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Il s’agit d’un entretien sur la vie des mineurs de fond de la période
d’après-guerre aux années 1970. J’ai voulu confronter la réalité d’une enfance
dans une famille de mineurs comparée à l’analyse sociologique qui en en été
faite par un universitaire, Olivier Schwartz qui a produit sa thèse sous forme
de livre : « Le monde privé des ouvriers » (1990, PUF). D’abord
il ne peut pas prétendre étudier toute la classe ouvrière, ensuite il défend
tout le long une thèse assez zemmourienne de prise du pouvoir de la femme sur
l’homme à la fin du XXe siècle, assez discutable, et ne possède qu’une vision
étriquée de la classe ouvrière – ce qui n’est pas étonnant puisque cet
universitaire était membre du parti stalinien. Il dit pas mal de bêtises
concernant les mineurs et leur mode de vie. J’ai donc voulu confronter ses
dires et analyses qui ont pu épater les salons des milieux intellos parisiens
mais qui, sous des aspects peu ordinaires voire fantastiques, véhiculent des
considérations invraisemblables pour celles et ceux qui ont été élevés dans les
corons. Petite-fille et fille de mineur MARTINE sait de quoi elle parle et elle
va vous livrer ses rectifications des délires de l’observateur intellectuel.
JLR : Tu me diras à chaque fois à chaque étape
de mon résumé du bouquin si tu es d’accord ou pas. Pour cet auteur il y a dans
le milieu des mineurs une mobilisation familiale très importante. Il faut que
les enfants arrivent à « s’en sortir » à monter dans la société afin
qu’ils ne soient pas employés à la mine. C’est vrai ?
MARTINE : Les parents souhaitent que les
enfants poussent les études à toutes les époques. Au moins depuis Jules Ferry.
JLR : L’auteur définit avec le tournant de la
récession charbonnière des années 60 trois stades selon lui, qui conditionnent
la vie prolétarienne jusqu’à nos jours:
-
La strate prolétarienne
-
La déprolétarisation
-
La précarisation.
Historiquement, par delà ces trois stades, l’ouvrier
est marqué par une constante, il reste subalterne dans la division du travail.
Il note justement (je l’ai vécu aussi) que l’ancienne génération ouvrière
utilisait le terme « se priver » et pas « se frustrer ». Le
mineur à l’époque, comme l’ouvrier en général, dépense sans compter au moment
de la paye. C’était le cas de ton père ?
MARTINE : non j’ai pas vu ça à la maison…
JLR : et un attachement à la famille assez
conservateur. Les ouvriers divorcent moins que les autres classes sociales… il
y a une forte exigence de loyalisme familial.
MARTINE : oui à l’époque les moyens et les
besoins ne sont pas les mêmes en bas… l’insécurité tient le couple… et il a
raison sur un point l’insécurité est une donnée permanente de la condition
ouvrière.
JLR : la télé fonctionne toute la journée…
MARTINE : Faux. Jamais. Juste le soir.
JLR : Dans l’intérieur les objets ne sont pas
fixes. Ils se déplacent.
MARTINE : Pour les mères de famille il y a une
fierté, et leur fierté c’est leur intérieur, tu comprends, qu’il soit bien mis,
qu’il soit propre. Elle ne déplacent pas spécialement les gros meubles qu’elles
ne pourraient pas bouger seules, mais les menus objets. Et puis il y a l’état
dans lequel leur homme rentre du travail. Il y en a certains qui prennent la
douche et se lavent sur le lieu de travail et d’autres qui préfèrent le faire à
la maison. Donc à l’époque, ils se lavent dans une bassine un grand bac en fer.
Ils sont donc poussiéreux. Ils ont même de la poussière de charbon incrustée
dans la peau et autour des yeux. Pour l’enlever cette poussière de charbon, on
en met partout et ils sont très propres. Et comme leur fierté à eux aussi c’est
leur intérieur, tout est soigneusement nettoyé autour aussi après. Mais c’est
le rôle principal de la mère de famille de veiller à la propreté et cette
propreté retrouvée est vécue comme un plaisir.
JLR : Est-ce que tu es d’accord que la pauvreté
vient de l’absence de qualification, de l’absence de soutien familial et de
l’isolement ?
MARTINE : Oui mais de tout temps il y a
toujours eu des personnes intelligentes qui n’avaient pas besoin de diplômes
pour arriver. Je pense que la pauvreté c’est surtout la solitude.
JLR : Est-ce que tu as eu souvent des conduites
de fuite par rapport aux loyers c’est la dernière chose qu’on paye en
général ?
MARTINE : Non du tout. C’était l’époque où on
était fier de pas être endetté du tout fier même de payer ses dettes, tout le
contraire de maintenant. L’idée d’avoir des dettes était effrayante.
JLR : Il y a souvent des achats substantiels,
comme on sait « compensatoires ». Avez-vous eu des voisins qui
s’étaient mis dans la merde, qui ne voulant pas « se priver »
achetaient du gros matériel électro-ménager ou une belle voiture ?
MARTINE : Non chacun tenait son budget.
JLR : Est-ce que tu as fait le constat que vous
les familles de mineurs étiez un peu en dehors du système monétaire, avec vos
quotas de charbon, vos jardinets et autres prestations que l’auteur évoque…
Dans cette sorte d’autoproduction est-ce que tu as eu l’impression que vous
aviez un rapport moindre à l’argent que le reste de la population
MARTINE : Non, l’argent sert pour s’habiller.
Je n’ai pas eu le sentiment qu’on était protégé. Le jardin c’était aussi pour
nourrir tous ses enfants, les familles nombreuses étaient nombreuses alors avec
la fierté d’arriver à s’en sortir tout seul. Aujourd’hui le jardin est en
friche les gens prennent le chemin de la mairie, ils téléphonent aux services
sociaux. Maintenant les gens hein… bon ! C’était la fierté de s’en sortir
tout seul.
JLR : Maintenant concernant la vie des couples
de mineurs. Est-ce qu’il y a une pression de chaque partenaire pour limiter les
absences ? La femme de mineur est-elle possessive : où tu vas chéri,
tu vas traîner au bistrot ? Et elle la femme du mineur toujours fourrée
chez les voisines à cancaner. Enfin je veux dire que les couples de mineurs
sont souvent possessifs ?
MARTINE : Déjà il faut comprendre une chose
importante à l’époque : les femmes ne travaillent pas. C’est la vie à la
maison. On élève les enfants. Donc la maman elle est cantonnée les trois quart
de sa journée à la maison et papa va travailler. Je trouve que par rapport à
l’époque actuelle c’était beaucoup plus moraliste. Eventuellement certains en
sortant de la mine allaient au café du coin boire un petit verre de vin et
rentraient après à la maison. J’avais pas du tout la sensation de voir ce que
j’ai pu voir plusieurs années après.
JLR : L’auteur dit que les femmes surveillent
de près le retour de leur mari et tentent toujours de les séparer de leurs
copains.
MARTINE : C’est la même chose qu’aujourd’hui.
Si tu as un compagnon qui est un peu porté sur la bouteille et qui aime traîner
un peu après le travail, avec ses copains au bistrot. Au bout d’un moment je
suppose que soit elles acceptent soit elles refusent allant même jusqu’à aller
rechercher leur homme jusqu’au Café.
JLR : Tu as ta mère aller rechercher ton
père ?
MARTINE : Jamais. Par contre il y en a d’autres
qui rentraient direct, quelques fois même pas lavés direct à la maison, tu
vois. C’est pas une question de milieu mais d’hommes et de femmes dans un
rapport de couple.
JLR : Le fait de faire plusieurs enfants selon
l’auteur ne relèverait pas selon le lieu commun d’une soumission fataliste et
d’une attente d’allocations pour « s’enrichir ». D’après lui c’est
une valorisation narcissique. Quand on est pauvre le fait d’avoir plusieurs
enfants équivaudrait à être riche…
MARTINE : Non je suis totalement contre cet
avis, totalement. A partir du moment où il y a trop d’enfants ce n’est pas
voulu… je dirais à partir du cinquième enfant. Jusqu’à quatre c’est déjà lourd.
JLR : En général l’aîné des gosses est utilisé
comme substitut du père pour exercer l’autorité à la maison… le père est à la
mine ou il est mort. Et la fille aînée par contre est auxiliaire des tâches
ménagères.
MARTINE : Non la première fille de la fratrie
si l’aîné n’est pas un garçon.
JLR : En HLM les gens se fréquentent moins que
dans les cités minières. Vous vous rencontriez plus facilement entre voisins
des corons ?
MARTINE : Moi je n’ai pas connu les HLM. J’ai
connu les cités minières, les corons, toutes les maisons
collées les unes aux
autres.
JLR : Et tu avais l’impression que les gens que
tu rencontrais cherchaient l’évasion de leur monde en sachant que avec les barrières de classe,
comme le dit l’auteur d’ailleurs, les
gens « intéressants » ne cherchent pas à rencontrer les ouvriers.
Est-ce qu’il y avait un sentiment d’infériorité par rapport aux autres couches les
plus riches de la population en dehors des corons?
MARTINE : Moi je pense que les gens ne se
mélangeaient pas. Les ouvriers restaient avec les ouvriers.
JLR : Et les contremaitres, porions, entre
contremaîtres.
MARTINE : Voilà. Et les ouvriers avec les
ouvriers, pourquoi ? Parce qu’il y a une certaine défiance. On reste dans
son monde. Les mères de famille restent entre mères de famille et on discute
entre nous.
JLR : Où est la politique là-dedans ?
Est-ce que les femmes de mineurs discutent de politique ?
MARTINE : On fait de la politique quand on
discute de la vie de tous les jours. Comment on décide de mener sa vie, son
avenir, l’avenir de ses enfants. On fait de la politique quand on choisit de
vivre d’une certaine manière.
JLR : A quoi est du la prépondérance des
familles précaires ? A l’insécurité, à une large fécondité, à la
prédominance féminine ou à une sorte d’invisibilité sociale ?
MARTINE : A
une large fécondité.
JLR : Et même à ton époque ?
MARTINE : Oui.
JLR : Alors que dans la couche haute des
ouvriers et chez les porions il y a une fécondité restreinte et où, selon la
thèse soucieuse de cet auteur, l’influence prépondérante masculine est
maintenue. Alors que, selon lui, dans la paupérisation c’est la femme qui prend
le couvre-chef. Cela ne semble pas faux souvent le mec s’est barré ou il est alcoolique.
Dans la pauvreté l’homme ne domine plus… Tu ne sembles pas d’accord, tu penses
que l’homme continue à faire la pluie et le beau temps ?
MARTINE : L’homme s’il est toujours en activité, s’il
travaille il est respecté. De toute façon les mineurs étaient adulés par leurs
femmes. L’homme ramenait la quinzaine à la maison. C’est lui qui faisait vivre
la fratrie.
JLR : Mais comme on en avait parlé l’autre
jour, il y avait une soumission à la gestion unitaire des ressources par la
femme.
MARTINE : La femme gère le budget même de nos
jours. J’ai connu la femme qui gérait le budget à fond à l’époque. Maintenant
est-ce que certains couples géraient ça autrement je suis trop jeune pour le savoir.
JLR : Les vêtements d’enfants sont reprisés
jusqu’à la corde. On donne aux derniers nés les vêtements usés des aînés. Tu
l’as vécu ça.
MARTINE : Oui tout à fait.
JLR : Les culottes de tes frères
MARTINE : Non les robes de ma sœur.(rires)
JLR : Tu n’as pas l’impression qu’il y a une
chute de l’autorité masculine avec le temps qui s’est écoulé ?
MARTINE : Là on sort du contexte des mineurs.
On est dans la société en général. On n’est plus dans le sujet quoi.
JLR : Il y a quand même une précipitation à se
marier jeune chez les mineurs ?
MARTINE : C’est toujours la même histoire. En
général on se mariait beaucoup plus jeunes. Ce n’est pas non plus un problème
qui serait spécifique aux mineurs.
JLR : A l’adolescence il y avait plus de
liberté pour les garçons que pour les filles ?
MARTINE : C’est pareil, cela relève du social
en général comme le reste.
JLR : Est-ce que le recours au mariage jeune
des filles est dû au fait qu’elles veulent échapper aux excès de l’emprise
maternelle ?
MARTINE : C’est vrai.
JLR : La femme au foyer vit mal la grisaille
de l’enfermement, elle a souvent un
désir de travailler ou retravailler, elle est menacée par le vide.
MARTINE : ça c’est après mon époque cela touche
une période plus récente. A mon époque il était hors de question pour une femme
de mineur d’aller travailler. Elle avait tellement de charges déjà à la maison
que je ne vois pas comment elle aurait pu faire autrement.
JLR : Tu crois qu’elles ne s’ennuyaient
pas ? Elles devaient se faire chier quand même après les tâches ménagères
MARTINE : Mais non si elles pouvaient disposer d’une
heure ou deux dans la semaine c’était l’occasion pour aller boire une tasse de
café avec la voisine de papoter, de discuter comme toutes les femmes des
enfants des maris…
JLR : L’auteur dit que dans le 62 et le 59 le
taux d’activité des femmes est le plus faible de France et il cite une
interviewée : « moi si je n’ai pas de contact je deviens
folle ». C’est un peu vrai.
MARTINE : Oui c’était ça de toute façon de tout
temps. Moi j’ai vécu les deux situations une situation où je travaillais et une
situation où j’étais chez moi. J’étais incapable de rester plus d’une journée
enfermée.
JLR : En lien avec ça il ya tout de même un
vécu de la femme avant et après. Il semble quand même que la sphère privée est
étouffante. Il cite la parole d’une femme de mineur : « Ce qu’il veut
c’est que je sois là quand il est là. Il veut que je sois sa chose ». Bon
ça c’est un peu tous les hommes… et pas seulement chez les mineurs.
MARTINE : Voilà. Absolument. L’asservissement
domestique n’est pas nouveau.
JLR : Par contre là on touche au chômage. Face
à la perte de travail l’homme déserte progressivement son identité de
prolétaire. Bon ça on le constate partout à toutes les époques. L’auteur
développe une théorisation de la réaction des femmes à la domination masculine :
la privation sexuelle. A un moment donné les femmes seraient de moins en moins
motivées pour l’activité sexuelle…
MARTINE : bof…
JLR : Bof oui, c’est plutôt lié à une vie de
con, cela sent encore la généralité vaseuse, OK. Mais cela confirme ta critique
générale de cet auteur que tu cloues au pilori comme intellectuel dans les
nuages. Ah oui plus loin il parle d’une volonté de mettre un point final à la
sexualité, bon tout cela reste à mon avis discutable. Autre chose : le
repas est souvent constitué de tartines beurrées.
MARTINE : comment veux-tu qu’on se contente de
tartines beurrées alors que quasiment la plupart des personnes cultivaient leur
jardin. On ne peut pas cultiver un jardin et se contenter de tartines
beurrées ! C’était la soupe tous les jours les légumes. On avait des
poules, des lapins. On tuait le cochon à deux ou à trois familles tu sais. On
s’arrangeait avec un boucher, on faisait tuer le cochon et après on le
découpait. C’était la fête et les mamans cherchaient après des draps blancs,
bien propres. On enroulait les morceaux de viande dans des draps bien blancs et
après avoir découpé à nouveau on fabriquait du pâté etc. Ils se débrouillaient
tous pour bien partager. C’était la marque d’une solidarité incroyable.
JLR : Bon maintenant on va aborder le chapitre
distraction. L’auteur cite un mineur de l’ancienne époque lequel disait :
« On était tellement habitué à travailler qu’on n’aimait pas s’habiller
pour aller se promener »…
MARTINE : On s’habillait le dimanche. Le
dimanche c’était sacré. Il y avait un plaisir tout simple à aller se promener.
C’était pas cher ! tu comprends ? (rires)
JLR : Il y en a un autre qui aurait dit à
l’auteur : « voici le lundi, vivement le weekend et quand le weekend
arrive je m’emmerde tellement que je me dis vivement le lundi ».
MARTINE : Qu’est-ce que c’est que cette
histoire ?
JLR : Maintenant il fait une analogie entre
travail et boisson. Le travail comme la boisson absorbe toutes les forces sinon
c’est l’ennui, l’angoisse, l’attaque contre soi. Il ajoute que la médiocrité du
travail est tel qu’il se trouve mis en cause sur le plan familial, la
crédibilité de l’homme est contesté par un non négligeable contrepouvoir
féminin… là aussi il mélange les problèmes de société et ceux de classe…
MARTINE : ouais…
JLR : Et il explique qu’il y aurait eu
jubilation solitaire et non pas collective pour ceux qui allaient à la pêche
qui s’occupaient du jardin, des colombes et du bricolage. Il déconne un peu, la
joie était collective comme lorsqu’on tuait le cochon…
MARTINE : Mais oui bien sûr. C’est des
conneries. Même les coulonneux … ceux qu’on appelait les coulonneux c’est ceux
qui avaient des coulons c'est-à-dire des pigeons. C’était pas un plaisir
solitaire. En fait ils faisaient des concours. Quand tu fais un concours c’est
pas individuel.
JLR : Toujours selon cet auteur les deux grands
plaisirs auraient été en allant au café de boire et de parler…
MARTINE : Ben oui se retrouver parce qu’il n’y
avait pas la télévision. Et après si t’as un budget qui est assez restreint, tu
vas faire attention. En plus si t’as une télé tu ne vas pas la faire marcher
toute la journée… ça c’est pour les imbéciles de maintenant. A cette époque là
on avait conscience de ce qu’on consommait. Tu sais. Et en plus on a gardé, de
nos jours encore, la culture de prendre des repas ensemble. Il paraît qu’en
France on arrive encore à se nourrir pas trop mal parce qu’on mange encore
ensemble. Le papa était pas forcément là le midi ou le soir. S’il faisait des
postes il pouvait être de nuit mais de toute façon tous les enfants et la maman
mangeaient ensemble le midi et le soir. Tu vois.
JLR : Vous mangiez en regardant la télé.
MARTINE : Non je n’ai pas ce souvenir la. Par
contre on n’avait pas le droit de parler.
JLR : Ils avaient un désir d’ailleurs avec les
produits du bricolage. Ils avaient l’impression de s’émanciper…
MARTINE : C’est des conneries parce que les
pères de famille bricolaient énormément pour réparer ou entretenir la maison.
JLR : Est-ce que tu es d’accord avec la
formulation suivante concernant femmes et pouvoir : « celles-ci ont
envie tout pour principe de compenser une soumission au destin domestique par
une prise de pouvoir à l’intérieur des limites de ce destin ? Tu penses
que les femmes s’émancipaient parce qu’elles commandaient à la maison ?
MARTINE : Pas du tout. C’est une question de
caractère. Cela concerne le couple. Ma maman elle a des diplômes mais avec ses
quatre grossesses successives elle était empêchée d’aller travaille.
JLR : Ce n’est donc pas une question de prise
de pouvoir, c’était factuel, circonstanciel.
MARTINE : Ouais voilà. C’est avant tout une
question de caractère.
JLR : Est-ce que tu es d’accord avec la
notation de l’auteur selon qui beaucoup de mineurs souhaitaient devenir petits
patrons contre la menace d’anéantissement social, une formulation qui révèle la
trouille de la condition ouvrière par notre intellectuel observateur et
juge ?
MARTINE : on s’en fout.
JLR : Le chômeur est menacé d’isolement dans la
cité minière ou il garde des relations ? Qu’est-ce qu’il devient celui qui
perd sa place à la mine ? Est-il éjecté de la cité ?
MARTINE : Je ne peux pas répondre à cette
question. J’étais trop jeune.
JLR : Bon alors passons à la question de la
solitude dans les années 60-70 : « La vie quotidienne se réduit à l’alternative
du foyer et du supermarché, l’espace est fermé, le temps est vide, la cité
absorbe peu à peu ses membres et leur impose sa durée, morne répétitive et
improductive ». Tu as cette impression qu’on s’emmerde dans les corons de
ces années-là ?
MARTINE : Non. D’abord le supermarché c’est
faux. Les supermarchés quand ça s’est ouvert vers 1970… moi j’ai connu mon
premier supermarché ce devait être en 1974. On allait au supermarché en bus, il
était loin. Mais le plus important était encore d’aller au marché faire ses
courses. Les supermarchés étaient rares et au départ il fallait s’y habituer.
On ne change pas ses habitudes comme ça. Par contre dans nos habitudes on
savait qu’au marché on avait la mercerie, le magasin qui vendait aussi bien des
bassines en plastique que des bigoudis tu vois, des chaussettes de tout quoi.
Le supermarché c’était encore pour nous une sorte de marché ambulant. Les
supermarchés sont arrivés très tard et comme pour tout ce qui est nouveau on
n’était pas prêt à s’y précipiter.
JLR : Tu n’avais pas un sentiment d’ennui, les
enfants jouaient sans soucis vous n’étiez pas tristes ?
MARTINE : Pas du tout. Si une voisine deux
maisons plus loin tombait malade c’était pas comme maintenant on ne s’en
fichait pas. On se tenait au courant. Tu vois. Il y avait une solidarité. Et
une super solidarité entre les femmes des mineurs, les hommes entre eux, parce
que la vie était très dure. Il y avait toujours cette épée de Damoclès
au-dessus de la tête. C’est pas du chômage dont on avait peur, je me demande
même s’il y en avait, c’est de l’accident de travail qu’on avait peur.
L’accident de travail et la maladie, tu vois.
JLR : Alors notre auteur intello continue à
délirer : « le chômeur reflue vers la famille ce qui signifie
désormais qu’il passe dans l’orbite féminine » ; il voit
systématiquement le chômeur devenir l’inférieur de la femme…
MARTINE : C’est une connerie ! Que, au
bout d’un certain temps, si le chômage dure trop longtemps – comme maintenant
d’ailleurs – ça détruit le couple, ça finit par polluer toute la famille. Ou
t’as des gens qui deviennent alcooliques…
JLR : Je continue : « le chômage tend
à diminuer le poids économique de l’homme au profit de celui de la
femme »… même si elle est pas riche…
MARTINE : Mais c’est quoi ce mec ? C’est
un misogyne ?
JLR : non il est féministe c’est pire !
« il se retrouve en situation de dépendance par rapport à sa
femme » !
MARTINE : Et encore à condition que sa femme
travaille, s’il y a pas de boulot, il est dépendant de quoi ? (rires)
JLR : « Que deviennent les raisons de
sortir ? Regarder la télé et bricoler n’excite-t-il pas l’ennui et le
sentiment de culpabilité » ?
MARTINE : On partait pique-niquer. On emmenait
tout tout tout, du morceau de pain jusqu’au dessert, en passant par les
bouteilles d’eau, le ballon, le cerf volant. On va dans la nature, dans les
champs. On va cueillir des mûres. On se partage les frais. On a parlé tout à
l’heure des jardins. Justement une famille emmène un gros plat d’haricots
verts, l’autre famille emmène ça, les mamans font un gâteau et on part tous
passer la journée à la campagne. Les enfants jouent. Les parents discutent. Et
puis on s’assoit sur une couverture parce qu’il y a pas de chaises. On n’est
pas riche. On a emmené des glacières en bois bien chargées et puis voilà.
JLR : Continuons avec l’obsession de notre
auteur : « la trop constante présence de l’homme à la maison
devient
un obstacle jusque là inconnu d’elles jusqu’à mettre en cause leur autorité
domestique ». C’est encore une banalité. Si l’homme ne travaille plus à
l’extérieur le couple commence à être en guerre, c’est pas la faute à l’homme
ou à la femme. Mais c’est aussi une réalité, la femme continue à balayer
pendant que l’homme est « dans ses pieds » à regarder la télé.
MARTINE : Exactement, mais on est des mamans et
on a encore à élever des garçons, avec une certaine idée… que le garçon une
fois grand c’est lui qui ramènera le pain à la maison…
JLR : Oui mais là il est là, il est plus
garçon, il est au chômage depuis quelques mois et sa bonne femme l’a dans les
pieds pour ne pas dire dans le nez…
MARTINE : Et ben il se retrouve comme un con
parce qu’il s’est jamais occupé d’autre chose que de son boulot… Il n’est
inutile qu’au bout d’un certain temps si ça dure trop longtemps. Mais au départ
c’est tout le monde… l’homme au chômage est déphasé et on ne peut pas lui en
vouloir. C’est au bout d’un certain temps que la machine va gripper.
JLR : « Le chômage fait rebondir la lutte
pour le pouvoir dans le couple quand le manque d’argent interdit de faire
marcher la voiture , d’acquérir des tickets d’autobus pour sortir en ville»…
C’est pas la lutte pour le pouvoir dans un couple c’est la lutte pour la
survie !
MARTINE : Il n’y a pas de pouvoir là-dedans.
C’est une bagarre pour s’en sortir.
JLR : « Le passage de la femme au travail
signifie pour les hommes la perte de l’exclusivité des préoccupations féminines
domestiques et un risque de concurrence ». ça veut dire que les hommes
vont se mettre à la vaisselle c’est plus sympa.
MARTINE : Oui mais quand tu écoutes les
dernières enquêtes, la cuisine a bien du mal à se « démocratiser »
pour la majorité des tâches domestiques dans la maison mais bon les hommes
compensent par d’autres choses. Ils bricolent de plus en plus. C’est un partage
il n’y a rien de dévalorisant.
JLR : « Plus encore qu’une volonté de
maintenir des positions de pouvoir dans la société (les ouvriers de toute façon
n’en ont guère) c’est une lutte pour la possession et l’emprise sur le désir de
la femme qui constitue le noyau dur de l’attitude masculine ». Le mec il a
pas le désir de pouvoir sur sa femme, il a le désir de sortir de la merde.
MARTINE : ouais sincèrement.
JLR : « se cacher, car l’installation dans
le chômage permanent délégitime entièrement son être social et l’oblige à fuir
le regard des autres ». Le chômeur se cache, il sort plus, il reste à la
maison. C’est pas faux, il reste enfermé ou bien il va au bistrot.
« D’innombrables personnages masculins passent désormais leur temps en
dehors du travail, chez eux ».
MARTINE : C’est triste.
JLR : Bon passons à la violence dans le couple.
« Rien ne contribue plus sûrement à faire monter la tension au zénith avec
cette habitude féminine de déstabiliser l’autorité de l’homme en la soumettant
à des défis de plus en plus élevés ».
MARTINE : Il parle de la violence dans le
couple… La violence dans le couple vient d’un manque d’intelligence. Lorsqu’on
en vient à la violence c’est parce qu’on n’est pas capable de régler les
problèmes avec la réflexion. On frappe parce qu’on n’est pas assez intelligent
ni instruit. On n’arrive pas à régler les problèmes par la parole.
JLR : Ce n’est pas dû à la pauvreté à
l’alcool ?
MARTINE : ça joue la pauvreté, l’alcool, mais
ça va ensemble malheureusement. La pauvreté ce n’est pas seulement la pauvreté
pécuniaire c’est la pauvreté d’instruction le manque d’éducation, l’absence
d’ouverture d’esprit, de lecture.
JLR : Passons à la vie dans les corons.
« C’est vrai que dans un coron il faut que tout le monde fasse la même
chose et en même temps. La voisine lave les draps, faut que tu laves tes draps.
Le voisin fait son jardin, faut que tu fasses ton jardin ».
MARTINE : Il a tout faux ! Faire le jardin
ce n’est pas faire le jardin quand on veut. Faire un jardin, cela nécessite une
organisation selon les saisons. On ne plante pas, on ne sème pas du persil au
mois de décembre. Donc de toute façon les tâches jardinières ne peuvent pas se
décaler sur plusieurs semaines seulement sur trois ou quatre jours. Le moment
de faire quelque chose c’est le moment de le faire. Ton voisin dort dans la
journée donc tu le vois pas pendant la journée donc il n’aura pas le temps de
faire son jardin dans la journée donc
lui il va le faire la semaine d’après. Ton auteur n’a rien vu ni compris
concernant les jardins des corons. Et ensuite l’organisation d’une maison quand
tu as quatre cinq, six enfants… tu as intérêt à être organisée parce sinon
c’est … le bordel complet ! Mais les femmes elles ont mis en place …
avant… le jour de la lessive, tu ne peux pas et surveiller ta lessive et
préparer un gros repas pour les mômes… donc ce jour-là tu fais des pâtes. Il
faut surveiller parce que tu fais bouillir le linge dans une grosse marmite sur
un pied en fonte après avoir parsemé de copeaux de savon de Marseille. C’est une marmite en fer avec un cône et l’eau remonte par un
tuyau… ça fait comme un champignon… ça s’étale et tu as des trous comme la
pomme de douche. L’eau bout et remonte par là. Elle retombe sur le linge et ça
bout pendant plusieurs heures. Faut surveiller et après faut rincer. Il faut
aller chercher le linge avec une pince en bois, le rincer à nouveau le
re-rincer, après faut le tordre, puis faut l’étendre sur le fil à linge.
Pendant que tu fais ça tu ne peux pas surveiller et faire à manger à tes
marmots. Si tu fais ta lessive par exemple le samedi, tout le monde sait que
untel il va manger des pâtes. Comme tu passes des heures à faire bouillir ta
lessive, tu ne peux pas passer des heures à préparer un repas.On ne laisse pas approcher les enfants parce que c'est dangereux. Quand le linge est sec, quelle fierté de l'exhiber blanc comme neige!
JLR : Heureusement le capitalisme a inventé la
machine à laver pour envoyer les femmes à l’usine et au bureau !
MARTINE : ben oui et à tambour ! Faire
bouillir le linge on appelait ça « faire le blanc » c’était « le
jour du blanc ». Après il y avait « le jour du marché ». Comme
je t’ai dit, on n’allait pas au supermarché au début, le jour du marché est le
mardi matin. C’est pareil, tu pars le matin, t’as pas de voiture. Tu vas à pied
ou tu prends le bus. Tu emmènes ta grande fille ou ton grand fils s’il est là.
Faut pas oublier que tu vas acheter pour six personnes. Et t’achètes tout
quasiment au marché, t’as le boucher, le charcutier, la mercerie, les
chaussettes, donc tu reviens chargée comme un baudet.
JLR : donc les activités au même moment cela
n’a rien à voir avec un mimétisme ou une obligation collective.
MARTINE : Oui c’est totalement faux. Je t’ai
expliqué pour les postes. Si tu es de jour ou si tu es de jour, tu sais bien …
et après il y a aussi l’heure du boulanger qui passe avec sa camionnette, un
vieux machin comme celui de Louis la brocante ça existait encore. Tu vas pas
venir me dire que le boulanger lorsqu’il passe les femmes iraient le voir pour
ses beaux yeux elles y vont parce qu’il klaxonne pour signaler qu’elles peuvent
venir acheter leur pain !
JLR : Bon passons à l’adultère dans les couples
de mineurs puisque l’auteur y consacre au moins deux chapitres. On va voir
comment ça se passe dans les corons. « Quand il y a un déficit d’échanges
sociaux il ne tarde pas à se faire sentir… il dit que c’est chez les femmes , y
a pas forcément une grande attirance vu le nombre de pots à tabac : « c’est
chez les femmes de la classe ouvrière que l’on trouve les plus forts tours de
taille. Ce sont elles qui pensent le plus fréquemment paraître plus que leur
âge, persuadée d’être d’une beauté inférieure à la moyenne qui disent
régulièrement ne rien faire pour perdre du poids ».
MARTINE : Mais c’est complètement… Mais alors
ce mec je vais lui tordre le cou ! Quel connard ! Est-ce que tu crois
que quand t’as quatre enfants, voire cinq ou six enfants tu ne fais rien de ta
journée ! Bien sûr il y a pas beaucoup d’argent et puis elles ont pas
beaucoup de temps. Mais c’est l’époque de poudre de riz, l’époque des bigoudis.
On s’habille le dimanche. Il y a une journée qui est consacrée au bain et là on
fait sa mise en pli. Après il y a la génétique, t’as des maigres et t’as des
fortes, comme maintenant.
JLR : Et elles se foutent de leur mensuration
et de la génétique, elles se maquillent toutes à la mode…
MARTINE : Il y a la mode aussi. Les sourcils
complètement épilés, etc. Une mode féminine pour toutes à ce moment-là. C’est
sûr que quand tu travailles chez toi, tu ne mets pas ta plus belle robe pour
faire ta lessive ou préparer le repas. Bon après, c’est comme maintenant tu en
as de plus jolies que d’autres. C’est sûr que le travail manuel, jour après
jour, année après année, des grossesses successives, quelques fois trop
rapprochées… pas comme maintenant où on peut choisir, ça abîme.
JLR : Autre idée que tu vas trouver
parfaitement ridicule. Il définit la violence en milieu ouvrier ainsi :
« Moins on est sûr de sa position et de sa parole, plus on est porté à
l’agression physique comme forme d’imposition de soi ». Est-ce parce qu’on
est pauvre et con qu’on est forcément violent ?
MARTINE : Non pas du tout, j’ai connu des
pauvres très dignes. C’est une question d’éducation et d’instruction qui ne
sont pas le privilège des seules classes élevées.
JLR : Sur la sexualité, il dit que le désir est
coûteux et que la famille ouvrière est en position défensive il ne faut pas
qu’elle soit bouleversée (= appauvrie) par un divorce ou un adultère qui
entraîne séparation: « Le désir ne libère ses habitants mais les
précarise », « le coût d’une déstabilisation familiale c’est
finalement révélé élevé pour les deux couples qu’il a pu étudier sans fard et
sans honte avec une exposition à un fort risque de paupérisation. Les
conséquences financières d’une tromperie en milieu ouvrier sont immédiatement
financières ce n’est pas faux ?
MARTINE : ben oui. On sait très qu’à l’époque
s’il n’y avait pratiquement pas de divorces c’est parce que les femmes
n’avaient pas de revenus.
JLR : Le cas d’une divorcée ouvrière,
déléguée syndicale: « elle tient d’abord à s’assurer la jouissance d’une
vraie vie sociale, ce qui suppose d’éviter la claustration forcée » ;
elle assume son échec : « t’es toujours obligé de tricher pour tenir
compte de l’autre… ou bien tu mens ou bien tu perds ton libre arbitre ».
La tromperie suppose « une capacité d’écart de la norme
familiale » ; « le pôle familial ne se fonde plus dans le pôle
communautaire ». Il y a une dissociation de la famille et de la communauté
des mineurs, toute la société a été individualisée. Il s’est produit, en même
temps que l’envol des supermarchés si je puis dire un desserrement des
frustrations et une certaine détente des conditions de vie, comme le note enfin
cet auteur, un peu trop bienveillant pour le capitalisme moderne. Il a raison
de dire qu’il persiste la recherche d’un « ailleurs » ;
« le monde ouvrier reste un monde fermé
par nécessité sur fond de dépossession, isolement,
sous-reconnaissance, les femmes étaient pétrifiées dans le fonctionnement
familial ».
MARTINE : ce n’est pas par nécessité c’est
plutôt le résultat d’une situation.
JLR : est-ce que tu es d’accord que cet
éclatement familial a fait aussi éclater la vie sexuelle des couples même en
milieu ouvrier ? Et le fait que les gens ne puissent plus vivre comme
avant en couple supporter toute la vie le même mec la même nana, c’est pas
négatif ?
MARTINE : On essaie toujours de s’en sortir
mais c’est aussi parce que la vie est plus douce.
JLR : Deux dernières questions qui me
taraudent. En milieu ouvrier on n’aime pas les instites en général, ils servent
malgré eux à reproduire les inégalités sociales, ils se la pètent, etc. Dans
ton cas pourquoi as-tu gardé rancune contre cette corporation de petits
fonctionnaires de base ?
MARTINE : D’abord parce que lorsque
l’instituteur nous donnait une punition, on en prenait une seconde celle de nos
parents qui croyaient dur comme fer à la parole de l’enseignant et qui se
laissaient impressionner par lui. Ma critique des enseignants a toujours était
intériorisée, on les croyait au-dessus de nous.
JLR : D’ouvrière sans qualification tu passes
un jour à employée qualifiée, le fait de verser dans les cols blancs te donne-t-il
un sentiment de supériorité et de réussite sociale ?
MARTINE : pas du tout, je me sentais toujours
ouvrière, mais mon nouveau statut social me donnait une confiance en moi que je
n’avais jamais eu dans ma famille où je n’étais pas considérée.
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