PAGES PROLETARIENNES

samedi 6 août 2016

FORCE ET FAIBLESSE DU BORDIGUISME (première partie)


par Lucien Laugier (1983)

Revoici pour ceux qui n'ont pas eu la chance de recevoir la revue Tempus Fugit il y a dix années, un extrait de l'éminent travail de mémorialiste de notre fabuleux postier marseillais, bras droit de Bordiga en France et ami sans concession d'Alfa. Un long extrait puisque vous pourrez en lire la suite quand mes doigts ne me feront plus mal. Edifiant sur le moment de la fin des illusions révolutionnaires de l'immédiat après guerre et sur les délires trotskiens, jamais remis en cause malgré l'effondrement de l'URSS par la diaspora gauchiste, sur la nature capitaliste de la Russie de Staline ; et donc encore obstacle à tout changement révolutionnaire parce que – de théorie bordiguienne ou stalinienne – plus personne ne veut du parti prolétarien au pouvoir d'Etat. Singulière évolution critique de cet homme intègre qui, né à la politique prolétarienne marxiste, au cours de la crise du dernier principal parti mondial pouvant parler comme héritier d'Octobre, est amené à chercher au-delà de la stupide théorie de l'invariance parmi les divers courants éclatés de l'échec révolutionnaire des années 1920, découvre peu à peu les saines critiques des gauches hollandaise et allemande et enfin le CCI des belles années dont il reprend nombre de conclusions que ce soit sur la tentative révolutionnaire en Allemagne (contre les simplistes sérénades néo-trotskiennes sur l'absence d'un clone du parti bolchevique), les syndicats irrécupérables ou les libérations nationales. Nul n'écrit aussi bien, phrases longues et profondes manifestant une pensée en constante évolution, prévenant déjà sur ses développements ultérieurs, tenant en haleine le lecteur. Nos fringants universitaires peuvent aller ce rhabiller face à un si brillant mémorialiste jamais enfermé dans l'esprit partisan, toujours discursif et attentif à l'objection ou à ses propres lacunes. Pour la petite histoire il faut savoir qu'il avait croisé Marc Chirik à l'époque de la Libération, puis ils s'étaient perdus de vue, sans doute séparés par les ardentes polémiques entre les deux tendances (GCF versus PC Inter). Dans les années 1970, Lucien avait demandé à contacter Marc via un certain Camoin, ce petit personnage hyper égocentrique n'avait pas donné suite. Dommage, j'imagine la joie qui aurait été celle de Marc et de ses camarades de rencontrer un militant de cette valeur qui avait atteint les mêmes conclusions qu'eux et la gauche germano-hollandaise, contre la régression du bordiguisme, alors que Laugier avait été un des plus proches de Bordiga, sans renier la grandeur d'Alfa (surnom de Bordiga... considéré comme le premier dans le parti, voire la prima donna). 
Laugier a beaucoup plus écrit que Marc, qui laisse une œuvre plus polémique à chaud contre une jeune génération de bobos et un peu trop interne à la vie politique d'un petit parti. L'oeuvre en solitaire de Laugier est une œuvre de dimension historique, au-dessus de la mêlée et du contingent de l'actualité immédiatiste et volontariste, qui magnifie et confirme que les minorités révolutionnaires de la « Gauche communiste » ont été les plus claires sur les malheurs du XX ème siècle. Une leçon d'histoire contre tous les cocus d'intellectuels de gouvernement, le débile politique Sartre, les historiens girouettes aptes à gommer les responsabilités successives des commis d'Etat comme des militants gauchistes en peau de lapin. Alors gallimard et Spartacus qu'attendez-vous ?

On peut s'étonner qu'ayant connu l'existence et les positions de cette « gauche communiste » dès la fin de la guerre, je ne l'ai rejointe effectivement que vers 1951-52 et on peut donc douter d'un élan dont j'affirme la naissance immédiate et spontanée. Le long délai que je me suis accordé avant d'adhérer au PCI n'altère en rien pourtant la solidité de mes raisons de le faire. Peut-être au contraire les renforce-t-il. Plusieurs années avant ma décision l'analyse développée par la « gauche communiste » avait fait plus que me convaincre de sa véracité, elle avait porté un coup sérieux à ma vision pessimiste des choses, telle que la guerre et ses répugnants lendemains me l'avaient imposée. La notion même de perspective historique dont la débandade patriotique des partis ex-révolutionnaires l'avait arraché jusqu'à l'idée, avait retrouvé à mes yeux une progressive plausibilité.

Diverses raisons se conjuguèrent cependant et s'entremêlèrent qui empêchèrent mon adhésion morale au PCI de devenir immédiatement une adhésion pratique. Certaines trahissaient mon absence de courage face au climat de terreur idéologique qui régna dans les milieux syndicaux auxquels j'étais mêlé dans les mois qui suivirent la Libération : ce qui s'y passait m'indignait et me révoltait sans cesse ; mais je ne sentais ni la vaillance du héros, ni la conviction du martyr qui me paraissaient à l'époque indispensable à toute velléité de résistance au stalinisme tout puissant dans les syndicats – velléité consistant à mes yeux le minimum exigible d'un militant d'un parti révolutionnaire comme le PCI.

D'autres réticences, d'un ordre tout différent et d'effet diamétralement opposé, démontraient tout simplement la naïveté et la pauvreté de mon « expérience politique » d'alors. Après avoir cru définitive et sans appel la défaite du mouvement prolétarien, j'étais inconsciemment porté à croire à son rapide et proche réveil simplement parce que j'avais découvert, en accord avec mes convictions, une « vérité historique », ignorée ou abandonnée par tous, mais miraculeusement conservée !
Le terrorisme idéologique dans la CGT se relâche quelque peu en 1946-47 et une opposition anti-stalinienne se développe chez les postiers – une corporation que certaines traditions et circonstances dont je parlerai à leur place chronologique, portaient à se rebiffer les premiers contre le régime d'austérité vigoureusement soutenu par les hommes de Thorez et leurs compères syndicaux. Cette opposition informe et éphémère, certainement bien incapable de ce que je voulais attendre d'elle, j'imaginais, dans mon enthousiasme de néophyte révolutionnaire, qu'il fallait tout de suite l'infléchir dans le sens des positions de la « gauche communiste », et cela sans même me prendre la peine de me renseigner sur les bases de principes et conditions d'action auxquels ces mêmes positions soumettaient tout projet semblable aux miens. Je voulais convaincre plutôt qu'étudier ; je prétendais me faire comprendre des mécontents plutôt que de déchiffrer moi-même le contenu de leur mécontentement et ses inévitables limites.

Il est pourtant très probable que la cause principale de mes atermoiements ne résidait pas là, ni dans les pusillanimités du début, ni dans mon « volontarisme » ultérieur. En effet, quand je me décidai enfin à m'approcher de cette « gauche communiste », c'était au moment même où éclatait sa première crise interne dont j'avais suivi de l'extérieur le mûrissement. Je n'en dirai ici que ce qui peut éclaircir les conditions de mon adhésion, tardive mais effective cette fois1, au courant politique qui, après la scission du premier « parti communiste internationaliste »2 se regroupa autour de Bordiga sans véritablement changer de sigle.

Le PCI première formule s'était constitué vers la fin de la guerre, après le repli définitif des forces allemandes occupant la moitié nord de l'Italie. Venant de la zone Nord et de la zone Sud3, les anciens militants italiens de la « Gauche communiste » se mirent d'accord sur une « Plateforme »4 dont je n'ai appris que beaucoup plus tard qu'elle constituait un compromis entre deux textes dont l'un était œuvre de Bordiga.

Aujourd'hui encore, j'ignore toujours les conditions dans lesquelles ce compromis vit le jour. Je ne peux faire état à ce sujet que de bruits ou d'impressions anciennes. On disait sous cape que Bordiga avait trouvé prématurée la création du PCI et qu'il n'en avait même pas pris la carte. Les militants qui décidèrent cette création avaient voulu tout de suite reproduire le parti communiste de la grande époque de 1921 ; ils avaient mis sur pied des fédérations, imprimé des cartes du parti avec l'emblème de la faucille et du marteau, ils intitulaient leurs assemblées annuelles des congrès, etc. Très probablement Bordiga acceptait mal cette mégalomanie. En tout cas il semble bien que sa participation se limitait à la production des articles qu'il donnait à la revue théorique « Prometeo », dont le ton froidement lucide quant à l'impossibilité d'une reprise proche de la lutte révolutionnaire, contrastait avec les appels grandiloquents qui remplissaient les colonnes du journal du PCI, « Battaglia Comunista ».

Cette différence de registre provenait d'une divergence longtemps insoupçonnée de la plupart de smembres du parti. Elle ne leur devint évidente que sous l'effet répété des articles de Bordiga et seulement après que les faits eurent démenti leur optimisme du début. Il s'en suivit finalement une scission que je résumerai en m'appuyant sur des informations dont la révélation fût ultérieure à cette rupture. Durant toute la période au cours de laquelle celle-ci mûrit, les désaccords profonds se dissimulèrent sous de banales questions immédiates et pratiques. Mais aujourd'hui on peut sans trop risquer d'erreur caractériser de la façon suivante l'opposition existant entre Bordiga et ses adversaires d'alors. Parmi les militants qui fondèrent le « P.C.Inter. » en 1946, le plus grand nombre croyait fermement en l'imminence d'une crise révolutionnaire que la Seconde Guerre mondiale, tout comme la Première, devait inévitablement engendrer dans les pays belligérants sortis vainqueurs ou meurtris par le conflit, en tout cas, au moins, en Italie où ils n'imaginaient pas la chute du fascisme sans l'intervention, rapide ou tardive, du prolétariat. Aussi ne concevaient-ils l'organisation révolutionnaire que sur le mode des grands partis de la IIIème Internationale, structurés en vue de conduire de grandes masses aux batailles décisives de la Révolution.

La situation des années 1947-49, avec la « guerre froide » et le passage des PC dans l'opposition, modéra cet enthousiasme mais ne modifia en rien les ambitions initiales du « PC Inter ». Elle y découragea nombre de militants, éclaicit considérablement leurs rangs, mais n'entama pas la mégalomanie d'un petit groupe aspirant à se voir rapidement à la tête d'un grand parti. Se détachant d'eux, Vercesi, un ancien de la « Gauche communiste » ayant émigré en Belgique où il avait formé un groupe adhérent au « PC Inter », se décida à cette époque à formuler diverses critiques destinées à réduire l'activité du parti à des dimensions plus modestes et plus proches des possibilités réelles. Cette initiative fût très mal reçue des autres membres du Comité central. La discussion tourna vite à l'aigre, Vercesi étant accusé de défaitisme et de volonté de liquider le parti. Prétendant y couper court, ses adversaires menèrent campagne pour convocation d'un congrès extraordinaire chargé de redresser la situation.

Les critiques avancées par Vercesi s'inspiraient indiscutablement du point de vue de Bordiga qui n'avait pas partagé l'aveuglement du début ni jamais cru que les insurrections populaires allaient fuser avec la fin de la guerre, comme cela s'était produit en 1918-19. Bien au contraire, il n'en cachait pas que le triomphe de la contre révolution avait été total, que les destructions dûes à la guerre avait redonné vie et impulsion au système capitaliste et qu'il faudrait la maturation d'une nouvelle crise de ce système pour qu'il fût possible de pronostiquer l'éclatement d'une révolution. S'il s'agissait de décrypter les conditions de cette crise, l'existence d'une organisation comme le « PC Inter » pouvait être utile, mais à la condition que les militants ne se leurrent pas sur l'étendue de leurs possibilités d'action et surtout qu'ils ne se jouent pas la comédie du « grand parti » tenant ses « congrès », ordinaires ou extraordinaires, où ne pouvaient se manifester, selon Bordiga, que verbiage et forfanterie.

Le récit détaillé du conflit désormais ouvert au sein du « PC Inter » tiendrait ici trop de place ; je n'en donne que ce qui est indispensable pour expliquer l'effet qu'il exerce sur moi 5. L'organisation initiale, créée sur la « Plateforme » de 1946, avait gagné ma sympathie pour des raisons très générales : la dénonciation de la seconde « Union sacrée », la démystification de l'idéologie antifasciste, etc. Mais ce furent seulement les développements auxquels Bordiga procéda après la scission de 1951-52, qui me convainquirent définitivement : à l'idée d'une renaissance possible du mouvement prolétarien, fût-elle encore lointaine, ils redonnaient une vraisemblance qu'elle avait perdue à mes yeux après l'éclatement de la guerre. Dans l'exposition de la faillite historique de ce mouvement, la force de Bordiga tenait à ce qu'il en remettait, froidement en place – et presque sereinement dirais-je – les causes et les effets. La défaite prolétarienne, assurait-il en substance, avait été absolue, plus profonde et durable qu'aucune de celles qui l'avaient précédée. Mais elle ne recelait aucun mystère. Bordiga s'employait à le montrer en prenant en premier lieu le contre-pied de l'attitude des survivants révolutionnaires de cette époque dont l'attention se polarisait davantage sur les effets de la contre révolution que sur ses causes. Plus que son origine historique, c'était sa forme sociale atypique qui les préoccupait et les désorientait, non seulement dans la Russie stalinienne mais dans tout le mouvement international qui lui obéissait. La perplexité la plus grande, en ce domaine, était aussi la plus récente. Elle découlait du retour des PC à l'opposition et de leurs directives violentes dans l'agitation sociale de la période de « guerre froide », alors qu'on s'attendait, après leur collaborationnisme intensif à la « Reconstruction nationale », à ce qu'ils s'affirment à leur tour des « gérants loyaux du capitalisme »6 encore plus fidèles et efficaces que les socialistes qui les avaient précédés dans cette voie. Cette question d'actualité en entraînait une autre plus permanente et encore plus inextricable : comment définir, économiquement et socialement parlant, cet « Etat soviétique » qui tyrannisait les travailleurs à l'intérieur de ses frontières et, à l'extérieur, les encourageait à la révolte ?

Dans le « PC Inter » des premières années, on reprochait en sourdine à Bordiga de trop tarder à répondre à cette question. Il s'y résolut début 1951 et ses affirmations sur le sujet ne furent pas étrangères à l'éclatement de la crise dans le parti7. Mis il le fît de façon extrêmement prudente et méthodique, seulement après avoir réintroduit dans les catégories et critères alors en usage dans « l'avant-garde révolutionnaire » de l'époque, les rudiments d'un ordre terminologique dont nous pûmes constater combien il en avait été absent jusque-là. Il ne cessa d'ailleurs pas de mener de pair l'élucidation de « l'énigme » russe et la justification des méthodes qu'il y employait.

Puisqu'il s'agissait de définir l'économie et la société soviétiques, étant admis qu'il ne pouvait être question de l'admettre comme « socialiste », il important en effet de distinguer, dans le capitalisme, ce qui est fondamental et ce qui est contingent. Problème aucunement académique dans le PC Inter » de 1951-52 que la « guerre froide » avait plongé dans l'attente angoissée d'une guerre, « chaude » cette fois, entre l'URSS et les Etats-Unis, et dont se précisait déjà le prétexte idéologique à l'usage des ouvriers : communisme contre capitalisme.

Or Bordiga fût littéralement le seul de tout son mouvement à ne pas croire à l'éclatement proche d'une 3ème Guerre mondiale. Mais le premier également, il soutint ce point capital qui, finalement, allait rallier la plus grande partie des membres du « PC Inter » première formule : pas de reconstruction possible du parti prolétarien avant la nouvelle crise du capitalisme.

Dans les chapitres ultérieurs, plus « chronologiques », j'expliquerai les rapports, pas immédiatement visibles, entre la « scission italienne » de 1951-52 et l'éclatement survenu un an plus tôt, du groupe parisien de la « gauche communiste », alors confronté à un courant dissident de la IV ème internationale, qui avait pris le nom de Socialisme ou Barbarie et présentait la théorisation la plus achevée de la perspective « troisième guerre mondiale ». Ce courant se distinguait également par sa version tout à fait originale de la société russe contemporaine. Les autres tendances trotskystes, malgré leurs interprétations différentes des résultats de la contre révolution stalinienne, se rejoignaient cependant sur cette appréciation commune : a Russie soviétique comme « Etat ouvrier dégénéré », ce qui impliquait chez ces tendances la conviction, formulée ou non, de la survivance dans l'économie de l'URSS, de « quelque chose de socialiste ». Les « dissidents », groupés autour de Pierre Chaulieu8, de Claude Lefort et de leur revue, également intitulée « Socialisme ou Barbarie », ne pouvaient accepter la thèse d'une telle « survivance » dans un pays où régnait l'exploitation économique la plus féroce et la dictature policière la plus impitoyable. Mais pour nier l'existence du socialisme en Russie et expliquer cette négation, il leur fallait eux aussi surmonter cette argumentation héritée de Trotsky et que les épigones de ce dernier ont toujours opposé à toute remise en cause des fondements socialistes de l'économie russe : l'abolition par la Révolution d'Octobre de la propriété (privée, précision de JLR) des moyens de production. Là était le hic : s'il n'existait pas de socialisme en URSS, il fallait bien que le capitalisme s'y fût rétabli. Quelle en était donc la classe bénéficiaire dans un pays où la bourgeoisie n'existait plus ? Cette interrogation déchirait les débats des groupuscules révolutionnaires de l'époque qui se chamaillaient de façon stérile selon l'éventail des positions déjà égrenées au congrès de 1947 des partis de la IV ème internationale – dernier étalage public des diverses manières trotskystes d'expliquer la contre révolution stalinienne et modulées à travers des formules qui s'échelonnaient de « l'Etat ouvrier dégénéré » à celui de « capitalisme d'Etat ».

Soit dit en passant, rien ne permet mieux de mesurer la déliquescence des actuels courants « gauchistes » - pourtant héritiers légitimes du trotskysme – que leur laconisme sur ce sujet. Ils en parlent le moins possible, se bornant à reconnaître sans plus le « pouvoir de la bureaucratie », alors que trente ans plus tôt, la volonté de tirer cette question-là au clair était cause de divergences violentes et renouvelées chez leurs prédécesseurs. Cela venait sans doute du fait que la Révolution d'Octobre était encore relativement proche dans le temps, que les révolutionnaires subissaient leur défaite sans s'y résigner et qu'ils s'efforçaient pour le moins d'en connaître cause et teneur.

« Socialisme ou Barbarie » tranchait avec hardiesse l'obstacle des formes juridiques de la propriété en URSS, adjoignant pour cela au vocabulaire marxiste des termes et catégories inconnus de Marx : la capitalisme russe était « bureaucratique » parce que les catégories sociales privilégiées de l'URSS appartenaient, non pas à la défunte bourgeoisie, mais à la « bureaucratie ». L'argumentation en faveur de cette thèse était savante et compliquée. Je n'en retiens ici que ce qui m'avait déjà frappé à l'époque et que je crois encore en être le point le plus faible – celui d'ailleurs que l'épreuve des faits n'a pas épargné. La « bureaucratie » se voyait donc consacrée comme « nouvelle classe exploiteuse » mais pas seulement en fonction de son rôle dans l'économie russe, grâce aussi à la supériorité intellectuelle qui lui était reconnue par SB sur la « bourgeoisie traditionnelle » : instruite des lois économiques découvertes par le marxisme, elle ne redoutait ni les crises, ni le chômage, ni aucune des contradictions qui, selon Marx, pouvaient favoriser la chute de la bourgeoisie. Réciproquement, dans cette vision, les classes exploitées par la bureaucratie ne pouvaient combattre celle-ci qu'en utilisant des armes également « nouvelles » : l'absentéisme, le sabotage, etc.9

Même en s'en tenant à une description aussi lapidaire des positions de « Socialisme ou Barbarie », il est facile de voir ce qu'elles devaient à la psychologie de la « guerre froide » et à la menace d'une 3 ème Guerre mondiale. Bien sûr la notion de « bureaucratie » - au demeurant pas du tout neuve – ne présentait apparemment aucun rapport avec cette menace. Mais en examinant avec plus d'attention ce qu'on définissait par ce terme, c'est à dire pas simplement une couche sociale parasite mais une force historique partant à la conquête du monde, on comprenait que la seule éloquence du concept provenait de la façon originale dont il expliquait la rivalité, que l'on croyait alors explosive, entre Russes et Américains. Pour les théoriciens de « Socialisme ou Barbarie »
, en effet, tous les chefs et « permanents » des partis ouvriers, dans tous les pays du monde, ainsi que tous les fonctionnaires des syndicats – aussi bien ceux que la terminologie révolutionnaire classique avait appelé « réformistes », « opportunistes » que ceux qu'elle avait dénommé « staliniens » - ne représentaient en fait que les éléments précurseurs de la bureaucratisation en cours de la société occidentale, « l'avant-garde » en quelque sorte de cette « nouvelle classe » déjà au pouvoir en Russie et que sa victoire de 1945 sur l'Allemagne nazie incitait désormais à étendre spatialement son influence par l'investissement du mouvement ouvrier occidental comme par la progression de sa domination policière.

Cette thèse s'écroula lorsque, d'une part les années ultérieures établirent la « coexistence pacifique » entre les deux blocs – c'est à dire la normalisation durable de bons rapports entre l'URSS et les Etats Unis – et que, d'autre part, les aveux mêmes des dirigeants russes concernant les carences et retards de l'économie soviétique prouvèrent le néant de cette « supériorité » que « Socialisme ou Barbarie » accordait trop généreusement à la « bureaucratie » sur la bourgeoisie traditionnelle.

Bordiga n'attendit pas ce démenti apporté par les faits pour se livrer à une critique sévère de la vision du monde selon Chaulieu et ses amis. Cette critique, dans l'immédiat, répondait à une exigence impérieuse, d'une urgence vitale pour le « PC Inter » ; les camarades du groupe parisien, en effet, à la suite d'une série de discussions avec les théoriciens de « Socialisme ou Barbarie » avaient quitté la « Gauche communiste » et adhéré presqu'en bloc au courant ex-trotskyste. Mais elle trouvait également une place de premier plan dans ses efforts de « remise en ordre théorique ».

à suivre...


Notes:
1De l'influence qui fût décisive pour cette adhésion, je parlerai dans les chapitres ultérieurs, lorsque je décrirai ce « cas » politique extraordinaire que fût le « camarade Piccino ».
2Voir tableau des sigles.
3Après la coup d'Etat de Badoglio qui, avec la bénédiction du roi, renversa Mussolini en 1943, l'Italie rompit le pacte militaire qui la liait à l'Allemagne nazie et traita avec les Alliés. Mais les troupes du Reich déferlèrent sur la péninsule comme en pays ennemi. La lente progression des troupes alliées qui, entretemps, avaient débarqué dans l'Italie du Sud, stabilisa un front de combat qui, jusqu'à la fin de la guerre, partagea le pays en deux.
4La traduction française en est parue en 1946.
5J'escamote de même un aspect paradoxal de son dénouement : l'appui inconditionnel apporté par Vercesi à Bordiga, alors qu'entre les deux hommes existait pourtant un grave désaccord quant au rôle désormais dévolu à l'organisme de type syndical. De cette divergence, jamais bien éclaircie, et dont la discussion par voie épistolaire demeura ininterrompue, je rapporterai plus loin tout ce que j'en sais.
6L'expression appartient à Léon Blum, un des grands esprits de la SFIO.
7Damen, le principal adversaire de Bordiga dans le « PC Inter », a publié après la scission des lettres échangées avec Bordiga et qui illustrent de façon intéressante leurs divergences. On y reviendra.
8De son vrai nom Castoriadis, aujourd'hui sociologue réputé.
9Cette position fortement influencée par le défaitisme engendré par l'état d'eimpuissence de la classe ouvrière après la guerre, schématisait sur un mode quelque peu apocalyptique une situation spécifique que l'essor productif de la décennie suivante, avec ses explosions de grèves et de revendications, devait sérieusement bousculer. Cependant, elle témoignait par ailleurs d'une perception aiguë de la condition salariée dans les pays de l'Est. Les analyses de « SB » ne se réduisaient onc pas aux puériles affirmations que j'ai relevées plus haut et auxquelles je me suis tenu parce qu'elles étaient au cœur du débat de l'époque. Une appréciation plus complète trouvera sa place dans les chapitres ultérieurs.

mercredi 3 août 2016

Concordat avec l’islam » : et si on essayait le déshonneur ?

Le serial killer de la laïcité court toujours... 






Dans un superbe texte publié par Figarovox.fr1, Fatiha Boudjahlat, secrétaire nationale du MRC à l’Éducation, réagit aux propos prêtés par Le Canard Enchaîné au ministre de l’Intérieur, selon lesquels Bernard Cazeneuve envisagerait un « concordat avec l’islam »2. Même si ces propos ont fait l’objet d’un démenti3, on ne peut que s’interroger, comme elle le fait, sur la fonction « ballon d’essai » de leur contenu : ils s’inscrivent parfaitement dans la longue série de démissions et de compromissions qui ont ponctué les 30 dernières années en matière de laïcité. C’est aussi pourquoi il convient d’examiner de près les récentes propositions de relance ou de création d’une « Fondation » destinée à traiter le financement de l’islam.

Rappel de quelques éléments au sujet d’un régime concordataire

Un « concordat avec l’islam » serait un imbroglio juridique inextricable. Il s’agirait en effet d’étendre illégalement un statut d’exception expressément destiné à disparaître, limité dans l’espace (en France métropolitaine, à l’Alsace-Moselle) et dans ses objets (il ne concerne que quatre religions au sein desquelles l’islam ne figure pas !) – extensions rejetées par le Conseil constitutionnel chaque fois qu’il en a été question4.
Le régime concordataire est contraire à l’égalité dans l’exercice des cultes et à celle des citoyens en général, qui doivent payer pour des cultes qu’ils ne pratiquent pas ou qu’ils réprouvent. La liberté de conscience, qui comprend celle de n’avoir aucun culte, est mise à mal.
Mais il est aussi contraire dans son principe à la liberté religieuse puisqu’il consacre officiellement la légitimité d’autorités désignées par les pouvoirs religieux, et qu’il néglige nécessairement les cultes nouveaux : il lui faudrait sans cesse renégocier s’il voulait être à jour, et étendre le financement public à des niveaux imprévisibles. Où est la liberté des fidèles face à des appareils religieux accrédités par le pouvoir politique, alors qu’ils devraient être seuls à les déterminer ?
Plus généralement, une telle proposition fait comme si le libre exercice des cultes était un droit-créance (que la puissance publique devrait assurer à ses dépens notamment en rétribuant les ministres des cultes), alors qu’il s’agit d’un droit-liberté (que la puissance publique doit garantir : faire en sorte que personne ne soit empêché de l’exercer). On ne peut même pas comparer les cultes à des clubs de foot ou de break dance car ils sont par principe exclusifs sur critère d’opinion. Quant à leur utilité publique, elle ne saute pas aux yeux. En revanche on peut comparer la liberté des cultes au droit de propriété : j’ai le droit d’acheter une voiture de luxe, et si je n’en ai pas les moyens il n’appartient pas à l’État de m’y aider. La liberté des cultes n’est comparable, ni au droit à l’instruction, ni au droit à la santé, ni à aucune prestation sociale. Une autre différence est que la liberté des cultes comprend aussi sa négative : ne pas avoir de culte est une liberté, c’est un droit. Un financement public des cultes pénalise les personnes qui n’en pratiquent aucun.
La puissance publique n’a pas à aider qui que ce soit à pratiquer un culte par une intervention positive, de même qu’elle n’a pas à m’aider à acheter une voiture de luxe. En revanche, elle doit garantir la liberté de culte lorsque celle-ci est menacée, entravée ou remise en question, de même qu’elle doit assurer la liberté de circulation en faisant en sorte que la voie publique soit libre et accessible.

Accoutumance et compromissions

Bien sûr, Bernard Cazeneuve et ses collègues du gouvernement n’ignorent pas ce que je viens d’écrire. Alors pourquoi laisser filtrer de telles énormités qu’on se paie le luxe de démentir, les sachant irréalisables ?
La fonction de ce pseudo-cafouillage ne peut être que politique, ce que Fatiha Boudjahlat souligne fort à propos : il importe que l’idée soit dans l’air, – idée d’un « pacte » avec « les musulmans », idée d’une concession qu’il faudrait accepter en faveur d’une religion, et bientôt en faveur de toutes, et avec elle s’insinue l’idée que, au fond, si on a tous ces ennuis, ce pourrait bien être « la faute à la laïcité » non ? En termes infiniment plus sophistiqués, c’est ce qu’avance Pierre Manent dans son ouvrage Situation de la France – dont on lira la critique dans les colonnes de Mezetulle5.
Ce ballon d’essai sert à tester l’opinion sur une remise à plat (ce qui rime souvent avec un abandon) de la laïcité. Et ce n’est pas nouveau : il s’inscrit dans une longue et tenace ligne politique d’accoutumance à plier l’échine, à s’accommoder de pratiques religieuses à prétentions politiques de plus en plus invasives et à les banaliser. C’est, de plus et en l’occurrence face à des massacres qui se réclament ouvertement d’une option religieuse, une attitude honteuse et politiquement injustifiable : il n’est plus possible d’ignorer à présent que le choix du déshonneur n’évitera pas la guerre6.
Fatiha Boudjahlat explique cela très bien :
« Étendre ce qui est perçu avec raison comme injuste dans trois départements de métropole et autant en Outre-Mer à l’ensemble du territoire n’est en rien une avancée: c’est une concession, une compromission qui récompense les offenses et les offensives des radicaux religieux. Le crime paie. Et cette tentation, lancée comme un ballon d’essai, rend brûlante d’actualité cette réplique dans le roman Les Garçons de Montherlant: «C’est une loi de la société, le crime crée l’amnistie». Une loi sociale, faite pour maintenir la paix. Ce Concordat, ou Pacte pour reprendre le terme de Jean Baubérot et de Pierre Manent, tient dans notre contexte de la logique de l’amnistie: espérer au mieux tarir ce qui nourrit le terrorisme en donnant des gages aux tenants du courant le plus radical. Le ministre communiquera pour nier une telle intention, après avoir sondé la réaction de l’opinion publique, tout en capitalisant sur le fait d’être prêt à cette compromission: ce ballon d’essai est moins destiné à la Nation qu’aux responsables politiques et religieux de l’islam en France: «nous sommes prêts à aller jusque-là… laissons l’opinion s’habituer à l’idée». »

La laïcité en proie à un serial killer protéiforme

La série des démissions remonte bien plus haut que Fatiha Boudjahlat n’a pu le dire dans son texte – où elle dénonce à juste titre « l’incapacité structurelle de la gauche à penser et à composer avec le religieux et avec les religieux sur une base autre que celle de la compromission, de l’empathie et des accommodements déraisonnables », en citant l’exemple des accompagnatrices scolaires voilées.
Il est opportun de rappeler, à la fois pour son ancienneté et pour son caractère exemplaire en matière de compromission avec l’islam le plus réactionnaire, la position de Lionel Jospin en 1989 (alors ministre de l’Éducation nationale) sur le port des signes religieux à l’école publique, soutenu par une mémorable déclaration de Danielle Mitterrand7. On se souvient aussi des accords Lang-Cloupet, et des Rapports sur la refondation de la politique d’intégration commandés par Jean-Marc Ayrault. François Hollande déclarant que « La République reconnaît toutes les religions »8 continue donc une brillante tradition, en lui ajoutant toutefois un goût certain pour le pataquès. Et la droite n’est pas en reste : que dire du Rapport Machelon, de la loi Carle, des discours de Nicolas Sarkozy à Latran et à Ryad9, et plus récemment de « l’identité heureuse » d’Alain Juppé, des déclarations haineuses de Benoist Apparu10 ou des propositions de Gérald Darmanin11 ? Quant à nombre d’élus locaux, toutes tendances confondues, on aurait bien du mal à dresser la liste de leurs complaisances communautaristes12.
Parce qu’ils visent à accoutumer l’invasion du politique par le religieux, ces éléments dignes de figurer à l’agenda d’un « serial killer » de la laïcité appellent la vigilance et doivent abaisser le seuil de réaction des militants laïques. Car si nous sommes habitués à quelque chose, c’est à voir depuis longtemps la classe politique et nombre de décideurs avancer des propositions visant à détruire la laïcité13.

Mettre de l’ordre dans la maison « islam », mais pas aux dépens du contribuable !

Il faut donc scruter de près les propositions de relance de la « Fondation des œuvres de l’islam » ou de création d’une nouvelle Fondation avancées récemment par le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur 14.
Certes, il est urgent que le culte musulman s’organise et mène en son sein les réformes que beaucoup de nos concitoyens musulmans appellent de leurs vœux et auxquelles ils sont prêts à travailler. Il est bon que les divisions qui traversent une religion soient l’objet d’un débat critique mené sur la place publique, et qu’on cesse de coaliser ses fidèles autour de ses versions les plus rétrogrades, parmi lesquelles certaines sont meurtrières. Il est bon que la puissance publique encourage cette prise en main et ce débat comme y invite le Premier ministre. Elle pourrait par exemple prévoir de sanctionner les responsables religieux qu’une espèce de « conseil de l’ordre » se chargerait de désavouer – sans oublier que l’article 35 de la loi de 1905 permet bien des choses.
Cependant, il y a un hic. Présenté comme un rempart aux financements issus de l’étranger qu’il s’agirait de bloquer (et il faudrait expliquer comment) le recours à une fondation pose la question des subventions publiques qu’elle pourrait recevoir. S’il est actuellement primordial que les Français musulmans mettent de l’ordre dans leur maison (qui apparemment compte beaucoup de pièces fort disparates…), il est impensable de solliciter le contribuable pour mener à bien ce travail : ce serait à la fois une intrusion publique dans les affaires religieuses et une accréditation du religieux comme tel dans les affaires publiques, en contradiction totale avec la laïcité républicaine. Un culte peut et doit se financer lui-même comme le fait n’importe quelle association, et cela d’autant plus aisément qu’il bénéficie d’un régime fiscal avantageux ; il peut lancer un appel à contributions au-delà même de ses fidèles – ne voit-on pas chez nombre de commerçants des affiches appelant à contribuer au denier du culte catholique ? L’idée d’un prélèvement privé (et non d’une taxe qui supposerait une fiscalisation) sur la certification « halal », déjà ancienne, est régulièrement avancée, puis régulièrement repoussée…  Financer un culte reviendrait à transformer la liberté des cultes en droit-créance alors qu’elle doit rester, dans l’intérêt de tous, un droit-liberté.

L’emploi du terme « pacte » n’est pas anodin

Mais revenons à la question de l’accoutumance et de la banalisation : elle tient aussi au vocabulaire employé, aux habitudes linguistiques qui finissent par conformer la pensée. L’emploi emphatique du terme « pacte » n’est pas neutre, c’est un leitmotiv des « déni-oui-oui »15. Or le régime républicain ne comprend pas de deal avec tel ou tel groupe, il ne traite pas avec des lobbies. Le Premier ministre parle d’offrir aux musulmans, au terme d’une négociation s’inspirant de la loi de 1905 (comme si cette loi ne pouvait pas s’appliquer à l’islam et comme si elle se caractérisait par un compromis passé avec l’Église catholique), « la garantie du libre exercice du culte » : mais ils l’ont déjà ! En matière de liberté il n’y a rien à négocier, tous jouissent des libertés communes et tous doivent respecter la législation laïque.
D’ailleurs, et pour être au plus près des concepts, il n’y a pas de « pacte » entre les citoyens et la République, à moins d’entendre par là, comme le faisait Rousseau, qu’on contracte avec soi-même, car ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois. Les droits et devoirs fondamentaux ne sont pas produits en vertu d’un traitement particulier reposant sur un échange avec telle ou telle portion des citoyens : ils sont le fruit de décisions universelles, prises au nom de tous et applicables à tous.
Fatiha Boudjahlat a donc raison, en conclusion de son article, de s’adresser aux seuls agents politiques de première main, à savoir les électeurs, en les appelant à la vigilance et à la sanction des élus qui ne sont que leurs représentants temporaires :
« Quiconque l’adjectivise ou l’invective [i.e. la laïcité], quiconque laisse l’adjectiviser ou l’invectiver ne mérite pas de suffrage. Puisqu’ils n’ont pas de conviction, faisons savoir aux élus qu’ils risquent leur place, en cédant sur l’essentiel de ce qui nous a permis d’être ce que nous sommes. C’est le seul rapport de force qu’ils respectent. »
© Catherine Kintzler, 2016.

Notes

2 Voir notamment la revue de presse sur le site du Comité laïcité République http://www.laicite-republique.org/bernard-cazeneuve-reflechirait-a-un-concordat-avec-l-islam-le-canard-enchaine.html
4 Pour en savoir plus, lire l’article de Charles Arambourou sur le site de l’UFAL http://www.ufal.org/laicite/apres-le-tout-securitaire-la-tentation-bonapartiste-cazeneuve-veut-un-concordat-avec-lislam/
6 On aura reconnu la paraphrase d’une répartie célèbre de Churchill, s’adressant en 1938 à Chamberlain au sujet des accords de Munich : « Vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur, vous aurez la guerre. »
7 « Si le voile est l’expression d’une religion, nous devons accepter les traditions quelles qu’elles soient » Libération du 23 oct. 1989.
9 Voir sur l’ancien Mezetulle : http://www.mezetulle.net/article-16035588.html
12 Cf sur ce site : http://www.mezetulle.fr/elus-et-complaisances-communautaristes/ . Voir le livre de Céline Pina Silence coupable (éd. Kéro). On rappellera a contrario l’utile Vademecum laïcité de l’Association des maires de France, en total désaccord avec le clientélisme communautaire http://www.mezetulle.fr/le-vade-mecum-laicite-de-lassociation-des-maires-de-france/
13 Sur les entorses à la laïcité, on lira utilement l’ouvrage de Frédérique de la Morena Les frontières de la laïcité, Issy les Moulineaux : LGDJ – Lextenso, collection « Systèmes » 2016. voir sur ce site : http://www.mezetulle.fr/frontieres-de-laicite-de-f-de-morena/

dimanche 31 juillet 2016

LECTURES POUR VACANCES FUNEBRES IN FRANCE

Je montre mon cul au cancer.
PREMIER BROUILLON DU « CAHIER DE LA DOULEUR » (nom donné par Anouke à mon carnet de notes prises à côté de son lit d'hôpital)
(1997-début 1998)


à Martine, Claude, Bernadette, à toutes celles, camarades ou simples amies, qui ont été emportées par le crabe.

CHAPITRE PREMIER

Je ne vois pas comment vous parler de ma vie après la mort de ma femme. Les veufs à mon âge on en compte peu. Je me suis assis devant mon ordinateur portable et je me suis demandé comment j’allais pouvoir raconter la suite. Un verre de Bourbon avalé, un cigarillo que j’aspire par séquence. L’inspiration devait bien finir par venir.

La mort c’est comme la fumée d’un cigare, ou d’une cigarette. C’est indéfinissable. Elle vous consume à l’intérieur. Vous êtes hébété, malgré les expressions corporelles habituelles qui suintent de votre corps. Le corps est une âme sensible. Vous pensez aux beaux jours et aux mauvais jours. Vous trouvez que le feuillage des arbres s’agite drôlement dans la campagne environnante. Vous êtes là devant la tombe à imaginer l’autre en décomposition avec les derniers habits, neufs, que vous avez fait enfiler par le croque-mort de service de l’hôpital de Clamart. Il y a aussi la bague et les boucles d’oreille que vous n’avez pas eu le courage d’enfiler, de percer, sur le corps de la morte. Dans quelle position est-elle rentrée la bière, les pieds devant ou la tête ? Au catéchisme on nous apprenait qu’il faut se recueillir sur la tombe des morts, ou leur parler. A voix basse. Des fois qu’ils entendraient. Je n’ai jamais pu. Sans doute la peur du ridicule si un chanoine venait à passer. J’ai posé mon pot de fleur comme d’habitude. C’est une coutume en Europe pour honorer les morts. Les bouddhistes leur laissent à manger. Nous on dépose ces jolis produits de la nature, périssables. Car personne en plus ne vient les arroser. Je porte ma plante ou mon bouquet de fleur quand ça me chante, surtout pas au moment des fêtes religieuses. C’est un contrat entre moi et elle. Personne ne portera de fleurs sur ma tombe puisque je serai incinéré. Cela reste entre nous. Personne ne se souviendra de notre vie de couple puisqu’elle ne concernait que nous. La mort m’a séparé de mes enfants. La mort sépare. On vous dit aussitôt que vous avez été bien entouré. Il n’y avait pourtant personne autour. La mort c’est chacun pour soi. Certains la commémorent en famille, en public et croient ainsi partager leur douleur, c’est-à-dire la réduire. On ne réduit pas la douleur que provoque la mort de l’être aimé. On esquive avec des raisons rationnelles. Il avait encore des enfants à élever. Il a surmonté. Il s’est jeté dans son travail. Il a refait sa vie.

Chacun invente quelque chose. Le deuil de l’autre reste en soi jusqu’à sa propre mort. On ne fait pas le deuil, on le subit jusqu’à la fin de sa propre éternité.

Il paraît qu’il faut attendre un certain temps après la mort de l’autre. Personne ne m’a jamais dit combien. J’ai cherché dans les livres spécialisés et même les livres de curé. On porte le crêpe ou les habits noirs au moins un an. C’est franchement idiot. Le temps ne fait rien à l’affaire comme disait Brassens. Un mois, un an, deux ans, qu’est-ce que cela change ?
En plus, en notre temps moderne, tout le monde triche avec les neuroleptiques. Alors ça peut durer indéfiniment. Je me suis promené dans les bois autour de Paris. Les bois et les parcs que où nous avions fait de longues promenades. Je me suis aperçu que je marchais d’un pas trop hâtif pour un promeneur. Je voulais fuir dans ma cabane plus que me replonger dans la douceur des arbres et des buissons. Elle m’avait tendu la perche sur son lit de fin de vie :

« Tu en trouveras une autre, et plus jeune ».

Etrange réflexion. Elle exigeait que je lui tienne la main. Son regard était rivé au plafond de la chambre aseptisée. Et elle pensait déjà à ma possible solitude après sa disparition. Je n’avais pas répondu. J’étais tétanisé parce qu’elle avait dû lire dans mes pensées. Je me refusais à une telle idée mais j’y avais pensé.

Que ferais-je sans toi ? (avais-je dis sur le clic-clac de la véranda à Sainte Cécile, la dernière fois qu’elle était assise, vivante, près de moi). Elle n’avait pas répondu. Je l’avais amenée sur le parking de la plage, après l’avoir fait monter dans l’auto. Elle avait rageusement jeté ses béquilles à l’arrière. Il pleuvait. On avait regardé la mer. Une dernière fois. Sa dernière fois. Moi je ne pouvais plus regarder la mer seul après. Je m’en foutais de la mer, des rivages insolents, des oyats blonds comme ses cheveux. Jamais un cadavre n’avait été autant entouré de fleurs. J’avais photographié ce cadavre pendant que les invités condoléants s’étaient retirés pour boire la goutte dans la cuisine. Elle était salement marquée par les dernières doses de médicaments. Jaunie et figée à jamais, elle n’était déjà plus cette belle dame blonde qui j’avais serré toutes les nuits dans mes bras pendant quasiment trente années.

J’ai eu certainement l’attitude du médecin qui baise les infirmières à l’hôpital. La mort est si crue quand on la côtoie qu’on a envie de jouir animalement de la vie. J’étais en recherche en vérité d’une autre âme sœur et cul dès la seconde où j’ai vu son cadavre, chairs relâchées comme un drapeau en berne. J’avais soulevé les draps à l’hôpital pour voir une dernière fois son corps nu que j’avais tant caressé. La vie continue et même les animaux en attendent encore quelque chose.

Tout le monde a été très correct avec moi. Sa famille, les fonctionnaires de la Sécurité Sociale, et même les collègues, ceux qui savaient, ont été compréhensifs. On me demandait si je mangeais bien. Je mangeais bien. Les supermarchés font d’excellents plats cuisinés en sachets pour personne seule, étudiants ou veufs. J’ai aussi passé beaucoup de temps à regarder les photos ou à me repasser les films. Il paraît que cela ne se fait pas de regarder les films. Les photos tout le monde est d’accord mais les films, les proches ils ne les regardent plus. Ou pas avant longtemps. J’ai placé ses photos un peu partout dans l’appartement. L’appartement était trop grand désormais.

Lorsque j’ai croisé Clarinda dans la rue, je me suis précipité, impudiquement, pour lui annoncer la nouvelle. Comme on dit. Clarinda était une ancienne amante qui avait rompu dès qu’elle avait su que j’étais marié. J’avais beaucoup aimé l’amour avec elle. Elle était souple et pas coincée au lit. Petite portugaise blonde que tu étais grande dans ce lit d’hôtel près de la gare de Vanves. Ce respect un peu ringard pour l’autre, la malheureuse mariée trompée m’avait marqué. Ce devait être une femme exceptionnelle. Une femme quoi, comme ma mère disait, avec cette solidarité éternelle des femmes... « pauvres femmes ». Pourquoi ne pas essayer de raccrocher sérieux avec une de mes anciennes amantes ? Qui protesterait ?

Je lui ai téléphoné un autre soir, alors que je m’enquiquinais ferme dans ma maison du nord.
J’ai demandé rendez-vous pour la fin des vacances d’été. J’ai su qu’elle avait sauté au plafond devant ses enfants. J’ai parlé de cette sinistre plage de Sainte-Cécile où quelques mois auparavant quatre jeunes filles du Portel avaient été violées et assassinées par de pauvres types de Camiers. Quelle idée de lui rappeler ce terrible fait divers ! Elle avait répliqué que jamais elle n’amènerait ses enfants dans un tel endroit. Mais le rendez-vous avait été fixé.

Lorsque j’ai sonné à la porte de son appartement, une petite fille est venue ouvrir. Ses cheveux étaient fillasses. Le petit bout de chou tenait sur le bras une petite souris. Clarinda m’a serré la main devant Tracy et m’a invité à m’asseoir à la table de la salle de séjour. Elle m’a servi un porto. Tracy était assise en face de moi. Je me suis intéressé à la souris. J’ai questionné sur la vertu d’un tel animal. La souris était en garde pour les vacances. Tracy m’a montré les photos avec son groupe : les Spice girls de Malakoff. Tracy est penchée sur le côté, elle campe Jerry. La grande Mélanie est Mélanie C. La noire Angélique c’est Mélanie B. La blonde Céline c’est Emma. La robuste Jennifer, c’est Victoria. Elles ont donné un concert sur les planches de l’école. Un karaoké. Oui, oui j’aime bien les Spice girls, même si je préfère les Rolling Stones. Mais j’ai mieux à proposer à Tracy. Dans mon grand appartement à Fontenay aux Roses, il y a mon chat « Beloved ». Un chat noir, collant et intelligent. Chien manqué il aboie parfois à la fenêtre quand il voit passer les cons de petits bourgeois de l’immeuble. Comme un chien il court après les petites boulettes de papier qu’on lui lance et les rapporte.
Tracy est enchantée. Elle veut voir le chat.
Merde. Elle veut voir le chat. Il faut donc que j’emmène la mère et la fille chez moi.
Venez-donc voir mon chat, dis-je, contrit.

Personne n’est plus diplomate que mon chat. Il reçoit avec amabilité et met tout le monde à l’aise. Tracy n’en finit pas de le caresser. Elle s’inquiète de sa nourriture. Elle aimerait le garder. Maman ne veut pas. Il faut rentrer car le petit frère Matthieu dort et risque de se réveiller, effrayé comme toujours d’être seul. Je raccompagne la mère et la fille.


Mon ami Michel, compagnon des sixties à Suresnes, ne supporte pas que je sois Adam sans Eve. Il me donne donc les coordonnées d’une agence de rencontre à Paris. Une agence qui favorise plutôt les rencontres franco-américaines ou franco-anglaises. Le déclic est immédiat : « à nous les petites anglaises ». Je me pointe dans une boutique chiromancienne avec des éclairages qui font gagne-petit pour EDF. La femme brune qui me fait face ne tarit pas d ‘éloges sur mon ami Michel, grand, distingué, attentionné, bref qui a tout pour plaire.
J’ai mis ma veste verte et mes chaussures à talon pour paraître plus grand. Vous avez de l’allure, me dit-elle. Je me redresse sur la chaise et fait le modeste. Elle m’annonce un prix qui me paraît fort raisonnable. Deux mille francs pour l’époque, pour une durée trimestrielle, me paraît en effet jouable. Avec l’assurance-vie j’ai encore de beaux jours devant moi.
A l’encaissement de mon chèque, la dame me communiquera des numéros de téléphone de personnes tout-à-fait respectables.

Le rendez-vous a été fixé du côté de Neuilly, en bordure du bois de Boulogne. J’attends près du restaurant, le cœur battant. Il faut me comprendre. Je vais rencontrer une femme, peut-être une sublime étrangère. C’est la toute première fois que j’ai un rendez-vous grâce à une agence matrimoniale. J’ai honte et je suis excité. Elle agite son foulard en s’approchant de moi ; Ce n’est pas une star, mais qu’importe. Je l’invite à entrer dans le restaurant et je passe le premier. Celui qui paye l’addition. La conversation se déroule aimablement. La fille est une chasseuse de têtes, à au moins cinquante mille balles par moi. Elle est intéressante. Elle est pertinente. Bien qu’elle soit plutôt grosse. Elle est juive d’origine, ce qui n’est pas fait pour me déplaire, eu égard au martyre de ce peuple. Nous rions souvent de nos propos osés. Mais, je ne suis pas du même monde avec mes huit mille balles par mois. J’insiste pour régler l’addition alors qu’elle se propose de payer sa quote-part. Nous sortons jusqu’à ma trois cent six Peugeot où je tente, maladroitement, de la renverser sur le capot pour l’embrasser. Elle me repousse gentiment en me disant que ce sera pour une autre fois. Je m’en vais un peu mieux dans ma peau d’avoir réussi une première rencontre post-mortem. Il n’y aura pas de suite. Ai-je été trop rapide ? C’est ce que la dame-pipi de l’agence franco-américaine me laisse entendre, l’œil soupçonneux . Je n’ai pas envie d’insister. Elle était tout de même un peu forte.

Je rencontrerai d’autres personnes un peu fortes de la taille. Celle qui s’enfuit après le verre au faubourg Saint-Antoine. Bof elle était courte sur pattes. Je ne voulais que la raccompagner au pied de son immeuble.

(…)

L’anglaise qui accepte mon rendez-vous au Pecq me met en émoi, malgré les trois poils qui dépassent de trois centimètres à son menton. On dirait presque Trotsky. Je l’ai attendu sur le parvis en face du parc avec le sentiment que cela va être la bonne rencontre. Nous devisons dans le parc humide. Son accent rocailleux me transporte dans les sixties. La conversation roule. Comme on dit. Elle est cultivée, ce qui n’est pas fait pour déplaire à l’ouvrier intellectuel que je suis. Lorsque nous nous faisons face dans le bistrot, elle m’épate par sa connaissance de la finance. Elle est banquière, à trente mille balles par mois. Elle m’explique le fonctionnement de l’épargne et les bons placements. Elle est secrétaire du parti socialiste et admire Michel Rocard qui est venu faire une conférence extraordinaire dans la section. Peu m’importe Michel Rocard, un vaincu sympathique du mitterrandisme dont j’avais été heureux qu’il ait défait Couve de Murville à Conflans Sainte Honorine. Je l’invite à venir passer un dimanche à Fontenay aux Roses. En la raccompagnant, je lui demande quand même de raser les trois poils qui dépassent de son menton moins long que ma barbe. Elle a horreur de l’épilation, mais s’acquittera de la chose.

La relation par téléphone avec mon anglaise relève du sport. Elle n’est jamais libre. La petite bourge joue au tennis plusieurs fois dans la semaine, surtout le weekend. Lorsqu’elle descend à la ligne du RER de Fontenay, je suis stupéfait de sa tenue anglaise, short et jambes maigres. Est-ce que les voisins vont nous voir ? Les rues sont vides à midi. Je sers un repas plats cuisinés Atac et nous partons batifoler au parc de Sceaux. A l’entrée du parc je ne suis pas à mon aise. Nous avons tant de fois arpenté cet îlot de verdure pour joggers parisiens. J’en ai tant rongé mon frein seul à observer les pépères avec leurs bateaux téléguidés. Sur le terre-plein en face du château nous nous installons dans l’herbe. Je m’allonge. L’anglaise reste raide. Je veux la couvrir de bisous mais elle repousse. Je l’accompagne au RER en face la sous-préfecture d’Antony. Mon cœur se serre, plus qu’elle s’en fiche que des projections que je fais.

Je téléphone et elle geint qu’il lui est arrivé un drame. Elle a cassé sa raquette de tennis. Mon Dieu, dis-je, c’est une catastrophe, répare ta raquette et fiche-moi la paix.

Epilogue : la dame-pipi me couvre de reproches : trop collant, trop vite en besogne. L’anglaise a rencontré un petit bonhomme après moi. L’opposé, autant le premier collait, autant le second était froid et distant. Fin de partie.

La suivante, rendez-vous place Saint Michel, lieu symptomatique des amoureux sartriens, est une belle femme brune. J’avais rencontré Anouke au Tabou, boîte dansante de Sartre, Beauvoir et Vian. Mais là rien qui rappelle Saint Germain des prés et nul romantisme d’après-guerre. La fille, un mètre soixante quinze, est employée de bureau, mal dans sa peau. Elle est la proie de harcèlement à son bureau. Elle s’enquiert cependant de mes possessions. Combien de résidences secondaires ? Superficie ?
Elle est ravie de la description de ma chaumière dans le Pas-de-Calais. Y a-t-il un feu de cheminée ? La mer est-elle loin ?
Il faudra un deuxième repas dans le quartier du marais pour que les choses soient dites. A la fin du repas, je refuse de payer l’intégralité. Elle est obligée de sortir sa carte bleue. J'ai perdu mon temps avec une pétasse super carrossée mais vénale et bête comme ses grands pieds.

La dame-pipi me rancarde avec une femme bien (…)


CHAPITRE DEUX


Je n’arrive pas à ouvrir l’œil un samedi matin. Ma vie ne vaut plus un clou. Sans amour, à quoi bon ? Le téléphone sonne. Brave téléphone. La voix est charmeuse. Je suis entré en contact avec elle. Ah bon ! Oui vous avez demandé à nous contacter par l’Officiel des spectacles pour des randonnées. J’accepte. Nous sommes une agence à Versailles qui favorise les rencontres. Vous pouvez venir à notre bureau quand vous le voulez.
  • tout de suite, réponds-je.
  • Cet après-midi, nos bureaux sont ouverts de quatorze heures à dix huit heures.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Je saute dans ma trois cent six Peugeot et file vers Versailles.

Dans ce quartier chic, le bureau au premier étage indique le nom de l’agence et un cabinet de psychologue à droite. Bref, me dis-je si j’échoue, je pourrai toujours m’épancher au bureau contigu.

La femme qui m’ouvre est sexy. Grande, décolletée de la poitrine. Elle me prie de m’asseoir dans la salle d’attente. Comme toute salle d’attente on y trouve les vieux numéros de Match, Voici et Elle. Le plafond est cabossé et pisseux. Un hallogène engraisse EDF. Je me lève pour consulter les tarifs. Ils sont prohibitifs. Dix mille balles à l’année. Cela me révulse. Enfin elle vient me chercher. Son bureau est somptueux. Derrière son bureau elle est choute.
  • votre plafond est pisseux dans la salle d’attente, osé-je.
  • Oui nous avons eu une inondation.


Je me fiche de son bla-bla et observe la naissance de ses seins. Gros sans nul doute. Elle me questionne sur mon veuvage et mon absence de breuvage. Je suis nickel. Je lui affirme que je me sens nul et non avenu. Elle me rassure que j’ai de l’allure. Je rétorque aussitôt que les tarifs affichés sont prohibitifs pour un pauvre prolétaire comme moi. Qu’à cela ne tienne, m’entends-je répondre, vous pouvez réfléchir, signez ici.
Je refuse de signer. J’ajoute que je trouve qu’elle est belle femme, du genre à plaire aux mecs de trente ans. Son visage rosit. Elle regrette d’avoir quarante cinq ans. Ce n’est plus de son âge.

Elle me raccompagne à la porte en se dandinant lentement. Elle me montre une gravure au-dessus de la porte et je perçois, derrière son dos, que je pourrais très bien la prendre dans mes bras qu’elle n’en serait pas offusquée. Trouble moment pour moi. La porte se referme et je ne peux m’empêcher de penser que j’ai fait une touche. Comme on dit.

Il pleut sur Versailles et je suis toujours seul. Personne pour m’appeler sur mon portable ni mon filiaire.

Trois semaines plus tard, je lui téléphone, sur le conseil de mon ami Michel. Je l’invite au resto à Versailles même. Cela ne se refuse pas. Je passe la prendre à son agence. Elle est élégante. Nous sortons dans la rue. Quelle fierté s’empare de moi de marcher à côté d’une femme aussi somptueuse ! Nous allons dans un petit boui-boui italien à proximité. La conversation roule. Comme on dit sans difficulté. Elle règle même sa quote-part. Charmante femme. Sa fille l’attend, elle doit donc écourter la soirée. Je gare ma quatre cent cinq Peugeot, qui en jette plus que la trois cent six, dans une contre-allée. Je m’empare d’elle, pour l’embrasser et la peloter. Elle se refuse mais cède en même temps. Cette femme vibre incroyablement bien. Au toucher elle devient légère comme jamais une femme ne le fut dans mes bras. Elle soupire. Elle geint. C’est inhumain pour mon sexe. Il faut savoir se retenir aussi acceptai-je l’interruption. Sa fille l’attendant.

Quand nous nous retrouvons porte d’Orléans, je suis à pied. Elle me demande de conduire sa Golf car elle craint dans Paris. La Golf brille de toutes ses lumières sous mes doigts et ses seins en balcon scintillent au firmament. Je conduis machinalement, comme on dit, jusqu’au drugstore des Champs Elysées. Elle trempe sa cuillère en face de moi, le roi. On nous observe. Quelle belle plante. Les larmes coulent sur son visage et jusqu’à ses seins à l’évocation de son mari suicidé. Comme je compatis. Je règle sans mal l’addition et je lui propose de descendre la plus belle avenue du monde.
Nous descendons la plus belle avenue du monde. Je ne suis pas peu fier. Son manteau s’ouvre et laisse voir la naissance des gros seins . Les jeunes beurs, juchés sur les murets du métro, matent avec envie. Barbès est à mes pieds. Aux chiottes vos boites de streap-tease !

Elle s’effraie que j’ai envie de soutenir, au rond-point des Champs, une voiture de jeunes qui viennent de faire cui-cui aux flics en faction pour séparer intégristes juifs et arabes, comme d’habitude, qui sont plaqués contre leur véhicule. Dans le parc élyséen, j’ai roulé pourtant des patins inoubliables à mon égérie d’un soir, bien que pudiques et interrompus en présence des SDF avec leurs couvertures. L’adolescence dure longtemps, même après cinquante ans.

Lorsque nous revenons vers mon studio minable de Montrouge je crois que ce n’est qu’une illusion. Elle me rassure. Elle est partie pou r monter chez moi. Quelle aventure. Elle se laisse déshabiller. Elle éteint la lumière mais on l’entend crier.


3 mars 2002 tel de Myriam

le 5 rv raté avecPenny

le 9 mars rv avec Jacqueline
Penny le 11 et le 16
Le 17 Myriam (depuis février 2002)
Le 22 rv avec Liliane à Versailles pas vue
Le 24 musée Maillol avec Myriam
Le 25 fin Penny
Le 19 mai Ghislainele. le 20 Fabienne à ste cécile
Le 12/3 avec Marie-Odile

Restau à Versailles avec liliane

Michelle de Chatou le 8 juillet
Monica en juin ratée à Clichy, revue en nov..

Netclub

Pseudos
Nathalie : Pas journaliste ?
Mireille de Versailles
Coraline de Bourg la Reine
Nicole de plaisir : long corps souple et elle aime ça, rupture avant le dessert.

Avril 2002 Ghislaine, une robuste lozérienne qui a subi un mari stalinien, pour la consoler je lui file mon book sur les trotskiens.

Projet de titre : veuf2 ou comment j'ai refait ma vie...

POUR ETRE SUR DE N'AVOIR RIEN OUBLIE

commencer par: je rêvais de vieux jours à bricoler avec elle là-haut. J'avais entreposé tant de choses et d'idées.
Je retrouve son journal de 1962, adressé à un Phili, mais en vérité à elle-même, ou était-ce un brouillon des lettres qu'elle écrivit à cet amoureux.

-------------------

Cher Phili jeudi 14 juin 1962

Un temps formidable. Je suis avec mama, Jaqueline et Nicole. Nous sortons téléphoner. Pas moyen d'avoir la communication. Enfin bref, nous rencontrons ..... vachement bien, on fait leur connaissance, on ne peut malheureusement pas correspondre avec eux, car ils font le tour du monde à pieds. Mais là ne s'arrêtent pas nos rencontres. Nous voyons notamment Patrick, le gars avec qui j'étais l'année précédente. Il est venu passer un examen au lycée. Un simple petit....


Christian Chabanis: « La mort un terme ou un commencement fayard ? », biblio montrouge
"...si je perds la femme que j'aime, et même si on me dit que je la reverrai au ciel, je sais que je ne la reverrai pas: ce ne sera ni elle ni moi; ni moi charnel" (Luc Estang)

"...lorsqu'on est amoureux d'une femme, le plus important est moins que je me projette vers elle, que le fait qu'elle devient mon projet" "l'amour a mis des années à se manifester" "on ne peut jamais connaitre une personne entière, elle est inépuisable"

"C'est elle qui est morte. C'est une chose qui est arrivée à elle. Il y a eu un changement de réalité; une crise qui l'affecte elle-même...J'éprouve de la tristesse pour elle, pour sa vie brisée ici-bas, dans le monde. J'aimais tellement sa vie en ce monde, que je ne me console pas de ce qu'elle soit interrompue...Mais j'ai absolument besoin de partager avec elle tout ce qui reste de ma vie...on est seul de quelqu'un
...je n'avais pas une vie à moi: ma vie était "avec"....D'autre part, mes amis avaient aussi l'impression de la connaître, parce que je la portais tout le temps avec moi."

"Je ne pense plus à autre chose. C'est comme un sort : jours, eau qui est derrière tout ce que je fais, tout ce que je pense....J'envisage aujourd'hui ma vie tout simplement comme un reste. Un reste que je voudrais le plus court possible. J'éprouve une sorte de dégoût de moi-même. Je ne m'aime pas du tout seul. Julian Marias

(Le pari amoureux de Benasayag et Scavino, biblio mlk)

De rené Nelli: "La théorie cathare des réincarnations ruinait la notion d'hérédité selon laquelle le père transmettait à son fils, non seulement ses vertus mais aussi le droit "naturel" d'asservir d'autres hommes et de posséder seul la terre". Ainsi, on n'héritait pas d'une âme, celle-ci migrait d'un individu à un autre, d'un pauvre à un riche, d'une femme à un homme, voire d'un homme à un animal. Le salut consistait alors, pour certains cathares, à échapper à ce cycle d'éternelles réincarnations"....les femmes utilisaient des méthodes contraceptives: "l'armoise, l'ergot de seigle et un grand nombre d'herbes que procurait le sorcier"
L'individu en quelque sorte est une figure qui ne cesse de s'interroger sur le sens de la vie, de l'univers, de l'amour ou de la mort pour constater systématiquement son impuissance face à ce type de questions. En effet, les seules auxquelles il peut répondre sont celles que l'idéologie de son époque a posées antérieurement.
"C'est toi seul que je désirais, non ce qui t'appartenait ou ce qu tu représentais" Héloïse à Abélard.

"Les causes du cancer sont encore mal déterminées. Il semblerait que ce soit une maladie liée au vieillissement, dont la probabilité est accrue par des toxines de notre environnement. Il y a probablement une prédisposition génétique dans certains cas. Il ne semble pas qu'il y ait un lien direct entre le stress et le cancer. Toutefois, l'abus de tabac ou d'alcool pour compenser le cancer augmente les risques de cancer" (B.Flannery, comment résister au stress)

"L'acceptation de la mort de l'autre n'est jamais totale lorsqu'elle est d'emblée apparue comme une injustice" (MF Bacqué, Deuil et santé)
Plus rien n'est agréable sans elle/ sensation d'être seul même en présence des autres, sentiment intense au moment où elle était présente: le vendredi soir au supermarché, le dimanche matin, à Sainte Cécile, dans les lieux où nous avons marché ensemble
images mentales qui persécutent: odeurs, parfums
rencontres sociales et parents inutiles
L'endeuillé en veut à tous: à l'être cher de l'avoir quitté, à lui-même de n'avoir pu la sauver, à l'entourage qui ne peut comprendre.
recherche active de la disparue, attente
pleurs incoercibles
rituels de la disparue, ses objets, ses mégôts dans les cendriers
les patients cancéreux sont les moins déprimés
processus de carcinogenèse...

"Plus le statut (socio-économique) est faible, plus la santé physique et mentale, ainsi que les activités, pâtiront du deuil"
Les veufs se remarient beaucoup plus facilement que les veuves.
les hommes s'en tirent à meilleur compte lorsqu'ils se remarient
les conflits d'héritage constituent aussi une cause importante de limitation de la parole.

rêves du 13 mars 1999... un an après

...sous la douche à Fontenay, A. et moi fermont la porte, ce connard de Joly de Suresnes dans le couloir...
- selon mon étude des statistiques, me dit-elle, j'ai fait 90 jours qui me restent à vivre
- non, dis-je , angoissé

...elle va mieux, je suis heureux, je la retrouve belle
2e rêve: manif EDF puis anti-FN, je m'adresse aux jeunes Pte d'orléans cité Montsouris. ELLE est venue me rejoindre un peu vieillie, le cheveux court, poivre sel sur le dessus, ridée mais bien, souriante, çà lui va bien. Elle marche à mes côtés si grande, je la serre fort sans l'écraser.

Dans la voiture elle me dit que çà va aller, çà va passer le cancer,
discussion avec ses collègues, une femme dit « tout ira mieux ».

C'était la matinée à Châtillon, par un temps clair et ensoleillé. Je conduisais ma fourgonnette EDF. Je la revis pleurant dans la salle de bains. Elle était en peignoir rose, une couleur qui lui allait si bien.

La Clio qui me précédait n'avançait pas. Je hais les Clio. Les sanglots me secouaient à nouveau. J'étais anéanti. Ma main gauche en conque contre le bas du visage, je cherchais à cacher ce brusque accès de larmes aux autres automobilistes. Je la garderai toujours en mémoire. Elle était moi, elle était si liée à mon être. Ce matin-là, la plus triste des morts de ma vie revenait me hanter dans cette rue banale le long du mur du cimetière de Châtillon.
Je n'ai pas mis d'épitaphe sur ta tombe, mais ton visage y est gravé de trois quart, il regarde au loin. Tu sembles dire "bof". Bof à la vie. Bof à tous les tourments.

Ce qui fut prémonitoire... Ce qui m'était toujours insupportable à la lecture des faits divers, c'était le décès d'un membre de couple, j'étais choqué... l'autre allait se retrouver démuni et si seul...


L'autoradio de la voiture de mon fils Julien... dans un véhicule acheté à un père et un fils endeuillés, la mère la conduisait, une femme de quarante ans, qui s'était tuée en tombant sur le sol dans sa cour en Seine et Marne, une clio. Cette voiture puait la mort pour moi. Une paire de mois plus tard c'était MA femme, sa mère, qui tomberait elle aussi mais du cancer.

Ce paquet de factures que tu m'avais remis quelques mois avant ta fin : "voilà range bien çà, c'est réglé "fait", "au cas où il m'arriverait quelque chose". Elle avait dit cela avec l'air de la conscience tranquille. Du devoir "fait", bien fait, avant l'inévitable. Comme quelque chose d'essentiel, bien montrer au monde qu'on est capable de régler toutes ses factures avant d'aller au ciel. Où les impôts n'existent plus pourtant.
Avant-dernière une de Charie-Hebdo