PAGES PROLETARIENNES

lundi 15 mars 2021

Rompre avec le messianisme



Destinée ou mission ?

               (bonnes feuilles de mon prochain livre)


En 1928, l'instituteur socialiste devenu communiste oppositionnel, Fernand Loriot décrit une situation de la classe ouvrière quelque peu améliorée comparée à ce qu'elle vivait au 19ème siècle, quoiqu'il soit encore question d'une mission : « Le prolétariat est une classe nettement caractéristique et distincte des autres classes sociales. Ses intérêts ne se confondent pas avec ceux de la bourgeoisie capitaliste. La co-existence de ces deux classes est incompatible avec l'évolution des sociétés modernes. Il appartient au prolétariat d'accomplir la Révolution qui marquera la chute définitive de la domination capitaliste. Qu'on ne s'imagine pas que, en rappelant cela, je ne fais qu'énoncer des truismes sur lesquels l'accord des ouvriers soit à peu près général. A cet égard, le dernier manifeste de la C.G.T. est des plus caractéristiques. Les mots classe, prolétariat, n'y figurent nulle part, sans qu'il soit possible d'y voir une omission involontaire. Il n'est plus question que du monde du travail, dans lequel se confondent indistinctement les ouvriers et les patrons, les exploités et leurs exploiteurs. Ce n'est pas pour la défense des intérêts prolétariens que s'exerce l'action ouvrière, mais pour la sauvegarde des intérêts de la collectivité. Cette substitution de l'intérêt général à l'intérêt de classe a pour corollaire la collaboration pacifique des classes, c'est-à-dire l'asservissement du syndicalisme au capitalisme.(...) il n'est pas inutile de rappeler en quelques mots ce qu'est le prolétariat et quelle est sa mission historique (…) Certes, si l'on s'en tient aux apparences, le niveau de vie des masses semble s'être élevé. L'ouvrier d'aujourd'hui se nourrit et s'habille mieux que l'ouvrier d'autrefois; encore cet avantage n'est-il marqué que pour certaines catégories d'ouvriers des grands centres. Il a plus de vacances, plus de distractions. Cependant, sa part des richesses sociales qu'il produit diminue progressivement, comme aussi sa capacité d'achat. La journée de travail est moins longue, mais les conditions de travail s'aggravent sans cesse, ruinant plus vite et plus sûrement l'organisme humain que ne le faisait autrefois la journée de douze heures. La rationalisation ne porte pas seulement en elle l'asservissement physique, c'est moralement et intellectuellement qu'elle agit sur l'homme en assimilant celui-ci à la machine »1.

Dix ans plus tard en 1938, le tapissier Julien Coffinet, qui a bourlingué de la CGT au cercle Spartacus de René Lefeuvre, écrit dans la revue REVISION qu'il est d'accord avec ce constat somme toute devenu traditionnel de la guerre à nos jours – une destinée dominée par l'exploitation - mais il ne croit plus vraiment à une mission du prolétariat :

« C'est Marx qui a donné vie à la conception d'une mission du prolétariat, conception un peu mystique mais à laquelle il sut attacher une application rationnelle qui parut longtemps incontestable. La société actuelle étant divisée en deux classes principales, violemment opposées, la bourgeoisie et le prolétariat, le développement de la première a pour résultat l'augmentation du nombre et de la cohésion des prolétaires. (…) La classe ouvrière se révèle non comme l'héritière culturelle du passé et l'accoucheuse de l'avenir, mais comme l'appendice manuel d'une société dégénérescente et condamnée avec elle. Sa « mission » disparaît, et il ne peut rester d'espoir que dans l'éternel besoin instinctif de justice, d'égalité et de vérité que seront seuls à représenter les non-conformistes de toutes origines, soumettant la décourageante et complexe situation actuelle à l'imparable critique de l'esprit objectif, pour préparer l'avenir, en attendant les catastrophes inévitables »2.

LE SOCIALISME ET SON SUCCESSEUR LE COMMUNISME N'AURAIENT-ILS ETE QU'UNE NOUVELLE RELIGION ?

A la fois révolte terre à terre et espoir messianique ? Deux guerres mondiales, la Shoah, Hiroshima et tant de massacres depuis dans de nombreuses guerres locales. La barbarie cyclique aurait-elle définitivement enterré le socialisme et ses variétés communistes, tant du marxisme à échelle humaine que celui, cynique, du petit père des peuples ? Tant de marxismes se sont succédés.

Les marxismes n'eurent-ils pas tous en commun cet aboutissement eschatologique le paradis communiste, nouvelle terre promise, nirvana enfin atteint ou rédemption universelle rachetant toutes les horreurs d'un capitalisme bicentenaire et deux fois décadent ?

Le philosophe allemand Nietzsche fait mourir dieu en 18823. Doit-on en déduire que son remplaçant supposé par quelques-uns des marxismes, le prolétariat, lui est mort en 1940 ?

Le professeur Henri Desroche, écrivant pour l'Encyclopédia Universalis, qui a pourtant été remplacée par Wikipédia, et sous la rubrique « communismes religieux » (au pluriel) estime que le terme « communisme » n'a été forgé que tardivement en France, vers les années 1840, c'est rétrospectivement qu'on a conféré l'appellation « communisme religieux » à une série de phénomènes qui se sont présentés sous d'autres noms, mais qui se trouvent avoir été groupés en raison du trait qui les caractérise tous : la vie et le travail en commun, dans un régime de propriété commune des biens.

Si cette communauté de vie et de travail distingue le « communisme » ainsi pratiqué, son caractère « religieux » relève de modèles divers. La plupart du temps, il s'agit d'une ressemblance entre ces expériences et l'expérience de la vie religieuse cénobitique. Etienne Cabet dans son Voyage en Icarie, fait de cette ressemblance l'origine de la vocation de son héros, Icar le charretier : « Ce fut en conduisant sa voiture dans un vaste monastère qu'il eut la première pensée que tous les habitants d'un pays pourraient travailler et vivre en commun. » (…) D'autre part, cette religion n'entend pas seulement animer une microsociété en modèle réduit ou exceptionnelle, mais elle prétend envahir, dominer et organiser la société tout entière. Il s'agit alors non plus de petits royaumes de Dieu à loger comme des projets marginaux dans les interstices d'une société globale, mais d'une transformation de l'ensemble de la société en un royaume de Dieu devenu communautaire, « communioniste » ou communiste.

Je revendique avec toute ma conscience de me réclamer uniquement de Spartacus et de Marx.


IL Y AURAIT EU UN COMMUNISME CHRETIEN


L'histoire préchrétienne nous a laissé quelques expériences de communisme religieux : l'histoire juive, avec la tradition des Réchabites et, surtout, l'organisation essénienne ; l'histoire grecque, avec les utopies communisantes imaginées par Platon, avec les expériences pratiquées par les pythagoriciens et, beaucoup plus tard, par les plotiniens (Platonopolis) ; l'histoire indienne avec l'institution bouddhiste du sangha, ce proto-monachisme.

Dans l'histoire de la culture occidentale, l'organisation de la première communauté chrétienne de Jérusalem cristallise cette tradition que nous livrent deux fragments des Actes des Apôtres promis à tant de commentaires : « Tous ceux qui croyaient vivaient ensemble et ils avaient tout en commun » (Actes, II, 44). « La multitude des fidèles n'avait qu'un cœur et qu'une âme ; nul n'appelait sien ce qu'il possédait, mais tout était commun entre eux » (Actes, IV, 32).

Bien que les détails de cette expérience demeurent très peu connus, elle n'en exercera pas moins une extraordinaire influence. Non seulement ces deux versets seront évoqués comme la règle d'or de la vie religieuse parfaite préconisée par les différents monachismes, mais l'expérience elle-même est invoquée par les nombreuses dissidences, contestataires des Églises, qui protestent contre les situations établies. Beaucoup plus tard, les socialismes utopiques s'y référeront en assimilant du reste l'expérience essénienne à l'expérience chrétienne primitive. E. Troeltsch (Sozial Lehre), évitant aussi bien de maximiser que de minimiser cette expérience chrétienne primitive, restitue avec pertinence son « communisme », le « communisme de l'amour » : « Ce fut un communisme composé seulement de consommateurs, un communisme fondé sur le postulat que les membres continueraient à gagner leur vie par l'entreprise privée afin de se rendre capables de pratiquer générosité et sacrifice» Une interprétation semblable avait été proposée par K. Kautsky.

On n'en finirait pas de citer les imposants travaux d'Henri Desroche – que j'avais republié naguère en feuilleton dans la version papier de PU - qui, en quelque sorte, démontre brillamment que le communisme, dans son « étiologie » ou comme repoussoir des puissants, aurait été présent à toutes les époques de l'histoire de l'humanité.

À chaque siècle, ou à peu près, ajoute notre intarissable H. Desroche, on voit apparaître des courants que l'on reconnaîtra rétrospectivement comme des courants du communisme religieux. Au XIIIe siècle, dans les montagnes du Piémont, des franciscains dissidents se joignent à des insurrections ou à des maquis. G. Segharelli, puis Fra Dolcino et les apostoliques en sont les principales figures, et K. Kautsky, dans ses Vorlaüfer, les saluera comme « le premier mouvement communiste d'Occident ». D'autres prendront la suite et formeront les vagues des Pauperes Christi, évoqués par E. Werner.

Au XIVe siècle, c'est en Angleterre le soulèvement travailliste de 1381, jumelé plus ou moins avec le mouvement des lollards, animé par Wyclif, élaborant une théologie de l'expropriation du pécheur, c'est-à-dire du propriétaire indigne.

Au XVe siècle, c'est le soulèvement hussite en Europe centrale, suivi de ses différenciations : d'une part, le mouvement militaire des taborites ; d'autre part, le mouvement pacifiste de l'Unitas fratrum, tous deux axés sur l'instauration de communes chrétiennes collectivisantes.

Au XVIe siècle, enfin, c'est le soulèvement des paysans allemands contre l'alliance des noblesses luthérienne et catholique ; une interprétation chiliaste de communisme religieux est proposée à ce soulèvement par Thomas Münzer. Malgré son écrasement en 1525, il y aura d'une part le sursaut militaire de l'anabaptisme à Münster, avec son organisation d'un communisme religieux d'insurrection ; d'autre part l'anabaptisme pacifiste qui suscitera, à partir des frères suisses de Zurich, le courant maintenant quatre fois centenaire des communautés huttériennes.

La révolution anglaise et l'immigration nord-américaine connaîtront d'autres phénomènes semblables, mais ceux-ci se placent déjà au niveau des utopies pratiquées. En revanche, la confession orthodoxe à travers le schisme du raskol et sa résistance à l'occidentalisation connaîtra maintes péripéties de communisme religieux.

En 1882, Engels rédige un long texte – Bruno Bauer et le christianisme primitif – où il démontre pourquoi le christianisme est devenu la principale religion, parce qu'il s'est placé justement au plan universel en dépassant tous les particularismes :

« Dans toutes les religions antérieures, les cérémonies étaient l’essentiel. Ce n’est qu’en participant aux sacrifices et aux processions, en Orient en outre en observant les prescriptions les plus détaillées concernant le régime alimentaire et la pureté, que l’on pouvait manifester son appartenance. Tandis que Rome et la Grèce étaient tolérantes sous ce rapport, régnait en Orient une frénésie d’interdictions religieuses qui n’a pas peu contribué au déclin final. Des gens appartenant à deux religions différentes (Egyptiens, Perses, juifs, Chaldéens) ne pouvaient manger ni boire ensemble, ni accomplir en commun aucun acte quotidien, à peine pouvaient-ils se parler. Cette ségrégation des hommes est une des grandes causes de la disparition de l’ancien monde oriental. Le christianisme ignorait ces cérémonies, qui consacraient une ségrégation, comme il ignorait même les sacrifices et les cortèges du monde classique. En rejetant ainsi toutes les religions nationales et le cérémonial qui leur est commun, en s’adressant à tous les peuples sans distinction, il devenait lui-même la première religion universelle possible. Le judaïsme aussi, avec son nouveau dieu universel, avait fait un pas vers la religion universelle ; mais les fils d’Israël demeuraient toujours une aristocratie parmi les croyants et les circoncis ; et il fallut d’abord que le christianisme lui-même se débarrassât de l’idée de la prééminence des chrétiens d’origine juive (qui domine encore dans l’Apocalypse de saint Jean) avant de pouvoir devenir réellement une religion universelle. D’autre part, l’Islam, en conservant son cérémonial spécifiquement oriental a limité lui-même son aire d’extension à l’Orient et à l’Afrique du Nord conquise et repeuplée par les Bédouins arabes : là il a pu devenir la religion dominante, en Occident il n’y a pas réussi ».

Et Engels ajoute dans un autre texte :

« Le christianisme s'est emparé des masses comme le fait le socialisme aujourd'hui sous la forme de sectes multiples... En premier lieu, des sectes et encore des sectes ». Comparant christianisme et socialisme primitifs, il analysait : « Les deux grands mouvements ne sont pas faits par des chefs et des prophètes – bien que les prophètes ne manquent ni chez l'un ni chez l'autre – ce sont des mouvements de masses. Et tout mouvement de masses est au début nécessairement confus... Cette confusion se manifeste dans la formation de nombreuses sectes qui se combattent entre elles avec autant d'acharnement qu'elles combattent l'ennemi commun du dehors »4.

Engels se livre parfois à des amplifications proprement spéculatives :

« Pour Münzer, le Royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d'Etat autonome s'opposant aux membres de la société... De même que la théologie de Münzer frisait l'athéisme, son programme politique frisait le communisme »5.

Engels ne craint pas de violer le déterninisme économique marxiste avec un tel prophétisme qui n'est qu'une anticipation subjective donc inapproprié surtout après avoir écrit dans ce même texte de 1850 : « C'est le pire qui puisse arriver au chef d'un parti extrême que d'être obligé d'assumer le pouvoir à une époque où le mouvement n'est pas encore mûr pour la domination de la classe qu'il représente et pour l'application des mesures qu'exige la domination de cette classe »6


Quid du communisme religieux avec les socialismes utopiques ?


L'Allemagne, au début du XIXe siècle, connaît aussi une telle fermentation : « en dépit de toutes les persécutions, certaines sectes chrétiennes s'étaient maintenues en Allemagne [...] où elles enseignaient un communisme primitif conforme à l'esprit des premiers chrétiens »... (Menchen-Helfen et Nicolaïewski). W. Weitling, le fondateur, selon Karl Marx, du communisme européen, fut directement influencé par cette fermentation : son socialisme utopique et insurrectionnel finira par déboucher sur une expérience communautaire au Nouveau Monde : Communia. Robert Owen avait étudié et approché shakers et rappites et sa dernière communauté anglaise, Queenwood, était sinon religieuse du moins millénariste. Trait commun d'ailleurs de tout cet ensemble socialiste utopique ; s'il conteste la société dominante, il contestera conjointement la religion dominante, et cette double contestation le conduit à fomenter un royaume de Dieu, un « millénium » qui liquiderait l'organisation dominante de la politique, de l'économie et du culte, Saint-Simon, dans son Nouveau Christianisme, en appellera à la réalisation de l'époque « messiaque » identifiée par lui à l'application d'un principe « qui appartient au christianisme primitif ».

Pour Saint Simon il n'y a pas de miracle, toute religion est ou a été le système d'une société à un moment donné, religion de relève pour une société montante ou caduque si cette société était devenue sénescente7 Babeuf lui-même avait exalté son projet : « C'est là et là seulement la seule réédification de Jérusalem. » Fourier se présente comme « prophète postcurseur » et le fouriérisme américain, dans ses nombreuses expériences de phalanges, s'unit avec le christianisme « unitarien », puis « transcendantaliste ». Cabet voit dans le communisme le « vrai christianisme ». Moses, maître en communisme de Marx et Engels, apercevait ce communisme, au débouché d'une Histoire sainte de l'humanité (1837), au terme de laquelle « la nouvelle Jérusalem sera fondée au cœur de l'Europe »...

L'utopie a été une sorte de transition entre l'imaginaire religieux des siècles passés et l'apparition de la théorie du prolétariat, rapide et cohérente, d'une manière accélérée par l'industrialisation. Il faudra bien reconnaître un jour que c'est l'effondrement du stalinisme qui a accéléré dans le monde le retour du religieux, même si la lente érosion de ce « marxisme totalitaire » avait déjà renvoyé une masse de l'élite bourgeoise à leurs multiples conceptions idéalistes, religieuses et libérales ou les trois en même temps. Chacun s'est entiché d'une revisitation de l'histoire, et de l'histoire des religions surtout, pour inventer ou se réfugier dans un Marx utopiste, à commencer par Rubel qui nous avait sorti du chapeau un « Marx anarchiste ». Ernst Bloch, comme la plupart de ses collègues de l'Ecole sociologique de Francfort, a été en pointe pour évicérer Marx de tout objectif politique sérieux.

Comment situez-vous Hannah Arendt ? J.M. : Elle s’est opposée au groupe des Ex-communistes auto-proclamés « experts en totalitarisme » qu’elle prenait soin de distinguer des « Anciens communistes », elle n’appréciait guère Adorno et n’avait aucune raison de s’intéresser à l’École de Francfort ou aux Francfortiens en exil, grands critiques de la modernité et étrangement muets sur le stalinisme (Marcuse est à part mais symptomatiquement son livre sur le marxisme soviétique n’est pas ce que l’on retiendra de lui). Sa pensée se situe à mille lieues de la méthodologie du modèle, si elle avait été impressionnée par la soviétologie, cela se saurait su.

Comme l'a résumé justement un professeur d'université : « Il n'y a guère chez Marx, d'usage théorique du concept d'utopie, c'est cependant à un usage utopique des concepts théoriques de Marx que nous confie Bloch »8. Avant d'examiner les diverses spéculations des marxismes trotskistes, néo-staliniens et dits « communisme critique », on va simplement fournir par avance à tout ce beau monde la réponse de quelqu'un qui a fait partie d'un courant autrement plus sérieux de défense du marxisme que tous les petits marxistes universitaires de la rive gauche, le bordiguisme. Si Marx se fiche au fond de l'utopie comme de la religion, et s'il caractérise comme secte socialiste c'est pour souligner son caractère prè-scientifique et pour noter que des révoltes ont été aussi orientées vers des chimères d'un autre temps auxquelles les gargouilles de l'avenir ne sont pas obligées de s'identifier. Ce que Dangeville, même avec son parti communiste virtuel planant au-dessus des siècles, a mis en évidence en 1976 nous semble encore valable.

LA REPONSE DE ROGER DANGEVILLE

Les Münzer et Babeuf ont surgi avant les utopistes classiques. Cependant leur vision du communisme a quelque chose de plus plein, voire de supérieur à celui des Fourier, Saint-Simon et Owen, car la société bourgeoise ne faisait pas encore écran devant eux et leur but. Elle était peut-être plus fruste et naïve, mais pour cela plus directe et spontanée, d'un seul jet. Elle ne s'embarrassait ni de descriptions ni de justifications. Leur foi et leur instinct, solides et inébranlables, leurs donnaient des certitudes qu'aucun système fantastique de l'utopisme ne pourra jamais créer. Ils avaient l'avantage d'être corps et âme dans la lutte directe pour la destruction des sociétés de classe, source de paupérisme. Ce n'est pas que les Fourier, Saint-Simon et Owen puissent être qualifiés de communistes des temps de paix sociale - celle-ci existe-t-elle jamais sous le capitalisme ? Ce qui trouble leur communisme, c'est qu'ils surchargent de leurs systèmes rationnels et de leurs modèles abstraits de la société future les simples intuitions de la foi révolutionnaire (qui a une solide base matérielle) - et sur ce point ils sont quelque peu en retrait sur les premiers.

L'utopisme classique des Fourier et Saint-Simon par rapport au communisme de Babeuf représente en quelque sorte le petit pas en arrière qu'il faut effectuer en apparence pour taire un nouveau saut qualitatif en avant et préparer le marxisme. Les grands utopistes ont repris les germes de communisme des premiers combattants du communisme dans la révolution anti-féodale, et ont assuré, en outre, une première critique corrosive des conditions de vie de la société bourgeoise qui, dans la succession des formes sociales de production, précède immédiatement le socialisme.

Le « parti communiste réellement agissant », au feu de la révolution antiféodale, ne se fixait plus comme but la restauration du communisme primitif, comme les systèmes utopiques réactionnaires cités dans le Manifeste. Il avait le mérite historique d'anticiper directement le communisme supérieur, comme il ressort par exemple du texte d'Engels sur La Guerre des paysans (1525) lorsqu'il expose les idées de Münzer. La sympathie du marxisme va toujours en premier à ceux des siens qui se battent les armes à la main, leur communisme est peut-être plus instinctif et grossier, mais il n'en est que plus réel.

Mais Dangeville ne s'est pas penché sur le retour ou plutôt la continuité des religions. Marx avait déjà remarqué que la modernisation de la vie culturelle des masses ne suffisait pas à évacuer leurs mythes religieux, voire au contraire pouvait en produire de supplémentaires, sans compter les fake news :

« On croyait jusqu'à présent que la formation des mythes chrétiens sous l'Empire romain n'avait été possible que arce que l'imprimerie n'était pas encore inventée. C'est tout le contraire, la presse quotidienne et les télégraphes qui répandent leurs inventions en un clin d'oeil dans tout l'univers fabriquent en un jour plus de mythes qu'autrefois en un siècle »9.

Henri Desroche a grandement raison, si on observe de nos jours les concessions de la gauche électorale bourgeoise à l'islamisme, de remarquer la limite de la comparaison entre religion et communisme à une époque où la tâche de Marx et Engels de leur vivant aura été bien davantage de pourchasser les formes de collusion entre le communisme et toute conception (religieuse) qui en aurait été l'affabulation, communisme chritianisant, aussi bien que christianisme communisant ; comme ils auraient dénigré le phénomène du curé-guérillero en Amérique latine dans les sixties.

Le Manifeste de 1848 ne versait pas dans l'exégèse et rejetait un messianisme suspect : « Rien n'est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l'ascétisme chrétien. Le christianisme ne s'est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, le mariage, l'Etat ? Et à leur place n'a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l'Eglise ? Le socialisme chrétien n'est que l'eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l'aristocratie ».

Ou encore dans le même texte, et cela vaut pour toutes les religions, car il ne peut y avoir de religion du prolétariat : « Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafard et le prolétariat est révolutionnaire ».

RELIGION OU POLITIQUE


A chaque époque son idéologie dominante. L'antiracisme, petit-fils de l'antifascisme, mais du même tonneau qui réduit la politique à une morale, révèle un ressenti irrationnel, domine largement les médias du monde actuel, avec le même sectarisme qu'au temps de la guerre froide et qui se traduit par la fossilisation de l'univers en deux camps, toujours cet oxymore le bien/le mal. Et l'époque se permet de juger le passé avec les ornières du présent. Ainsi le principal concurrent moderne de la bible et du coran, le Manifeste communiste et son appendice - La question juive - sont prémumés enterrés car racistes. Laissons les ignorants enterrer les incultes mais le texte de Marx, s'il se moque des juifs capitalistes n'est nullement antisémite et, même si parfois il contient des formules absconses, qui montrent surtout que Marx est encore un jeune philosophe bouillant et pas encore « marxiste », c'est à dire théoricien du prolétariat, que sa pensée est encore hégélienne, il démonte de façon impitoyable la pensée religieuse. Quelques citations suffiront ici aussi à ridiculiser nos nombreux inventeurs modernes d'un marxisme religieux, après avoir été pour nombre d'entre eux au service de la religion stalinienne.

« Dès que le Juif et le chrétien ne verront plus, dans leurs religions respectives, que divers degrés de développement de l'esprit humain, des « peaux de serpent » dépouillées par le serpent qu'est l'homme, ils ne se trouveront plus dans une opposition religieuse, mais dans un rapport purement critique, scientifique, humain. La science constitue alors leur unité. Or, des oppositions scientifiques se résolvent par la science elle-même ».

« Au Juif allemand, notamment, s'oppose le manque d'émancipation politique en général et le christianisme prononcé de l'État. Mais, dans le sens de Bauer, la question juive a une signification générale, indépen­dante des conditions spécifique­ment allemandes. Elle est la question des rapports de la religion et de l'État, de la contradiction entre la prévention religieuse et l'émanci­pa­tion politique. S'émanciper de la religion, voilà la condition que l'on pose aussi bien au Juif, qui demande son émancipation politique, qu'à l'État, qui doit émanciper et être lui-même émancipé ».

« En France, la liberté universelle n'est pas encore érigée en loi, et la question juive n'est pas résolue non plus, parce que la liberté légale - c'est-à-dire l'égalité de tous les citoyens - est restreinte dans la vie encore dominée et morcelée par les privilèges religieux, et parce que la liberté légale reflète cet asservissement de la vie dans la loi : elle contraint à sanctionner la distinction des citoyens naturellement libres en opprimés et oppresseurs»10.

« Retirez à la religion sa puissance exclusive, et elle n'existera plus ».

«Le point de vue de l'émancipation politique a-t-il le droit de demander au Juif la suppression du judaïsme, et à l'homme la suppression de toute religion ? ».

« Si, dans le pays de l'émancipation politique achevée, nous trouvons non seulement l'existence, mais l'existence fraîche et vigoureuse de la religion, la preuve est faite que l'existence de la religion ne s'oppose en rien à la perfection de l'État. Mais, comme l'existence de la religion est l'existence d'un manque, la source de ce manque ne peut être recherchée que dans l'essence même de l'État. Nous ne voyons plus, dans la religion, le fondement, mais le phénomène de la limitation laïque. C'est pourquoi nous expliquons l'embarras religieux des libres citoyens par leur embarras laïque. Nous ne prétendons nullement qu'ils doivent dépasser leur limitation religieuse, dès qu'ils abolissent leurs barrières laïques. Nous ne transformons pas les questions laïques en questions théologiques. Nous transformons les. questions théologiques en questions laïques. Après que l'histoire s'est assez longtemps résolue en superstition, nous résolvons la superstition en histoire ».

« S'émanciper politiquement de la religion, ce n'est pas s'émanciper d'une façon absolue et totale de la religion, parce que l'émancipation politique n'est pas le mode absolu et total de l'émancipation humaine ».

« La conscience religieuse se délecte dans la richesse de la contradiction religieuse et de la variété religieuse ».

UN PROPHETISME JUDEO-MARXISTE ou le juif errant du marxisme-léninisme

La confusion de la religion avec le marxisme ou le marxisme considéré comme issu de la religion est une idéologie qui a eu la vie dure chez des marxistes pas comme les autres, ou des croyants qui se croyaient marxistes. Sur le concept d’histoire, un marxiste religieux comme Walter Benjamin considérait en 1940 que le matérialisme historique ressemble à cet automate qui, jouant aux échecs, gagne à chaque coup. Un pantin actionné, en réalité, par un « nain bossu , maître dans l’art des échecs », dissimulé sous la table. Selon Benjamin, « la marionnette appelée « matérialisme historique » peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de toute manière priée de ne pas de se faire voir ». Pour les intellectuels bourgeois cela renvoie au « messianisme marxiste » car le mouvement ouvrier a partie liée avec le christianisme de Saint Paul. Le Christ aurait été un personnage manipulé par Saint Paul pour faire croire que tout était possible sur terre. Pour Benjamin l’arrivée des temps messianiques pourrait être accélérée par l’action révolutionnaire. Or les marxistes révolutionnaires sont tout sauf mystiques. Au moment de la chute du mur de Berlin, il y a quelques années, sur une chaîne de télévision la diva médiatique Attali déclarait que la politique mondiale procédait plus de Shakespeare que du marxisme. Pour les élites bourgeoises la possibilité de renversement du capitalisme reste une utopie, le « mythe du salut prolétarien», malgré sa longue marche triomphale au XXe siècle était encore moribonde et qu'une génération entière ne suffirait pas à ranimer le mort, au moment où toute la bourgeoisie mondiale républicaine et mafieuse commémore la chute du mur de Berlin vingt ans après comme si celle-ci était un triomphe définitif contre toute alternative politique « communiste ». La société serait en mesure désormais d’apprendre à vivre avec « le réel » : la pérennité de la division en classes, le règne de l’argent, les guerres permanentes et l’exploitation inévitable de l’homme par l’homme.

Dans les années 1960, en Italie, il n'était pas courant de comparer des religions d'origines historiques et géographiques différentes, ni communément admis de voir en elles un chemin vers la liberté. Et cela en vertu des positions intellectuelles des deux camps qui dominaient alors le débat culturel italien, dans un climat politique dicté par les macro-alliances de la guerre froide : le bloc marxiste et le bloc catholique. Pour résumer cette situation complexe sur laquelle il n'est pas utile de s'étendre ici, on peut dire que, dans la culture catholique, le salut concernait avant tout l'âme et l'au-delà de l'imaginaire chrétien. Dans la culture marxiste, en revanche, la liberté passait précisément par le dépassement de la dimension irrationnelle et mythologique des religions : s'y attarder ne pouvait qu'engendrer un retard inutile sur un chemin qui avait désormais révélé, dans le cadre d'une soi-disant sécularisation de l'Occident, le destin entièrement humain du monde et de la vie. D'une façon encore plus simple et schématique, l'on pourrait dire que, pour les catholiques, la version sécularisée du salut était un détournement du telos occidental ; pour les marxistes, elle représentait au contraire une évolution et un accomplissement. Tous deux partageaient toutefois l'idée de l'unicum du parcours historique de l'Occident.

Il y a un lien entre le puritanisme, le missionarisme, le trotskisme, le néo-conservatisme, différents visages de cette passion occidentale pour la guerre.

Suivons maintenant Alexandre Zévaès11 qui fait remonter le messianisme communiste au christianisme.

(...)


NOTES

1Paru dans " La Révolution prolétarienne " nº55 du 1er avril 1928

2Revue REVISION n°5, juillet 1938.

3In Le Gai savoir.

4D'après Rubel, cité en note par Henri Desroche, Marxisme et religions p.59 (ed PUF 1962).

5Cité p.91 de l'ouvrage de Henri Desroche.

7Il y voit un progrès, pas un dépassement par une rupture : « Messieurs, la condition des premiers chrétiens doit nous servir de modèle. CE que nous avons à faire, c'est de terminer ce qu'ils ont commencé », cité par Henri Desroche dans son introduction à la réédition du Nouveau Christianisme aux éditions du Seuil. L'oeuvre de Saint Simon contient de nombreuses formules qui soit ont été reformulées, avec le même souci par Marx et Engels, soit telles que : « Il s'agit de montrer ici que la classe la plus nombreuse, en un mot, que le peuple se compose aujourd'hui d'hommes qui n'ont plus besoin d'être soumis à une surveillance particulière, d'hommes dont l'intelligence est suffisamment développée et la capacité de prévoyance assez épanouie pour qu'il puisse sans inconvénient, s'établir un système d'organisation qui les admette comme sociétaires ». (ibid)

8Guy Bouchard, Marx, Bloch et l'utopie, érudit 1983.

9Lettre à Kugelmann du 27 juillet 1871, citée par Henri Desroche p.111.

10 La Question juive, p. 65.

11L'agitation communiste de 1840 à 1848 (Suite) (I) - Persée (persee.fr)

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