AU CORPS
(Bordiga, 1951)
Ces extraits nous ont été suggérés par le site Bellaciao, qui reprend certains articles de PU sans demander la permission, et tant mieux ; le Mouvement socialiste mondial du Canada a fait la même chose en référençant la critique du dernier livre de Bitot, tant mieux aussi, mais on ne saurait trop conseiller du même coup, en version Gutenberg, la critique percutante de Robert Camoin à la dérive anti-marxiste de C.Bitot (cf. supplément à la revue Présence Marxiste n°69, août-septembre 2008)
____________________________________
Hier
Avec la disparition des personnes privées qui organisent la production en qualité de propriétaires d'entreprise, la forme fondamentale du capitalisme ne disparaît donc pas ? Voilà, dans le domaine économique, l'objection qui arrête beaucoup de gens.
Marx nomme cent fois " le capitaliste ". D'autre part, le mot " capital " vient de caput signifiant tête, et donc, traditionnellement, est capital toute richesse liée à, mise au nom [3] de tout propriétaire en titre. Pourtant, la thèse (à laquelle nous consacrons depuis longtemps des exposés qui n'apportent rien de neuf mais ne font qu'expliquer) affirmant que l'analyse marxiste du capitalisme ne comporte pas nécessairement la personne de l'entrepreneur, reste vraie.
Les citations de Marx seraient innombrables. Nous conclurons par une seule.
Prenons le prétendu capitalisme " classique " de la " libre " entreprise. Marx met toujours ces adjectifs entre guillemets. Ils n'appartiennent qu'à l'école économique bourgeoise qu'il combat et détruit par ses thèses. Voilà le point qu'on oublie toujours.
On suppose naturellement qu'il existe, aux mains de Monsieur X, premier capitaliste en date, une masse de monnaie. Bien. Des sections entières de l'œuvre de Marx répondent à la question : comment est-ce possible ? Les réponses sont variées : vol, pillage, usure, marché noir et, comme on l'a souvent vu : ordre du roi ou loi de l'État.
Alors X, au lieu de garder sa bourse pleine de pièces d'or et de les faire glisser chaque nuit entre ses doigts, agit en citoyen imbu des idées de civilisation, de libéralisme et d'humanisme : il fait noblement affronter à son capital les risques de la circulation.
Donc, premier élément : argent accumulé.
Second élément : achat de matières premières, les classiques balles de coton brut rencontrées en tant de chapitres et de paragraphes.
Troisième élément : achat d'un immeuble où installer la fabrique et des métiers pour filer et tisser.
Quatrième élément : organisation et direction techniques et administratives ; le capitaliste classique y pourvoit ; il a étudié, circulé, voyagé et imaginé les nouveaux systèmes qui, en façonnant les balles et en fabriquant les filets en masse, les rendront moins coûteux ; il habillera à bon marché les loqueteux d'hier et même les Noirs d'Afrique centrale habitués à aller nus.
Cinquième élément : les ouvriers qui actionnent les métiers. Ils ne seront pas obligés de fournir une once de coton brut ou ne serait-ce qu'une petite canette de rechange, ce qui arrivait aux temps semi-barbares de la production individuelle. Mais gare, en même temps, s'ils emportent un seul bout de coton pour repriser leur pantalon. Ils touchent une compensation, juste équivalent du temps de travail.
Une fois ces éléments combinés, il en résulte ce qui est le mobile et le but de tout le procès : la masse des filés ou des tissus. Le fait essentiel est que le capitaliste seul peut la porter au marché ; et la totalité du gain monétaire lui revient.
Toujours cette vieille histoire. C'est vrai. Vous connaissez la petite comptabilité. Sortie : le coût du coton brut - la somme compensant l'usure des bâtiments et des machines - les salaires des ouvriers. Entrée : le prix de la vente du produit. Cette partie dépasse la somme des autres et la différence constitue le bénéfice, le profit de l'entreprise.
Que le capitaliste fasse ce qu'il veut de l'argent récupéré est de peu d'importance. Il pourrait aussi bien disposer de la somme initiale sans rien fabriquer. L'important est qu'après avoir tout racheté et reconstitué tous les stocks, de valeur égale au premier investissement, il détient une nouvelle quantité de valeur. Il est sûr qu'il peut la consommer individuellement. Mais socialement, il ne le peut pas et quelque chose le contraint à l'investir en grande partie, à la ramener à l'état de nouveau capital.
Marx dit que la vie du capital ne consiste qu'en son mouvement comme valeur en voie de multiplication permanente. La volonté personnelle du capitaliste n'y est d'aucune nécessité et ne pourrait s'y opposer. Le déterminisme économique n'oblige pas seulement le travailleur à vendre son temps de travail, mais également le capital à s'investir et à s'accumuler. Notre critique du libéralisme ne consiste pas à dire qu'il existe une classe libre et une, esclave : l'une est exploitée et l'autre profiteuse, mais toutes deux sont liées aux lois du type historique de production capitaliste.
Ce procès n'est donc pas interne à l'entreprise, mais social, et ne peut être compris qu'ainsi. On trouve déjà chez Marx les hypothèses selon lesquelles les divers éléments se détachent de la personne de l'entrepreneur et sont tous remplacés par la participation à une quote-part du bénéfice réalisé dans l'entreprise productive. Premier élément : l'argent peut être celui d'un préteur, d'une banque et fournir un intérêt périodique. Second élément : de ce fait, les matériaux acquis avec cet argent ne sont pas au fond propriété de l'entrepreneur, mais celle du financier. Troisième élément : en Angleterre, le propriétaire d'un édifice, d'une habitation ou d'une fabrique peut ne pas l'être du sol qu'il occupe ; quoi qu'il en soit, habitation et fabrique peuvent être loués. Rien n'interdit que le soient également les métiers et toutes les machines et outils. Quatrième élément : il se peut que l'entrepreneur n'ait pas les connaissances techniques et administratives de direction ; il loue alors les services d'ingénieurs et de comptables. Cinquième élément : les salaires des travailleurs ; évidemment, leur versement s'effectue aussi à partir des avances du financier.
La fonction stricte d'entrepreneur se réduit à flairer si on recherche sur le marché certaines quantités de produit dont les prix de vente dépassent le coût total de tout ce que nous venons d'énumérer. Ici la classe capitaliste prend les traits plus précis de celle des entrepreneurs, qui est une force sociale et politique, base principale de l'État bourgeois. Mais la couche des entrepreneurs ne se confond pas avec celle des propriétaires d'argent, du sol, des immeubles, fabriques, stocks de marchandises, machines etc.
Deux formes et points sont fondamentaux pour reconnaître le capitalisme. L'un est que ne soit pas entamé ni ne puisse l'être le droit de l'entreprise de production à disposer des produits et du gain tiré de ces produits (prix forcés ou réquisitions de marchandises n'entament pas ce droit au gain). Ce qui protège ce droit essentiel dans l'actuelle société est, dès l'origine, un monopole de classe, une structure de pouvoir, d'où il résulte que ceux qui transgressent la loi sont frappés par l'État, la magistrature et la police. Telle est la condition d'une production par entreprises. L'autre point est que les classes sociales " n'aient pas de frontières fermées ". Elles ne sont plus historiquement ni des castes ni des ordres. Appartenir à l'aristocratie foncière durait au-delà de la vie puisque le titre se transmettait d'une génération à l'autre. La propriété en titre de biens immeubles ou de grands établissements financiers a, au moins en moyenne, la durée d'une vie humaine. La " durée moyenne d'appartenance personnelle d'un individu donné à la classe dominante " tend à devenir de plus en plus courte. C'est pourquoi ce qui nous intéresse dans les formes extrêmement développées n'est plus le capitaliste mais le Capital. Ce metteur en scène n'a pas besoin d'acteurs stables. Il les trouve et les recrute où il veut et les remplace à tour de rôle de manière toujours plus dévastatrice.
Nous ne pouvons démontrer ici que le capitalisme " parasitaire " de Lénine ne doit pas être compris au sens où le pouvoir serait davantage aux mains des capitalistes financiers que des industriels. Le capitalisme ne pouvait se répandre et s'accroître sans se différencier et sans séparer toujours plus les divers éléments qui contribuent au gain spéculatif : finance, technique, outillage, administration. La tendance est à ce que la plus grande part de bénéfice et de contrôle social échappe toujours plus aux mains des éléments positifs et actifs et se concentre dans celles des spéculateurs et du banditisme affairiste.
Nous allons donc voler de Marx à… Don Sturzo [4].
Celui-ci, avec sa prudence habituelle, s'est occupé du scandale de l'Institut National des Assurances. Ses propos sont intéressants : je ne peux pas dire ce qui se passait à l'époque fasciste car j'étais en Amérique et là, ces choses sont à l'ordre du jour et d'une tout autre ampleur ! Nous en étions sûrs. Le parasitisme capitaliste de l'Italie contemporaine surpasse celui de l'Italie mussolinienne et tous deux sont des jeux d'enfant en comparaison des manœuvres de l'affairisme états-unien.
L'INA dispose de fonds colossaux puisqu'il centralise tous les versements des travailleurs aux assurances sociales, comme d'autres instituts paraétatiques apparentés dont les sigles sont connus. Ils paient avec lenteur et une masse énorme de numéraire circule donc dans ses caisses. Il a par conséquent le droit (tout en n'ayant ni tête, ni corps, ni âme : ce n'est pas pour rien que nous sommes dans la civilisation de l'habeas corpus !) de ne pas laisser dormir une si grande richesse ; par conséquent, il place et investit. Quelle aubaine pour l'entrepreneur moderne ! Il est le capitaliste sans capital, de même que, dialectiquement, le capital moderne est le capital sans patron, acéphale.
Le mal, nous dit le sage prêtre sicilien (dont ceux de son bord aspirent tant à faire au plus tôt un éloge funèbre dithyrambique), est la formation, à l'ombre de l'INA, de trop nombreuses sociétés de complaisance.
Que sont, Kaiser, les sociétés de complaisance ? Quelques types versés dans les affaires, qui ont des bureaux luxueux et sont introduits dans les antichambres économiques et politiques, qui n'ont pourtant pas un sou à eux, ni de titre à leur nom ou d'immeubles cadastrés (ni même le loyer d'une maison : ils vivent dans les grands hôtels, connaissent à fond Vanoni [5], mais Vanoni ne les connaît pas), font le " plan " d'une affaire donnée et fondent une société dont le seul patrimoine est ce même plan. L'argent, c'est l'INA ou quelque autre organisme similaire qui le donnera en s'appuyant, s'il le faut, sur une petite " loi spéciale ", disons pour le développement de l'élevage des crabes sur les épaves de navires coulés ; problème qu'on s'empresse de mettre au rang des problèmes nationaux de premier plan, surtout si un parlementaire d'opposition fait un puissant discours contre l'inaptitude du gouvernement.
Naguère, en effet, l'entrepreneur ordinaire allait à la banque chercher des fonds à placer dans l'affaire en projet. Le banquier disait : Bon voilà, quelles sont tes garanties ? Montre tes propriétés, titres ou autres... Mais un organisme paraétatique n'a pas de ces basses exigences : le but national lui suffit et il sort ses sous. Le reste de l'histoire va de soi. Si l'entrepreneur à l'ancienne mangeait la grenouille [6] dans le cadre de son plan et de son projet de production, il était fini : son argent ne rentrait plus et il quittait, tout penaud, la classe patronale.
Notre société de complaisance, avec son brillant état-major, n'a pas ce souci : si elle attrape des grenouilles qui sont achetées par des gourmets à des prix rémunérateurs, c'est de l'argent gagné. Si par hasard elle n'en attrape pas, ou si personne n'en mange, pas de problème : des jetons de présence, des indemnités, des participations ont été encaissés et c'est l'INA qui paie pour la faillite du plan-grenouilles.
Avec ce petit exemple banal, nous avons expliqué ce qu'est le capitalisme d'État ou l'économie centralisée dans l'État : il faut préciser que la perte de l'INA est celle de tous les pauvres malheureux qui laissent dans ses caisses une nouvelle fraction du salaire quotidien.
Le capitalisme d'État est la centralisation de la finance par l'État, mise ainsi à disposition de ceux qui, momentanément, manœuvrent l'initiative des entrepreneurs. Jamais l'initiative privée n'a été aussi libre que depuis qu'elle conserve le profit et que tout risque de perte lui a été épargné en le reportant sur la collectivité.
Seul l'État peut battre autant de monnaie qu'il le veut tout en châtiant les faussaires. C'est sur ce premier principe de force que repose, dans les formes historiques successives, le procès progressif d'expropriation des petits propriétaires et de concentration capitaliste. Nous avons bien souvent dit, à juste titre, que toute économie où les entreprises ont des bilans, et où les échanges se mesurent en monnaie, ne peut échapper à ces lois.
Le pouvoir d'État prend donc appui sur les intérêts convergents de ces bénéficiaires profiteurs de plans spéculatifs d'entreprises et de leur réseau à forte liaison internationale.
Comment ces États ne prêteraient-ils pas de capitaux à ces bandes qui ne paient jamais leurs dettes envers eux mais la font payer de force aux classes exploitées en les réduisant à la famine ?
La preuve, ou si vous voulez la nouvelle preuve, que de tels États " capitalisateurs " se trouvent dans cette position de débiteurs chroniques de la classe bourgeoise, est qu'ils sont contraints d'émettre des prêts en continuant à accepter son argent et en versant des intérêts.
Une administration socialiste d'" économie centralisée " ne donnerait son aval à aucun " plan " venant de l'extérieur, de même que, d'autre part, elle ne verserait aucun intérêt. Et d'ailleurs, elle ne manipulerait pas d'argent.
Le capital centralisé dans l'État ne l'est que pour rendre plus aisée la conduite de la production en vue de la survaleur et du profit, qui reste " à la portée de tous ", c'est-à-dire à celle des représentants de la classe des entrepreneurs, lesquels ne sont plus de simples capitaines d'industrie mais des brasseurs d'affaires déclarés ; on ne produit plus de marchandises, disait déjà Marx, on produit de la survaleur.
Le capitaliste en chair et en os ne nous sert plus à rien : le capital vit sans lui, avec la même fonction mais centuplée. Le sujet humain est devenu inutile. Une classe privée des individus qui la composent ? L'État au service non plus d'un groupe social mais d'une force impalpable, oeuvre de l'esprit saint ou du diable ? Nous manions l'ironie à la manière de notre vieux Maître Karl. Nous vous offrons la citation promise :
" Le capitaliste, en transformant l'argent en marchandises qui servent d'éléments matériels pour un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivante, transforme la valeur - du travail passé, mort, devenu chose - en capital, en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à " travailler " comme s'il avait le diable au corps. " [7]
Il faut prendre le capital par ses cornes.
Notes
[3] It. : intestata, verbe dont la racine est " testa ", tête.
[4] Luigi Sturzo, prêtre sicilien, fondateur en 1919 d'un parti catholique, le parti populaire italien.
[5] Politicien démo-chrétien. Il fut commissaire gouvernemental de la banque régionale d'agriculture.
[6] It. : prendere granchi, litt. : " attraper des crabes " (voir plus haut), c'est-à-dire : faire des bêtises.
[7] Souligné par Bordiga. Le passage original est le suivant : " Indem der Kapitalist Geld in Waren verwandelt, die als Stoffbildner eines neuen Produkts oder als Faktoren des Arbeitsprozesses dienen, indem er ihrer toten Gegenständlichkeit lebendige Arbeitskraft einverleibt, verwandelt er Wert, vergangne, vergegenständlichte, tote Arbeit in Kapital, sich selbst verwertenden Wert, ein beseeltes Ungeheuer, das zu "arbeiten" beginnt, als hätt'es Lieb' im Leibe. " En transformant la monnaie en marchandises qui servent de matériaux à la formation d'un nouveau produit ou de facteurs du procès de travail, en incorporant à la choséité morte de ces dernières de la force de travail vivante, le capitaliste transforme de la valeur, travail passé, réifié, mort, en capital, valeur se valorisant elle-même, monstre animé qui se met à " travailler " comme s'il avait le diable au corps. "
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire