"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

samedi 20 décembre 2008



L’AVANT-GARDE CULTURELLE RUSSE AUX COTES DES BOLCHEVIKS

Le Musée Maillol à Paris expose jusqu'au 2 mars 2009 l'avant-garde russe du début du XXe siècle


On ne pouvait rêver meilleure coïncidence : une expo sur l’art au service de la révolution alors que celle-ci est ressorti de la naphtaline par la crise économique structurelle du capitalisme. Le Musée Maillol est probablement un des meilleurs et des plus empêcheurs de cultiver en rond en France pour ses expos étonnantes. Un de mes amis est le fondeur des principales statues de Maillol dans les jardins du Louvre (et de celles du musée) et je dois être un des derniers à pouvoir établir que Maillol a été assassiné en 1945 par les tueurs du PCF. Dina Vierny, le modèle de Maillol (qu’il a sauvé des griffes d’Hitler grâce à Arno Breker) toujours vivante avec ses quatre vingt et quelques printemps et qui est celle-là même qui pose nue pour le peintre et sculpteur il y a plus de soixante ans, refuse toute interview sur le meurtre de Maillol, y compris de ma part. Cela ne m’empêche pas d’aller régulièrement visiter les expos du musée de la dame ex-modèle d’un des plus grands sculpteurs du XXe siècle. Les œuvres que l’on peut voir en ce moment ont été collectionnées et préservées par un modeste chauffeur grec qui a réussi, après la guerre, à constituer une énorme collection d'art russe des années 1910-1920, alors à l'index à Moscou. Cet art divers et radicalement nouveau, ignoré à l'époque en Occident où on l'a découvert assez récemment, est abordé à travers une sélection de 200 oeuvres de la collection de Georges Costakis.

UN ART AU SERVICE DE LA REVOLUTION
Après la révolution d’Octobre 1917, beaucoup d’artistes apportent leur soutien aux bolcheviks parce qu’ils aspirent au changement social. La révolution doit permettre la transformation radicale de l’art que Vassily Kandinsky appelle la « grande utopie ». Le constructivisme est un des principaux courants de ce bouleversement et le plus tardif. Le « cubo futurisme » avait précédé ce courant entre 1912 et 1916. L’art a tendance à l’époque à anticiper les bouleversements politiques et sociaux sous-jacents dans la société. Les artistes russes s’inspiraient de la tradition antique de l’icône byzantine et de l’imagerie populaire avec les Marc Chagall et Ivan Klioune, admirateurs de Cézanne et des cubistes français. Mais leur mouvement ne se limite pas à la fragmentation des formes mais reprend des éléments dynamiques du futurisme italien.
Le mot constructivisme apparaît seulement au début des années 1920, mais l’idée de rompre avec la tradition du tableau en remplaçant la composition par une construction a déjà été formulée par Vladimir Tatline qui exposait des « contre-reliefs » dès 1915. La composante essentielle de ces œuvres d’art est le matériau industriel qui sert à les fabriquer et détermine leur aspect définitif. Les artistes revendiquent la dimension fonctionnelle de leurs créations. La pensée marxiste sous-tend leur démarche : ils rejettent l’idéalisme au profit du matérialisme, et mette leur art au service du peuple en créant un nouvel environnement esthétique qui concerne aussi les projets d’architecture, les décors et costumes de théâtre que les affiches de propagande, les films et les slogans politiques.
Le constructivisme est un courant artistique né au début du XXe siècle en Russie dont le manifeste apparaît en 1922 avec l'exposition Constructivistes. Son fondateur et membre le plus célèbre fut Vladimir Tatline. En firent également partie les frères Gabo et Pevsner, Malevitch, Choukhov, Alexandre Rodtchenko, et Lazar Markovich Lissitzky. Le constructivisme proclame une conception géométrique de l'espace, que précède le Cubo futurisme, appliquée aussi bien à la sculpture qu'à l'architecture ou au design, la suppression du tableau de chevalet, la mort de l'art, la nécessité de fondre l'acte créateur dans la production dans tous les domaines. Une des ses constantes fut de révéler la beauté de la Machine, de l'objet industriel, le passage de la composition à la construction. Ce mouvement a notamment inspiré les théories architecturales enseignées à l'école du Bauhaus en Allemagne (1919-1933). Il donna lieu également à l'art cinétique. L'oeuvre emblématique du constructivisme est le projet pour un Monument à la Troisième Internationale, de Vladimir Tatline (tableau ci-dessus à droite).

Dans les premières années du XXe siècle, les liens entre artistes de Russie et du reste de l'Europe, notamment de Paris, sont nombreux. Les premiers sont marqués par les couleurs du fauvisme ou le primitivisme de Gauguin, tout en développant un art figuratif original, qui reprend les figures de l'imagerie populaire.A partir des années 1910 l'art abstrait se développe en Russie.Dès les débuts du cubisme, des artistes russes en reprennent la fragmentation des formes, en gardant des éléments et en introduisant de nouveaux ("Ouvrier-aviateur" d'Alexei Morgounov, 1913). Ils y ajoutent bientôt les effets dynamiques du futurisme italien, créant des formes géométriques colorées en mouvement (Ivan Koudriachov, Ivan Klioune, Gustave Kloutsis, Lioubov Popova...). En 1915, Kasimir Malevitch lance, avec l'exposition 0,10, à Saint-Petersbourg, le "suprématisme", lié à une quête d'absolu et basé sur la forme pure. Ses formes géométriques se veulent indépendantes de la réalité visible. Après 1917, de nombreux artistes russes se rallient aux bolchéviks, dont ils soutiennent l'idéal. Voulant mettre leur art au service de la révolution, ils inventent le "constructivisme": il s'agit de remplacer la composition par une construction. Ils magnifient la machine. La création prend une dimension fonctionnelle, l'art devient "matérialiste". Vladimir Tatline crée des "contre-reliefs", sculptures faites avec des matériaux industriels. Certains artistes abandonnent la peinture pour se consacrer au design ou a graphisme, créant des slogans, des affiches de propagande, des cartes postales des Spartakiades (Gustave Kloutsis, 1928). A partir des années 1920, les peintres sont obligés de se conformer aux exigences du réalisme socialiste. Faute de quoi ils risquent d'être accusés de "formalisme", c'est-à-dire de trahison. Ils reviennent à la figuration. Certains pourtant, comme Malevitch, ou Salomon Nikritine dont les figures ne sont pas forcément exemplaires (Femme buvant, 1928), arrivent à rester assez loin du réalisme socialiste. La collection Costakis n'avait jamais été montrée en France. Le Musée Maillol en présente une sélection de 200 oeuvres, essentiellement des peintures à l'huile, des gouaches, des aquarelles et des dessins, d'artistes connus ou moins connus ici: Malevitch, Popova, Klioune, Alexandre Rodtchenko, El Lissitzky, Vladimir Tatline ou Clément Redko, Mikhail Matiouchine, Xenia Ender, Pavel Filonov, Salomon Nikritine. Des oeuvres qui constituent un panorama de cette avant-garde russe entre le début du XXe siècle est les années 1920. Renseignements pratiques sur le site du Musée Maillol.


• Le musée, outre un étage réservé en permanence à un choix d’œuvre peintes et sculptées d’Aristide Maillol, offre au sous-sol une étonnante œuvre de Ilya Kabakov : La cuisine communautaire que j’avais eu l’occasion de visualiser à son inauguration il y a une dizaine d’années, et où il y a matière à réflexion sur un collectivisme de la promiscuité et de la pénurie... Lisons l’affiche à l’entrée :
• LA CUISINE COMMUNAUTAIRE 1992-1995
« La cuisine est le cœur de l’appartement communautaire organisé pour pallier la pénurie de logement. De la révolution d’Octobre à la fin de la période soviétique, la quasi-totalité de la population urbaine de la Russie soviétique loge dans ce type d’habitat.
Dès la révolution, pour différentes raisons telles que les déménagements de la campagne vers la ville, de la banlieue vers le centre, des sous-sols vers les étages supérieurs, de nouveaux habitants occupent les appartements de luxe. Ils sont ainsi transformés en appartements dits communs ou « communautaires » où vivent côte à côte cinq, six, voire dix familles. La « population » totale atteint parfois vingt-cinq ou trente personnes. Chaque famille selon la loi, a droit à une seule chambre. En fait dans les conditions d’une crise immobilière (sic ! //2008) permanente dans le pays, les nouvelles générations naissaient et mouraient dans la même pièce, n’ayant pas la possibilité d’obtenir un nouveau logement ni de l’échanger.
Dans cet appartement communautaire surpeuplé, il y avait une seule salle de bains, un seul w-c et, bien sûr, une seule cuisine. La cuisine est une grande pièce contenant de nombreuses tables (selon le nombre de ménagères) serrées les uns contre les autres le long des murs, une ou deux cuisinières et un évier avec de l’eau froide. L’air est rempli d’odeur de graillon ; on lave et on fait sécher le linge ici même, au-dessus de têtes. Les disputes et les scandales éclatement dans cette pièce, rien d’étonnant puisque la vie de chacun se passe sous les yeux des autres ».
« C’est pour cela que l’installation au sous-sol du musée Maillol est conçue comme une chapelle soviétique. Comme dans une chapelle, les voix des locataires résonnent sous le plafond, marmonnant d’éternelles plaintes. Sous d’étroites fenêtres sont accrochées trente deux peintures ; chacune accompagnée d’un dialogue entre locataires tels que :

Anna Petrovna Zoueva : « Qui n’a pas jeté ce bout de bois ? »
Oleg Trofimovitch Karpov : « Je ne le sais pas ».

Plus bas, une multitude de casserolles et de poêles, telles des mouches noires, sont immobilisées sur les murs. Au-dessous, un paravent, sur lequel sont collées photos de l’appartement communautaires et répliques de ses locataires, couvre le pourtour de la « chapelle ». C’est une sorte d’encyclopédie, un concentré de tous les problèmes (psychologiques, familiaux, sociaux) dont était remplie la vie infernale de ces gens, étrangers les uns aux autres, condamnés à cohabiter éternellement. »

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