Jean-Pierre Laffitte

(mais pas forcément victorieuse)

IX

 En résumé, nous pouvons dire du livre de Hook qu’il doit sans aucun doute être considéré comme une avancée par rapport au marxisme jusqu’ici embryonnaire aux États-Unis. Il est parfaitement adapté pour servir de point de départ à une discussion nouvelle et très nécessaire afin de construire le contenu du nouveau mouvement ouvrier actuellement en cours de formation. À l'opposé de l'“orthodoxie” de l'école kautskienne, Hook fait ressortir à juste titre l'élément actif comme l'élément essentiel du marxisme. Mais quant à ce qu'est réellement la conscience révolutionnaire, à laquelle tout le livre est consacré, Hook ne peut l'expliquer qu'à la manière kautskienne. Pour Hook aussi, la conscience de classe, malgré tous ses efforts pour prouver le contraire, n'est absolument rien d'autre qu'une idéologie. Chez Marx, à l’inverse, l'existence du prolétariat est en même temps l'existence de la conscience de classe révolutionnaire prolétarienne, car, à partir de ses besoins sociaux, le prolétariat ne peut et ne doit agir qu'en accord avec le marxisme, alors que pour Hook cette conscience qui est déjà devenue idéologie, c'est-à-dire que le parti est le point central de sa conception de la révolution. Il abandonne ainsi son propre point de départ, celui du tout dialectique, et il retombe, même contre son gré, dans l'idéalisme. Certes, Hook emboîte le pas à Lénine pour s’éloigner de l'“orthodoxie” de l'école kautskienne, mais pour s'arrêter net avec la nouvelle édition de l'“orthodoxie”. Il faut cependant achever le demi-pas effectué par Lénine. Ce qui était d'abord nécessaire pour cela, c’était l'effondrement politique de la Troisième Internationale. Mais recourir de nouveau, comme le fait Hook, à la position déjà dépassée historiquement de Lénine, c'est s'arrêter à mi-chemin. Après tout, comme l'a si bien exprimé Karl Korsch dans son livre Marxism and Philosophy : 

« Dans les discussions fondamentales concernant la position globale du marxisme actuel, dans toutes les grandes questions décisives, la vieille orthodoxie marxiste de Karl Kautsky et la nouvelle orthodoxie du marxisme russe ou léniniste, malgré toutes les querelles secondaires et passagères, se trouveront d’un côté, et toutes les tendances critiques et progressistes de la théorie du mouvement ouvrier actuel se trouveront de l’autre côté. ».

X

« Le marxisme orthodoxe », écrit Georg Lukács dans son livre Geschichte und Klassenbewusstsein (et nous pensons qu’il a raison), « ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l'exégèse d'un livre “sacré”. L'orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode. Elle implique la conviction scientifique qu'avec le marxisme dialectique a été trouvée la méthode de recherche juste, que cette méthode ne peut être développée, perfectionnée et approfondie, que dans le sens de ses fondateurs ; mais que toutes les tentatives pour la dépasser ou l'“améliorer” n'ont conduit qu'à la trivialiser, à en faire un éclectisme – et devaient nécessairement conduire à cela… ». Mais bien que les résultats obtenus au moyen de la méthode marxiste puissent être appréciés de manière tout à fait différente, la plupart des interprètes s'appuient presque exclusivement, comme ils l'affirment eux-mêmes, sur le matérialisme dialectique. La méthode est souvent subordonnée aux interprétations, tout comme un outil peut être utilisé différemment par différentes personnes à des fins différentes. Et c’est ainsi que naît une tendance réelle, comme l’illustre Herman Simpson5, à désigner la méthode dialectique comme « un outil pour les géants », qui peut être mieux manié par une personne et moins bien par une autre, et ces circonstances sont considérées comme indiquant sa grandeur révolutionnaire. Mais cette attitude “respectueuse” ne tient pas compte du fait que la méthode dialectique n’est que le mouvement réel, concret, adopté et partiellement déterminé par la conscience. Le processus en cours a été compris et c’est en raison de cette compréhension que l’on intervient dans ce processus.

Le rôle de la conscience s'accroît avec le développement général de l'humanité. Mais, à un stade élevé du développement, les rapports capitalistes de production entravent le développement ultérieur des forces productives et entravent également la pleine application des facteurs conscients dans le processus social. Et pourtant, la conscience doit finalement s'affirmer et, dans ces conditions, elle ne peut le faire qu'en se concrétisant. Les hommes font par nécessité ce qu'ils feraient de leur propre volonté dans des rapports de liberté. Si les forces productives (si elles sont limitées par les rapports de production) s'affirment de manière éruptive, par des voies révolutionnaires, la conscience elle aussi fait de même. Le matérialisme dialectique n'oppose pas l'évolution et la révolution sans percevoir en même temps leur unité. Toute évolution se transforme en révolution, et toutes les révolutions ont des phases évolutives. Que la conscience puisse se manifester de diverses manières est donc tout à fait naturel pour le marxisme. Ce que l'on appelle conscience dans les périodes de développement pacifique n'a rien à voir avec la conscience de classe dont sont pourvues les masses dans les époques révolutionnaires, bien que l'une conditionne l'autre et que l'on ne puisse pas séparer les deux sans percevoir en même temps leur unité.

De même que les relations d'échange dans le capitalisme, bien que n'étant qu'une relation entre des personnes et non pas une chose palpable, remplissent des fonctions tout à fait concrètes, c'est-à-dire s'objectivent, de même maintenant, dans la situation révolutionnaire, l'alternative (tout à fait réaliste pour la grande masse des êtres humains) Communisme ou Barbarie devient une pratique active, comme si cette activité surgissait directement de la conscience. Si les rapports peuvent devenir objectivés (verdinglicht) et prendre une forme palpable, de même, inversement, les choses peuvent se transformer en rapports. La situation réaliste devient un rapport révolutionnaire qui, en tant que tel, imprègne et anime les masses, bien qu'elles ne comprennent pas intellectuellement toute la chaîne des événements. « Im Anfang war die Tat ! » (Au commencement était l’action). L’insurrection de masse, sans laquelle un renversement révolutionnaire est impossible, ne peut pas se développer à partir de la “conscience intellectuelle” : les rapports de vie capitalistes excluent cette possibilité, car la conscience n’est finalement, après tout, que la conscience de la pratique existante. Les masses ne peuvent pas être “éduquées” pour devenir des révolutionnaires conscients ; et pourtant la nécessité matérielle de leur existence les contraint à agir comme si elles avaient reçu véritablement une éducation révolutionnaire : elles deviennent “conscientes de l’action”. Leur vie doit nécessairement recourir à la possibilité révolutionnaire de l’expression, et ici, pour reprendre la formule d’Engels, un jour de révolution a plus de poids que vingt années d’éducation politique.

Ceci n'est pas un secret pour quiconque a participé directement à une insurrection révolutionnaire. Sur le terrain de la lutte, les ouvriers qui sont les plus arriérés sur le plan idéologique deviennent souvent les révolutionnaires qui luttent le plus âprement, non pas parce qu'ils ont changé idéologiquement du jour au lendemain, mais parce qu'il ne leur restait plus rien à faire, sinon ils auraient été décimés du seul fait qu'ils étaient des ouvriers. Ils doivent se défendre, non pas parce qu’ils veulent se battre, mais parce qu’ils “veulent vivre”. Dans le cas des ouvriers en lutte de l’Armée rouge de la Ruhr, par exemple, il était impossible de distinguer à première vue lequel d’entre eux était un catholique strict ou un communiste conscient. Le soulèvement abolissait ces distinctions. Et cela ne vaut pas seulement pour la Ruhr. Une histoire de révolution sans la masse anonyme comme “héros” n’est pas une histoire de révolution.

Mais si la lutte de classe réelle assume elle-même la fonction de la conscience, cela ne veut pas dire que la conscience n’est pas capable de s'exprimer elle aussi comme conscience (pensée). Bien au contraire. Elle se concrétise pour pouvoir fonctionner comme conscience, de même que, d'autre part, les rapports réels de la vie dans le capitalisme s'affirment, certes, par le biais du marché, mais aussi dans leur réalité. La manière détournée, conditionnée par la production de valeur, explique les dysfonctionnements du mécanisme économique et la nécessité de la révolution. C'est seulement pour cela que les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces, comme le dit Marx ; les rapports, ici capitalistes, les obligent à des actions qui visent à surmonter cette contrainte.

Il faut également faire référence à ce propos à l’autre fait que le mouvement des masses est quelque chose de différent de ce que l'individu est capable de comprendre en tant que tel, puisque sa compréhension est en partie déterminée par ses conditions individuelles. De même, le mouvement d'un groupe n'est pas non plus le même que celui de la masse. Chaque groupe, ne serait-ce qu'en raison de sa taille, a des lois de mouvement propre qui sont différentes et il réagit différemment aux influences extérieures. La volonté et la conscience de l'individu, comme celles du groupe, sont incapables de reconnaître et de juger de manière adéquate le mouvement de la masse. L'individu ou le groupe ne peuvent pas plus être identifiés au mouvement révolutionnaire que l'océan ne peut être comparé à un verre d'eau. Le “chef” et le “parti”, précisément parce qu’ils sont tels, ne peuvent saisir et chercher à déterminer le mouvement révolutionnaire qu’en se référant à eux-mêmes, mais ce mouvement suit néanmoins ses propres lois. L'individu ou le groupe ne peut gagner de l'influence dans le mouvement que s'il se soumet à ces lois. C'est seulement lorsqu'il les suit, et non lorsqu'il s'efforce d'obtenir des adeptes, qu'il peut être considéré comme faisant avancer le mouvement. Il ne s’agit pas de dire (pour reprendre une expression de Lénine pour désigner une tendance qu’il combattait) que le parti doit former la “queue” de la révolution, mais qu’il doit chercher à opérer du point de vue de la révolution, et non du point de vue du parti, points de vue qui sont nécessairement différents. Il ne peut évidemment pas y parvenir complètement, mais la mesure dans laquelle il est capable d’approcher le point de vue de la révolution peut servir à mesurer sa valeur révolutionnaire. Si le parti ne se prend pas lui-même pour point de départ, cela implique déjà une reconnaissance du fait que la méthode dialectique, déduite de la réalité, n'est que l'image théorique de la réalité, et qu'elle ne peut être appliquée que parce que celui qui l'applique lui est soumis. Mais le travailleur le plus arriéré est soumis au mouvement dialectique exactement de la même manière que le “géant” de M. Simpson ; le premier doit faire ce que l’autre non seulement doit faire, mais veut aussi faire. Le mouvement dialectique de la révolution étant un mouvement social, c'est seulement l’obligation de la multitude, et non pas la volonté des individus, qui peut être considérée comme la véritable conscience. En fait, les conditions actuelles excluent complètement la possibilité d'une volonté sociale. L'expression sociale de la volonté ne s'obtient que par l'obligation sociale. Ainsi, une conception erronée de la méthode dialectique est une conception erronée du mouvement réel lui-même, bien que celui-ci ne soit en rien modifié. Il apparaît cependant aussi que le “géant” Simpson peut dans certaines circonstances servir à faire avancer le mouvement, mais il n'y joue pas un rôle décisif.

 XI

Un marxiste orthodoxe doit rejeter l’“orthodoxie” des écoles kautskienne et léniniste. Hook s’oppose au dogmatisme de ces écoles6, mais sans se rendre compte que ce “dogmatisme” ne peut être combattu que du point de vue orthodoxe. La pseudo-orthodoxie de la social-démocratie et des bolcheviks n’a rien à voir avec le marxisme orthodoxe. Autrefois, l’on s’opposait à l’“orthodoxie” kautskiste par le mot d’ordre : « Avec Lénine, revenons à Marx ». Aujourd’hui, on est obligé de se retourner contre Lénine avec le slogan orthodoxe :   « Retour à Marx ». Ni Kautsky, ni Lénine, ne voyaient dans la méthode dialectique autre chose qu’un outil utile. Ils se sont disputés sur la manière de s’en servir. Leurs divergences sont donc de nature exclusivement tactique (sans tenir compte de la confusion arbitraire entre questions tactiques et questions de principes) : il n'y a pas de divergence de principe entre les deux. Avec cette arme dialectique, tous deux voulaient faire l'histoire au bénéfice du prolétariat. Qu'ils ne puissent eux-mêmes jouer qu'un rôle d'arme leur était donc une idée qui leur restait complètement étrangère ; ils s'identifiaient, en tant que “géants de la dialectique”, au mouvement social dialectique lui-même et ils étaient nécessairement obligés d'entraver le véritable mouvement révolutionnaire dans la mesure même où ils renforçaient leurs propres positions. Plus ils agissaient pour eux-mêmes, moins ils accomplissaient pour la révolution, car l'ampleur de leur influence dépendait pour eux de l'affaiblissement de l'initiative des masses. Il fallait se rendre maître de ces dernières, afin de pouvoir les diriger. Si, pour Kautsky, l'Église était de manière inavouable le modèle d'organisation, pour Lénine ce modèle était, de son propre aveu, l'usine. Par l’unité de la théorie et de la pratique, ils n'entendaient rien de plus que la simple unification du “chef et de la masse” ; l'organisation de haut en bas, les ordres et l'obéissance, l'état-major et l'armée. Le principe bourgeois d'organisation devait aussi servir aux objectifs prolétariens.

Mais l’unité de la théorie et de la pratique n’est provoquée que par l’action révolutionnaire elle-même ; elle ne peut être atteinte, dans les rapports capitalistes, que par des voies révolutionnaires et éruptives, et non par une “politique astucieuse” qui garantirait une harmonie entre les dirigeants et les dirigés. Mais une telle action ne peut être que favorisée ou entravée ; elle ne peut être ni réalisée ni empêchée, car elle dépend des mouvements économiques, et ceux-ci ne sont pas encore soumis à la volonté et à l'intelligence humaines. Le vieux mouvement ouvrier ne comprenait par conscience de classe que sa propre perception du processus historique. Le parti était tout, le mouvement n'était perceptible qu'à travers le parti. C’est ainsi que de la lutte de classe entre le capital et le travail – dans la mesure où cette lutte était subordonnée au parti – est née la lutte de différents groupes pour la domination des travailleurs. Il n'y a pas de meilleure preuve de la justesse de la méthode marxiste que l'émasculation que le marxisme lui-même a subie. L'épigonité sert à illustrer le développement capitaliste, et inversement ce développement fournit l'explication de l'épigonisme. En d’autres termes, les différentes écoles d’épigonisme ou de révisionnisme peuvent être rattachées aux différentes étapes du développement capitaliste. Le marxisme “originel” a survécu à ses enfants dégénérés et aujourd’hui le mouvement révolutionnaire est contraint, au nom de ce marxisme originel, de s’orienter de nouveau sur la base d’une adhésion orthodoxe à la méthode marxiste. La “méconnaissance” de la méthode dialectique par les pseudo-marxistes ne s’est jamais manifestée plus clairement que dans l’abandon de la théorie marxiste de l’accumulation et de l’effondrement. Les révisionnistes se sont vantés du rejet de cette théorie, et les marxistes “orthodoxes” de l’époque n’ont pas osé la défendre. Le “malentendu” s’est encore exprimé dans la séparation entre la philosophie marxiste et l’économie. Il y a eu et il y a encore des “marxistes” qui se sont “spécialisés” dans l’une ou l’autre discipline, qui ne comprennent pas que les lois économiques sont dialectiques. Quiconque, par exemple, abandonne la théorie marxiste de l’effondrement ne peut pas en même temps adhérer à la méthode dialectique ; et quiconque accepte “philosophiquement” le matérialisme dialectique n’a pas d’autre choix que de considérer le mouvement dialectique de la société actuelle comme un mouvement d’effondrement.

Il a fallu d’abord que la crise mondiale du capitalisme devienne une réalité avant que le problème de l’effondrement puisse être remis au centre des discussions et donc aussi avant que la lutte pour la dialectique marxiste puisse être relancée. Ce n'est pas tant la théorie que la réalité elle-même qui sert aujourd'hui au développement ultérieur du marxisme. Mais ce développement ultérieur n'est en réalité aujourd'hui qu'une reconstruction du marxisme originel, lequel est en train d'être nettoyé des saletés accumulées par les épigones. Il est devenu clair que les “abstractions” marxistes étaient plus réelles que les tentatives “réalistes” que les épigones ont faites pour les enrichir, en voulant leur donner “chair et sang”, en essayant d’en “compléter” le “torse”, etc. Entre-temps, Kautsky a complètement rejeté la dialectique marxiste, et Lénine a recommandé, peu avant sa mort, de reprendre l’étude de Hegel et du problème dialectique en général. Cinquante ans de “théorie marxiste” ont offert pour résultat  la confusion la plus désespérée. Elle n’a pas fait avancer le marxisme, mais l’a renvoyé en arrière avant même son point de départ. Toute orthodoxie véritable est cent fois supérieure au “successeur” marxiste. Le marxisme, en tant que théorie révolutionnaire, était en contradiction avec le mouvement ouvrier qui se développait dans la période de modernisation du capitalisme, et il a donc été modifié par ce mouvement en fonction de ses propres besoins et cette modification a ensuite été confondue avec l'essence.

L’on n'a pas le droit de se considérer comme ayant une position avancée simplement parce que l'on n'est pas d'accord avec l'épigonisme ou parce que l'on a des opinions différentes de lui sur telle ou telle question. Il faut rejeter complètement à la fois la social-démocratie et le bolchevisme, ainsi que toutes leurs ramifications, pour se placer sur une base marxiste. Mais tandis que Hook veut renouveler le marxisme en surmontant divers “dogmes”, il n’a pas, dans la lutte contre le dogmatisme, combattu l’émasculation du marxisme, mais, dans son zèle, il a abandonné le marxisme lui-même. Ce n’est pas la première fois que ce qu’il attaque est qualifié de “dogmatisme” ; le cri de “dogmatisme” a toujours été utilisé comme argument politique contre les courants radicaux du mouvement ouvrier. Les mêmes arguments que Hook utilise aujourd’hui contre le “dogmatisme” du mouvement communiste “officiel” ont été jadis lancés par Lénine contre le mouvement communiste de gauche des conseils, qui ne voulait pas sacrifier la révolution mondiale au capitalisme d’État russe. Et encore plus tôt, la social-démocratie a dirigé ces mêmes arguments contre Lénine et le mouvement communiste en général. La lutte contre le dogmatisme, telle qu’elle a été menée jusqu’ici, s’est limitée à une lutte contre les tendances radicales du mouvement ouvrier, des tendances qui menaçaient de devenir dangereuses pour les organisations déjà établies et leurs propriétaires. Les débats d’avant-guerre au sein de la social-démocratie, qui étaient dirigés contre l’opposition révolutionnaire, l’argumentation de la social-démocratie contre les bolcheviks, les exhortations de Lénine contre les communistes de conseils, et maintenant la lutte de Hook contre le “dogmatisme”, sont tout à fait indissociables. Tous ont été accusés de dogmatisme : la social-démocratie, aussi longtemps qu'elle a eu un caractère révolutionnaire ; les bolcheviks, aussi longtemps qu'ils ont été révolutionnaires ; et le mouvement des conseils, parce qu'il était dirigé contre l'autosuffisance des partis. Toutes les positions idéologiques (y compris celle de Hook) dirigées contre le mouvement radical ont été prises sous prétexte de combattre le dogmatisme. Le social-démocrate Curt Geyer a donné la meilleure expression de leurs caractéristiques communes, et ses arguments ressemblent à s'y méprendre à ceux de Hook. Geyer écrit7 :

 

« Le communiste radical est tombé dans l’erreur de confondre la probabilité et la nécessité, de voir dans les tendances économiques et historiques établies par elles-mêmes des lois au sens des lois naturelles des sciences naturelles antérieures, lois qui sont données a priori et gouvernent le monde comme une providence aveugle… Leur philosophie de l'histoire révèle un caractère hautement mécaniste. Le rôle du prolétariat comme facteur actif du développement historique, et en général le rôle de l'homme dans l'histoire, est passé au second plan... Ce mécanisme reposait en partie sur la dérivation de tout développement historique d’une économie, qui était pensé comme automoteur, et en partie sur une conception téléologique de la fonction de la masse dans l’histoire. Le radicalisme attribue à la masse la capacité de saisir correctement une situation historique déterminée et sa fonction dans le développement général, non pas intellectuellement, certes, mais instinctivement, et donc la capacité d'agir instinctivement dans le sens du progrès social. Cette capacité remonte à une conscience de classe mystique qui guide l'attitude des masses et par conséquent le cours de l'histoire, une conscience de classe qui surgit automatiquement, comme par nécessité de nature, à travers la position de classe des masses, comme un effet provient de la cause. Cette conscience de classe n’est pas considérée par le radicalisme comme la perception intellectuelle par l’individu de sa situation sociale et comme étant la conception de cette situation du point de vue d’une philosophie sociale déterminée, mais comme quelque chose de mystique qui peut exister en dehors du contenu de la conscience du membre de la classe et qui n’entre dans la conscience (et nous avons ici la phase théologique de cette conception) que dans des conditions déterminées, c’est-à-dire lorsque le progrès social l’exige. Ainsi, pour le radicalisme, l’action de la masse va toujours dans le sens du progrès social… ».

 

L’accusation de Geyer portant sur la confusion entre la probabilité et la nécessité est une phrase creuse. La probabilité présuppose la possibilité de décision ; selon Geyer, comme selon Hook, l’on peut décider de telle ou telle manière à volonté. Le moment et le pourquoi ne dépendent pas directement de l’homme, mais le fait de le savoir si. Cette conception présuppose pour le mouvement social l’existence d’une volonté sociale, ce qui n’est pourtant pas le cas dans la société capitaliste. Par conséquent, cette conception associe le mouvement social à l’incertitude de l’individu, ce qui est naturellement une absurdité. Mais c’est précisément cette absurdité qui explique l’accusation de mysticisme dirigée contre le radicalisme (ou le “dogmatisme”), car il est évidemment impossible à des personnes qui soutiennent une telle conception de concevoir autre chose que la “conscience intellectuelle”, ou au mieux d’accorder encore la validité à autre chose que les “instincts”. La critique du radicalisme par Geyer, telle que nous l’avons illustrée plus haut, laisse le radicalisme tout à fait indemne ; elle révèle seulement la faiblesse du “critique”, lequel n’a pas compris que, dans le capitalisme, ce n’est pas la “volonté”, mais le marché sans volonté qui détermine les destinées de l’humanité. Ce n’est pas l’homme qui décide dans le capitalisme – et c’est seulement dans ces conditions que l’on peut parler de probabilité –, mais ce sont la volonté de l’homme ainsi que la vie de la société qui sont entièrement soumises au marché, et leurs actions sont des actions nécessaires qui sont imposées par le rapport au marché. Si elles ne se conforment pas à cette contrainte du marché, elles cessent d’exister, et dans ce cas, naturellement, dans la mesure où elles sont concernées, tout problème disparaît. La désorganisation de ce rapport au marché, lequel est en train d’être désorganisé par les forces productives croissantes et sans l’apport supplémentaire de la volonté de l’homme, n’est pas conditionnée mais nécessaire, car elle n’a rien à voir avec la volonté. Si la révolution dépendait du parti, du chef ou de la conscience intellectuelle, elle ne serait pas nécessaire, mais conditionnelle. Et c'est précisément à cette volonté du parti et du chef que Geyer pense lorsqu'il parle du rôle actif de l'homme dans l'histoire. Le rôle du prolétariat comme facteur actif du développement historique apparaît avec une netteté plus forte précisément avec l'acceptation du concept de nécessité.

Le progrès social est identique à l'abolition du travail salarié. Aussi le prolétariat, dès qu'il agit pour lui-même, ne peut pas agir faussement et il doit nécessairement agir conformément au progrès social. Qualifier cela de téléologique suppose une méconnaissance complète des lois du mouvement économique. La lutte du prolétariat pour son existence – non pas la lutte idéologique des révolutionnaires parmi le prolétariat, mais la lutte du prolétariat tel qu’il est – doit conduire à l’abolition du travail salarié et assurer ainsi la libération des forces productives limitées par le capitalisme. Le fait même que les travailleurs se prononcent pour leurs intérêts spécifiquement matériels fait d'eux des révolutionnaires et leur permet d'agir conformément au progrès social général. Cette conception n'a absolument pas besoin d'une conscience de classe mystique, quelle qu'en soit la source. Les arguments de Geyer, que Hook doit certainement partager, montrent que dans la lutte contre le dogmatisme, c’est toujours le mouvement radical qui est pris pour cible. Ce mouvement se suffit nécessairement à lui-même et il ne peut pas céder aux revendications des différents individus ou groupes, mais il prend au pied de la lettre l’idée que la libération des travailleurs ne peut être que le résultat de leurs propres actions.

Il convient de noter en outre que le “dogmatisme” que Hook attribue au mouvement communiste “officiel” y est toujours présent, au mieux, comme une manière traditionnelle de parler. En réalité, le seul principe du mouvement du parti communiste – pour reprendre une expression de Rosa Luxemburg à propos de l’opportunisme en général – est “l’absence de principes”. Si le parti communiste était aussi “dogmatique” que Hook aime à le croire, il pourrait peut-être être encore considéré comme un mouvement révolutionnaire ; car le “dogmatisme” dont on l’accuse, mais qui n’existe pas, ne serait rien d’autre que les prémices du marxisme révolutionnaire. Mais le vieux mouvement ouvrier – de Noske à Trotsky – n’a aucun rapport avec le marxisme, et, par conséquent, on ne peut pas non plus l’accuser de dogmatisme. Jamais des organisations n’ont été plus non-dogmatiques, plus dénuées de principes, plus hétérodoxes, plus vénales, plus opportunistes, que les deux grands courants du “mouvement ouvrier” et ses diverses branches, qui font aujourd’hui partie du passé. Leur reprocher leur dogmatisme, c'est confondre la phrase avec la réalité. Si l'on juge ces organisations, non pas d'après ce qu'elles disent, mais d'après ce qu'elles font, on n'y trouve aucune trace de dogmatisme.

XII

Dans l’article déjà mentionné8, Hook a catégoriquement rejeté la conception du caractère inéluctable du communisme et la conception de la spontanéité qui l’accompagne. Selon Hook, le “dogme” selon lequel le communisme est inévitable doit être rejeté parce qu’il « rend inintelligible toute activité en faveur du communisme » (page 153). En admettant qu’il en soit ainsi (bien que, à notre avis, ce ne soit pas le cas), cet argument, ainsi que les autres arguments employés par Hook, n’offrent rien pour réfuter la conception de la nécessité du progrès social, qui ne peut être observée que dans le communisme. L’argument de Hook, rejetant l’idée de nécessité, est tout aussi impossible à accepter que le déni de l’humidité de l’eau, simplement parce que l’humidité est désagréable. Que ce soi-disant dogme « nie que la pensée fasse une différence dans le résultat final » (page 153) est un argument inventé par Hook : ceux qui adhèrent à ce prétendu dogme ne remettent pas en question ce que Hook se plaît à tenir pour acquis. En fait, ce “dogmatisme” n’a aucunement besoin de contester le rôle déterminant de la pensée, parmi d’autres facteurs ; il refuse simplement de voir dans la pensée le rôle décisif. Mais Hook se doit de rejeter l’idée de nécessité, car il part du principe qu’il est « absurde (de croire) que la classe ouvrière peut remporter la victoire par ses propres forces, c'est-à-dire sans assistance. » (page 146). Pour Hook, c’est donc « la tâche des communistes de les éduquer (les ouvriers) à une véritable conscience de classe et de les diriger » (page 146). Sur ce même terrain, comme nous l'avons déjà vu, la théorie de la valeur n'avait pour Hook aucun pouvoir prédictif. Le mouvement du capital sur la base de la valeur n'est pourtant rien d'autre que le mouvement dialectique de la société elle-même, et la connaissance de la méthode dialectique n'est ici que la connaissance de ce mouvement. Si l'on rejette le pouvoir prédictif de la théorie de la valeur, l’on rejette en même temps la méthode dialectique. Si l'on suit le mouvement du capital tout en s'en tenant fermement à la méthode dialectique, l’on voit que le prétendu dogme qui nous occupe ici n'est rien d'autre que la reconnaissance réaliste du mouvement réel du capital.

Dans un article paru récemment dans la Zeitschrift für Sozialforschung (1933, n° 3), Max Horkheimer s'est attaqué au problème de la prédiction dans les sciences sociales, aboutissant à des conclusions que nous partageons et que nous ne pouvons pas nous empêcher d'opposer à celles de Hook.

« L’objection » (selon laquelle les sciences sociales excluent les prédictions) écrit Horkheimer, « s’applique seulement à des cas particuliers et non au principe… Il existe de vastes domaines de connaissances dans lesquels nous ne sommes pas limités à l’énoncé : “si ces conditions sont remplies, cela se produira”, mais dans lesquels nous pouvons dire : “ces conditions sont maintenant remplies, et donc cet événement attendu se produira sans aucune intervention de notre volonté”… Il est certainement incorrect de dire que la prédiction n’est possible que lorsque la réalisation des conditions nécessaires dépend de celui qui prédit, mais la prédiction sera néanmoins d’autant plus plausible que les relations conditionnelles dépendent davantage de la volonté humaine, c’est-à-dire du degré auquel l’effet prédit n’est pas le produit d’une nature aveugle, mais le résultat de décisions raisonnables. La manière dont la société capitaliste maintient et renouvelle sa vie ressemble plus au cours d'un mécanisme naturel qu'à une action dirigée vers un but... On peut énoncer comme loi qu'avec le changement croissant de la structure (de la société actuelle) dans le sens d'une organisation et d'une planification unifiées, les prédictions gagneront également un degré de certitude plus élevé. Dans la mesure où la vie sociale perd le caractère d’un processus aveugle de la nature et où la société prend des formes dans lesquelles elle se constitue en tant que sujet raisonnable, le processus social peut être prédit avec plus de précision. La possibilité de prédiction ne dépend donc pas exclusivement du perfectionnement des méthodes et de la sensibilité des sociologues, mais également du développement de leur objet, des changements structurels de la société elle-même... De sorte que le souci du sociologue de parvenir à des prédictions plus exactes se transforme en un effort politique pour la réalisation d’une société raisonnable. ».

L'abstraction marxiste qui, la première, a laissé complètement de côté le problème réel du marché et qui n'a eu recours qu'à la répartition des conditions de production entre le capital et le travail (moyens de production et force de travail), négligeant ainsi le caractère de processus naturel aveugle que possède la vie sociale sous le capitalisme et s'en tenant strictement à la théorie de la valeur, a conduit à la reconnaissance que le système capitaliste doit s'effondrer. De cette façon, il a été aussi possible, à partir de la situation nécessairement créée par le capitalisme au cours de son développement d’en venir à une conclusion sur le caractère de la révolution et sur ses résultats. La société capitaliste a tellement développé les forces productives que leur socialisation complète est inévitable et qu'elles ne peuvent plus fonctionner véritablement que dans des rapports de production communistes. Si, pour Marx, l'effondrement était inévitable, le communisme l'était aussi. Si le mouvement actuel n'est possible que sur la base du précédent, c'est à partir du mouvement actuel que nous pouvons juger de la nature du mouvement futur. Quant à savoir jusqu’où cela va aller, cela dépend du niveau que le mouvement actuel a atteint, mais cette considération reste toujours limitée. Quant à ce qu’il adviendra de la société communiste, l’on ne peut pas le dire avant qu'une telle société existe : mais ce qu’il adviendra de la société capitaliste est révélé par ses propres conditions matérielles. Plus la société capitaliste se développe, et donc se désagrège en même temps, plus les traits de la société communiste deviennent clairs. Alors que Marx, qui détestait rien tant que les utopistes, ne pouvait aller plus loin que l'effondrement du capitalisme, il est possible aujourd'hui, au milieu de l'effondrement, d'esquisser avec un certain degré de précision les lois du mouvement de la société communiste. Une analyse de la société capitaliste, qui implique l’examen de ses propres lois internes de développement, ne permet d’autre conclusion, sur une base scientifique et avec l’acceptation de la théorie de la valeur, que celle selon laquelle le communisme est inéluctable. Quiconque adopte une attitude hostile à l’égard de ce “dogme” ne fait qu’illustrer la faiblesse de sa compréhension de l’économie, et il n’a en réalité plus rien d’autre à faire que de se renfermer sur lui-même, sur sa volonté, sur son intelligence ; bref, il doit rester collé fermement au monde idéologique de la bourgeoisie et sa conscience doit nécessairement être obscurcie. Et c'est précisément pour cette raison que ses attaques contre le “dogmatisme”, contre le “mysticisme”, doivent devenir de plus en plus féroces à mesure qu'il succombe à la magie capitaliste.

Il va sans dire que le rejet du concept selon lequel le communisme est inévitable implique également le rejet de la théorie de la spontanéité. Et en fait, nous trouvons que, pour Hook, « la doctrine de la “spontanéité”, qui enseigne que les expériences quotidiennes de la classe ouvrière engendrent spontanément une conscience politique de classe » est une absurdité patente. Pour lui, comme nous l’avons déjà vu, c’est plutôt l’“éducation” dispensée par les communistes qui prend en charge la “bonne” conscience de classe. L'éducation est ici opposée à l'expérience, comme si l'une n'était pas conditionnée par l'autre, comme si toutes deux n'étaient pas les deux faces d'un même processus. Ces arguments aussi, comme ceux que Hook emploie contre l'inévitabilité, sont gratuits. Mais même si l'on devait les accepter sur des bases inévitables, à quoi équivaudraient-ils compte tenu du fait que, malgré ces arguments, tous les véritables mouvements révolutionnaires, comme même l'autosuffisance d'un Trotsky est souvent obligée de l'admettre, ont un caractère spontané ? Rosa Luxemburg, dans ses écrits contre la social-démocratie ainsi que contre les bolcheviks, l'a déjà prouvé avec suffisamment de force, de sorte qu'il est superflu de raconter ici une fois de plus l'histoire du mouvement révolutionnaire contemporain. Il nous semble plus important d’écarter d’emblée un argument qui est souvent avancé contre le concept de spontanéité, à savoir que même du point de vue de la spontanéité, les masses ont souvent montré leur insuffisance.

Comment se fait-il, aiment à faire remarquer ironiquement ces critiques, que les masses n'aient pas réussi à empêcher, par exemple, l'instauration de la dictature hitlérienne ? C'est le même genre de question qui s'oppose à la théorie de l'effondrement : pourquoi alors le capitalisme ne s'est-il encore jamais effondré ? Dans les deux cas, nous nous trouvons en présence d'une simple incompréhension des théories en question. La formule dialectique si souvent évoquée de la transformation de la quantité en qualité, lesquelles sont nécessairement séparées par le processus de développement, fournit également l'explication de notre point de vue, celui de ceux qui acceptent les doctrines de la spontanéité et de l'effondrement. Dans les deux cas, la question est de savoir à quel moment se produit la conversion. Il s’agit en effet d’une conversion qui se répète sans cesse sur une échelle plus vaste, de sorte que, pour reprendre l’expression de Henryk Grossmann, « toute crise est un phénomène d’effondrement et l’effondrement final n’est rien d’autre qu’une crise insoluble ». La théorie de l'effondrement ne repose sur aucun processus automatique, et le concept de spontanéité ne suppose pas, sur une base mystique, que les masses se révolteront un jour ou l'autre. L'effondrement et la spontanéité ne doivent être envisagés que du point de vue de la conversion de la quantité en qualité.

Comment se fait-il que, bien que chaque crise soit un effondrement en miniature, le système soit capable de s’en sortir ? Tout simplement parce que les tendances dirigées contre l’effondrement – ​​tendances qui naissent des réalités de la situation – ne sont pas encore épuisées. Si ces forces sont épuisées par rapport aux besoins ultérieurs de l'accumulation, la crise ne peut plus être surmontée et doit nécessairement se transformer en effondrement. Il en va de même pour le mouvement de masse lié à ce processus. Tant que les contre-tendances qui s’opposent à la révolution seront suffisamment fortes, le mouvement spontané des masses ne pourra pas s'affirmer. En fait, il se montrera si faible qu'il donnera l'impression qu'il ne pourra jamais être plus important qu'à présent et qu'il a donc besoin, à côté de lui-même (car personne ne nie, bien entendu, l'existence du facteur spontané), du parti pour répartir et diriger ce facteur spontané, comme tous les autres, dans l'intérêt de la révolution. C'est seulement parce que les tendances économiques et politiques dirigées contre l'action spontanée des masses étaient si fortes que les actes réels pouvaient sembler avoir été suscités consciemment. Les quelques véritables mouvements révolutionnaires que l’Allemagne, par exemple, pourrait citer, sont entrés en action contre la volonté des différents partis, et même contre la volonté du Parti communiste. (Prenons comme exemple classique le mouvement de mars 1921). Si le Parti communiste a participé à ces actions, c’était uniquement parce qu’il n’avait plus rien d’autre à faire ; en aucun cas, elles ne découlaient de l’initiative de ce parti – l’initiative était constamment fournie par les masses elles-mêmes. Ce n’est que lorsque la taille du parti a été suffisante qu’elle a été décisive pour qu’il puisse refuser de suivre la contrainte de l’initiative de masse, pour qu’il puisse empêcher les mouvements du prolétariat – et il les a empêchés, même si ce faisant il a dû nécessairement s’effondrer en tant que parti.

Ce n’est qu’après une énorme “éducation” fournie par le parti que les masses ont pu être définitivement vaincues pendant des années. Comment expliquer autrement que la conscience de classe des masses ait continuellement régressé avec la croissance des partis et de leur influence ? Comment expliquer autrement que même en Russie, où le parti révolutionnaire     « pouvait être chargé sur un chariot à foin », les ouvriers et les paysans aient accompli leur révolution sans y avoir été “éduqués” ? En fait, ils ont mené la révolution avec plus de rigueur là où les “éducateurs” faisaient complètement défaut. Les masses, qui ont pris des mesures pour exproprier les usines contre la volonté des bolcheviks, ont d'abord obligé Lénine à donner le feu vert aux nationalisations. Personne ne peut le nier sans falsifier l'histoire. Ce n’a pas été le démagogue Hitler qui a détruit le Parti communiste allemand et la social-démocratie, mais les masses elles-mêmes, en partie activement et en partie par inactivité. Car ces partis se trouvaient dans une position intenable : ils ne représentaient pas les intérêts des travailleurs et ne se conformaient pas aux intérêts de la bourgeoisie. Cette dernière, qui ne pouvait pas lier ses ambitions impérialistes à celles de Moscou et à sa volonté militariste, a dû être soumise dans des proportions et à un rythme que ne pouvait assurer le “mouvement ouvrier” traditionnel. Le rôle de ces partis n'était que celui que la bourgeoisie leur permettait de  jouer. Le fait que les mouvements spontanés ne parviennent souvent pas à s'affirmer ne prouve pas qu'ils n'existent pas. L’on peut certes retenir le flot par un barrage, mais le barrage ne peut pas le supprimer. Quant à la durée pendant laquelle les eaux pourront être endiguées, cela dépend des moyens dont disposent les constructeurs de barrages. Les limites de ces moyens sous le capitalisme sont bien connues. Le flot du soulèvement spontané des masses emportera tous les barrages.

L’idée de Hook selon laquelle la doctrine de la spontanéité peut être et est utilisée comme « justification de la politique de scission et de fission schismatique » (page 154) est incompréhensible. Comme si les scissions étaient le résultat de la volonté des auteurs d’éclaboussures et non de la nature des organisations au sein de la société capitaliste. Mais en laissant ce facteur de côté, que deviendra, selon la conception de Hook, la révolution prolétarienne lorsqu’il sera tout à fait impossible de construire des partis forts et influents, qui sont “décisifs” dans la lutte des classes ? Que deviendra la révolution lorsque la classe dirigeante aura réussi à détruire tous les “géants” – dirigeants, partis, éducation communiste, etc. – et à les priver définitivement de la possibilité d’exercer leurs fonctions ? Du point de vue de Hook, la seule réponse est qu’il ne peut tout simplement pas y avoir de révolution. La révolution, en dernière analyse – aussi drôle que cela puisse paraître – dépend donc de la clémence démocratique de la bourgeoisie. De même que G. D. H. Cole, par exemple, considère que les perspectives du socialisme ont décliné en raison de la crise capitaliste, et que le socialisme se développera beaucoup mieux grâce à la prospérité capitaliste, Hook, même si ce n'est pas admis, pense quant à lui que l'existence de la démocratie est la présupposition de la révolution prolétarienne. (Il va sans dire que le mouvement ouvrier illégal ne peut pas être inclus dans la conception hookienne du parti). Dans les deux cas, pour Hook comme pour Cole, c'est la conscience intellectuelle qui réussit à convaincre le monde, ou du moins un pourcentage prépondérant des travailleurs, des bienfaits du socialisme ou de la beauté de la révolution, et donc les deux sont “désirés”. Cette attitude de maître d'école peut s'adapter au cours d'instruction politique, mais, en ce qui concerne la révolution, elle ne peut produire qu'un effet comique.

L’analyse marxiste des lois de l’accumulation capitaliste aboutit à la révolution prolétarienne. Il va sans dire que pour Marx il n’y avait pas de problème purement économique. Bien avant que le développement capitaliste ait atteint le point final économique fixé par des considérations théoriques, les masses auront déjà mis fin au système. La crise cyclique se transforme en crise permanente, une situation dans laquelle le capitalisme ne peut subsister que grâce à l'appauvrissement continu et absolu du prolétariat. Cette période, toute une phase historique, contraint la bourgeoisie à une terreur permanente contre la population laborieuse, car, dans de telles conditions, toute diminution du profit du fait de la lutte des classes met de plus en plus en question le système lui-même. Le processus de concentration a également rendu la base du pouvoir de la bourgeoisie si étroite qu’une pratique sociale relativement sans frictions n’est encore possible que par le biais d’une dictature ouverte. La fin de la démocratie est arrivée. Avec elle, les organisations syndicales liées à la démocratie, la liberté d'expression, la liberté de presse, etc., disparaissent elles aussi. Plus le capitalisme perdure, plus la crise est profonde, et plus le terrorisme est aigu. Cette nécessité capitaliste ne peut pas être évitée par la démocratie. La sauvegarde même de la “démocratie formelle” entraîne la chute du capitalisme, de sorte que la démocratie capitaliste devient naturellement une chose du passé. La fin de la démocratie implique la fin du mouvement ouvrier au sens hookien du terme ; Hook n'a plus qu'à se détourner, désillusionné, des travailleurs qui ne l'ont pas écouté assez tôt. L'histoire du monde s'est arrêtée parce que les ouvriers ne se sont pas laissé “éduquer”. Mais le concept de spontanéité conviendra aussi à cette situation. La crise permanente aiguise la lutte des classes dans la même mesure qu'elle la réprime. Le tsarisme expliquait non seulement le caractère tardif de la révolution russe, mais en même temps sa puissance merveilleuse et redoutable lorsqu’elle a éclaté, malgré l’absence d’“éducateurs” et d’organisations prépondérantes. L’action était en même temps l’organisation, les combattants actifs étaient leurs propres chefs. Qui donc “a apporté”  aux masses la pensée des soviets ? N’était-ce pas plutôt des rapports mêmes qu'elle est née ? Des masses et de leurs besoins ? Ce n’a été qu'après leur formation que les soviets ont commencé à être discutés par les “éducateurs”. La lutte des classes est le mouvement de la société de classes. L’on peut détruire des organisations, assassiner des dirigeants, transformer l'éducation en barbarie, mais l’on ne peut se débarrasser de la lutte des classes qu'en faisant disparaître les classes. La destruction même de l’organisation légale du travail est une meilleure indication que toute autre de l’approfondissement de la lutte des classes, bien que cela ne signifie pas pour autant la qualité révolutionnaire des partis détruits.

Il n'y a cependant pas de date fixe pour la révolution. Même si l'on considère la révolution comme inévitable, l’on ne dit rien pour autant de son heure d'apparition. Et tout argument selon lequel l'État fasciste est inévitable est une absurdité qui ne sert qu'à masquer la trahison perpétrée par la Troisième Internationale. En 1918, par exemple, la social-démocratie avait pu réprimer le mouvement des conseils dans le sang des ouvriers. L’inverse aurait tout aussi bien pu se produire, et ce n’est que plus tard que l’on a compris pourquoi c’était le premier cas plutôt que le second. Le facteur “accident”, “leadership”, etc. est indéniable et ne doit pas être nié, mais il faut aussi reconnaître ses limites et son rôle changeant dans le processus historique. De même qu'en 1923 le Parti communiste allemand a réussi à empêcher les masses de se soulever de manière révolutionnaire, il aurait tout aussi bien pu échouer dans cette entreprise. La révolution a été ajournée, mais seulement ajournée. Elle peut aussi éclater prématurément et compliquer ainsi son propre cours. Mais prématurée ou tardive, la révolution – la locomotive de l’histoire –, et avec elle la société communiste, s’affirme nécessairement et est menée à bien par les ouvriers eux-mêmes, car le cours antérieur de l’histoire a créé une situation qui ne permet pas d’autre solution, parce que cette solution correspond aux nécessités de la vie actuelle de la majorité de l’humanité. Et la révolution prolétarienne, tout en changeant le monde, ne manquera pas d’éduquer les “éducateurs” étonnés.

 


The Inevitability of Communism  a été publié en 1936 à New York par Polemic Publishers sous le titre Polemic Pamphlet n° 3, édité par S.L. Solon.





5 The New Republic, 28 février 1934.

6 Comparez également, en plus du livre de Hook, son article dans le numéro d’avril (1934) de The Modern Monthly : “Communism Without Dogmas” [Le communisme sans dogmes].

7  Der Radikalismus in der deutschen Arbeiterbewegung [Le radicalisme dans le mouvement ouvrier allemand] (Iéna 1923).

8Communism Without Dogmas”. Les numéros de page entre parenthèses se rapportent à cet article dans       The Modern Monthly.

 



samedi 1 février 2025

Le caractère inéluctable du communisme (suite 2): la révolution n'est pas une affaire de parti

 

Le caractère inéluctable

du communisme

 

Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

par Paul Mattick (1936)

traduction Jean-Pierre Laffitte

LA REVOLUTION N’EST PAS UNE AFFAIRE DE PART

 (Je ne peux pas dire que je suis d'accord avec Rühle et Mattick. Ils ont été, il faut le dire avec insistance, une réaction saine à la version dictatoriale du modèle bolchevique, et donc autrement utiles à la réflexion du maximalisme moderne contrairement au trotskisme resté "léniniste" puis devenu simple croupion de la gauche bourgeoise. Qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore, de parti révolutionnaire pour l'heure il n'y en a point)



Nous avons déjà souligné le lien étroit qui existe entre l’attitude particulière de Hook à l’égard de la théorie marxiste de la valeur en particulier, et celle à l’égard des doctrines économiques de Marx en général, ainsi que sa déviation idéaliste par rapport à la dialectique marxiste. Tous ces facteurs continuent d’exercer leur influence pernicieuse sur la théorie de la révolution de Hook. Dans le chapitre intitulé La lutte de classe et la psychologie sociale, il dit (page 228) : « La répartition du surproduit social n’est jamais une affaire automatique, mais elle dépend des luttes politiques entre les différentes classes engagées dans la production ». La lutte pour le partage de la plus-value est cependant assez limitée : c'est un fait auquel il faut faire référence, car c'est précisément cette limitation qui montre ce qu'est la véritable conscience de classe. Marx a par exemple montré que le salaire ouvrier ne peut pas dépasser un certain niveau pendant une longue période, ni descendre en dessous d’un certain niveau à long terme. La loi de la valeur est finalement décisive. Et même indépendamment de ces variations, l'effondrement du capitalisme est manifeste si l’on se fonde sur la seule théorie de la valeur. De plus, la lutte des classes ne détermine pas en dernière instance la part de la plus-value qui revient aux couches moyennes, mais c'est cette part qui détermine leur lutte. Le processus de concentration est plus fort que la tactique défensive des classes moyennes. Si néanmoins ces classes existent, c'est dû au fait que le capital, tout en détruisant les éléments qui font exister la classe moyenne d'une part, continue à les recréer d'autre part. Certes, le partage de la plus-value n'est pas un processus automatique, et certes il est exact que la lutte des classes dans tout le processus dialectique contribue à déterminer ce partage, mais c’est de la lutte pour la répartition de la plus-value que naît, au cours du développement, une lutte pour l'abolition du système du profit, que nous le voulions ou non.

Depuis des années maintenant, les travailleurs du monde entier sont payés moins que leur valeur, et ce fait n'est qu'un autre indice de la permanence de la crise actuelle. Dans la crise mortelle du capitalisme, la population laborieuse ne peut que s'appauvrir davantage ; si elle lutte pour une plus grande part de la plus-value, elle lutte alors déjà pratiquement pour l'abolition de la production de plus-value, même sans avoir conscience de ce fait et de ses conséquences.

L'opposition de classes, qui est inhérente aux rapports de production, détermine la nature de la lutte des classes. Des partis politiques se forment, car une partie des travailleurs prend conscience de la nécessité de la lutte des classes plus rapidement que la grande masse. Si le parti peut, d’un côté, accélérer le développement général et raccourcir les souffrances dues à la naissance de la nouvelle société, il peut aussi, inversement, retarder ce développement et agir comme un obstacle à son développement. Par conséquent, quand quelqu’un parle, comme le fait Hook, de la nécessité du parti et qu’il s’engage en outre avec lui dans l’idée que sans parti une révolution réussie est hors de question, alors en premier lieu il parle d’une abstraction et, deuxièmement, il identifie le parti à la révolution ou à la conscience de classe ; à l’idéologie marxiste. En fait, la question de savoir si la conscience de classe révolutionnaire, qui, dans le parti, prend la forme d’une idéologie, est obligée de se manifester dans le parti, c’est une question qui ne peut pas être résolue dans l’abstrait mais seulement dans le sens pratique. Ce n'est pas seulement dans la forme spécifique du parti que la conscience de classe devenue idéologie doit s'exprimer. Cette conscience peut aussi prendre d'autres formes, par exemple celle des cellules d'usine, et celles-ci seraient encore le parti aujourd'hui. Il est indiscutable d’affirmer que, sans conscience de classe cristallisée en idéologie, une révolution est hors de question, ne serait-ce que parce que le marxisme, qui ne sépare pas l'être de la conscience, présuppose que dans une période révolutionnaire, les éléments conscients sont eux aussi présents comme une évidence. Plus ces éléments sont forts, mieux c'est ; mais aussi faibles soient-ils, la conscience de classe pour le marxisme n'est pas une idéologie, mais les besoins matériels vitaux des masses, quelle que soit leur position idéologique. L’idée de Hook selon laquelle la révolution est une affaire de parti appartient à une période déjà dépassée, la période du réformisme, pour laquelle le marxisme s’était figé en idéologie et dont Hook, malgré toutes ses critiques, approuve aujourd’hui la position.

L’on ne peut déterminer, comme on l’a déjà dit, que par la pratique actuelle si, dans la situation présente, le parti doit encore être considéré comme un centre de cristallisation de la conscience de classe. Et si Hook devait fournir ici la preuve de la nécessité du parti, il échouerait lamentablement. Aujourd'hui, le parti n'est plus qu'un obstacle à l'épanouissement de la véritable conscience de classe. Partout où la véritable conscience de classe s'est exprimée, au cours des trente dernières années, elle a pris la forme de comités d'action et de conseils ouvriers. Et tous les partis ont vu dans cette forme organisationnelle de la conscience de classe, s'exprimant dans l'action, une puissance hostile qu'ils ont combattue. L’on cherchera en vain dans l'histoire révolutionnaire européenne du XX° siècle un seul exemple où le parti, dans une situation révolutionnaire, ait eu la direction du mouvement ; à chaque fois, ce mouvement a été entre les mains de comités d'action spontanément constitués, les conseils. Partout où des partis se sont mis à la tête d'un mouvement ou se sont identifiés à lui, cela n’a été que pour en émousser le tranchant. Exemples : les révolutions russe et allemande.

Ni la social-démocratie, ni les bolcheviks, n'ont pu ou ne peuvent concevoir un mouvement qu'ils ne contrôlent pas. Les bolcheviks n'ont jamais été autre chose que des sociaux-démocrates radicaux. Dans la lutte acharnée que Lénine et Rosa Luxemburg se sont livrés en ce qui concerne l’organisation du mouvement ouvrier, l'histoire a finalement tranché en faveur de Luxemburg. La reconnaissance de ce fait historique sera sans aucun doute retardée par le “socialisme” russe à la Potemkine4, mais l’histoire elle-même prend la place de Rosa Luxemburg et, avec les défaites les plus honteuses jamais enregistrées, martèle dans la tête des ouvriers que la révolution n’est pas une affaire de parti mais une affaire de classe. La conception du parti de Lénine, à laquelle Hook est attaché, est une conception spécifiquement russe, complètement dénuée de sens pour l’Europe industrielle et l’Amérique.

Si la dictature du parti – qui conduit nécessairement à la bureaucratie – était une nécessité pour la Russie, où, en raison de l’arriération du pays, le système soviétique ne peut être admis que comme une formule et non comme une réalité, les véritables soviets constituent néanmoins la seule forme sous laquelle la dictature du prolétariat peut s’exprimer dans les pays développés. Ce n'est plus sur le parti, mais sur les masses elles-mêmes que doit reposer le poids de la décision révolutionnaire. Le parti réformiste a pris fin avec la trahison sociale de la Deuxième Internationale au cours de la Guerre mondiale. La “social-démocratie révolutionnaire”, le parti de Lénine, la Troisième Internationale, ont connu une fin ignominieuse dans la collision avec le fascisme. Les actes du capitalisme ont démasqué la pseudo-lutte menée par ces organisations. La fin de la Troisième Internationale a été visible dès 1920, lorsque les révolutionnaires ont été expulsés pour ne pas perdre le contact avec le bâtard USPD (socialistes indépendants) et les autres partis de masse à moitié réformistes. La lutte contre le crétinisme parlementaire, menée avec une telle démonstration d’âpreté par le “parlementarisme révolutionnaire”, a abouti au “crétinisme parlementaire révolutionnaire” qui, dans son empressement à repousser toute action, a inscrit sur son drapeau (1933) : « Pas Hitler – Thälmann vous donnera à manger et à travailler ! Répondez au fascisme le 5 mars ! Élisez des communistes ! ». De quel parti parle Hook lorsqu'il parle du parti comme d'une nécessité ? A-t-il en tête les bouffonneries des trotskistes, qui réclament en même temps la révolution permanente et des crédits à long terme pour la Russie, ou la plaisanterie politique des brandlériens, qui croyaient autrefois que la dictature du prolétariat était possible dans le cadre de la Constitution de Weimar ? Certes, Hook parle (dans son livre) du parti dans l'abstrait, mais néanmoins il entend toujours le parti de Lénine, qui contient et développe tout ce qui a conduit à la dissolution du mouvement ouvrier tel qu'il a existé jusqu'ici, sans pour autant conduire à un véritable mouvement ouvrier.

Le parti n'a pas à faire autre chose que d’empêcher le développement de l'initiative des masses. Il ne s'est pas révélé être un instrument de la révolution, mais il a imposé sa volonté au mouvement. L'identification du parti avec la révolution a conduit à l'organisation des masses à tout prix, car le parti devait désormais prendre la place du mouvement des masses. Mais au mieux, le parti n'est rien d'autre qu'un instrument de la révolution, et non la révolution elle-même.

La conception mécaniciste du matérialisme dialectique défendue par Lénine, que Hook reprend dans les connexions les plus variées tout au long de son livre, conception qui ne voyait dans la conscience que le reflet du monde extérieur, conduisait nécessairement aussi à sous-estimer le rôle de la spontanéité dans l'histoire. Si Hook rejette le mécanicisme de Lénine, il rejette aussi les erreurs que ce mécanicisme engendre, comme par exemple le rejet de la spontanéité. Lénine partageait avec Kautsky l’idée que « ce n’est pas le prolétariat mais l’intelligentsia bourgeoise qui doit être considérée comme le représentant de la science ». Pour Kautsky, la conscience socialiste ne se confond pas avec le prolétariat, mais elle est apportée aux ouvriers de l'extérieur. Telle est la tâche du parti au sens kautskien. Pour Marx, au contraire, la lutte de classe se confond avec la conscience de classe. Ni Kautsky ni son élève Lénine ne pouvaient comprendre cela. Dans sa brochure Que faire? Lénine écrit :

 

« Il ne peut pas y avoir l’idée d’une idéologie distincte mûrie par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur développement…. L'histoire de tous les pays témoigne que la classe ouvrière, d'elle-même, n'est capable de développer qu'une conscience syndicaliste... c'est-à-dire la conviction de la nécessité de se regrouper dans des syndicats, de mener une lutte contre le patron, d'exiger du gouvernement telle ou telle mesure législative dans l'intérêt des travailleurs, etc. La doctrine socialiste, elle, procède des théories philosophiques, historiques et économiques, qui ont été élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. ».

 

Jusqu’à présent, l’ensemble du mouvement ouvrier a adopté une conscience identique à l’idéologie socialiste. Par conséquent, si l’organisation, considérée comme l’idéologie organisée, se développait, cela signifiait que la conscience de classe augmentait. Le parti exprimait la force de la conscience de classe. Le rythme de la révolution était le rythme du succès du parti. Bien sûr, les relations étaient conditionnées par la volonté avec laquelle les masses acceptaient la propagande du parti, mais les masses elles-mêmes, sans propagande, étaient inaptes à mener un véritable mouvement. La révolution dépendait d’une propagande correcte. Et celle-ci dépendait à son tour de la direction du parti, et celle-ci du génie du leader. Ainsi, ne serait-ce que de manière détournée, l’histoire a été après tout, en dernière analyse, l’œuvre de “grands hommes”.

La mesure dans laquelle le mouvement ouvrier est encore dominé par cette conception bourgeoise de la “façon de faire l’histoire” est démontrée par l’impudence des stratèges de la défaite du parti communiste, dont la seule réponse à la critique révolutionnaire d’aujourd’hui est l’affirmation que la défaite du prolétariat allemand en 1933 n’est rien de moins qu’un coup magistral de la part des révolutionnaires professionnels. C’est ainsi que l'organe du Parti communiste Gegenangriff écrit, en date du 15 août (1933), depuis son exil à Prague : « Il y a des chiens inintelligents qui courent après le train et croient pouvoir le rattraper. Pendant ce temps, les concepteurs de la thèse sont assis à leurs tables et calculent la vitesse du train en fonction de son approvisionnement en charbon, afin de déterminer le moment précis où il peut le plus sûrement dérailler ». Aucune critique, s'il vous plaît, seulement de la patience ; le Comité central fera le travail. Aujourd’hui, il s’agit encore de calcul, mais demain – ah, demain ! Pendant ce temps, les grands stratèges s'assurent mutuellement de leur grandeur et le mouvement ouvrier est englouti dans la mer de la stupidité du Parti communiste, dont la plus grande sagesse a été bien exprimée dans les simples mots du camarade Kaganovitch : « Le leader du communisme mondial, le camarade Staline, le meilleur élève de Lénine, est le plus grand dialecticien matérialiste de notre époque. » ... Tel est le niveau du mouvement ouvrier actuel, qui voit dans le parti la révolution elle-même et, ce faisant, a dégénéré en le plus puissant rempart de la contre-révolution.

Nommer Marx et Lénine ensemble, comme le fait Hook lorsqu’il dit : « Marx et Lénine se rendaient compte que, laissée à elle-même, la classe ouvrière ne développerait jamais une philosophie socialiste », c’est peut-être juste pour Lénine, mais jamais pour Marx. Pour Marx, le prolétariat est la réalisation de la philosophie ; l’existence du prolétariat, ses besoins vitaux, sa lutte, sans égard pour les bagatelles idéologiques – c’est cela le marxisme vivant !

Si Hook insiste beaucoup sur le fait que « l’antagonisme de classe ne peut se transformer en conscience révolutionnaire que sous la direction d’un parti politique révolutionnaire », c’est qu’il pense qu’en faisant cela il a rendu justice au rôle de la conscience de classe dans l’histoire ; s’il pense avoir ainsi marqué la théorie de la spontanéité avec l’étiquette mécaniciste, alors il l’a fait avec le mécanicisme de Kautsky et de Lénine et il partage leur vision non dialectique du marxisme – une vision qui est mieux illustrée comme non dialectique précisément du fait de son rejet du facteur spontanéité.

C’est de la même manière non dialectique et absolue avec laquelle Hook aborde la question du parti qu’il aborde toutes les autres questions ayant trait à la conscience. Prenons simplement comme exemple le parlementarisme. Hook écrit (page 302) : « Partout, il faut lutter pour le suffrage universel… non pas parce que cela change la nature de la dictature du capital, mais parce que cela élimine les problèmes confus et permet à la question de la propriété de se poser clairement ». En réalité, le parlementarisme à une certaine époque historique élimine non seulement de nombreuses questions confuses, mais il crée aussi de nouvelles illusions qui, dans d’autres contextes historiques, se retournent complètement contre le prolétariat. Si le suffrage universel était autrefois un cri de ralliement politique du prolétariat, cette revendication peut aujourd’hui être devenue – et est devenue – complètement dénuée de sens. Si la lutte pour le droit de vote était autrefois une lutte politique, elle est aujourd’hui devenue une pseudo-lutte qui ne fait que détourner l’attention de la véritable lutte. Si l'ancien mouvement ouvrier s'est déjà enfoncé dans le crétinisme parlementaire, la revendication actuelle d'une activité parlementaire est un crime. Car le besoin d’aujourd’hui, c’est l’accélération de l’initiative des masses et le développement de l’action directe des travailleurs – un besoin qui est détourné vers des voies inoffensives par l’activité parlementaire. Le parlementarisme – y compris celui du “type révolutionnaire” – est une trahison de classe. Et il n’est pas nécessaire de nous référer à Marx : le marxisme ne serait pas le marxisme si la tâche propre du mouvement ouvrier à l’époque de Marx et d’Engels était encore aujourd’hui, dans le détail, sa tâche propre.

 

 

 

 

 

 

4 Potemkine était le ministre principal de Catherine II de Russie. Lorsque la tsarine a fait un voyage en province, Potemkine a fait construire des villages factices le long de son parcours pour lui faire croire que ses terres étaient un pays de cocagne. Le nom du ministre est ainsi devenu synonyme de “fallacieux”.

 


vendredi 31 janvier 2025

Le caractère inéluctable du communisme (suite): contre la surestimation des grands hommes

  

 


Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

(Il ne me sera pas possible de publier en entier ce livre passionnant, mais je peux faire suivre les fichiers à ceux qui sont intéressés)1

traduction: Jean-Pierre Laffitte



VI

CONTRE LA SURESTIMATION DES GRANDS HOMMES

 

Puisque Hook ne voit pas dans Das Kapital la découverte des lois du mouvement social, mais seulement la critique (conditionnée par la volonté du prolétariat) de l’économie bourgeoise, Das Kapital n’est pas pour lui la concrétisation théorique de la dialectique matérialiste, mais « l’application du matérialisme historique aux “mystères” de la valeur, du prix et du profit » (page 187). En d'autres termes, étant donné que, selon Hook, les rapports de production déterminent la pensée et les actions des êtres humains, Marx a développé à partir du point de vue du prolétariat sa critique de l'économie bourgeoise, qui n'est que de la critique et rien d'autre. Si le prolétariat l’emporte, le Capital de Marx ne restera qu’un document historique, rempli des pensées d’une classe qui a souffert sous la domination du capitalisme. Le matérialisme historique n’est pas ici une partie du développement dialectique, mais il en est séparé ; il n’est pas un élément productif, mais une vision de la vie (Weltanschauung).       « Pourtant », comme l’écrit Marx à propos de son critique russe dans la préface du premier volume du Capital, « que décrit-il d’autre que la méthode dialectique ? ». Mais pour Hook, Das Kapital n’est qu’une idéologie, et de ce point de vue il dit (page 181) :

« Ce qui justifie chez Marx et Engels la position selon laquelle le mode de production économique est le facteur décisif de la vie sociale, c’est la volonté révolutionnaire du prolétariat, qui est prêt à agir sur la base de cette hypothèse… C’est seulement parce que nous voulons changer la structure économique de la société que nous cherchons des preuves du fait que, dans le passé, le changement économique a eu une influence profonde sur toute la vie sociale et culturelle. Parce que nous voulons changer la structure économique de la société, nous affirmons que ces preuves du passé, jointes à notre acte révolutionnaire du présent, constituent une raison suffisante pour croire que la proposition générale : “en dernière instance, le mode de production économique détermine le caractère général de la vie sociale”, sera vraie dans un avenir proche. ».

Même s'il poursuit en affirmant que ce que nous voulons et quand nous le voulons ne peuvent pas être déduits d'un désir d'action indépendant et absolu, mais sont conditionnés par l'histoire, malgré tout, dans son interprétation, la volonté reste séparée de la conscience. Il n'y a ici aucune interaction ni aucun tout dialectique. En dépit de toutes les concessions matérialistes et des incohérences idéalistes, le point de vue de Hook est toujours que nous considérons le mode de production économique comme un facteur déterminant uniquement parce que nous voulons changer les relations économiques. La volonté, aussi conditionnée soit-elle, reste au fond décisive pour Hook. Le sérieux avec lequel il accepte cette conception se voit dans sa description de la manière dont le changement social se produit. Il écrit      (page 84) :

« Des conditions objectives, sociales et naturelles, (thèse) naissent des besoins et des objectifs humains qui, en reconnaissant les possibilités objectives dans la situation donnée (antithèse), établissent un plan d’action (synthèse) destiné à concrétiser ces possibilités. »

Pour Hook, l'action, qui est identique à la volonté, constitue la synthèse. Pour Marx cependant, la synthèse est quelque chose de différent ; le prolétariat, en tant qu'antithèse de la société bourgeoise, contient déjà ce qui constitue le contenu de la synthèse de Hook. La synthèse marxiste suppose l'action réussie ; elle se situe derrière la volonté. Elle est le résultat de la négation de la négation, elle est la société communiste. La croissance du prolétariat elle-même n'est pas seulement la croissance de la misère prolétarienne, mais aussi de la conscience de classe et de l'action. Tout ce processus se transforme, à un certain degré de développement, en révolution. « Was der Mensch will, das muss er wollen ». La volonté est inséparable du prolétariat ; l’existence du prolétariat comme force matérielle de production est en même temps l’existence de la volonté. Il faut éviter toute mise de côté et toute survalorisation de la volonté. On pourrait plutôt dire avec Engels : « Une révolution est un pur phénomène de la nature, qui se déroule plus selon les lois physiques que selon les règles qui, en temps ordinaire, conditionnent le développement de la société. Ou plutôt, ces règles prennent au cours d’une révolution un caractère beaucoup plus physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de force ». La force matérielle est identique à la volonté et à la conscience. Dans les temps ordinaires (le réformisme), l’on attribue nécessairement à ces facultés plus de valeur qu'elles n'en ont, de sorte qu'elles redeviennent idéalistes et fausses. Dans les temps révolutionnaires, quelle que soit la force de la volonté et de la conscience, ces facteurs restent toujours très loin derrière la force matérielle réelle de la révolution.

Le processus révolutionnaire réel est beaucoup plus étroitement lié aux processus de la nature que nous ne sommes capables de le concevoir dans une période non révolutionnaire ; le facteur “humain” (idéologique) dans le développement devient plus insignifiant. Dix mille êtres humains affamés avec la conscience la plus claire et la volonté la plus forte ne signifient rien dans certaines circonstances ; dix millions d'êtres humains affamés dans les mêmes circonstances, sans conscience et sans volonté humaine spécifique, peuvent signifier – une révolution. Les hommes meurent de faim que ce soit avec ou sans conscience et volonté, mais dans les deux cas, ils ne meurent pas de faim s’ils voient de la nourriture. Et lorsque Hook, au cours de son exposé, fait référence aux millions d'êtres humains qui ont péri par manque de conscience de classe, il ne fait en fin de compte que souligner le fait que même la présence d'une conscience de classe n'aurait pas pu empêcher la famine. D’autre part, il ne cite aucun exemple où des millions d’êtres humains auraient eu faim en voyant de la nourriture. Car dans un tel cas, ils ne seraient pas morts de faim, mais ils auraient pris possession de la nourriture et seraient ainsi devenus – des individus ayant une conscience de classe.

Cette surestimation, ou plutôt cette estimation erronée, du rôle de la conscience conduit Hook à surestimer également le rôle du parti et, dans un sens plus étroit, celui de l'individu dans le processus historique ; rôle qu'il ne conçoit pas historiquement, mais de manière tout à fait absolue. Pour arriver rôle du génie, il demande par exemple (page 169) :

« La révolution russe aurait-elle eu lieu en octobre 1917 si Lénine était mort en exil en Suisse ? Et si la révolution russe n’avait pas eu lieu à ce moment-là, les événements ultérieurs en Russie auraient-ils suivi le même cours ? ».

Le même jeu se poursuit avec d'autres hommes d'État et d’autres scientifiques, et Hook se retourne alors vivement contre Engels, Plekhanov et d'autres, qui soutenaient que toute époque qui a besoin de grands hommes les crée elles aussi. Hook répond (pp. 171-172) :

« Avec tout le respect que je vous dois, cette position me semble être une absurdité totale… Prétendre que si Napoléon n’avait pas vécu, quelqu’un d’autre et non lui aurait été Napoléon (c’est-à-dire aurait accompli l’œuvre de Napoléon) et ensuite présenter comme preuve le fait que chaque fois qu’un grand homme a été nécessaire, il a toujours été trouvé, est logiquement infantile… Où se cachait le grand leader lorsque l’Italie était objectivement prête pour la révolution en 1921 et l’Allemagne en 1923 ? ... Il n’y a pas d’obligations dans l’histoire ; il n’y a que des probabilités. ».

Pour répondre sur le même plan, nous pouvons dire, d'abord, comme Hook l'a dit ailleurs, que seule la pratique montre si une vérité est vraie, donc aussi si un grand homme est réellement tel. Et cette pratique est une pratique sociale. Si, par exemple, la société n’avait pas présupposé (le mécanisme dans la fabrication), concrétisé (la division du travail) et appliqué les connaissances de Newton, le génie de Newton serait mort avec lui. Si le processus de capitalisation n'avait pas donné à la France une telle puissance offensive et défensive, le génie Napoléon serait peut-être mort comme lieutenant encore plus seul qu'à Sainte-Hélène. C’est la société qui détermine ce qu'est le génie. La Révolution russe est indépendante de Lénine, et même le moment où elle s'est produite n'a pas été le moins du monde conditionné par lui, mais par une série infinie de facteurs entrelacés dans lesquels le génie de Lénine est englouti, et sans lesquels il ne peut être compris. Le fait que les bolcheviks aient réussi à prendre le pouvoir politique dans une révolution sur laquelle ils n'avaient aucun contrôle est, bien sûr, en partie en relation directe avec les bolcheviks et aussi en partie avec la personnalité de Lénine. Mais l’idée que sans Lénine le cours de l’histoire russe aurait été résolument différent est en dessous du niveau de la recherche marxiste, qui ramène constamment l’histoire aux besoins de la vie sociale. Ce n’est pas la Révolution russe qui s'est adaptée à Lénine, mais c’est Lénine qui s'est adapté à la Révolution russe. C'est seulement parce qu'il a accepté le mouvement révolutionnaire qu'il a acquis une influence sur lui, qu'il en est devenu l'organe exécutif. La façon dont Lénine a réexaminé son œuvre après la révolution montre à quel point il a été influencé par le cours réel de la révolution et à quel point il n'a pas lui-même déterminé son développement. C'est ce qu'il a exprimé très clairement dans un discours qu'il a prononcé en octobre 1921, lorsqu'il a déclaré :

« La révolution démocratique-bourgeoise a été menée jusqu'au bout par nous comme par personne d'autre... Nous comptions – ou peut-être serait-il exact de dire : nous pensions, sans calcul suffisant – pouvoir, par les ordres exprès de l’État prolétarien, organiser à la manière communiste, dans un pays de petits paysans. La vie nous a montré nos erreurs. Une suite de degrés intermédiaires se sont révélés indispensables : le capitalisme d’État et le socialisme, en vue de préparer – par un travail de longues années – le passage au communisme. Ce n’est pas en vous appuyant directement sur l’enthousiasme, mais au moyen de l’enthousiasme engendré par la grande révolution, en faisant jouer l’intérêt personnel, l’avantage personnel, en appliquant le principe de gestion équilibrée, qu’il vous faut d’abord, dans un pays de petits paysans, construire de solides passerelles conduisant au socialisme, en passant par le capitalisme d’État. Voilà ce que nous a révélé la marche objective de la révolution… L’État prolétarien doit devenir un “patron” prudent, soigneux et habile, un négociant en gros consciencieux – sinon il ne pourra pas mettre debout, économiquement, ce pays de petits paysans… Un négociant en gros, cela paraît être un type économique éloigné du communisme comme le ciel l’est de la terre. Mais c’est précisément là une de ces contradictions qui, dans la réalité vivante, mène de la petite exploitation paysanne au socialisme, en passant par le capitalisme d’État. L’intérêt personnel a pour effet de relever la production ; il nous faut augmenter la production avant tout et coûte que coûte. Le commerce de gros unit économiquement des millions de petits paysans, en les intéressant, en les associant, en les amenant au degré suivant : aux diverses formes d’association et d’union dans la production elle-même. ». 

Le cours de la Révolution a rejeté, d’abord, toutes les vieilles idées bolcheviques qui étaient encore étroitement liées au capitalisme d’État de Hilferding, et il a imposé l’adoption du communisme de guerre comme nouvelle doctrine ; puis le cours réel des développements a rejeté également cette nouvelle “construction” et il a pris un tournant plus pur vers le capitalisme d’État. La Révolution russe est donc un exemple classique du fait que le cours du développement est déterminé non par les idées des grands hommes, mais par la pratique socialement nécessaire. Il n’est peut-être pas utile de discuter du fait de savoir si la Révolution russe sans Lénine aurait suivi une autre voie que celle du capitalisme d’État, car Lénine lui-même considérait que le capitalisme, non seulement en Europe occidentale mais aussi en Russie, était suffisamment avancé pour que la phase suivante ne puisse être que le socialisme. Lénine considérait l’impérialisme comme « le capitalisme sous sa forme transitoire, le capitalisme parasitaire ou stagnant ». L’impérialisme a conduit, selon Lénine, simplement à la socialisation universelle de la production : « Il entraîne le capitaliste, contre sa volonté, dans un ordre social qui offre une transition de la liberté totale de concurrence à la socialisation complète ». La guerre, selon Lénine, a transformé le capitalisme monopoliste en une forme    « monopoliste d’État » ; le « capitalisme monopoliste et militaire d’État » est cependant une   « préparation matérielle complète au socialisme, sa porte d’entrée ». Avec la conquête du pouvoir d’État et la prise de contrôle des banques, il pensait que le capitalisme d’État pouvait se transformer très rapidement en socialisme. La mise en place d’une économie capitaliste d’État en Russie n’était donc, selon Lénine, que l’anticipation du mouvement réel du capital. Ce qui s’est produit a été la conséquence capitaliste nécessaire de la progression de la monopolisation. Le Parti a accéléré ce qui devait nécessairement se produire, finalement, même sans cette accélération.

Que cette orientation capitaliste ait été modifiée par l'influence des bolcheviks, c'est incontestable, mais elle est restée capitaliste et, de plus, cette modification s'est limitée à masquer la nature réelle du retour au capitalisme ou de la formation d'une nouvelle fausse conscience. C'est ainsi que nous trouvons Boukharine s'exprimer de la manière suivante, lors d'une conférence gouvernementale vers la fin de 1925 :

« Si nous reconnaissons que les entreprises reprises par l’État sont des entreprises capitalistes d’État, si nous le disons ouvertement, comment pouvons-nous alors mener une campagne pour une plus grande production ? Dans les usines qui ne sont pas purement socialistes, les ouvriers n’augmenteront pas la productivité de leur travail. ». 

La pratique russe n'est pas régie par les principes communistes, mais par les lois de l'accumulation capitaliste. Quelles autres lois aurait-elle suivies si Lénine et les bolcheviks n'avaient pas gagné ? En Russie aussi, même sous une forme modifiée, nous avons une production de plus-value sous le camouflage idéologique de la “construction socialiste”. Le rapport salarial est identique à celui de la production capitaliste et constitue en Russie aussi la base de l’existence d’une bureaucratie grandissante, dotée de privilèges croissants, une bureaucratie qui, à côté des éléments capitalistes privés encore présents, doit être considérée strictement comme une nouvelle classe s’appropriant le surtravail et la plus-value. Le fait même de l’existence du rapport salarial signifie que les moyens de production ne sont pas contrôlés par les producteurs mais leur font face sous la forme de capital, et cette circonstance impose en outre un processus de reproduction sous la forme d’accumulation de capital. Cette dernière, sur la base de la loi marxiste de la valeur, avec laquelle il faut aussi éclairer la situation russe, conduit nécessairement à la crise et à l'effondrement final. La loi de l'accumulation est en même temps l'accumulation de l'appauvrissement, et par conséquent les ouvriers russes s'appauvrissent en réalité au même rythme que le capital s'accumule. La productivité des ouvriers russes augmente plus vite que leur salaire ; ils reçoivent une part de plus en plus petite du produit social croissant. Pour Marx, cette paupérisation relative de la population ouvrière au cours de l'accumulation est seulement une phase de la paupérisation absolue ; elle n'est qu'une autre expression de l'exploitation croissante des ouvriers, et il ne peut y avoir guère de doute que même sans Lénine et la Révolution russe, rien d'autre qu'une exploitation croissante n'aurait pu se produire en Russie. Il n’y a que celui qui, comme Hook, se trompe sur le contenu de la Révolution russe qui puisse se demander si l’histoire russe sans Lénine aurait suivi un autre cours que celui qu’elle a suivi en réalité. Elle aurait certes procédé avec d’autres idéologies, d’autres drapeaux, d’autres chefs et à un autre rythme, mais pour le prolétariat vivant ces différences sont tout à fait insignifiantes. Et puisque la révolution dont nous parlons est prolétarienne de nom, on ne peut que se demander : qu’est-ce qui a changé, par suite de la Révolution et de l’existence du génie Lénine, dans la situation des ouvriers russes ? Rien d’essentiel ! Pour le prolétariat, Lénine n’était rien de plus que Kerenski, rien de plus que n’importe quel révolutionnaire bourgeois qui n’abolit pas l’exploitation mais en change seulement les formes.

Il n’y a pas deux sortes de travail salarié, l’un capitaliste et l’autre bolchevik : le travail salarié est la forme sous laquelle, dans la production capitaliste, la plus-value est appropriée par la classe ou l’élément dominant. Certes, les moyens de production sont passés des mains des entrepreneurs privés à celles de l'État ; en revanche, rien n'a changé pour les producteurs. Comme auparavant, leur seul moyen de subsistance est la vente de leur force de travail. La seule différence est qu'ils n'ont plus affaire au capitaliste individuel mais au capitaliste général, l'État, en tant qu'acheteur de la force de travail. Le rapport économique entre le producteur et le produit correspond ici encore au rapport capitaliste. Les moyens de production ne font que se centraliser davantage, ce qui n'est pas le but de l'économie communiste, mais seulement un moyen pour y parvenir. L'influence de Lénine, la politique des bolcheviks, se révèlent être d’une grande capacité d'adaptation au cours nécessaire du développement, afin, en tant que parti bolchevik ou en tant que génie, de se maintenir au pouvoir, ce qui ne peut être que la force de la nécessité. Si Lénine avait tenté de mener à bien une politique communiste, sa grandeur aurait été réduite – ou élevée, comme on veut – à celle d’un utopiste ivre. Où étaient les grands dirigeants de l’Italie en 1921 et de l’Allemagne en 1923 (et de nouveau en 1933) ? Si une réponse doit absolument être apportée, l’on peut sans aucun doute citer Mussolini et la direction de la Troisième Internationale, c'est-à-dire Zinoviev à l’époque. Mussolini, qui a accéléré le processus objectivement nécessaire de concentration du capital en Italie ; la direction de la Troisième Internationale, qui a maintenu le “statu quo” en Europe dans l’intérêt du régime bolchevik russe en empêchant la révolution allemande. C’est ainsi que Radek a déclaré (sur ordre de Zinoviev) devant la XIII° Conférence du Parti communiste russe le 16 février 1924 : « Le Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, ainsi que le Comité exécutif du Komintern, reconnaissent sans équivoque que le Parti communiste d’Allemagne a agi correctement lorsque, compte tenu de la force armée supérieure de l’ennemi et de la division dans les rangs de la classe ouvrière, il a évité un conflit armé. » (Ceci a été répété en 1933-34). Mais cette question peut aussi être abordée de manière dialectique, et nous reconnaîtrons alors que le problème des grands hommes est lui-même un problème tout à fait historique. Dans la société capitaliste en particulier, où le symbole est plus “réel” que la réalité, le problème du leadership prend une telle importance qu’il devient idéologiquement le problème de l’histoire. Le problème des prix du marché est l'envers du problème du leader. Hegel s'arrêtant à l'État prussien, la forme argent de la marchandise et le problème du leader face à la masse sont une seule et même expression du niveau des forces sociales de production dans leur enveloppe capitaliste. Le véritable mouvement ouvrier ne connaît pas de “problème” de chef. Les décisions y sont prises par les soviets, qui dirigent l’action et aussi plus tard la vie économique.

Mais ce changement dans le rôle de la personnalité ne se limite pas au domaine politique ; il s’applique également à la science.

La spécialisation de la science va de pair avec son développement. La division sociale du travail ne se restreint pas, mais s'étend. Chaque invention, chaque découverte, revêt nécessairement un caractère de plus en plus collectif. Cette socialisation conduit à une socialisation toujours plus grande. Aux débuts de la société capitaliste, il y avait des inventeurs, aujourd'hui il y a des ateliers d'inventions. Les inventions sont produites presque de la même manière que les pneus d'automobile. Dans le capitalisme moderne, l'individu compte moins, toutes les innovations proviennent des laboratoires du travail en commun.

Le fait que cela ne devienne pas politiquement visible est dû à la nécessité pour la bourgeoisie de devenir idéologiquement de plus en plus réactionnaire dans la mesure même où elle fait avancer les relations réelles. Si la bourgeoisie avait besoin autrefois d'un Napoléon, aujourd'hui la stupidité d'Hitler sert de ciment symbolique à ses tendances centrifuges. Et pourtant, pour la bourgeoisie allemande, Hitler apparaît comme une personnalité dominante ; car si Napoléon a contribué au développement de la société capitaliste, Hitler contribue à en empêcher l'effondrement. Mais même sans Napoléon, le capitalisme aurait repris sa marche victorieuse et il s'effondrera malgré Hitler. Tous deux peuvent contribuer, dans une petite mesure, à déterminer le rythme avec lequel la tendance à la modernisation ou à l'effondrement s'opère, mais la tendance générale dépasse leur pouvoir de changement. C’est à travers toutes les modifications temporaires que la marche de l'histoire, le développement des forces productives humaines, se fraye un chemin. Mais même à l'intérieur de ces modifications, la véritable importance des “grands hommes” ne leur est pas propre, mais elle est seulement en rapport avec toutes les autres circonstances sociales. C'est seulement parce que l'histoire sous le capitalisme fonctionne avec une fausse conscience que le mouvement réel se dissimule derrière le fétichisme du leader. Quand ce mouvement se déroule avec une conscience correcte, il remet même le génie à sa juste place.

Dans sa réflexion sur le rôle du chef et sur celui du hasard au sens large, Hook a oublié son propre point de départ, à savoir celui qui exige que tout problème soit considéré comme un problème historique. L’alternative présentée par le Manifeste communiste – communisme ou barbarie – ne met pas en évidence le rôle déterminant de la volonté humaine, mais ses limites. Étant donné qu’il n'y a pas d'équilibre, une race humaine qui tarde à se développer périra nécessairement si les nécessités objectives ne sont pas satisfaites. Mais ce retard lui-même est temporaire. La barbarie n'est pas la fin de chaque développement, mais seulement une interruption qui se paie cher. La barbarie n’est pas le retour à la charrette à bœufs et aux temps primitifs, mais la condition barbare de l’auto-déchirure dans la crise mortelle et les guerres d’un capitalisme pourrissant. Il n’y a qu’une seule issue – la voie qui mène vers l’avant, le salut par le communisme.

Le point de départ du mode de production communiste est l’élévation déjà atteinte par les forces productives du capitalisme. Si le jeune capitalisme avait besoin de Napoléon et le capitalisme expirant nécessitait Hitler, si le capitalisme a eu toujours besoin de fantaisies – puisque la réalité, qui n'avait pas d'intérêts communs, ne permettait pas non plus de lutte commune – la révolution communiste n'a besoin que d'elle-même, c'est-à-dire de l'action des masses. Elle n'a pas besoin de fétichisme, d'imagination, pour avancer dans la réalité, car elle ne connaît que des intérêts communs et permet une véritable lutte commune.

On ne peut pas attribuer au personnage éminent, de même qu’au rôle du hasard dans l’histoire en général, davantage que ce que Marx lui attribue dans une lettre à Kugelmann citée par Hook. Mais le contenu de cette lettre ne soutient pas, mais s’oppose à la conception absolue, idéaliste et non historique, de Hook en ce qui concerne le problème du leader[1].

 

« « Ces “accidents” eux-mêmes », dit Marx, « s’inscrivent naturellement dans la voie générale du développement et sont compensés par d’autres “accidents”. Mais l’accélération et le retard sont fortement influencés par de tels “accidents”, parmi lesquels il faut également compter le caractère “accidentel” des personnes qui se sont d’abord tenues à la tête du mouvement ». L’importance de ces “accidents” doit être comprise historiquement. La question de savoir dans quelle mesure ils ont encore de l’importance aujourd’hui n’est pas résolue par la théorie mais par la pratique. Ici aussi,    « l’investigation de la situation réelle », telle que la concevait Lénine, « constitue la véritable essence et l’âme vivante du marxisme ». ».

 

VII



[1] Les guillemets que Marx met à ses « accidents » montrent le sens restreint dans lequel il souhaite les prendre. Le mot d’abord (zuerst) vers la fin du passage le souligne encore davantage. (Le mot est omis dans le texte de Hook). Les italiques sont de moi.


1Concernant les grands hommes, du genre bourgeois retord et avec du sang sur les mains, lire le tome I de l'histoire intime de la 5ème République par Franz Olivier Fogiel. Magnifique, le grand Charles en prend pour son grade et surtout très importantes révélations sur la guerre d'Algérie et mai 68.