QUELLE UTILITE DE LA PRESSE
MAXIMALISTE ?
« A côté des chômeurs, on a vu se
développer, depuis les années 1990, les travailleurs précaires et les pauvres, rappelait
l’ancien premier ministre socialiste. Le résultat, c'est qu'à peu près un
tiers de la population active est en situation de grave précarité dans les pays
industrialisés. Peut-on s'y résoudre ? Non, car cela devient explosif
budgétairement, socialement et politiquement. Cela conduit à la désaffection
civique, au ralliement à des forces politiques populistes, à un affaiblissement
électoral des partis en situation de gouverner et donc à une redoutable
instabilité » (interview au Monde le 27-02-2012).
Lorsqu’on lit ce genre de
déclaration, du vieux bourgeois Rocard, on ne peut que gerber six mois après,
et après la victoire électorale de Hollande. Et gerber deux fois face à ce
mépris des prolétaires fustigés comme irresponsables civiquement, populistes de
fait, voire, dans l’imaginaire caviar rose, futures chemises noires de la
grosse Bertha Le Pen.
Oui la situation est gravissime,
à la veille du grand barnum des « partenaires sociaux » - avec les sous-fifres du président "normal" devenu banal - en vue de « renégocier
les conditions de travail » : dans quelle mesure les bourgeois « socialistes »
vont-ils accroître la flexibilité, sponsoriser les PME, éradiquer les 35
heures, fignoler cette merde de « rupture conventionnelle », rendre
moins ridicules les employés de Pôle emploi, etc. ???
La situation est grave mais pas
désespérée politiquement pour la bourgeoisie. Le dernier numéro du journal Le
Prolétaire en réfère très justement au nain ami de Sarkozy, A.Minc qui a
déclaré que « l’alternance » était une bénédiction (cf. « Si
Sarkozy avait été réélu, le pays aurait été très difficile à gouverner »).
Les bordiguistes ajoutent aussi subtilement que les gauchistes, à force de
soutenir la gauche caviar ne font plus que pâle figuration. Le clown Mélenchon
correspond bien à ce que le stalinisme et le trotskysme putréfiés peuvent
produire, un misérable PN qui aboie dans le vide. Le parti présidentiel
godillot occupe le devant de la scène pour nous passionner entre le désir d’un
ex-animateur antiraciste et un vieux coucou revenu de la lambertologie. La
droite n’est plus qu’un panier de crabes non comestibles. Les syndicats sont
toujours aussi incrédibles et immergés dans l’anonymat des fonctionnaires
étatiques.
Face aux attaques que prépare la
bourgeoisie gouvernementale, chacun peut retenir son souffle. Comment vont
réagir les prolétaires – car ils vont réagir forcément (baisse des salaires +
chômage incompressible) – dans le public et dans le privé ? Qui va montrer
l’exemple ou pas ?
Le CCI et ses scissions assurent
bêtement que les mineurs espagnols « montrent l’exemple », ce qui est
faux. L’article du Prolétaire explique que c’est plus compliqué : « Les
grands et moins grands syndicats jaunes qui contrôlent les régions minières (…)
oeuvrent à lier les revendications des travailleurs de la mine à une espèce de « bien
commun » régional ou national » ; ces mines ne subsistent que
grâce aux subsides de l’Etat, et l’aide à « l’économie locale »
profite surtout au financement des apparatchiks syndicaux. Bref la lutte est
noyée dans une saga populaire : « La Marche noire, dirigée par ceux
qui ont pendant des décennies sacrifié les prolétaires de ces régions sur les
autels de la rentabilité capitaliste, a été une tentative de transformer la
lutte en une scène de théâtre où se joue une parodie de la lutte de classe ».
Evidemment comme tous les autres
courants maximalistes, les bordiguistes concluent par la rengaine inusable :
« les prolétaires ne pourront compter que sur leurs propres forces, sur
leur propre détermination et sur leur propre organisation de classe ». Et
demain le temps sera ensoleillé ou maussade ?
Chaque fois que je lis « Le
Prolétaire » ou « Révolution Internationale » (que je n’achète
plus puisque mes correspondants me l’envoient gratuitement, pour s’en
débarrasser ?), je me pose la question de l’utilité de cette presse au
papier épais, aux articles relativement clean, lisibles et accessibles mais
très peu lus, écoulés difficilement à quelques dizaines d’exemplaires. La vente
des journaux de chômeurs et de roumains est passée par là pour rendre ringarde
la vente à la criée, et les entrées des « grosses boites » avec des milliers
d’ouvriers à vélo tendant une main négligente vers le distributeur de tracts,
se sont évaporées comme les cheminées d’usines. J’avoue avoir peine moi-même,
quoique resté séduit par le papier et Gutenberg, à relire ce que j’ai déjà lu à
l’écran. En effet, nous sommes désormais conditionnés pour la lecture de la
presse en général par une lecture gratos à l’écran de notre ordi, en position
allongée sur notre lit une tasse de café à la main. La presse française
quotidienne est hyper chère, et même l’effort du journal Le Prolétaire de
rester à un euro apparaît de trop, et une ressource peu solide (les militants y
vont de leur poche). Mais la presse bourgeoise, de Libé à L’Express n’a pas
besoin de vendre, elle est sponsorisée par des grands groupes financiers
américains ou autochtones, et les quelques articles payant sur le web c’est
juste pour faire croire à une caution « honnête » des milliers de
lecteurs lambda et aux naïfs qui imaginent une indépendance de la presse
démocratique.
Que Faire ? Disait ce bon
Lénine vers 1903. « Que Faire ? »,
quoique daté, reste un ouvrage génial. Il est normal qu’il reste la référence à
tous les maximalistes, et même aux anarchistes (marxiens refoulés).
Bordiguistes et CCistes restent plutôt proches des économistes anarchistes que
critiquait l’ingénieur du Kremlin. Relisons les propos mi-actuels et
mi-volontaristes d’un chef de travaux publics « prolétariens ».
La maison de maçon de l’entrepreneur
Lénine
« Il est faux que “nous
ayons travaillé surtout parmi les ouvriers cultivés, et que les masses aient
mené à peu près exclusivement la lutte économique”. Sous cette forme, cette
affirmation dévie vers la tendance radicalement fausse qu'a toujours la Svoboda
à opposer les ouvriers cultivés à la “masse”. Durant ces dernières années, les
ouvriers cultivés aussi ont mené chez nous “à peu près exclusivement la
lutte économique”. C'est là un premier point. D'autre part, les masses
n'apprendront jamais à mener la lutte politique, tant que nous n'aiderons pas à
former des dirigeants pour cette lutte, aussi bien parmi les ouvriers
cultivés que parmi les intellectuels. Or, de tels dirigeants ne peuvent
s'éduquer qu'en s'initiant à l'appréciation quotidienne et méthodique de
tous les aspects de notre vie politique, de toutes les tentatives de
protestation et de lutte des différentes classes à différents propos. C'est
pourquoi parler d'“éduquer des organisations politiques” et en même
temps opposer “la besogne paperassière” d'un journal politique au
“travail politique local vivant” est tout bonnement ridicule ! L'Iskra
ne cherche-t-elle pas à rajuster le “plan” de son journal au “plan” qui
consiste à réaliser un “degré de préparation” permettant de soutenir à la fois
le mouvement des sans-travail, les soulèvements paysans, le mécontentement des
zemtsy, “l'indignation de la population contre l'arbitraire des “bachi-bouzouks
tsaristes”, etc. Mais tous ceux qui connaissent le mouvement savent fort
bien que l'immense majorité des organisations locales ne songe même pas à
cela; que beaucoup de projets de “travail politique vivant” indiqués
ici n'ont encore jamais été mis à exécution par aucune organisation;
que, par exemple, la tentative d'attirer l'attention sur la croissance du mécontentement
et des protestations parmi les intellectuels des zemstvos déconcerte aussi bien
Niadiéjdine (“Seigneur ! N'est-ce pas aux zemtsy que cet organe est destiné
?”, A la veille de la révolution, p. 129), que les économistes
(lettre de l'Iskra n°12) et de nombreux praticiens. Dans ces conditions
on ne peut “commencer” que par ceci : inciter les gens à penser à
tout cela, à totaliser et à généraliser toutes les manifestations
d'effervescence et de lutte active. A une époque où l'on avilit les tâches social-démocrates,
on ne peut commencer le “travail politique vivant” que par
une agitation politique vivante, impossible sans un journal pour toute la
Russie, paraissant fréquemment et judicieusement diffusé ».
« Dites-moi, s'il vous plaît
: lorsque les maçons posent en différents points les pierres d'un édifice
immense, aux formes absolument inédites, ils tendent un fil qui les aide à
trouver la place juste, leur indique le but final de tout le travail, leur
permet de mettre en oeuvre non seulement chaque pierre, mais même chaque
morceau de pierre qui, cimenté avec le morceau qui précède et celui qui suit,
donnera la ligne définitive et totale. Est-ce là un travail “paperassier” ?
N'est-il pas évident que nous traversons aujourd'hui dans notre Parti une
période où, ayant des pierres et des maçons, il nous manque justement ce fil
visible à tout le monde et auquel chacun pourrait s'en tenir ? Laissons crier
ceux qui soutiennent qu'en tendant le fil (…) du moment que notre fil a été
tendu correctement, nous voulions qu'il fût approuvé pour sa rectitude même, et
non pour avoir été tendu par un organe officiel.(…) Si nous avions un groupe de
maçons expérimentés, suffisamment solidaires pour pouvoir sans cordeau poser
les pierres où il convient (à parler abstraitement, ce n'est pas du tout
impossible), nous pourrions peut-être nous saisir d'un autre maillon. Le
malheur est précisément que nous n'avons pas encore de ces maçons expérimentés
et solidaires; que, fréquemment, les pierres sont posées au petit bonheur, au
mépris du cordeau, sans être cimentées l'une à l'autre, au point que l'ennemi
n'a qu'à souffler dessus pour les disperser, non comme des pierres, mais comme
des grains de sable.
Les échafaudages ne sont
nullement nécessaires pour la bâtisse elle-même; ils sont faits avec un
matériel de qualité inférieure; ils sont dressés pour un temps relativement
court et jetés au feu dès que l'édifice est terminé dans ses grandes lignes. En
ce qui concerne la construction d'organisations révolutionnaires, l'expérience
atteste (par exemple, dans la période de 1870-80) que l'on réussit parfois à
construire sans échafaudages. Mais maintenant nous ne saurions même nous
représenter qu'il soit possible d'élever sans échafaudages l'édifice dont nous
avons besoin. (…) Beaucoup (Nadiéjdine est de ce nombre) ont reproché à l'Iskra
de fournir de maigres renseignements sur le chômage, de ne donner que des
correspondances fortuites sur les choses les plus ordinaires de la vie rurale.
Le reproche est fondé; mais ici l'Iskra est “coupable sans avoir
péché”. Nous nous efforçons de “tendre” également notre “fil” à travers la
campagne; mais presque nulle part il n'y a de maçons; il nous faut encourager
tous ceux qui nous communiquent même les faits les plus ordinaires, dans
l'espoir que cela augmentera le nombre de nos collaborateurs dans ce domaine et
nous apprendra à nous tous à choisir enfin des faits véritablement
saillants. (…) Et si réellement nous parvenions à obtenir que la totalité
ou la majeure partie des comités, groupes et cercles locaux, s'associent
activement à l’œuvre commune, nous pourrions à très bref délai mettre sur pied
un hebdomadaire, régulièrement diffusé à des dizaines de milliers d'exemplaires
dans toute la Russie. Ce journal serait comme une partie d'un gigantesque
soufflet de forge qui attise chaque étincelle de la lutte de classe et de l'indignation
populaire, pour en faire jaillir un immense incendie ».
Le soufflet de forge au
musée
Lénine utilise donc une image en vogue dans la classe
ouvrière de la fin du 19e siècle : la forge. La forge symbolise
la force, le lieu où l’homme vainc l’acier, lui donne forme selon sa volonté. Tout
le volontarisme bolchevique se retrouve dans cette image, assez bancale,
malheureuse et dangereuse finalement : chaque étincelle est attisée et
finit par foutre le feu à la boutique du forgeron ! Songez, Lénine veut
former les forgerons qui vont « diriger la lutte », donc battre le
fer pendant qu’il est chaud. Pendant que l’acier refroidi, les forgerons vont
collecter des informations pour les envoyer au comité central qui va les
sélectionner pour les publier dans un journal unique, centralisé nationalement ;
et il demande de vraies infos sur les chômeurs. Voilà le journal promu « organisateur
collectif » ; en fait, comme l’ont imité tous les maximalistes et les
gauchistes jusqu’à leurs faibles publications aujourd’hui, le journal dans
toutes les sectes politiques radicales est l’évangile mensuel : les
cénacles se réunissent pour commenter la dernière édition, louer la ligne
générale en générale, et, éventuellement, si le membre présent du comité
central ne fait pas les gros yeux, proposer d’inclure tel ou tel sujet. La
rédaction d’article est considérée comme une promotion indubitable qui flatte l’intéressé,
quoique souvent tarabusté (« il te faut reprendre ton article camarade car
il ne correspond pas à l’orientation générale définie par la dernière
commission exécutive plénière »). Au moins avec les bordiguistes, pas de
menues flatteries, aucun article n’est signé, et si une connerie est défendue
cela retombe sur tous.
Le journal d’agitation et de propagande maximaliste a
pris un coup de vieux, comme les tracts (mais les tacts peuvent être encore un
bon moyen d’agitation) à l’ère du web. Plusieurs journaux se sont appelés « l’étincelle »
depuis les années 1930 (= Iskra de Lénine) avec la même conception volontariste
idiote que le journal de propagande allait mettre le feu à la plaine par ses
révélations ou ses dénonciations. D’une part cela ne s’est jamais produit, ce n’est
pas l’Iskra des bolcheviques qui allume le feu de la révolution en 1917 mais la
guerre mondiale ! Ce n’est pas l’Iskra qui explique aux ouvriers comment
il leur faut s’organiser – ou ils l’expliquent mais pour créer des syndicats –
mais les ouvriers qui inventent les Conseils ouvriers ! D’autre part,
concernant les grèves, le chômage, l’immigration, la presse bourgeoise donnent
tous les éléments auxquels les petites minorités d’activistes n’ont pas accès.
Ces dernières en reprenant les informations de la presse bourgeoise ont eu
tendance à radoter la même rengaine : toute révolte de classe partirait
toujours de la base économique, et le même fond commun idéologique : antiracisme
bourgeois, culte de l’immigré, soutien aux syndicats d’Etat, sans développer
une pensée originale vraiment subversive contre le système.
L’avenir devrait rappeler que si retour de l’activité
sociale politique du prolétariat il y a, elle ne sera pas amplifiée ni
renforcée par une presse à diffusion infinitésimale (et qui laisse peu de place
à une argumentation développée en huit pages placardées). Le mouvement
prolétarien pour renaître, pour être lui « un gigantesque soufflet de
forge » a besoin de larges discussions publiques, de rues ; il a
besoin de discussions politiques ! Lénine reste plus révolutionnaire entre
les lignes de son Que Faire ? (si l’on passe sur les aspects volontaristes
et néo-populistes) que tous nos maximalistes modernes. Les discussions
politiques dont le prolétariat a besoin ne sont pas « faut-il sauvegarder
PSA ? », « comment sauver les entreprises de ma région ? »,
« comment donner du travail en priorité aux français ? », « comment
aider les Roms ? », « Comment lutter contre la pollution ? »,
mais comment réorganiser une société qui n’intègre plus, qui jette à la
poubelle les travailleurs usés, une société du désordre qui n’en finit pas de détruire
à petit feu, une société en passe de se gripper complètement. Et qu’il faut
foutre en l’air.
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