"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

vendredi 2 juin 2023

NOTES POUR UNE REHABILITATION DE L'APPORT THEORIQUE DE BOUKHARINE, malgré sa soumission ultérieure à Staline.


Ou comment Boukharine a posé le premier les limites de l'expérience en Russie révolutionnaire, montrant les dangers de la centralisation étatique transitoire et, génial précurseur politique, il est le premier à identifier la théorie du chaos). J'avais déjà publié ces notes jadis et je vous les resserves, pour combler le vide politique actuel où personne n'est capable de tirer les leçons de l'échec des promenades syndicales dont les gesticulations et guerrillas  de fiers à bras ne servent que de gimmick éculé à toute la gauche bourgeoise ridicule, irresponsable et impuissante, qui refroidit un peu plus l'espoir d'une Vraie révolution.

 Les mauvaises performances de l'économie sous le stalinisme avaient certainement en partie pour cause le système hypercentralisé instauré par Staline à la fin des années 1920, mais surtout l'autarcie où en était réduit le « pays des soviets ». Boukharine clamait en 1927 dans ses Notes d'un économiste : « Nous sommes par trop centralisés ! ». Cet excès de centralisme était-il dû à la dictature du parti-Etat fondé par Lénine puis renforcé  par Staline ou à l'arriération de la Russie et une bureaucratie militaire d'un pays « confiné » ?

Boukharine est un esprit brillant, qui peut être très réaliste mais aussi capable d'un romantisme révolutionnaire désuet. Il est réaliste dans son souci de gérer un pays à dominante paysanne jusqu'à croire à une gestion nationale d'un projet socialiste étroit et incapable de concurrencer au long terme le capitalisme libéral. Il est terriblement utopique en croyant que la « guerre révolutionnaire » pourrait relancer la révolution mondiale (cf. son opposition au traité de Brest-Litovsk).

Boukharine n'est pas le moins internationaliste des vieux bolcheviques, il est celui qui a le plus d'illusions sur la possibilité de durer et de réussir le socialisme dans un seul pays. Il est la seule tête intellectuelle capable de fournir une ossature théorique au crétin Staline. L'historien Moshe Levin a fort bien résumé les conceptions engoncées dans la Russie profonde d'un théoricien finalement réformateur du « bastion isolé »  :

1) une méfiance, parfois cachée, souvent ouverte, à l'égard du pouvoir étatique, de l'emprise administrative et bureaucratique, méfiance renforcée par les signes de « gangrène monopolistique » qui se manifestaient dans les entreprises d'État jouissant de privilèges de monopole ;

2) des conceptions économiques et sociales, exprimées en termes d'équilibre dynamique, périodiquement perturbé, particulièrement et inévitablement dans les phases de transition révolutionnaire, mais se rétablissant sous l'effet d'une remise en ordre et d'un développement judicieusement planifié ;

3) une paysannerie qui n'est considérée ni comme un élément socialiste ni comme un élément capitaliste, mais davantage comme une alliée et moins comme une menace que dans beaucoup d'autres conceptions inspirées de Lénine ;

4) enfin, une franche adhésion aux structures de la NEP et aux mécanismes du marché, avec une confiance inspirée par une vue optimiste du potentiel que représente la paysannerie pourvu qu'elle soit encadrée par le secteur socialiste avec ses « positions de contrôle ». La NEP fut essentiellement pour Boukharine le cadre économique et social le mieux adapté à la construction d'une société socialiste dans un pays arriéré, et même dans tout pays quel qu'il soit.

Il avait partagé la réflexion de Lénine sur le danger d'autonomisation de l'Etat dans la période transitoire du capitalisme au communisme, mais on ne peut s'en tenir aux suppositions que lui prête cet historien, lui-même fonctionnant avec dans la tête les clichés sur la bureaucratie stalinienne « arbitraire », avec ses « utopies despotiques ». Indépendamment de la fixation sur Staline, un Etat isolé et cerné par tant d'ennemis voués à son éradication, n'avait pour porte de sortie que deux issues : soit se démettre soit s'enfoncer dans une autarcie nationale, strictement militarisée.

 

En 2012, sur ce blog dans un très long article, j'ai eu l'occasion de rappeler les limites de Boukharine et de fustiger la sanctification de son groupe « communiste de gauche » - la revue « Kommunist » - par nos amis de Smolny et un auteur ex-membre fondateur du CCI, ainsi que les tirades anti Brest-Litovsk de Guy Sabatier. Dans une note à mon article du 12 avril 2020, Boukharine en face lui reproche de ne pas intégrer la masse paysanne dans son argumentation (de jeunesse anti-bolchevique...) et de fait ne défend, lui, que le renforcement de l'Etat russe et une solution à la russe de la révolution « confinée », en citant hors sol feu Lénine et une seule citation (creuse) du manipulateur PN Staline (https://proletariatuniversel.blogspot.com/search?q=Boukharine)

Il reprit cette thèse dans un article publié en 1929 et intitulé « Théorie du chaos organisé » (Teorija organizovannoj beshozjajstvennosti) ; et même en décembre 1930, il défendait encore son idée de la faculté d'organisation du capitalisme, malgré le chaos dans lequel la crise économique avait plongé le monde occidental et face à la position extrémiste du Komintern à cette époque, qui refusait aux pays capitalistes la possibilité même de jamais parvenir à un nouvel équilibre. Cette prise de position officielle aboutit à la politique désastreuse qui consistait à combattre le « social-fascisme » plutôt que le fascisme, avec toutes les conséquences tragiques, bien connues, que cela a entraînées, en Allemagne particulièrement. (https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1972_num_13_4_1890)

Boukharine pensait aussi à son influence sur le caractère même de l'État. Un fonctionnarisme tentaculaire peut faire obstacle à l'implantation d'une administration moderne et efficace, au prix d'un lourd tribut. Ainsi il lançait dans la Pravda du 12 septembre 1928 l'avertissement suivant : « S'il [l'État] assume trop de choses par lui-même, il est contraint de créer un appareil administratif colossal. »

Assumer trop de choses implique la tendance à l'élimination prématurée des « petites gens » qu'il faudra alors remplacer par des « fonctionnaires », ce qui engendrera un appareil hypertrophié, coûteux et inefficace : en dernière analyse, « le coût de son entretien est incomparablement plus important que les dépenses improductives qui sont la conséquence des conditions anarchiques de la petite production... »

« Prendre trop à sa charge » contenait aussi, comme nous le savons, les objectifs hyper-ambitieux de l'industrialisation et le schéma trop

En effet, la tendance super-administrative prit bientôt sa plus totale et triste signification. Une campagne systématique contre les activités privées et coopératives de petite dimension menée sous le slogan de la révolution « anti-capitaliste » (plus importante que celle d'Octobre, prétendait la propagande), la suppression des marchés, les « rythmes accélérés », tout ceci produisit en fait les effets redoutés : vastes marchés noirs, chapardages massifs, fonctionnarisme envahissant et méthodes bureaucratiques étendues à tous les domaines de l'existence, coercition croissante et, en somme, évolution vers un despotisme oppresseur que Boukharine essaya désespérément d'empêcher. 

Comme tous les autres dirigeants du Parti à cette époque, Boukharine adhérait à la thèse de la « dictature du prolétariat », mais il considérait l'usage du pouvoir de l'État dans la perspective d'un effacement, en temps voulu, de ce pouvoir dans le processus de transformation sociale ; un tel aboutissement était bien inscrit dans l programme du Parti bolchevik. Mais Boukharine y voyait un postulat avec lequel on ne badine pas. Ceci le poussait à insister sur le slogan qu'il avait emprunté aux derniers écrits de Lénine : « pas de troisième révolution » dans le cadre du pouvoir des Soviets !

Quand Boukharine combattait la gauche et aidait Staline à la liquider, il contribuait involontairement au processus de transformation de son parti et au resserrement du nœud mortel passé autour de son propre cou. Il recouvra sa lucidité durant les années 1928 et 1929, lorsqu'il prit part à un combat très différent au cours duquel il exposa son nouveau programme. C'était maintenant à la gauche d'être frappée d'aveuglement. Quelques mois avant la visite assez audacieuse de Boukharine à Kamenev où il apportait à la gauche une information sur ce qui se tramait au sommet et lui offrait une alliance, Trotski voyait encore le principal danger à droite, la droite étant « un appareil de transmission de la pression des classes non prolétariennes sur la classe ouvrière », pas très loin du cliché « agent des kulaks » qui deviendra bientôt l'image officielle de Boukharine.

Les mêmes poncifs incitèrent les opposants de gauche à rejeter la proposition de Boukharine, contre l'avis de Trotski toutefois qui, en septembre de la même année, après avoir été informé des conversations Boukharine-Kamenev, fut tenté pendant un moment de conclure un accord partiel avec la droite. Mais il ne modifia pas sa conviction sur le « principal danger », comme l'écrivit I. Deutscher, en soulignant que la droite nourrissait à l'égard de la gauche les mêmes sentiments. Depuis le tournant à gauche pris par Staline au printemps 1928, les opposants de gauche escomptaient de fait une réconciliation avec Staline, parce qu'ils voyaient dans l'orientation de sa politique le triomphe de leurs propres conceptions. Trotski consentit alors à soutenir Staline, mais très vite des incertitudes sur le caractère même de la nouvelle tendance le poussèrent à mettre en garde ses partisans afin que leur soutien ne se départisse pas d'un esprit critique acéré. La raison qu'il donna était que leur propre politique de gauche ne considérait pas du tout comme un élément essentiel l'action administrative brutale menée contre les paysans3. Cet état d'esprit le conduisit à envisager, comme on l'a dit, une alliance limitée avec la droite, bien limitée en effet, parce qu'en même temps il avait des « Notes d'un économiste » de Boukharine une opinion aussi méprisante que celle de Staline. Mais en quelques mois, le gros de ses troupes abandonna Trotski et se rallia à Staline pour défendre la révolution contre les redoutables droitiers, bien que la plupart d'entre elles fussent rapidement mises à l'épreuve des plus cruelles désillusions.

Ni les militants de gauche ni leur chef ne réalisèrent à cette époque que le programme élaboré par Boukharine, dans le combat qu'il livrait contre Staline, devait devenir le leur. Les périls de droite qu'ils combattaient étaient des chimères. Le terrible Boukharine, aussi paradoxal que cela puisse paraître, exprimait à ce stade mieux que quiconque, ce qui était déjà, ou ce qui allait devenir bientôt la conviction commune de la « gauche » et de la « droite » ; mais les dissensions du passé laissaient

Si on ajoute à ces principes le refus de la contrainte massive considérée comme méthode d'édification du socialisme, en particulier comme moyen de faire entrer les paysans dans les kolkhozes, la critique des « rythmes excessifs de croissance » et le conseil de « battre en retraite » associé à des appels à la prudence et à la raison, ainsi que la demande expresse de coopérer avec la social-démocratie contre le nazisme, on voit la plate-forme « droitière » de Boukharine de 1928-29 reconstituée en totalité, sans qu'il y manque un point important...

Voilà pour le « boukharinisme » de Trotski. La justice historique veut que l'on souligne aussi, quand cela est nécessaire, le « trotskisme » de Boukharine bien que la répugnance des deux hommes à se trouver ainsi réunis eût été grande. Dans une résolution secrète contre Boukharine, adoptée par le Comité central en avril 1929, et rendue publique bien des années plus tard (ignorée par conséquent de Trotski), l'argumentation officielle était la suivante : « La déclaration de Boukharine soutenant qu'il n'y a pas de démocratie à l'intérieur du Parti, que le Parti se bureaucratise, que les secrétaires du Parti ne sont pas élus [...] que le régime habituel du Parti est devenu intolérable, est tout à fait inexacte et complètement erronée".

Cette critique de Boukharine était suivie d'une déclaration symptomatique : « II vaut la peine de noter que Boukharine rejoint ici les positions de Trotski, telles qu'elles étaient énoncées dans la fameuse lettre du 8 octobre 1923 adressée au Comité central », et Boukharine pense en fait à ce à quoi Trotski pensait alors, à la liberté des groupes et des fractions au sein du Parti.

Les dénégations solennelles du Parti étaient en fait des confessions, et ce fut la raison pour laquelle elles ne furent pas rendues publiques à l'époque ; mais l'accusation de glissement vers la position de Trotski était sur ce point exacte. L'idée générale de Staline, clamée avec une obstination grandissante, selon laquelle la gauche et la droite sont fondamentalement identiques, dénotait un meilleur jugement que celui que les deux tendances portaient sur elle-même. Il fera donc le nécessaire pour les supprimer ensemble comme une même « conspiration criminelle ».

Birmingham, 1972

En fait l’affrontement entre Lénine et Trotski a été permanent et toujours avec les mêmes accusations de la part de Lénine, de fractionnisme, de liquidation du Parti, d’aventurisme. Il est intéressant de suivre en même temps les positions de Boukharine que Lénine accuse de “nigaudchisme” et qui intervient le plus souvent comme un “tampon” entre les deux. Boukharine se caractérise par une méfiance plus ou moins exprimée à l’égard du pouvoir étatique et des nationalisations qui risquent d’engendrer selon lui la gangrène “monopolistique”, en revanche au moment de la NEP, il adhérera au marché en particulier pour la paysannerie avec régulation socialiste. Le secteur économiste du PCF a toujours été “boukharinien”, Paul Boccara ne l’ignorait pas, mais je ne sais si ceux qui poursuivent sa pensée théorique en sont conscients mais chez eux l’hostilité au léninisme et la rencontre avec la social démocratie trotskiste est structurelle dans ce refus de l’Etat, ce qui fait d’ailleurs qu’ils ne peuvent approuver la politique chinoise qui est une NEP léniniste et comme les trotskistes, ils seront sans cesse tenté par une adhésion à l’Europe contrepoids à un étatisme français.

Citation du blog  Matière et révolution  : Au plan théorique, Boukharine a été malheureux comme révolutionnaire marxiste, ayant inventé quelques inepties dont "le socialisme dans un seul pays" et "koulak enrichissez-vous" !!! Il était cependant encore trop l’héritier du parti révolutionnaire pour l’anticommuniste viscéral Staline.

« Avec le développement du processus révolutionnaire en processus révolutionnaire mondial, la guerre civile se transforme en guerre de classes, du côté du prolétariat, par une "armée rouge" régulière. (...) La guerre socialiste est une guerre de classe qu’il faut distinguer de la simple guerre civile. Celle-ci n’est pas une guerre entre deux organisations d’Etat. Dans la guerre de classe, en revanche, les deux parties sont organisées en pouvoir d’Etat : d’un côté, l’Etat du capital financier, de l’autre l’Etat du prolétariat. » (Nicolas Boukharine)

L’introduction de Controverses

C’est entre avril et juin 1918 que paraîtront à Moscou les quatre numéro de la revue KOMMUNIST. Elle contient les analyses et critiques élaborées par la première fraction de gauche apparue au sein du parti bolchevik après la prise du pouvoir en octobre 1917. Elle s’est cristallisée en janvier 1918 en opposition à la politique de Lénine prônant une paix séparée avec l’Allemagne (un traité sera signé à Brest-Litovsk le 3 mars 1918).

Cette fraction animée par Boukharine, Ossinski, Radek et Smirnov rejette la politique de ’compromission’ prônée par Lénine car, pensait-elle, signer une paix séparée avec l’Allemagne irait à l’encontre du développement de la révolution dans d’autres pays puisqu’elle permettra au militarisme des puissances centrales de se concentrer sur le front occidental et d’y étouffer plus aisément les mouvements révolutionnaires. C’est pourquoi Boukharine accusera Lénine de ’haute trahison contre la révolution’. Cette crainte était d’autant plus justifiée que, dans l’article deux du traité de paix, les bolcheviks s’engageaient à ne plus mener de propagande révolutionnaire au sein des puissances centrales, c’est-à-dire rien de moins que s’interdire d’étendre la révolution ! Apprenant la teneur des concessions qui seront faites dans ce traité ainsi que les velléités de Lénine d’accepter l’aide de l’impérialisme anglais et français, Boukharine s’écriera : "Vous faites du parti un tas de fumier" !

Il est à noter que, malgré les sévères critiques et accusations portées à l’encontre des orientations défendues par les cercles dirigeants du parti bolchevik, cette fraction a pu disposer de tous les moyens politiques et matériels nécessaires pour défendre son point de vue, y compris au niveau organisationnel avec une presse et des réunions séparées. Ainsi, la décision de signer le traité de Brest-Litovsk sera prise dans une totale liberté d’opinion et d’organisation au sein du parti bolchevik.

La capacité de ce dernier à pouvoir vivre avec des divergences significatives en son sein est particulièrement importante à souligner à l’heure où les groupes actuels de la Gauche Communiste se revendiquant de cet héritage font montre d’une incapacité totale sur ce plan. En effet, alors que la durée d’existence de ces groupes est déjà trois à quatre fois plus longue que celle des bolcheviks, aucun d’eux n’a pu vivre en bonne intelligence avec la moindre tendance ou fraction en leur sein. Pire, tous les débats conséquents qui les ont traversé se sont systématiquement soldés par des scissions toutes plus graves les unes que les autres. Ainsi, l’on pourrait paraphraser cette formule cinglante de Bordiga en réponse à Staline : « L’histoire des fractions, c’est l’histoire de Lénine » en disant que « l’histoire des groupes actuels de la Gauche Communiste c’est l’histoire de l’absence de fractions ». En d’autres mots, de nombreuses discussions sur les causes de la dégénérescence de la révolution russe seront encore nécessaires pour faire place nette à ces pratiques héritées d’un autre âge et hisser les groupes qui se revendiquent de l’héritage de Lénine à la hauteur des capacités de ce dernier à pouvoir vivre et débattre en toute liberté avec de multiples tendances et fractions.

Cependant, l’intérêt de cette fraction ne tient pas seulement aux leçons que l’on peut tirer sur la défense de l’internationalisme intransigeant et sur le fonctionnement d’une organisation révolutionnaire, elle tient aussi au regard qu’elle pose sur la politique menée par le parti bolchevik. Ce regard critique porte sur toute une série de questions cruciales relatives à l’essence même d’une révolution socialiste et à la façon de la faire vivre dans les conditions difficiles d’alors. Ainsi, un clivage radical émergera entre la volonté des communistes de gauche d’appliquer les leçons tirées par Marx de la Commune de Paris - à savoir la création d’un semi-État sur les ruines de l’ancien et basé sur le pouvoir des conseils ouvriers - et l’orientation défendue par Lénine consistant à édifier un capitalisme d’État comme antichambre au socialisme.

La publication de ces documents originaux permet aussi de jeter un regard neuf sur certains clivages qui traversent le milieu révolutionnaire actuel. Ainsi, la préface et la postface de cet ouvrage fournissent un important matériel permettant d’évaluer la proximité des positions de cette fraction de gauche avec les analyses développées par les gauches en Europe de l’Ouest, notamment celles émises par Rosa Luxemburg avant et après la révolution d’octobre 1917 [2]. Elles permettent aussi au lecteur de situer tous ces débats dans le contexte de la vague révolutionnaire et l’état du mouvement ouvrier à cette époque. Ainsi, un cadre de compréhension est proposé afin de penser plus correctement, pensons-nous, la part des facteurs externes et internes qui ont présidés à la dégénérescence de cette révolution. Est également soulignée la très grande clarté atteinte par cette fraction de gauche sur l’involution de la trajectoire prise par la révolution russe, clarté que la gauche communiste en Europe occidentale n’atteindra que quelques années plus tard.

C’est pourquoi, nous pensons qu’au-delà des contributions politiques apportées par cette première fraction, une réévaluation plus correcte de l’expérience soviétique devra encore être menée à partir de la traduction des documents originaux de ses moments les plus cruciaux et des débats qui les ont animés, en particulier des documents durant la première année du pouvoir et ceux relatifs à l’émergence des fractions de gauche successives au sein du parti bolchevik. C’est une des tâches que s’assignent plusieurs collaborateurs de Controverses et qui fournira matière à d’autres ouvrages.

Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore qui sont expliquées dans ce livre, nous saluons sa publication et le recommandons chaudement à nos lecteurs.

C.Mcl, 21 janvier 2012

Il nous semble que l’édition de cet ouvrage par le groupe est une très bonne initiative par le fait qu’elle permet de retrouver les positions défendues à l’époque par Boukharine et Radek. Cependant, elle diffuse à notre avis plusieurs contresens. Le premier consiste à faire de la position de l’époque des communistes de gauche le premier pas du point de vue futur des communistes de gauche contre la politique de NEP de Lénine. C’est certainement une erreur d’interprétation puisque Boukharine estimait alors, comme il le développe dans son ouvrage "l’ABC du communisme" que le développement de la politique du communisme de guerre allait mener au socialisme. En somme, il existait, selon lui, une politique économique nationale capable de mener la Russie seule au socialisme. Boukharine de l’époque, en fait, n’est pas vraiment plus proche des communistes de gauche d’aujourd’hui que le sont Lénine ou Trotsky et nous ne parlons pas du Boukharine qui va ensuite se faire le partisan de la défense du koulak et du nepman, le théoricien de Staline avant d’être éliminé par lui...

On peut après coup se reposer les questions mais les réponses ne vont pas dans le sens des communistes de gauche malgré la trahison stalinienne qui a suivi.

Posons les :

 - est-ce que la paix de Brest-Litovsk a discrédité la révolution prolétarienne aux yeux des masses allemandes ou est-ce que cela a empêché – ou même a nui - à la révolution prolétarienne en Allemagne ?

 est-ce qu’ensuite le pouvoir des Soviets s’est montré incapable de se battre, y compris militairement, contre les impérialismes ?

 est-ce que cette signature « le couteau sur la gorge » a représenté le début d’une capitulation devant la bourgeoisie – nationale ou internationale ?

Nous devons dire que notre réponse à ces questions est clairement non. Les impérialismes se sont d’autant plus affrontés ensuite. La paix a démontré aux masses européennes que le prolétariat au pouvoir était le seul facteur de paix. La révolution allemande a éclaté ensuite. Son échec n’est nullement imputable à la politique des bolcheviks, ni leur isolement qui s’en est suivi.

Nikolaï Boukharine parvenu au sommet de l'État soviétique, cet ange ou ce cristal de la Révolution, va justifier cette terreur avec cette diatribe terrible qui m'a toujours étonné :

« La terreur est la façon dont on transforme la nature humaine capitaliste en citoyen bolchevique. La liberté est un préjugé bourgeois, la liberté de parole et de presse inutile et nuisible. Le gouvernement central est le seul dépositaire du savoir et de la sagesse. Il ordonnera tout ce qu'il faut faire. Le seul devoir du citoyen est l'obéissance. La volonté de l'État est souveraine. » 

Nous sommes en plein dans le débat qui opposa la « gauche » (Trotski, Preobrajenski) et la « droite » (Boukharine) dans les années 1925-1928. Preobrajenski pensait que le sort du socialisme dépendait de l'industrialisation accélérée du pays. Selon lui il fallait trouver très rapidement des ressources pour financer cette industrialisation. Le secteur industriel existant, démantelé par la guerre, la révolution et la guerre civile, ne pouvait à lui seul créer la plus-value nécessaire à l'industrialisation : il fallait extraire ces ressources d'investissements de l'économie rurale. L'industrialisation ne pourrait se faire qu'en transférant massivement la plus-value de la paysannerie vers le secteur industriel étatisé:

 Des critiques extrêmement violentes sont portées aujourd'hui contre Staline à l'initiative du gouvernement soviétique. Mais la destruction de l'image de Staline comme instrument du transfert violent de la plus-value de l'agriculture vers l'industrie (et, accessoirement, comme responsable de millions de morts...) a pour corollaire l'assimilation de Trotski à Staline, les deux hommes étant considérés comme partisans d'une politique économique identique.

De fait, un général, D. Volkogonov, a publié un livre, Triomphe et Tragédie, dans lequel il est largement fait mention de Trotski et de ses relations avec Staline. L'optique du général soviétique ne peut évidemment convenir aux trotskistes d'aujourd'hui, mais les questions qu'il pose ne sont pas dénuées de pertinence et il nous semble important d'en faire état :

– Pourquoi des dirigeants bolcheviks de valeur tels que Boukharine, Frounzé, Roudzoutak et d'autres (Trotski n'est pas mentionné dans l'énumération) n'ont-ils pas été capables de constituer une direction collective face à Staline ? Quant à Trotski, pendant son exil, il s'est « torturé l'esprit à l'idée que sa propre passivité aurait pu aider Staline à surgir du Kremlin ». En d'autres termes, le général pose le problème de la responsabilité de Trotski lui-même dans le surgissement du phénomène stalinien. Volkogonov ajoute d'ailleurs non sans raison : « Nul autre que Trotski n'a sans doute autant aidé Staline à renforcer sa position à la tête du parti. » Trotski était, poursuit le général, « plus enclin au bonapartisme, au césarisme et à la dictature militaire qu'à l'idée d'un véritable pouvoir du peuple ».

– Le général ne manque pas l'occasion de rappeler que Trotski avait préconisé la militarisation du travail. « Trotski voulait transformer les régions de production en unités militaires pour fusionner les districts militaires avec les unités de production, pour créer des “bataillons de choc” sur des cibles particulièrement importantes de manière à accroître la production par l'exemple personnel et la répression. » On nous suggère même que Staline avait été « impressionné par cette façon de poser la question de savoir comment on pourrait pousser le peuple à “suer” volontairement “corps et âme” ».

Il ne fait pas de doute que le sort posthume de Boukharine et celui de Trotski sont liés. La réhabilitation du premier était devenue nécessaire, ne serait-ce que pour préserver du ridicule un régime qui continuait à le définir comme un traître vendu aux nazis. Elle était devenue nécessaire aussi tant que le régime éprouvait le besoin de chercher une justification à sa propre politique au sein du bolchevisme dans les positions qu'avait défendues Boukharine. Enfin, la réhabilitation était sans doute devenue nécessaire pour mieux liquider Trotski.

Si les trotskistes ont raison aujourd'hui de réclamer le libre débat et l'accessibilité à tous des œuvres de Trotski, il faut garder à l'esprit que:. Il paraît plus intéressant de noter que les bolcheviks, d'une façon générale, étaient dépourvus de la moindre idée en ce qui concerne l'organisation de la société, à commencer par Lénine et à l'exception précisément de Boukharine qui avait perçu cette chose toute bête, que dix millions d'ouvriers ne peuvent réussir une révolution contre cent millions de paysans. Il nous paraît erroné de mettre grossièrement un signe égal entre la militarisation du travail prônée par Trotski et la politique menée plus tard par Staline, parce qu'alors le point de vue des deux hommes apparaît comme des accidents de l'histoire, des erreurs qui ne peuvent être attribuées qu'à Staline et à Trotski. Il nous paraît plus intéressant de souligner que l'ensemble du parti bolchevique, confronté à un problème – la gestion économique de la société – ne trouvait qu'un type identique de solution, fondé sur la contrainte, la répression et la centralisation étatique.

Boukharine est un cas à part et ses positions méritaient d'être mieux examinées par le mouvement libertaire car il était le seul à avoir perçu le poids de la masse paysanne dans une révolution prolétarienne. Il ne s'agit pas de dire qu'il était en quoi que ce soit anarchiste, il s'agit simplement de la problématique qu'il avait soulevée. En effet, dans les exemples historiques où les anarchistes étaient hégémoniques – dans l'Ukraine makhnoviste et dans une partie de l'Espagne de 1936 – la collectivisation massive des terres par les paysans s'est effectivement réalisée sans contrainte (sans contrainte contre les paysans, s'entend), ce qui prouve que c'était possible, mais avec des méthodes radicalement différentes.  (http://1libertaire.free.fr/RBerthier37.html)

Les russes découvriront de même que Trotski contribua à l'écrasement des oppositions – intérieures au parti et extérieures à lui – qui se manifestèrent bien avant qu'il ne se décidât lui-même à bouger. A l'intérieur du parti bolchevique des voix s'étaient élevées dès 1918 contre l'orientation prise. Citons Miasnikov, qui fut le seul bolchevik, après 1917, à réclamer la liberté de parole pour les autres partis : c'était un vieil ouvrier, membre du parti depuis 1906 ; il critiquait violemment la bureaucratie, les erreurs des principaux dirigeants du parti. Son groupe ouvrier réclamait la liberté pour les autres partis comme seul moyen pour garantir l'efficacité et la probité du parti bolchevique. Miasnikov avait en outre eu l'idée saugrenue de créer des syndicats de paysans afin de réduire le fossé qui séparait ouvriers et paysans. il écrivit plus tard : « Le pouvoir soviétique devrait entretenir à ses frais un corps de dénigreurs, comme le faisaient autrefois les empereurs romains... »

La commission de l'Orgbureau qui l'exclut en 1921 comprenait Trotski et Boukharine ...

1988

La réhabilitation de Boukharine ou la seconde mort de Trotski
René Berthier en 1988
Publié dans Economies et Sociétés, « Etudes de Marxologie »,
S, n° 28-29,1991, pp. 165-177

 

 




mercredi 31 mai 2023

EFFLEURER ET NON S'AFFAIRER



« Est-il encore possible à une princesse russe de mourir de langueur en Crimée ? »

La lenteur ne constitue pas une valeur en soi. Elle devrait nous permettre de vivre honorablement en notre propre compagnie sans nous éparpiller en projets aussi inutiles que vains. Ce qui est en cause, ce n'est donc pas le temps nécessaire à l'accomplissement de nos tâches : peu importe que nous en atteignions plus ou moins vite le terme. A une vision en quelque sorte horizontale, substitions une approche verticale : en l'occurrence, le degré d'engagement dans ce qui se présente à nous. Faisons le serment d'effleurer et non points d'empoigner – et alors les êtres nous livreront ce qu'ils sont, ce qu'ils consentent à être, progressant vers nous à l'allure qui est la leur, parfois sur un mode vivace, parfois sur un mode lent.

J'étais un enfant de la guerre. J'avais connu ce que l'on appelait « les privations » : non point privé de dessert pour une espièglerie mais privé de pain, de lait, de viande, d'électricité, de liberté. Une fois l'Allemand contraint de retourner en Germanie, je me jetai sur toutes choses comme un mort de faim. La mode était aux ciné-clubs et nous nous gavions de films, d'analyses critiques, parfois militantes, sur les films. Nous avalions une baguette entière de pain. Provincial, j'avais poursuivi mes études dans la capitale. Je sillonnais des heures durant le Paris des métros, d'une ligne à une autre, égrenant avec joie les stations qui condescendaient à former des chapelets de noms illustres. Il suffisait qu'ils se situent le long d'une ligne pour bénéficier d'une exceptionnelle dignité.

Ne soyons pas injuste : je ne quadrillais pas la ville à l'aide d'un plan. Je n'étais pas odieux à ce point. Mais enfin je me conduisais comme un occupant, j'avais en main, en mémoire, les vingt arrondissements de la capitale.

J'ai appris la discrétion. J'ai reconnu la limite de mon ignorance qu'un prétendu savoir avait promis de réduire. Des zones d'ombre sont apparues. Paris s'est enténébré.

J'ai eu la délicatesse de connaître une ville, un quartier, par le timbre qui lui était propre, un être par l'inflexion de sa voix, un arbre par son ombre. Mais alors comment s'y prendre et quels modèles corporels, quelles astuces culturelles adopter ?

Marcher sur la pointe des pieds pour ne pas interrompre une conversation, pour ne pas déranger le sommeil d'un enfant. Les humbles quittent un jardin public, leur existence, sur la pointe des pieds. Les yeux baissés, non par prudence, par peur, mais parce que l'on ne dévisage pas sans façon une autre personne. Il y a toujours quelque effronterie à regarder de front.

Les yeux mi-clos après bombance, en signe de satisfaction, pour ne pas troubler le bonheur de la digestion, pour feindre la plénitude et parce que nous sommes, tout entiers, à ras bord des victuailles offertes puis ingérées.

Somnoler, ne plus prêter attention à un monde qui n'en vaut pas la peine, mais ne pas plonger pour autant dans les ténèbres de l'inconscience. Se permettre de cheminer entre veille et sommeil. La tête ballante, les mains sur le ventre, la bouche entrouverte, chacun des membres de notre corps rendu à la liberté dans une posture qu'un regard bienveillant qualifierait de ridicule.

L'homme et son ombre, quoi de plus banal et de plus réductible à l'aide du savoir des sciences humaines ! J'aurais préféré être le premier membre de notre espèce à être « un homme et sa pénombre ».

Je frôle et l'autre n'a même pas le sentiment d'avoir été touché imperceptiblement. Il faut cependant que j'établisse un contact, même furtif, sans lequel je n'éprouverais pas la plus délicieuse des sensations. J'esquive, je m'esquive . Je ne crois pas cependant faire preuve de lâcheté. Mes vire-voltes, mes feintes, exigent un art consommé. Mon partenaire, s'il a quelque intelligence, se prête au jeu, anticipe ou croit anticiper mes dérobades. Et c'est ainsi que, par la grâce de cette distance maintenue, nous conjoignons nos existences.

J'ai parcouru tout un été le Sud-Ouest. Je ne cherchais pas les retables, les fermes restaurées, les châteaux. J'écoutais le frôlement des balles de tennis du club de chaque petite ville. A l'oreille, je devinais un service slicé, un revers coupé, un coup droit lifté, une amortie. Cette délicieuse et discrète musique entendue, je m'accordais le droit d'un repas fin ou copieux au bord d'un de mes fleuves.

Une bouderie qui n'avait pas rapport à la mauvaise humeur mais signifiait une part d'indifférence. Les lèvres d'une boudeuse s'épanouissent, deviennent surface vermeille, charnue. Un visage, comme l'océan, est ainsi soumis à de constants caprices.

« Quand je le prends dans mes bras », la rengaine ne devrait pas avoir de suite. Ce geste de tendresse se suffit à lui-même et la voix d'Edith Piaf emplit le monde.

Du bout des lèvres, comme si les lèvres avaient un bout. Parler ainsi peut être une marque d'impolitesse, mais aussi bien le désir de ne pas s'emparer de l'attention de l'autre, laisser entendre que ce que l'on pourrait dire de plus n'a pas tant d'importance que cela.

« Ventre affamé n'a pas d'oreille ». Telle n'est pas la conditions de qui mange du bout des lèvres. C'est refuser de laper – et pourtant il est beau de manger un fruit à pleine dents et de se désaltérer par rasades d'un vin frais.

Parler à mi-mots. Les mots, dans leur intégralité (intégrité), sont trop gros, grossiers. Il faudrait les partager en quarts, en huitièmes de mot. Ils deviendraient ainsi de précieuses parcelles de sens.

« Il me dit des mots de tous les jours », sans craindre sottement, comme les faux doctes, les précieux, la banalité. Ces mots-là gagnent à avoir circulé à travers rues et maisonnées. Ainsi, devant un malheur, « mon Dieu », « mon Dieu », et il n'est pas nécessaire d'avoir la foi. Ne pas chercher à démontrer l'erreur d'un ami mais lui avouer amicalement : « Tu te goures » ou à l'inverse : « T'as peut-être raison ». Et devant la colère injustifiée d'un être aimé : « Tu vas me faire de la peine ».

« Ils ont trop à faire pour rêver ». Tels des gamins dociles ou des fayots, ils n'osent pas s'escarper, prendre doucement la porte puis vagabonder.

L'eau stagnante a mauvaise réputation. Délétère, fétide, répugnante. Elle me paraît infiniment supérieure à cette eau infatigablement recyclée, fluorée, que nous n'aurions pas l'idée de toucher, de boire et qu'à la limite nous ne voyons pas.

Le charme du passé. Nous n'avons plus de prise sur lui et il ne met plus en état d'alerte notre corps puisqu'il ne présent plus de danger. Ainsi cette avant-guerre qui nous paraît si lointaine, à laquelle nous avons de la peine à croire tant elle nous paraît extravagante et aveugle. Mais nos contemporains réactivent le passé et ils l'insèrent de force dans le cycle de la vie tellement ils redoutent son absence.

Il ne faut pas écouter aux portes, non point par discrétion mais parce que nous prêtons un intérêt excessif à des propos qui ne nous sont pas destinés. Pour la même raison, nous ne devons pas faire la sourde oreille : nous nous soumettons activement au piège auquel nous entendions échapper. Feindre d'écouter et avoir la paix, celle des bienheureux.

Surprendre par bonheur des bribes de conversation, au hasard d'un jardin public, à travers l'écran de buissons qui nous sépare des bavards. Le gravier présente le même attrait. Grâce à lui, nous pressentons l'approche d'un homme qui, sans le vouloir, soulève du bruit. Or nos édiles le remplacent par des allées goudronnées et nos pas sombrent dans l'inexistence.

J 'aurais aimé être riche pour finir mes jours en Suisse. J'aurais, je l'espère, échappé à l'agonie. J'aurais été une lumière qui s'éteint. Une infirmière dévouée m'aurait chaque jour promené sur ma chaise roulante, et, un soir, j'aurais eu la certitude que j'apercevais pour la dernière fois le lac et les lueurs de l'autre côté de la rive.

Fredonnez. Laissez aux plus doués la chance de chanter à la Scala de Milan, sur l*a mer calmée. Les don Juan d'opéra sont si souvent des don Juan d'opérette. Fredonnez comme les apprentis pâtissiers, les midinettes, les permissionnaires.

Que votre sourire à peine surgi de votre visage s'estompe. D'autres riront à gorge déployée ou plutôt dépoitraillée. Ou alors, si le cœur vous en dit, riez aux éclats et fracassez les vitres, les masques des importants, les tourelles des puissants.

En ce jardin public, pour éloigner les importuns, emportez avec vous un bréviaire et feignez de le lire, mais qui saura aujourd'hui le distinguer du dernier Goncourt ou même d'un Folio !

Nous ne voulons plus nous évanouir, la mode est au contraire à l'épanouissement. Nos aînés, à la suite d'un malheur, d'une difficulté, s'évaporaient dans une une inexistence temporaire et trouvaient la plupart du temps des bras pour les recueillir.

Quand nous cherchons à nous connaître, il vient un moment où la vase remonte à la surface. Décrétez alors qu'il s'agit d'une vaine entreprise puisqu'il n'existe pas de sujet. Portez plutôt attention à toutes les marionnettes qui composent votre personnage. Amusez-vous à les manier avec plus de dextérité. Changez la position du chapeau de l'un. Ajustez le pourpoint de l'autre. Réjouissez-vous de disposer d'un théâtre aussi riche. Toutes sortes de lieux m'ont permis d'apaiser mes sens et de ne pas jouir de la vie comme une brute. L'infirmerie quand j'étais interne, l'hôpital quand je fus adulte, les chapelles au creux de l'après-midi, les salles de cinéma au mois d'août, les grottes à condition qu'elles n'accueillent pas des archéologues ou des spéléologues, les forêts profondes comme les cathédrales.

J'avais établi pour m'éclairer un taux de non-fréquentation. Il m'évitait de fâcheuses rencontres, et, en fait, toute rencontre m'apparaissait fâcheuse. Il s'éloigne de nous le temps où de vieilles bibliothèques de province, des départements déshérités, des musées nous permettaient de respirer à notre aise sans être importuné par l'haleine d'un autre visiteur.

En ce jardin public, conserver la possibilité de vivre notre veuvage. Nous sommes marié et nous ne désirons pas la mort de notre conjoint. Nous nous occupons de nos enfants, nous aidons le dernier dans ses exercices de mathématiques, nous organisons le voyage en Angleterre de la cadette. Dans ces conditions il nous est difficile de mettre notre âme en berne, de porter le deuil des années abolies, de regarder le cortège de inconsolables. Ce jardin-là, en ses retranchements, nous le permet. Nous croisons d'autres êtres égarés, nous échangeons notre désolation.

N'ai-je pas rêvé l'improbable ? Comment aujourd'hui me faire espace ? Est-il encore possible à une princesse russe de mourir de langueur en Crimée ?

Quand il m'arrive de réfléchir, je ne joue pas au penseur. Je deviens pensif. Les concepts très vite se dispersent par l'effet de la métaphore et de mésalliances étranges. J'écarquille mon esprit face à une pléiade d'images. Je me sens proche du berger qui dans les alpages considère une nuit d'été. Je prends acte de l'immensité de la dispersion de ce qui possède un sens et je renonce à une navigation incertaine, bien au-dessus de mes moyens.


Extrait de « Du bon usage de la lenteur » par Pierre Sansot (Manuels Payot 1998)