PAGES PROLETARIENNES

samedi 6 août 2016

FORCE ET FAIBLESSE DU BORDIGUISME (première partie)


par Lucien Laugier (1983)

Revoici pour ceux qui n'ont pas eu la chance de recevoir la revue Tempus Fugit il y a dix années, un extrait de l'éminent travail de mémorialiste de notre fabuleux postier marseillais, bras droit de Bordiga en France et ami sans concession d'Alfa. Un long extrait puisque vous pourrez en lire la suite quand mes doigts ne me feront plus mal. Edifiant sur le moment de la fin des illusions révolutionnaires de l'immédiat après guerre et sur les délires trotskiens, jamais remis en cause malgré l'effondrement de l'URSS par la diaspora gauchiste, sur la nature capitaliste de la Russie de Staline ; et donc encore obstacle à tout changement révolutionnaire parce que – de théorie bordiguienne ou stalinienne – plus personne ne veut du parti prolétarien au pouvoir d'Etat. Singulière évolution critique de cet homme intègre qui, né à la politique prolétarienne marxiste, au cours de la crise du dernier principal parti mondial pouvant parler comme héritier d'Octobre, est amené à chercher au-delà de la stupide théorie de l'invariance parmi les divers courants éclatés de l'échec révolutionnaire des années 1920, découvre peu à peu les saines critiques des gauches hollandaise et allemande et enfin le CCI des belles années dont il reprend nombre de conclusions que ce soit sur la tentative révolutionnaire en Allemagne (contre les simplistes sérénades néo-trotskiennes sur l'absence d'un clone du parti bolchevique), les syndicats irrécupérables ou les libérations nationales. Nul n'écrit aussi bien, phrases longues et profondes manifestant une pensée en constante évolution, prévenant déjà sur ses développements ultérieurs, tenant en haleine le lecteur. Nos fringants universitaires peuvent aller ce rhabiller face à un si brillant mémorialiste jamais enfermé dans l'esprit partisan, toujours discursif et attentif à l'objection ou à ses propres lacunes. Pour la petite histoire il faut savoir qu'il avait croisé Marc Chirik à l'époque de la Libération, puis ils s'étaient perdus de vue, sans doute séparés par les ardentes polémiques entre les deux tendances (GCF versus PC Inter). Dans les années 1970, Lucien avait demandé à contacter Marc via un certain Camoin, ce petit personnage hyper égocentrique n'avait pas donné suite. Dommage, j'imagine la joie qui aurait été celle de Marc et de ses camarades de rencontrer un militant de cette valeur qui avait atteint les mêmes conclusions qu'eux et la gauche germano-hollandaise, contre la régression du bordiguisme, alors que Laugier avait été un des plus proches de Bordiga, sans renier la grandeur d'Alfa (surnom de Bordiga... considéré comme le premier dans le parti, voire la prima donna). 
Laugier a beaucoup plus écrit que Marc, qui laisse une œuvre plus polémique à chaud contre une jeune génération de bobos et un peu trop interne à la vie politique d'un petit parti. L'oeuvre en solitaire de Laugier est une œuvre de dimension historique, au-dessus de la mêlée et du contingent de l'actualité immédiatiste et volontariste, qui magnifie et confirme que les minorités révolutionnaires de la « Gauche communiste » ont été les plus claires sur les malheurs du XX ème siècle. Une leçon d'histoire contre tous les cocus d'intellectuels de gouvernement, le débile politique Sartre, les historiens girouettes aptes à gommer les responsabilités successives des commis d'Etat comme des militants gauchistes en peau de lapin. Alors gallimard et Spartacus qu'attendez-vous ?

On peut s'étonner qu'ayant connu l'existence et les positions de cette « gauche communiste » dès la fin de la guerre, je ne l'ai rejointe effectivement que vers 1951-52 et on peut donc douter d'un élan dont j'affirme la naissance immédiate et spontanée. Le long délai que je me suis accordé avant d'adhérer au PCI n'altère en rien pourtant la solidité de mes raisons de le faire. Peut-être au contraire les renforce-t-il. Plusieurs années avant ma décision l'analyse développée par la « gauche communiste » avait fait plus que me convaincre de sa véracité, elle avait porté un coup sérieux à ma vision pessimiste des choses, telle que la guerre et ses répugnants lendemains me l'avaient imposée. La notion même de perspective historique dont la débandade patriotique des partis ex-révolutionnaires l'avait arraché jusqu'à l'idée, avait retrouvé à mes yeux une progressive plausibilité.

Diverses raisons se conjuguèrent cependant et s'entremêlèrent qui empêchèrent mon adhésion morale au PCI de devenir immédiatement une adhésion pratique. Certaines trahissaient mon absence de courage face au climat de terreur idéologique qui régna dans les milieux syndicaux auxquels j'étais mêlé dans les mois qui suivirent la Libération : ce qui s'y passait m'indignait et me révoltait sans cesse ; mais je ne sentais ni la vaillance du héros, ni la conviction du martyr qui me paraissaient à l'époque indispensable à toute velléité de résistance au stalinisme tout puissant dans les syndicats – velléité consistant à mes yeux le minimum exigible d'un militant d'un parti révolutionnaire comme le PCI.

D'autres réticences, d'un ordre tout différent et d'effet diamétralement opposé, démontraient tout simplement la naïveté et la pauvreté de mon « expérience politique » d'alors. Après avoir cru définitive et sans appel la défaite du mouvement prolétarien, j'étais inconsciemment porté à croire à son rapide et proche réveil simplement parce que j'avais découvert, en accord avec mes convictions, une « vérité historique », ignorée ou abandonnée par tous, mais miraculeusement conservée !
Le terrorisme idéologique dans la CGT se relâche quelque peu en 1946-47 et une opposition anti-stalinienne se développe chez les postiers – une corporation que certaines traditions et circonstances dont je parlerai à leur place chronologique, portaient à se rebiffer les premiers contre le régime d'austérité vigoureusement soutenu par les hommes de Thorez et leurs compères syndicaux. Cette opposition informe et éphémère, certainement bien incapable de ce que je voulais attendre d'elle, j'imaginais, dans mon enthousiasme de néophyte révolutionnaire, qu'il fallait tout de suite l'infléchir dans le sens des positions de la « gauche communiste », et cela sans même me prendre la peine de me renseigner sur les bases de principes et conditions d'action auxquels ces mêmes positions soumettaient tout projet semblable aux miens. Je voulais convaincre plutôt qu'étudier ; je prétendais me faire comprendre des mécontents plutôt que de déchiffrer moi-même le contenu de leur mécontentement et ses inévitables limites.

Il est pourtant très probable que la cause principale de mes atermoiements ne résidait pas là, ni dans les pusillanimités du début, ni dans mon « volontarisme » ultérieur. En effet, quand je me décidai enfin à m'approcher de cette « gauche communiste », c'était au moment même où éclatait sa première crise interne dont j'avais suivi de l'extérieur le mûrissement. Je n'en dirai ici que ce qui peut éclaircir les conditions de mon adhésion, tardive mais effective cette fois1, au courant politique qui, après la scission du premier « parti communiste internationaliste »2 se regroupa autour de Bordiga sans véritablement changer de sigle.

Le PCI première formule s'était constitué vers la fin de la guerre, après le repli définitif des forces allemandes occupant la moitié nord de l'Italie. Venant de la zone Nord et de la zone Sud3, les anciens militants italiens de la « Gauche communiste » se mirent d'accord sur une « Plateforme »4 dont je n'ai appris que beaucoup plus tard qu'elle constituait un compromis entre deux textes dont l'un était œuvre de Bordiga.

Aujourd'hui encore, j'ignore toujours les conditions dans lesquelles ce compromis vit le jour. Je ne peux faire état à ce sujet que de bruits ou d'impressions anciennes. On disait sous cape que Bordiga avait trouvé prématurée la création du PCI et qu'il n'en avait même pas pris la carte. Les militants qui décidèrent cette création avaient voulu tout de suite reproduire le parti communiste de la grande époque de 1921 ; ils avaient mis sur pied des fédérations, imprimé des cartes du parti avec l'emblème de la faucille et du marteau, ils intitulaient leurs assemblées annuelles des congrès, etc. Très probablement Bordiga acceptait mal cette mégalomanie. En tout cas il semble bien que sa participation se limitait à la production des articles qu'il donnait à la revue théorique « Prometeo », dont le ton froidement lucide quant à l'impossibilité d'une reprise proche de la lutte révolutionnaire, contrastait avec les appels grandiloquents qui remplissaient les colonnes du journal du PCI, « Battaglia Comunista ».

Cette différence de registre provenait d'une divergence longtemps insoupçonnée de la plupart de smembres du parti. Elle ne leur devint évidente que sous l'effet répété des articles de Bordiga et seulement après que les faits eurent démenti leur optimisme du début. Il s'en suivit finalement une scission que je résumerai en m'appuyant sur des informations dont la révélation fût ultérieure à cette rupture. Durant toute la période au cours de laquelle celle-ci mûrit, les désaccords profonds se dissimulèrent sous de banales questions immédiates et pratiques. Mais aujourd'hui on peut sans trop risquer d'erreur caractériser de la façon suivante l'opposition existant entre Bordiga et ses adversaires d'alors. Parmi les militants qui fondèrent le « P.C.Inter. » en 1946, le plus grand nombre croyait fermement en l'imminence d'une crise révolutionnaire que la Seconde Guerre mondiale, tout comme la Première, devait inévitablement engendrer dans les pays belligérants sortis vainqueurs ou meurtris par le conflit, en tout cas, au moins, en Italie où ils n'imaginaient pas la chute du fascisme sans l'intervention, rapide ou tardive, du prolétariat. Aussi ne concevaient-ils l'organisation révolutionnaire que sur le mode des grands partis de la IIIème Internationale, structurés en vue de conduire de grandes masses aux batailles décisives de la Révolution.

La situation des années 1947-49, avec la « guerre froide » et le passage des PC dans l'opposition, modéra cet enthousiasme mais ne modifia en rien les ambitions initiales du « PC Inter ». Elle y découragea nombre de militants, éclaicit considérablement leurs rangs, mais n'entama pas la mégalomanie d'un petit groupe aspirant à se voir rapidement à la tête d'un grand parti. Se détachant d'eux, Vercesi, un ancien de la « Gauche communiste » ayant émigré en Belgique où il avait formé un groupe adhérent au « PC Inter », se décida à cette époque à formuler diverses critiques destinées à réduire l'activité du parti à des dimensions plus modestes et plus proches des possibilités réelles. Cette initiative fût très mal reçue des autres membres du Comité central. La discussion tourna vite à l'aigre, Vercesi étant accusé de défaitisme et de volonté de liquider le parti. Prétendant y couper court, ses adversaires menèrent campagne pour convocation d'un congrès extraordinaire chargé de redresser la situation.

Les critiques avancées par Vercesi s'inspiraient indiscutablement du point de vue de Bordiga qui n'avait pas partagé l'aveuglement du début ni jamais cru que les insurrections populaires allaient fuser avec la fin de la guerre, comme cela s'était produit en 1918-19. Bien au contraire, il n'en cachait pas que le triomphe de la contre révolution avait été total, que les destructions dûes à la guerre avait redonné vie et impulsion au système capitaliste et qu'il faudrait la maturation d'une nouvelle crise de ce système pour qu'il fût possible de pronostiquer l'éclatement d'une révolution. S'il s'agissait de décrypter les conditions de cette crise, l'existence d'une organisation comme le « PC Inter » pouvait être utile, mais à la condition que les militants ne se leurrent pas sur l'étendue de leurs possibilités d'action et surtout qu'ils ne se jouent pas la comédie du « grand parti » tenant ses « congrès », ordinaires ou extraordinaires, où ne pouvaient se manifester, selon Bordiga, que verbiage et forfanterie.

Le récit détaillé du conflit désormais ouvert au sein du « PC Inter » tiendrait ici trop de place ; je n'en donne que ce qui est indispensable pour expliquer l'effet qu'il exerce sur moi 5. L'organisation initiale, créée sur la « Plateforme » de 1946, avait gagné ma sympathie pour des raisons très générales : la dénonciation de la seconde « Union sacrée », la démystification de l'idéologie antifasciste, etc. Mais ce furent seulement les développements auxquels Bordiga procéda après la scission de 1951-52, qui me convainquirent définitivement : à l'idée d'une renaissance possible du mouvement prolétarien, fût-elle encore lointaine, ils redonnaient une vraisemblance qu'elle avait perdue à mes yeux après l'éclatement de la guerre. Dans l'exposition de la faillite historique de ce mouvement, la force de Bordiga tenait à ce qu'il en remettait, froidement en place – et presque sereinement dirais-je – les causes et les effets. La défaite prolétarienne, assurait-il en substance, avait été absolue, plus profonde et durable qu'aucune de celles qui l'avaient précédée. Mais elle ne recelait aucun mystère. Bordiga s'employait à le montrer en prenant en premier lieu le contre-pied de l'attitude des survivants révolutionnaires de cette époque dont l'attention se polarisait davantage sur les effets de la contre révolution que sur ses causes. Plus que son origine historique, c'était sa forme sociale atypique qui les préoccupait et les désorientait, non seulement dans la Russie stalinienne mais dans tout le mouvement international qui lui obéissait. La perplexité la plus grande, en ce domaine, était aussi la plus récente. Elle découlait du retour des PC à l'opposition et de leurs directives violentes dans l'agitation sociale de la période de « guerre froide », alors qu'on s'attendait, après leur collaborationnisme intensif à la « Reconstruction nationale », à ce qu'ils s'affirment à leur tour des « gérants loyaux du capitalisme »6 encore plus fidèles et efficaces que les socialistes qui les avaient précédés dans cette voie. Cette question d'actualité en entraînait une autre plus permanente et encore plus inextricable : comment définir, économiquement et socialement parlant, cet « Etat soviétique » qui tyrannisait les travailleurs à l'intérieur de ses frontières et, à l'extérieur, les encourageait à la révolte ?

Dans le « PC Inter » des premières années, on reprochait en sourdine à Bordiga de trop tarder à répondre à cette question. Il s'y résolut début 1951 et ses affirmations sur le sujet ne furent pas étrangères à l'éclatement de la crise dans le parti7. Mis il le fît de façon extrêmement prudente et méthodique, seulement après avoir réintroduit dans les catégories et critères alors en usage dans « l'avant-garde révolutionnaire » de l'époque, les rudiments d'un ordre terminologique dont nous pûmes constater combien il en avait été absent jusque-là. Il ne cessa d'ailleurs pas de mener de pair l'élucidation de « l'énigme » russe et la justification des méthodes qu'il y employait.

Puisqu'il s'agissait de définir l'économie et la société soviétiques, étant admis qu'il ne pouvait être question de l'admettre comme « socialiste », il important en effet de distinguer, dans le capitalisme, ce qui est fondamental et ce qui est contingent. Problème aucunement académique dans le PC Inter » de 1951-52 que la « guerre froide » avait plongé dans l'attente angoissée d'une guerre, « chaude » cette fois, entre l'URSS et les Etats-Unis, et dont se précisait déjà le prétexte idéologique à l'usage des ouvriers : communisme contre capitalisme.

Or Bordiga fût littéralement le seul de tout son mouvement à ne pas croire à l'éclatement proche d'une 3ème Guerre mondiale. Mais le premier également, il soutint ce point capital qui, finalement, allait rallier la plus grande partie des membres du « PC Inter » première formule : pas de reconstruction possible du parti prolétarien avant la nouvelle crise du capitalisme.

Dans les chapitres ultérieurs, plus « chronologiques », j'expliquerai les rapports, pas immédiatement visibles, entre la « scission italienne » de 1951-52 et l'éclatement survenu un an plus tôt, du groupe parisien de la « gauche communiste », alors confronté à un courant dissident de la IV ème internationale, qui avait pris le nom de Socialisme ou Barbarie et présentait la théorisation la plus achevée de la perspective « troisième guerre mondiale ». Ce courant se distinguait également par sa version tout à fait originale de la société russe contemporaine. Les autres tendances trotskystes, malgré leurs interprétations différentes des résultats de la contre révolution stalinienne, se rejoignaient cependant sur cette appréciation commune : a Russie soviétique comme « Etat ouvrier dégénéré », ce qui impliquait chez ces tendances la conviction, formulée ou non, de la survivance dans l'économie de l'URSS, de « quelque chose de socialiste ». Les « dissidents », groupés autour de Pierre Chaulieu8, de Claude Lefort et de leur revue, également intitulée « Socialisme ou Barbarie », ne pouvaient accepter la thèse d'une telle « survivance » dans un pays où régnait l'exploitation économique la plus féroce et la dictature policière la plus impitoyable. Mais pour nier l'existence du socialisme en Russie et expliquer cette négation, il leur fallait eux aussi surmonter cette argumentation héritée de Trotsky et que les épigones de ce dernier ont toujours opposé à toute remise en cause des fondements socialistes de l'économie russe : l'abolition par la Révolution d'Octobre de la propriété (privée, précision de JLR) des moyens de production. Là était le hic : s'il n'existait pas de socialisme en URSS, il fallait bien que le capitalisme s'y fût rétabli. Quelle en était donc la classe bénéficiaire dans un pays où la bourgeoisie n'existait plus ? Cette interrogation déchirait les débats des groupuscules révolutionnaires de l'époque qui se chamaillaient de façon stérile selon l'éventail des positions déjà égrenées au congrès de 1947 des partis de la IV ème internationale – dernier étalage public des diverses manières trotskystes d'expliquer la contre révolution stalinienne et modulées à travers des formules qui s'échelonnaient de « l'Etat ouvrier dégénéré » à celui de « capitalisme d'Etat ».

Soit dit en passant, rien ne permet mieux de mesurer la déliquescence des actuels courants « gauchistes » - pourtant héritiers légitimes du trotskysme – que leur laconisme sur ce sujet. Ils en parlent le moins possible, se bornant à reconnaître sans plus le « pouvoir de la bureaucratie », alors que trente ans plus tôt, la volonté de tirer cette question-là au clair était cause de divergences violentes et renouvelées chez leurs prédécesseurs. Cela venait sans doute du fait que la Révolution d'Octobre était encore relativement proche dans le temps, que les révolutionnaires subissaient leur défaite sans s'y résigner et qu'ils s'efforçaient pour le moins d'en connaître cause et teneur.

« Socialisme ou Barbarie » tranchait avec hardiesse l'obstacle des formes juridiques de la propriété en URSS, adjoignant pour cela au vocabulaire marxiste des termes et catégories inconnus de Marx : la capitalisme russe était « bureaucratique » parce que les catégories sociales privilégiées de l'URSS appartenaient, non pas à la défunte bourgeoisie, mais à la « bureaucratie ». L'argumentation en faveur de cette thèse était savante et compliquée. Je n'en retiens ici que ce qui m'avait déjà frappé à l'époque et que je crois encore en être le point le plus faible – celui d'ailleurs que l'épreuve des faits n'a pas épargné. La « bureaucratie » se voyait donc consacrée comme « nouvelle classe exploiteuse » mais pas seulement en fonction de son rôle dans l'économie russe, grâce aussi à la supériorité intellectuelle qui lui était reconnue par SB sur la « bourgeoisie traditionnelle » : instruite des lois économiques découvertes par le marxisme, elle ne redoutait ni les crises, ni le chômage, ni aucune des contradictions qui, selon Marx, pouvaient favoriser la chute de la bourgeoisie. Réciproquement, dans cette vision, les classes exploitées par la bureaucratie ne pouvaient combattre celle-ci qu'en utilisant des armes également « nouvelles » : l'absentéisme, le sabotage, etc.9

Même en s'en tenant à une description aussi lapidaire des positions de « Socialisme ou Barbarie », il est facile de voir ce qu'elles devaient à la psychologie de la « guerre froide » et à la menace d'une 3 ème Guerre mondiale. Bien sûr la notion de « bureaucratie » - au demeurant pas du tout neuve – ne présentait apparemment aucun rapport avec cette menace. Mais en examinant avec plus d'attention ce qu'on définissait par ce terme, c'est à dire pas simplement une couche sociale parasite mais une force historique partant à la conquête du monde, on comprenait que la seule éloquence du concept provenait de la façon originale dont il expliquait la rivalité, que l'on croyait alors explosive, entre Russes et Américains. Pour les théoriciens de « Socialisme ou Barbarie »
, en effet, tous les chefs et « permanents » des partis ouvriers, dans tous les pays du monde, ainsi que tous les fonctionnaires des syndicats – aussi bien ceux que la terminologie révolutionnaire classique avait appelé « réformistes », « opportunistes » que ceux qu'elle avait dénommé « staliniens » - ne représentaient en fait que les éléments précurseurs de la bureaucratisation en cours de la société occidentale, « l'avant-garde » en quelque sorte de cette « nouvelle classe » déjà au pouvoir en Russie et que sa victoire de 1945 sur l'Allemagne nazie incitait désormais à étendre spatialement son influence par l'investissement du mouvement ouvrier occidental comme par la progression de sa domination policière.

Cette thèse s'écroula lorsque, d'une part les années ultérieures établirent la « coexistence pacifique » entre les deux blocs – c'est à dire la normalisation durable de bons rapports entre l'URSS et les Etats Unis – et que, d'autre part, les aveux mêmes des dirigeants russes concernant les carences et retards de l'économie soviétique prouvèrent le néant de cette « supériorité » que « Socialisme ou Barbarie » accordait trop généreusement à la « bureaucratie » sur la bourgeoisie traditionnelle.

Bordiga n'attendit pas ce démenti apporté par les faits pour se livrer à une critique sévère de la vision du monde selon Chaulieu et ses amis. Cette critique, dans l'immédiat, répondait à une exigence impérieuse, d'une urgence vitale pour le « PC Inter » ; les camarades du groupe parisien, en effet, à la suite d'une série de discussions avec les théoriciens de « Socialisme ou Barbarie » avaient quitté la « Gauche communiste » et adhéré presqu'en bloc au courant ex-trotskyste. Mais elle trouvait également une place de premier plan dans ses efforts de « remise en ordre théorique ».

à suivre...


Notes:
1De l'influence qui fût décisive pour cette adhésion, je parlerai dans les chapitres ultérieurs, lorsque je décrirai ce « cas » politique extraordinaire que fût le « camarade Piccino ».
2Voir tableau des sigles.
3Après la coup d'Etat de Badoglio qui, avec la bénédiction du roi, renversa Mussolini en 1943, l'Italie rompit le pacte militaire qui la liait à l'Allemagne nazie et traita avec les Alliés. Mais les troupes du Reich déferlèrent sur la péninsule comme en pays ennemi. La lente progression des troupes alliées qui, entretemps, avaient débarqué dans l'Italie du Sud, stabilisa un front de combat qui, jusqu'à la fin de la guerre, partagea le pays en deux.
4La traduction française en est parue en 1946.
5J'escamote de même un aspect paradoxal de son dénouement : l'appui inconditionnel apporté par Vercesi à Bordiga, alors qu'entre les deux hommes existait pourtant un grave désaccord quant au rôle désormais dévolu à l'organisme de type syndical. De cette divergence, jamais bien éclaircie, et dont la discussion par voie épistolaire demeura ininterrompue, je rapporterai plus loin tout ce que j'en sais.
6L'expression appartient à Léon Blum, un des grands esprits de la SFIO.
7Damen, le principal adversaire de Bordiga dans le « PC Inter », a publié après la scission des lettres échangées avec Bordiga et qui illustrent de façon intéressante leurs divergences. On y reviendra.
8De son vrai nom Castoriadis, aujourd'hui sociologue réputé.
9Cette position fortement influencée par le défaitisme engendré par l'état d'eimpuissence de la classe ouvrière après la guerre, schématisait sur un mode quelque peu apocalyptique une situation spécifique que l'essor productif de la décennie suivante, avec ses explosions de grèves et de revendications, devait sérieusement bousculer. Cependant, elle témoignait par ailleurs d'une perception aiguë de la condition salariée dans les pays de l'Est. Les analyses de « SB » ne se réduisaient onc pas aux puériles affirmations que j'ai relevées plus haut et auxquelles je me suis tenu parce qu'elles étaient au cœur du débat de l'époque. Une appréciation plus complète trouvera sa place dans les chapitres ultérieurs.

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