PAGES PROLETARIENNES

mardi 18 octobre 2016

COMMENT L'OPINION PUBLIQUE PESE SUR LA CLASSE OUVRIERE


Les lunettes anglaises

par Rosa Luxemburg

Leipziger Volkszeitung, 9 mai 1899


Voici probablement le premier et meilleur texte du mouvement maximaliste contre les syndicats modernes, contre la conception qu'en ont la gauche bourgeoise et ses valets gauchistes. Tout y est ou presque : l'ouvrier syndiqué embourgeoisé, les syndicalistes réformistes d'époque constituant de l'opinion publique, comme les gauchistes de base à la Besancenot et Poutou de notre époque, qui bénéficient d'un strapontin dans les médias pour enfumer sur une défense de classe... hyper corporatiste, comme leur soutien à l'émigration massive voulue par la bourgeoisie mondiale, surtout conséquence de la guerre et facteur de faux internationalisme sous charity business. Que cela choque qu'on puisse considérer nos modernes activistes gauchistes donneurs de leçon d'encadrement et cette catégorie protégée de l'aristocratie syndicale « ouvrière » comme des bourgeois, c'est tant mieux, et c'est une vérité déjà établie il y a bien longtemps par notre chère Rosa.


Avant de jeter un coup d’œil rétrospectif sur la discussion qui s’est déroulée dans la presse du Parti au sujet du livre de Bernstein, nous nous proposons d’examiner en détail un certain nombre de questions secondaires qui, au cours de cette discussion, ont été soulignées d’une façon particulière. Cette fois, nous nous occuperons du mouvement syndical anglais. Chez les partisans de Bernstein, le mot d’ordre de la « puissance économique », de l’ « organisation économique » de la classe ouvrière, joue un rôle considérable. Le devoir de la classe ouvrière est de créer une puissance économique, écrit le Dr. Woltmann dans le n° 93 de la Presse libre d’Elberfeld. De même, E. David clôt sa sérié d’articles sur le livre de Bernstein par le mot d’ordre suivant : « Emancipation par l’organisation économique » (Gazette populaire de Mayence, n° 99). D’après cette conception, conforme à la théorie de Bernstein, le mouvement syndical, lié aux coopératives de consommation, doit transformer peu à peu le mode de production capitaliste en mode de production socialiste. Nous avons déjà montré (voir Réforme ou révolution ?) qu’une telle conception repose sur une méconnaissance complète de la nature et des fonctions économiques, tant des syndicats que des coopératives. On peut le prouver sous une forme moins abstraite, au moyen d’un exemple concret.
Chaque fois que l’on parle du rôle considérable qui est réservé aux syndicats dans l’avenir du mouvement ouvrier, il est de règle que l’on cite immédiatement l’exemple des syndicats anglais, tant comme preuve de la « puissance économique » que l’on peut conquérir, que comme un modèle auquel doit s’efforcer de se conformer la classe ouvrière allemande. Mais s’il est dans l’histoire du mouvement ouvrier un chapitre propre à détruire complètement la foi en l’action socialisante et dans l’essor général des syndicats dans l’avenir, c’est précisément l’histoire du trade-unionisme anglais.
Bernstein a établi sa théorie sur les conditions anglaises. Il voit le monde à travers les « lunettes anglaises ». C’est déjà devenu une expression courante dans le Parti. Si l’on veut dire simplement par là que le changement d’orientation théorique de Bernstein est dû à la vie qu’il a menée en exil et à ses impressions personnelles sur l’Angleterre, cette explication d’ordre psychologique peut être très juste, mais elle n’a que très peu d’intérêt pour le Parti et pour la discussion actuelle. Mais si l’on veut dire par les « lunettes anglaises » que la théorie de Bernstein convient à l’Angleterre et est juste pour l’Angleterre, c’est faux et cela est en contradiction tant avec l’histoire passée qu’avec l’état actuel du mouvement ouvrier anglais.
En quoi consistent donc les particularités si souvent soulignées de la vie sociale anglaise, et comment s’expliquent-elles ? On dit ordinairement que la caractéristique de l’Angleterre consiste en ce qu’elle est un Etat capitaliste sans militarisme, sans bureaucratie, sans paysannerie, qu’elle emploie la majeure partie de son capital à exploiter les autres pays, et que tout cela permet tant la liberté politique, dans laquelle s’est développée le mouvement ouvrier, que la bienveillance que manifeste l’opinion publique en faveur de ce mouvement ouvrier.
Si cela était exact, le mouvement ouvrier anglais aurait dû jouir dès sa naissance, c’est-à-dire dès le début du XIX° siècle, de la liberté politique et de la faveur de l’opinion publique dont il jouit aujourd’hui, car toutes les particularités susmentionnées de la vie sociale anglaise datent de plus d’un siècle. Mais l’histoire du trade-unionisme nous montre précisément le contraire.
Toute la première période de ce mouvement, du début du siècle jusque vers 1840-45, nous montre notamment une lutte des coalitions ouvrières pour obtenir leur droit à l’existence tout aussi acharnée que celle qu’a menée et que mène encore, partiellement, le prolétariat du continent. Le « pays des réformes sociales » a refusé pendant plusieurs décades d’accorder aux ouvriers la moindre loi en leur faveur. Au « pays des réformes sociales », les ouvriers durent avoir recours dans leur lutte pour l’existence, aux moyens de violence les plus extrêmes, aux démonstrations, aux grèves tumultueuses, aux meurtres, à quoi le gouvernement répondit par tous les moyens éprouvés, jusqu’ici en usage sur le continent. Arrestations, procès se terminant par des condamnations draconiennes, déportations, mobilisation en masse d’espions, de forces de police et de troupes lors de manifestations ouvrières, justice de classe, arbitraire policier, en un mot, les cinquante premières années du mouvement ouvrier anglais nous montrent toutes les formes de répression brutale de la classe ouvrière montante et de ses revendications les plus modestes en faveur des réformes sociales [1]. Ce même Etat qui, déjà à cette époque, tout comme aujourd’hui, n’avait aucun militarisme, aucune bureaucratie, aucune paysannerie, trouva cependant les moyens nécessaires pour réprimer violemment le mouvement ouvrier. Si donc nous constatons, en Angleterre, à partir du milieu du XIX° siècle, d’autres méthodes de traiter la classe ouvrière, cela n’est pas dû à ces particularités de sa vie politique, mais à d’autres circonstances, qui, vers ce moment, on fait leur apparition.
En fait, vers le milieu du siècle, des modifications importantes se sont produites dans la situation de l’Angleterre, et cela de deux côtés. Avant tout, c’est à cette époque que l’industrie anglaise acquit la domination incontestée du marché mondial. Jusque vers 1850, la production anglaise avait eu à subir des crises très fréquentes et très violentes. A partir de 1856, nous assistons, par contre, à un essor considérable et continu. Cet essor de l’industrie anglaise mit l’ensemble de la classe anglaise dans la situation où se trouve un capitalisme individuel lorsque les affaires vont bien : les conflits avec la classe ouvrière, la guerre industrielle permanente, telle qu’elle s’était poursuivie jusqu’alors, lui devinrent extrêmement désagréables et elle ressentit un besoin pressant d’ordre, de stabilité et de « paix sociale ».
C’est pourquoi nous constations, du côté du patronat, un changement dans les méthodes de guerre employées : de questions de force, les conflits avec la classe ouvrière se transforment en objets de négociations, d’entente, de concessions. L’âge d’or de l’industrie rend les concessions aux ouvriers aussi nécessaires dans l’intérêt de la bonne marche des affaires que matériellement aisées. Si, au cours de la première période, la bourgeoisie anglaise était représentée par les partisans de la politique de violence à la Stumm, partisans des mesures de rigueur les plus brutales, son véritable porte-parole, au cours de cette nouvelle période, est cet entrepreneur, qui déclara en 1860 : « Je considère les grèves comme étant à la fois le moyen d’action et le résultat inévitable des négociations commerciales sur l’achat du travail  » [2].
D’autre part, et, sans aucun doute, en rapport étroit avec ce qui précède, nous assistons à des modifications importantes dans le mouvement ouvrier lui-même. De 1820 à 1840, et au début de la période de 1840 à 1850, nous le voyons s’enthousiasmer pour les réformes politiques et sociales, pour de vastes projets, pour le socialisme. « Au conseil, ce sont [les ouvriers] des idéalistes qui rêvent d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre, des humanitaires, des partisans de l’instruction du peuple, des socialistes, des moralistes » [3]. « Sous l’influence des théories d’Owen, écrit Francis Place, les trade-unionistes en vinrent à croire qu’il est possible, au moyen d’une association générale apolitique de tous les salariés, d’élever les salaires et de réduire la durée du travail, dans de telles proportions qu’au bout d’un temps assez court, ils pourraient acquérir la propriété complète des produits de leur travail » [4]. Le mouvement de classe de cette époque en Angleterre trouva une expression concrète dans l’organisation de l’Union ouvrière générale (Grand National Consolidated Trades Unions), qui s’avéra complètement inapte à la lutte syndicale, et s’effondra d’ailleurs bientôt, mais exprima néanmoins nettement l’idée de la classe et de son groupement général en vue du but commun à atteindre. Dans le mouvement chartiste, nous voyons, de même, le prolétariat anglais se poser – ici, au moyen de l’action politique – des buts socialistes.
Tout cela change vers 1850. Après l’échec du chartisme et du mouvement oweniste, la classe ouvrière se détourne du socialisme et se tourne vers les revendications exclusivement quotidiennes. La classe ouvrière groupée, quoique d’une façon très imparfaite, dans la Grand Trade-Union d’Owen, s’éparpille complètement en différents syndicats travaillant chacun pour son propre compte. L’émancipation de la classe ouvrière fut remplacée par la confection la plus favorable possible du « contrat de louage », la lutte contre l’ordre existant, par l’effort en vue de s’installer le plus confortablement possible dans ce régime, en un mot, la lutte de classe pour le socialisme fut remplacée par la lutte bourgeoise pour l’existence bourgeoise.
Les trade-unions ont obtenu leurs résultats par deux moyens : par une lutte directe contre le patronat ; par la pression exercée sur le Parlement. Mais, dans un cas comme dans l’autre, elles doivent leurs succès précisément au terrain bourgeois sur lequel elles se sont placées. En ce qui concerne le patronat la conférence générale des syndicats proclama dès 1845 « une nouvelle méthode d’action syndicale, à savoir la politique de l’arbitrage et des sentences arbitrales » [5]. Mais  l’arbitrage et les sentences arbitrales ne sont possibles que s'il existe un terrain commun sur lequel on puisse s’entendre. Et ce terrain fut bientôt fourni par le système très répandu de l’échelle mobile des salaires, qui, de son côté, repose, économiquement, sur l’harmonie des intérêts du patronat et de la classe ouvrière. Ce n’est que parce que le patronat comme la classe ouvrière étaient placés sur ce terrain commun que fut possible l’extension considérable du système des contrats collectifs, des institutions d’entente, des tribunaux d’arbitrage, tels que nous les voyons fonctionner jusque vers 1880. Mais, par là, les conflits et les heurts entre le Travail et le Capital se transformèrent, de luttes de classe en conflits entre acheteurs et vendeurs, comme il s’en produit ordinairement à l’occasion de l’achat et de la vente de toute marchandise. Si, d’une part, le patronat était arrivé à cette conception que les grèves étaient « inévitables lors des négociations commerciales sur l’achat du travail », le travail se résigna, d’autre part, à ne les considérer que comme simple objet de « négociations commerciales ».
Comme base de toute la lutte syndicale, les trade-unions acceptèrent la théorie de l’économie bourgeoise de l’offre et de la demande comme constituant le seul régulateur des salaires, et « il en résulta tout naturellement que le seul moyen en leur pouvoir d’assurer ou d’améliorer leur situation était de réduire l’offre » [6].
En conséquence, nous voyons employer en tant que moyens de lutte syndicale, à cette époque, la suppression des heures supplémentaires, la réduction du nombre des apprentis et l’émigration (dans certaines branches jusque vers 1880), c’est-à-dire, excepté le premier point, des méthodes purement corporatives.
C’est également le caractère que revêtit le côté politique de la lutte syndicale. Deux points de vue sont caractéristiques dans ce sens. Tout d’abord l’attitude politique propre des trade-unionistes anglais : jusque vers 1885, ils furent – et ils sont encore aujourd’hui dans la majorité des cas – de purs bourgeois, libéraux ou conservateurs. Puis les méthodes et les moyens qu’ils employèrent dans la lutte pour les lois de protection du travail ne furent pas le moins du monde l’agitation populaire, comme en Allemagne et dans les autres pays du continent, mais un système complexe tout particulier en vue d’influencer les parlementaires bourgeois, sans distinction de partis, un marchandage, une politique de couloirs et d’escaliers de service, sans aucun caractère de principe ni de classe, telle qu’elle fut tout particulièrement appliquée par les fileurs et les tisserands [7]. C’est précisément à l’emploi de ces méthodes que les syndicats durent leurs plus grands succès d’ordre législatif. A quel point, au contraire, une attitude ayant un caractère de classe plus prononcé était un obstacle pour l’obtention de résultats pratiques, c’est ce que montrent les difficultés qu’eut à surmonter la Fédération des mineurs.
En rapport avec cette activité orientée dans ce sens, nous voyons toute la structure et tout le caractère des syndicats anglais se modifier au cours de la seconde moitié de ce siècle. La direction du mouvement passe des mains des « enthousiastes et agitateurs irresponsables » aux mains d’ « une classe de fonctionnaires permanents », qui sont même parfois engagés après un examen en règle [8]. D’une école de solidarité de classe et de morale socialiste, le mouvement syndical se transforme en une œuvre d’art extrêmement compliquée, une maison d’habitation confortablement installée en vue d’une existence durable, et, dans tout le monde ouvrier de cette époque, règne « un esprit de diplomatie prudente, quoique un peu étroite ».

II

En Angleterre, ainsi que nous l’avons vu plus haut, les ouvriers et la bourgeoisie se plaçaient, tant au point de vue économique qu’au point de vue politique et moral, sur le même terrain.
« Ils [les leaders des trade-unions] acceptèrent avec une entière bonne foi l’individualisme économique de leurs adversaires bourgeois, et ne réclamèrent que la liberté de coalition, que les membres éclairés de la classe bourgeoise étaient tout disposés à leur accorder ... La compréhension dont ils firent preuve pour le mode de penser de la bourgeoisie et leur appréciation des difficultés réelles de la situation les préservèrent d’être de simples démagogues ... La possession des bonnes manières n’était pas, quoique cela puisse paraître une mesquinerie triviale, la moindre de leurs qualifiés. A un respect complet d’eux-mêmes et à une intégrité absolue, ils alliaient la correction du langage, une attitude absolument irréprochable dans la vie privé et une absence remarquable de tout ce qui rappelle le cabaret » [9].
Le fait que tant la lutte purement économique des trade-unions que leur lutte en faveur de la législation ouvrière ne furent pas menées d’une façon unie par l’ensemble des syndicats et en faveur de l’ensemble de la classe ouvrière, comme ce fut le cas en Allemagne, en France et partout ailleurs, mais en groupes dispersés, chaque syndicat agissant pour son propre compte et par ses propres moyens (voir la résistance opposée par les représentants des provinces de Durham et de Northumberland au Parlement aux efforts de la Fédération des mineurs) [10], n’est qu’une conséquence logique de cette politique individualiste diplomatique. L’absence d’un terrain économique et politique commun, d’un point de vue général de classe, les antagonismes entre grands et petits syndicats, entre syndicats d’ouvriers qualifiés et syndicats d’ouvriers non-qualifiés, entre vieux et jeunes syndicats, condamnèrent à la stérilité et à la ruine leurs actions communes, leurs congrès communs et leur commission parlementaire [11]. «  Le congrès, où sont représentés un grand nombre d’intérêts divergentes et même contradictoires, ne peut jamais être qu’une union très lâche ... » [12].
A ces deux facteurs susmentionnés, à savoir le développement croissant de l’industrie et le terrain bourgeois sur lequel se plaça le mouvement ouvrier, vient s’ajouter logiquement la troisième particularité des conditions anglaises : la bienveillance manifestée par l’opinion publique à l’égard du mouvement ouvrier. Ce n’est pas « la pitié innée à l’homme », ni l’investissement à l’étranger de grandes quantités de capitaux anglais qui, comme on le prétend souvent, expliquent la bienveillance manifestée par l’opinion publique anglaise à l’égard du mouvement syndical.
Ceux qui le prétendent ne voient qu’un côté de l’influence exercée par l’opinion publique sur la classe ouvrière, à savoir l’aide matérielle accordée par elle. Mais ils ne voient pas l’autre côté : la pression morale exercée par elle sur les ouvriers. Ce n’est pas pour le mouvement ouvrier, en général, que l’opinion publique anglaise manifeste cette bienveillance, mais pour le mouvement ouvrier bien déterminé qui s’est constitué sur le sol de l’Angleterre : le mouvement qui, tant au point de vue économique qu’au point de vue politique, se place sur le terrain de la société bourgeoise. Elle ne soutient pas la lutte de classe, au contraire, elle le prévient. Lors des grèves, des mouvements de salaires, l’opinion publique impose, comme l’on sait, l’arbitrage, les procédures d’entente, elle empêche la lutte de se transformer en une épreuve de force, même quand cela serait précisément avantageux pour la classe ouvrière, et malheur aux ouvriers s’ils refusaient de se soumettre à la voix de l’opinion publique ! L’ouvrier anglais qui, dans sa lutte contre son entrepreneur, est soutenu par la société bourgeoise anglaise, l’est en sa qualité de membre de cette société, en qualité de citoyen, d’électeur bourgeois, et ce soutien contribue encore à en faire un membre fidèle de cette société.
L’entrepreneur raisonnable et l’ouvrier syndiqué tout aussi raisonnable, le capitaliste correct et l’ouvrier correct, le bourgeois au cœur large, ami des ouvriers, et le prolétaire à l’esprit mesquin étroitement bourgeois, se conditionnent l’un l’autre, ne sont que des corollaires (phénomènes qui se complètent l’un l’autre) d’un seul et même rapport, dont la base commune était fournie par la situation économique qui a été celle de l’Angleterre à partir du milieu du XIX° siècle : la stabilité et la domination incontestée de l’industrie anglaise sur le marché mondial.
Cette situation se maintint en Angleterre jusque vers 1880. Mais, à partir de cette époque, on assiste, sous tous les rapports, à une modification profonde, avant tout dans la base du développement syndical, tel qu’il s’était poursuivi jusqu’alors. La position de l’Angleterre sur le marché mondial est fortement ébranlée par le développement capitaliste de la Russie, de l’Allemagne et des Etats-Unis. Le déclin rapide de l’Angleterre se manifeste non seulement dans la perte, l’un après l’autre, de ses débouchés, mais encore dans un symptôme toujours très grave et très caractéristique : la décadence de ses méthodes de production et de commerce. Ces dernières, notamment, indiquent toujours le développement ou le déclin d’une industrie capitaliste avant et plus sûrement que les statistiques d’exportation ou d’importation elles-mêmes. De même que la classe capitaliste d’un pays en voie de développement se distingue avant tout par l’habileté et la souplesse de ses méthodes techniques de production et de commerce (voir l’Angleterre jusque vers 1870-80 et l’Allemagne actuelle) ; de même dans un pays dont le développement industriel est en retard se manifestent comme un premier symptôme infaillible le caractère rétrograde et la lourdeur des méthodes de production et de commerce. C’est actuellement le cas en Angleterre, et, depuis quelque temps, les plaintes sur l’apathie et la raideur des marchands anglais constituent une rubrique spéciale dans les rapports consulaires anglais. En ce qui concerne les méthodes de production, l’Angleterre est actuellement – c’est là un fait tout à fait sans précédent – contrainte par la concurrence étrangère, et pour protéger son propre marché indigène, d’importer de l’étranger de l’outillage technique moderne de production. Voir, par exemple, les transformations auxquelles nous assistons actuellement dans l’industrie du fer-blanc, sous la pression de la concurrence des Etats-Unis [13].
L’insécurité et l’instabilité de la situation commerciale et industrielle entraînent comme conséquence un changement profond dans l’attitude des entrepreneurs comme des ouvriers anglais. La dépression générale dans l’industrie anglaise est momentanément encore contre-balancée par la demande de constructions navales créée par le militarisme et le commerce, demandes qui favorisent, à leur tour, toute une série de branches d’industrie importantes, telles que l’industrie métallurgique. Mais, dans ce domaine également, l’Angleterre sera bientôt menacée par la concurrence de l’Allemagne.
Si, dans les périodes de prospérité, les concessions aux ouvriers étaient insensibles pour le Capital, ce dernier devient actuellement de plus en plus sensible et excitable. Les procédures d’entente lui deviennent de plus en plus désagréables et il utilise les sentences des Chambres d’arbitrage pour « repousser les revendications excessives des ouvriers », tandis qu’à d’autres moments, il « se sert de sa position stratégique pour obliger les ouvriers à accepter des conditions plus défavorables que celles proposées par les sentences des Chambres d’arbitrage » [14]. D’autre part, le système de l’échelle mobile qui garantit aux ouvriers leur part à la prospérité industrielle, leur apporte, avec le déclin des affaires, des revers de plus en plus fréquents. C’est pourquoi les syndicats abandonnent résolument ce système. Mais, avec l’abandon par les ouvriers du système de l’échelle mobile et la violation systématique par les entrepreneurs des sentences arbitrales, disparaissent les conditions favorables aux procédures d’arbitrage et d’entente, qui avaient accompagné la période de prospérité du trade-unionisme anglais, et, avec elles, la paix sociale. Cette transformation fut, il y a quelques années, reconnue officiellement par la suppression des lois de 1867 et de 1872, aux termes desquelles tous les conflits entre le Capital et le Travail devaient être obligatoirement tranchés au moyen de l’arbitrage. En même temps, avec la bonne marche constante des affaires et la stabilité apportée dans la situation de l’ouvrier, a disparu également la possibilité de développer si savamment les syndicats et de faire fonctionner leur mécanisme compliqué d’une façon aussi simple qu’autrefois. Ce mécanisme savant et la bureaucratie spécialisée des syndicats deviennent également en grande partie inutiles, par suite de la suppression de l’échelle mobile des salaires, et de la procédure d’arbitrage. Tous les syndicats fondés au cours des quinze dernières années se distinguent des vieux syndicats par la grande simplicité de leur organisation et de leur fonctionnement, et se rapprochent en cela des syndicats du continent. Mais, dans la mesure, où la procédure d’entente à l’amiable devient de plus en plus inefficace, les conflits entre le Capital et le Travail deviennent de plus en plus de simples questions de force, comme nous l’avons vu à propos de la grève des métallurgistes et de celle des mineurs gallois. En Angleterre, également, la « paix sociale » fait place à la guerre sociale, à la lutte de classe. Les syndicats se transforment peu à peu, d’organisations ayant pour but d’assurer la paix industrielle en organisations de lutte de classe, sur le modèle des syndicats allemands, français, autrichiens.
Deux symptômes importants de ces tout derniers temps montrent que, tant dans la bourgeoisie anglaise que dans le prolétariat anglais, on se rend compte de la transformation réalisée, et qu’on se prépare à une lutte de classe sérieuse. C’est, pour le patronat, l’Union pour la lutte contre l’action parlementaire des syndicats, pour la classe ouvrière, la réapparition de l’idée d’une Alliance ouvrière générale, autant haïe des capitalistes que des trade-unionistes de la vieille école et des partisans de la « paix sociale », mais qui exprime nettement, pour la masse du prolétariat anglais, le besoin d’un groupement, le réveil de la conscience de classe, au sens véritable du terme.
De cette histoire du trade-unionisme anglais esquissée par nous en traits généraux, on peut tirer trois sortes de conclusions différentes pour notre controverse avec Bernstein et ses partisans.
Tout d’abord, l’idée selon laquelle les syndicats ont une importance directe pour le socialisme est complètement fausse. Précisément, le mouvement syndical anglais, sur lequel on s’appuie, doit, en grande partie, ses résultats obtenus dans le passé à son caractère purement bourgeois, à son hostilité à l’égard de l’ « utopisme » socialiste. Les historiens du trade-unionisme, S. et B. Webb constatent eux-mêmes, à différentes reprises, et expressément, que le mouvement syndical en Angleterre a chaque fois échoué, dans la mesure où il était imprégné d’idées socialistes, et, au contraire, obtenu des résultats dans la mesure où il se rétrécit, s’aplatit, se libère du socialisme [15].
Précisément, le trade-unionisme anglais, dont le représentant classique est l’ouvrier-gentleman rassasié, correct, étroit, borné, pensant et sentant bourgeoisement, prouve, par conséquent, que le mouvement syndical en soi n’a encore rien de socialiste et que, même, dans certaines circonstances, il peut constituer une entrave directe au développement de la conscience socialiste, de même qu’au contraire, la conscience socialiste peut être, dans certaines conditions, un obstacle à l’obtention de résultats purement syndicaux.
En Allemagne, comme dans l’ensemble du continent, les syndicats se sont constitués dès le début sur la base de la lutte de classe, souvent même directement, comme une création de la social-démocratie (voir la Belgique et l’Autriche). Ils sont ici subordonnés d’avance au mouvement socialiste, et ne peuvent compter sur des succès – tout au contraire de l’Angleterre – que dans la mesure où ils s’appuient sur la lutte de classe socialiste et sont soutenus par elle (voir l’action social-démocrate actuelle, en Allemagne, pour la défense du droit de coalition). Les syndicats allemands (comme ceux du continent en général) sont, de ce point de vue, du point de vue des efforts d’émancipation du prolétariat, malgré leur faiblesse, et en partie même, à cause de cette faiblesse, plus avancés que les syndicats anglais. Le renvoi à l’exemple de l’Angleterre, ne signifie pas autre chose, en réalité, que conseiller aux syndicats allemands de quitter le terrain de la lutte de classe socialiste et se placer sur le terrain bourgeois. Mais, pour servir la cause du socialisme, ce ne sont pas les syndicats allemands qui doivent s’engager sur les traces des syndicats anglais ; mais, au contraire, les syndicats anglais sur celles des syndicats allemands. Les « lunettes anglaises » ne conviennent par conséquent pas à l’Allemagne, non pas parce que les conditions anglaises sont plus avancées, mais parce que, du point de vue de la lutte de classe, elles sont plus arriérées que les conditions allemandes.
En outre, si nous passons de la signification subjective des syndicats pour le socialisme, de l’influence qu’ils exercent sur la conscience de classe du prolétariat, à leur signification objective, à la « puissance économique » que, d’après la théorie opportuniste, ils donnent à la classe ouvrière, et à l’aide de laquelle elle sera en mesure de briser la puissance du Capital, elle apparaît également comme une légende, et même « une légende des anciens temps ». En Angleterre même, la puissance économique inébranlable des syndicats, même sans tenir compte de tout ce par quoi elle a été achevée, appartient déjà en grande partie au passé. Elle est liée, comme nous l’avons vu, à une période tout à fait déterminée, exceptionnelle, du développement du capitalisme anglais, à sa domination incontestée sur le marché mondial. Mais cette période qui, seule, par sa stabilité et sa prospérité, constituait le terrain du trade-unionisme anglais dans sa période de prospérité, dans sa prospérité véritable, ne se répètera plus ni en Angleterre, ni en aucun autre pays.
Si même le mouvement ouvrier allemand pouvait et voulait, conformément aux conseils opportunistes, abandonner, pour la « puissance économique » la fameuse légende du prolétariat qui « veut tout avaler », c’est-à-dire son caractère socialiste, et s’engager sur la trace du trade-unionisme anglais, il ne pourrait jamais conquérir la puissance économique que possédait autrefois ce dernier. Et cela, pour une raison bien simple : parce qu’aucun opportunisme ne peut créer artificiellement le terrain économique du vieux trade-unionisme.
En résumé, les « lunettes anglaises » de Bernstein ne sont, en réalité, qu’un miroir concave dans lequel tous les phénomènes se reflètent à l’envers. Ce qu’il représente comme le moyen le plus puissant de la lutte socialiste n’était, en réalité, qu’un obstacle à la réalisation du socialisme, et ce qu’il considère comme l’avenir de la social-démocratie allemande n’est que le passé, qui disparaît de plus en plus, du mouvement ouvrier anglais dans son évolution vers la social-démocratie.

Notes
[1] S. et B. Webb : Histoire du trade-unionisme.
[2] Ibid.
[3] S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats anglais.
[4] S. et B. Webb : Histoire du trade-unionisme.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats anglais.
[8] S. et B. Webb : Histoire du trade-unionisme.
[9] Ibid.
[10] S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats anglais.
[11] Une nouvelle preuve en est le mode de scrutin introduit au congrès syndical de Cardiff, qui « tend manifestement à remettre tout le pouvoir aux mains des fonctionnaires et notamment des fonctionnaires d’un petit nombre de vieux et grands syndicats » (Webb : Théorie et pratique des syndicats anglais).
[12] S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats anglais.
[13] Gazette industrielle allemande, décembre 1898.
[14] S. et B. Webb : La théorie et la pratique des syndicats anglais.
[15] S. et B. Webb : op. cit.


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