PAGES PROLETARIENNES

lundi 8 août 2016

FORCE ET FAIBLESSE DU BORDIGUISME (deuxième partie)


et le Mystère Bordiga

par Lucien Laugier (1983)


Toute la problématique de « Socialisme ou Barbarie » tournait en effet autour de cette question de la propriété privée des moyens de production et du critère socialiste fondamental lié à l'abolition de cette propriété. Revenant à un Marx peu connu – celui de la critique du Programme d'Erfurt et de Gotha1 - Bordiga soutenait que le critère fondamental du socialisme ne devait pas être recherché dans la transformation des formes de propriété (notamment en la rendant étatique ou « du peuple », etc.) mais dans les conditions déterminant l'abolition de toute propriété et, en premier lieu celle qui supprime l'argent et, consécutivement fait disparaître la nature de marchandise de la force de travail. La nature de marchandise de cette dernière limite en effet la part du produit qui revient au travailleur salarié à l'équivalent nécessaire pour satisfaire les besoins d'entretien et de reproduction de cette même force de travail. Celle-ci, appliquée aux conditions modernes du travail associé produit plus que le montant de cet équivalent. Ce surplus, dans les conditions exixtantes, reste propriété de l'entreprise (qu'elle soit privée, étatique, coopérative, etc. peu importe) et ne peut donc avoir d'autre utilisation que de devenir à son tour capital dans le cadre d'une production élargie.

Je répète ici les données élémentaires et simplifiées du socialisme selon Marx tout en connaissant bien leur défaveur présente auprès de l'intelligentsia qui, sous couvert de l'échec de « l'utopie de Marx » rejette toutes les données que ce dernier a utilisées, en particulier celles du travail nécessaire et du surtravail, de la plus-value et du profit, de la force de travail et de l'aliénation du travail salarié. C'est une question que je ne veux aborder que plus loin dans la cadre de cette présentation générale : la critique du marxisme en tant que connaissance du mouvement historique de la société suppose une réflexion préalable sur la possibilité de cette connaissance et même sur la possibilité de la connaissance tout court. Je n'y procèderai d'ailleurs que dans les limites bien visibles de l'expérience que j'ai entreprise de relater. Pour le moment je me borne à situer les critères utilisés par Bordiga dans son analyse de la « dégénérescence » de la révolution russe, par rapport au marxisme édulcoré ou falsifié qu'avaient utilisé à ce sujet tant les trotskystes que les staliniens.

Selon Bordiga, la contre-révolution stalinienne ne recelait aucune énigme : le pouvoir des Soviets, quoique tendu vers le socialisme par le biais de son appui total à la révolution communiste mondiale, n'avait jamais pu, en Russie même, aller au-delà d'une accumulation de capital rendue nécessaire dans ce pays par une insuffisance des forces productives que les destructions de la guerre – étrangère et civile – avaient rendue catastrophique. Ce stade « d'accumulation primitive » ne pouvait être dépassé qu'avec l'aide du prolétariat européen si celui-ci parvenait à vaincre sa propre bourgeoisie, prendre la direction de la société et aider gratuitement la Russie des Soviets. Mais ce prolétariat a été vaincu et abattu ; la contre révolution stalinienne, tournant le dos à la politique initiale et abandonnant toute perspective de révolution mondiale, a dès lors poursuivi le développement économique péniblement tenté par la Russie d'Octobre et, accélérant la production par les moyens les plus barbares s'est lancée dans la voie d'une croissance exclusivement capitaliste de la nouvelle Russie.

Quant à la « nouvelle classe dirigeante » russe, il était moins important, selon Bordiga, de l'identifier physiquement que de comprendre comment le phénomène de la modernisation et de l'industrialisation de la Russie archaïque, avec son développement atypique d'un capitalisme général avait pu s'intégrer dans le cours historique général de l'impérialisme. Le renversement du tsarisme en Russie, tout comme plus tard et davantage encore, les bouleversements consécutifs à la décolonisation en Asie et en Afrique sont advenus à un point extrême de l'expansion du système capitaliste – et non pas à ses débuts, comme les révolutions du XIIIe et XIXe siècle qui survinrent dans des économies agrariennes, rurales et n'avaient pas à craindre – sauf en ce qui concerne l'Angleterre – de dures concurrences pour les systèmes sociaux qu'elles instauraient. C'est à partir de cette donnée globale que le Marx de 1848 et le Lénine de 1917, l'un et l'autre dans un contexte et une perspective internationaux conclurent à la fin des capacités révolutionnaires de la bourgeoisie et donc à la possibilité pour le prolétariat, là où subsistaient des systèmes sociaux et politiques pré-capitalistes , de prendre la tête d'une révolution double , « bourgeoise » dans la mesure où elle abolissait les structures féodales, agrariennes, monarchiques – prolétarienne parce qu'elle « sautait » - au profit d'une perspective socialiste - « l'étape » du pouvoir bourgeois et du développement du capital.

C'était là le schéma fondamental de l'initiative bolchevique dans la Révolution d'Octobre – schéma aujourd'hui totalement renié par les staliniens, et, bien entendu crassement ignoré des intellectuels occidentax même, et, surtout, s'ils sont « progressistes ». Le schéma était naturellement valable pour les révolutions coloniales. Bordiga utilisait l'issue prévisible de ces révolutions pour illustrer le fait, surprenant pour tout un chacun, que le capitalisme pouvait triompher sans bourgeoisie capitaliste ! En effet des révolutions anti-féodales surgirent presque en chaîne depuis la Seconde Guerre mondiale partout où la domination impérialiste donnait des signes de faiblesse et où, en conséquence, la coalition des forces de conservation sociale sur laquelle cette domination s'appuyait présentait de profondes lézardes que pût utiliser la révolte des couches misérables. Mais si le prolétariat mondial, disait en substance Bordiga, n'a pas la capacité de prendre la direction de cette révolte et de la coordonner en vue de la conduire au-delà de la simple indépendance nationale, la rébellion de ces peuples n'aboutira qu'à la création de nouveaux pays capitalistes ; l'Etat assumant cette fonction recrutera son personnel dans les couches les plus diverses de la population (l'armée s'est avérée être le meilleur « moule » pour que s'y fonde la nouvelle classe dirigeante) ; la société se stratifiera en classes privilégiées et défavorisées selon le clivage même des nouveaux rapports de production.

En conclusion , au stade présent de développement du capitalisme, c'est la puissance et la luxuriance de ce développement qui ont fait naître les nouvelles classes dominantes des pays « arriérés » et non l'inverse. Du moins cette affirmation représentait-elle l'application cohérente et authentique de l'analyse marxiste aux conditions de la société moderne. Dans l'exposition qu'en faisait Bordiga, elle tenait la première place dans la réhabilitation qu'il tentait du « vrai programme communiste » que la contre révolution stalinienne avait totalement effacé des sciences et consciences, notamment en créditant les systèmes bourgeois – démocratie, indépendance nationale, etc. - d'un nouveau « stade progressif », dont la Révolution d'Octobre, précisément avait signifié le deuil définitif.

Il ne s'agissait pas, chez Bordiga, d'une formulation abstraite et perdue dans les nimbes de la « théorie » : la dénonciation du stalinisme, de ses mensonges et des catégories anti-marxistes qu'il avait affublées de l'étique « socialiste » en constituait la permanente toile de fond. Sous l'impulsion de Bordiga, dès 1952, le PCI dans sa presse, dans ses périodiques réunions internationales, ne cessa jamais « d'ausculter » la situation économique et politique de la Russie. Une longue démonstration, œuvre de Bordiga, fît justice de la vantardise stalinienne concernant la spectaculaire croissance des chiffres de production de l'URSS dans les immédiates années d'après-guerre.


En réalité, le point de départ de ces chiffres – 1945 – se situait très bas, bien au-dessous de ceux de 1938. C'était, selon Bordiga, une preuve éloquente de la soumission de l'économie russe au système capitaliste dont une des grandes lois est que tout capitalisme jeune, comme précisément celui de l'URSS, présente des rythmes de croissance bien supérieurs à ceux des capitalismes « anciens », depuis longtemps développés. Cependant cette vivacité des capitalismes jeunes décroît à mesure que le capitalisme, comme système historique, vieillit. Ainsi le jeune capitalisme russe présentait des chiffres de croissance inférieurs à ceux qu'atteignait le capitalisme anglais à l'époque où celui-ci , également, était encore jeune2.

Je répète qu'il ne s'agissait pas chez Bordiga d'une sorte de mise au point théorique, d'une leçon d'économie marxiste. Au début des années 1950, les illusions chez les ouvriers étaient encore très grandes au sujet des merveilles du « socialisme » russe dont les staliniens entretenaient le mythe en invoquant en premier lieu la courbe ascendante des chiffres de production de l'URSS, à un moment où l'économie occidentale n'avait pas repris l'essor vertigineux de la décennie suivante. Preuves théoriques et pratiques en main, Bordiga dénonçait, dans cette propagande un double mensonge : un mensonge doctrinal et un mensonge de fait. D'abord il n'est pas vrai que la croissance des chiffres de production soit un critère de socialisme, ce dernier, selon Marx, exigeant les capacités productives d'un capitalisme développé mais se distinguant essentiellement de tout autre système par le caractère non mercantile de la répartition du produit. Ensuite il est (faux ? Mot manquant dans le tapuscrit) qu'aucun autre pays n'aurait jamais connu une croissance économique semblable à celle de l'URSS de l'après guerre.

Aujourd'hui, toutes les illusions populaires concernant l'URSS sont perdues, aussi bien sur le bien-être sociale que procure son « socialisme » que sur les mérites compétitifs de celui-ci dans la course mondiale aux chiffres élevés de production. Aussi l'intérêt de la démonstration de Bordiga a-t-il fortement pâli. Mais surtout une autre chose s'est aussi évanouie. Lutte comme le faisait Bordiga contre la propagande c'était implicitement considérer que l'efficacité de cette propagande constituait le principal obstacle au retour du prolétariat sur ses positions révolutionnaires traditionnelles. Or, depuis cette époque, les mensonges des dirigeants russes ont été officiellement reconnus, y compris par les successeurs de Staline, sans provoquer un tel retour. Bien des raisons peuvent l'expliquer. Mais l'imposture du « socialisme dans un seul pays » était d'une telle envergure, il y a un quart de siècle, qu'il était difficile de l'imaginer démasquée sans que surviennent de redoutables remous parmi les masses qu'elle avait si longtemps influencées. Aussi le PCI accordait-il beaucoup de temps et de peine à rechercher et à mettre en évidence tous les détails et informations au travers desquels les dirigeants russes se voyaient amenés implicitement – quelquefois explicitement – à reconnaître qu'ils construisaient... non pas le socialisme mais le capitalisme.

Autour de Bordiga, on attachait une telle importance à cette « confession » qu'on en vînt à lui fixer en quelque sorte un délai : un jour se tiendrait à Moscou le « congrès des aveux » qui entendrait les chefs du Kremlin déclarer ouvertement qu'ils avaient renoncé au vieux rêve du communisme, tel qu'il avait inspiré Lénine, Trotsky et toute leur génération révolutionnaire. La clique post-stalinienne ne formula jamais explicitement de tels aveux. Elle n'en fut pas moins contrainte d'aborder au grand jour des problèmes dont l'existence seule apportait la preuve de cette renonciation. Bordiga y puisa la matière d'une âpre critique que soutenait infailliblement sa foi en la nature déterministe de l'enchaînement des faits historiques.

La première de ces occasions, Bordiga la trouva dans la publication, en 1953 et sous la signature de Staline, d'une brochure intitulée : « Les problèmes économiques de l'URSS »3. A cette date, donc peu de temps avant sa mort survenue durant la même année, le sombre chef moustachu de toutes les Russie, se voyait contraint de se prononcer sur les difficultés de la production soviétique, totalement tues jusque là, et d'exposer le sens des diverses réformes possibles : en un mot de dire quelque chose de la façon dont l'URSS entendait désormais poursuivre sur la voie de son « socialisme ». En passant au crible toutes les énormités proférées par Staline du point de vue du marxisme le plus élémentaire, Bordiga reprit l'essentiel de ses arguments contre les ex « centristes »4 de la Troisième Internationale lors de l'ancien conflit déformé ou caché par ces derniers durant plusieurs décennies, et en ne perdant aucune occasion de tourner en dérision les pirouettes de Staline – notamment lorsque celui-ci ne pouvait faire autrement, pour justifier le caractère « socialiste » de l'économie russe que de coller purement et simplement cette étiquette sur des dispositions qui rapprochaient toujours plus le système soviétique de celui de ses rivaux occidentaux.

Dans la production de Bordiga ce fût là le « Dialogue avec Staline » rapidement suivi, après la mort du vieux forban, du « Dialogue avec les morts » motivé par les déclarations encore plus révélatrices de son successeur Nikita Krouchtchev. Bordiga expliquait ainsi le titre de cette seconde plaquette : la mort peut bien éliminer les révolutionnaires massacrés dans les caves ou à la suite des procès truqués, mais non pas faire disparaître les problèmes qu'ils ont payés de leur vie pour les avoir soulevés ; la contre révolution, de leur vivant, en niait l'existence mais ils renaissent tôt ou tard et, sous forme métaphorique, contraindre les renégats et bourreaux à reprendre le dialogue avec ceux dont ils ont tranché la tête ou percé la nuque.

Durant toute la seconde moitié des années 1950, le PCI consacre beaucoup de son temps et de ses efforts à cette démolition du mythe du « socialisme russe ». Sur les résultats de ces efforts nous fondions alors beaucoup d'espoir, sans doute plus que Bordiga lui-même. Il ne cessait en effet de répéter que la prochaine crise du capitalisme ne viendrait pas de ses secteurs « arriérés » (la Russie y étant comprise) et qu'elle ne naîtrait pas d'une phase de stagnation de la production (comme le pensaient ceux de « Socialisme ou Barbarie ») mais qu'au contraire elle éclaterait dans les centres de surdéveloppement et en leurs moments de surchauffe.

Sans infirmer véritablement cette prévision, la réalité des années de maturation de la crise, à partir en gros de 1973, s'est trouvée plus nuancée. Un des aspects désagréable d'un bilan de défaite, c'est la nécessité de mentionner scrupuleusement les atouts qu'on a eus en mains et qu'on n'a pas su ou pu pleinement utiliser. Le principal de ces atouts dans le PCI de 1952 c'était la rigueur de l'analyse de Bordiga et la sûreté de ses prévisions pour les deux décennies à venir. Que vers la fin de ce délai, les événements aient brusquement cessé de répondre à ces prévisions, c'est une des questions cruciales de mon récit et je ne peux encore la poser ici. De toute façon, si j'énumère présentement les mérites de Bordiga – et je préfèrerais me consacrer tout de suite à la critique possible tout en abrégeant l'apologie nécessaire – c'est parce que j'ai rencontré, chez certains ex-militants ou sympathisants du PCI, une telle incompréhension à son égard qu'il me faut en prendre le contre-pied et ce, d'autant plus que pareille « injustice » à l'égard des révolutionnaires battus est depuis une dizaine d'années « dans le vent » - en quelque sorte comme la rançon de Mai 68.

Le plus important, chez le Bordiga des années 1950, c'était son horreur du volontarisme . Le mande a devant lui, disait-il en substance, au moins une vingtaine d'années de prospérité, donc deux décennies sans possibilité de crise révolutionnaire en ses centres vitaux. Par contre, toutes les contradictions du capitalisme étant exportées à la périphérie, elles devaient obligatoirement y provoquer des révoltes en chaîne qui, à la longue, ne pouvaient que poser avec toujours plus d'acuité le problème de l'indépendance politique pour les pays colonisé de l'Asie et de l'Afrique. En conséquence, Bordiga accordait une grande importance à ce qu'il dénommait, non sans quelque lyrisme, « l'ardent réveil des peuples de couleur », qu'un développement historique entravé contraignait à une lutte de race et non de classe, même si elle mobilisait déjà d'importants contingents prolétariens.

Mais cette conviction ne s'accompagnait jamais, chez Bordiga, de la moindre parcelle d'illusion quant à la possibilité de recommencer , dans les pays victorieux du colonialisme, la double révolution anti-féodale et anti-capitaliste comme celle de la Russie d'Octobre. A sa suite, le PCI ne crut jamais, comme le firent tous les trotskystes, que des mouvements et des Etats socialistes pouvaient sortir des luttes du Tiers-monde. Ce que Bordiga attendait de ces luttes, c'est d'une part qu'elles crééent dans les pays intéressés les conditions d'une lutte de classe moderne – c'est à dire qu'elles balayent, en même temps que le système colonisateur, la xénophobie et le nationalisme locaux ayant motivé les rébellions indépendantistes, et, d'autre part, que ces rébellions tirent de sa torpeur le prolétariat des métropoles européennes, assoupi par les « conquêtes sociales » permises par le productivisme intensif du second après-guerre... et abruti par les masses d'heures supplémentaires exigées par ce même productivisme.

Toute cette perspective, bien évidemment, s'est vue infirmée lors des décennies suivantes ; le grand front révolutionnaire que le PCI espérait voir se nouer entre le prolétariat des grandes puissances impérialistes et les masses pauvres et affamées des ex-colonies n'a pas connu l'ombre d'une réalisation. Face au ricanement qui peut accueillir cet aveu d'échec ches les « réalistes » désabusés de l'actuelle génération, il me faut montrer au passage que, pas un instant dans le PCI, nous n'avons sous-estimé les conditions difficiles qu'impliquait la réussite de notre prévision. Une grande occasion de discrimination politique immédiate, un exercice difficile de sang froid et de lucidité s'est offert à nous, à ce propos, à travers l'expérience spécifique que nous avons vécue lors de la guerre d'Algérie. La position à adopter face à cette guerre nous a imposé d'esquisser, au moins au niveau de l'étude et de la propagande concernant l'événement, une nette distinction entre ce qu'elle pouvait apporter à la cause prolétarienne et ce qui risquait de l'enfermer dans une perspective exclusivement nationale, donc bourgeoise.

A la différence des groupements ou individus5 qui apportèrent un appui inconditionnel au FLN et à sa cause, le PCI s'efforça de discriminer, à l'intérieur du mouvement algérien, les forces et orientations éventuellement favorables à une inflexion prolétarienne et celles qui, de toute évidence, y influaient dans un sens bourgeois . Par définition, c'était le MNA de Messali Hadj, héritier de la tradition pro-communiste de l'Etoile algérienne de 1920, qui représentait le premier temps de la coalition révolutionnaire. Mais la décomposition de cette tendance, son élimination progressive à l'intérieur du FLN, et sa quasi extermination ultérieure rendirent notre effort de discrimination tout à fait platonique et son effet ne dépassa pas une certaine clarification de la question à l'intérieur du PCI. En vain, par notre presse « avertissions-nous » les prolétaires algériens d'avoir à se méfier de la fraction dirigeante de leur mouvement, en vain leur prédisions-nous la répétition chez eux du précédent historique des révolutions populaires « captées » par leur bourgeoisie. Les héroïques insurgés des djebels n'avaient pas plus la possibilité d'orienter leur lutte dans un sens prolétarien qu'en France les groupements révolutionnaires n'avaient celle de redresser, dans une perspective de classe, le mouvement ouvrier de la métropole.

La critique du PCI qui, au début des années 1950, saluait avec enthousiasme la vague insurrectionnelle afro-asiatique, ne pouvait guère, sur la fin de la décennie, que prendre acte de son issue exclusivement capitaliste et même conservatrice (notamment en matière de maintien du despotisme religieux, de la condition de la femme, du polygamisme comme signe de richesses, etc.). Il était bien vrai que les bouleversements extraordinaires survenus avec l'accession à l'indépendance politique des pays ex-colonisés n'avait pas provoqué la conséquence minima qu'en espérait le PCI : le retour à sa détermination originelle d'un prolétariat européen dont Lénine avait expliqué l'évolution pro-réformiste par sa participation aux « miettes du festin » dans l'exploitation colonialiste des peuples de couleur.

On examinera cependant au moment voulu les différences qui opposent cet échec de la prévision du PCI aux échecs identiques d'autres groupements également issus de la filiation Engels-Lénine. Je me contente ici de citer une seule de ces différences. Bordiga, par exemple, n'adhéra jamais au point de vue selon lequel, la bourgeoisie nationale des pays colonisés s'avérant incapable d'une lutte effective contre la domination impérialiste, toute lutte réelle contre cette domination devait nécessairement déboucher sur la libération sociale la plus radicale, donc ouvrir la voie de la prise du pouvoir au prolétariat et à la paysannerie pauvre. C'était là une conviction purement trotskyste et, par surcroît, fossilisée avec les années. Mais elles autorisaient les trotskystes à soutenir toute rébellion dirigée contre les puissances colonisatrices, à la saluer comme le début de la révolution mondiale, à vouloir intervenir chaque fois qu'ils avaient des partisans dans le pays considéré, où le front unique que leur préconisait la IV e Internationale en faisait les victimes impuissantes des massacres staliniens !

Bordiga, dès la mise au point de la « question russe », avait liquidé l'énigme des « nouvelles bourgeoisies », et des facteurs politico-sociaux jouant un rôle révolutionnaire ou pas. Dès lors que le prolétariat est hors de combat à l'échelle mondiale, la fonction de cette bourgeoisie absente peut bien être remplie – et elle l'a été effectivement durant la révolution afro-asiatique – par les couches sociales, les appareils militaires, les partis politiques les plus divers. Ces « ersatz » historiques ayant au moins ceci de commun avec la bourgeoisie glorieuse des temps romantiques : la promptitude, une fois parvenue aux approches du pouvoir, à massacrer la base sociale qui les y a portés.

C'est à la rigueur de cette thèse catégorique que le PCI doit de n'être jamais tombé dans les illusions et fanfaronnades gauchistes dont les ruines jalonnent le champ des espoirs ouverts par les rébellions tiers-mondistes des années 1960. Sans doute les perspectives selon lesquelles les révolutions nationales-coloniales d'Afrique et d'Asie permettaient un réveil du prolétariat européen ont été totalement démentie, mais ce ne fût jamais, d'après le schéma de Bordiga, parce que, dans ces révolutions, le « socialisme » aurait été trahi... En fait, ce qui l'a été – et par les staliniens en tout premier lieu – c'est la reconstruction de la lutte de classe, que l'on pouvait encore, au début des années 1950 ne croire que longuement assoupie. Les « faiblesses » de la prévision de Bordiga, il faudra donc, le moment venu, en chercher les raisons ailleurs. En effet, on ne peut pas davantage déplorer chez lui des lacunes ou des erreurs en ce qui concerne la transformation générale de la vie sociale telle que le produisit le grand boom économique consécutif à la grande saignée de la Seconde Guerre mondiale. Bordiga a toujours violemment combattu le mythe du degré de développement des forces productives comme condition d'émancipation de la classe travailleuse. Selon lui, la révolution socialiste était possible dans une aire géo-historique donnée dès que le capitalisme y avait supplanté les modes antérieurs de production. Il prenait donc le strict contre-pied, aussi bien du mensonge stalinien qui citait comme preuve de l'existence du socialisme en Russie l'industrialisation réalisée dans ce pays, que des promesses réformistes « à l'occidentale » qui promettaient un socialisme quasi automatique au terme... de l'expansion en cours du capital6.
En outre, il a balayé l'argument fallacieux avancé par les marxistes authentiques ou non, qui, pour justifier leur attentisme et leur opportunisme politique, invoquaient la nécessité d'encore accroître les forces productives. Celles-ci, disait Bordiga, sont déjà trop développées : elles inondent tous les aspects de la vie avec des pacotilles inutiles et stériles, des motivations absurdes et malsaines, des mirages et des illusions totalement décevants. Sous prétexte de « bien-être », elles créent en réalité de nouvelles servitudes d'autre part payées par une mécanisation et une robotisation de tous les instants de vie. En un mot Bordiga prononçait avant la lettre cette condamnation que la fin des années 1960 devait reprendre avec éclat lorsqu'elle fustigea sans ménagement la « société de consommation ».

L'échec des prévisions de Bordiga ne réside donc pas dans un imprévu non perçu en ce qui concerne la transformation véloce des conditions matérielles et techniques survenue depuis le milieu du siècle. Le seul « imprévu » qu'on puisse leur imputer apparemment7 concerne l'attitude attendue, fût-ce à long terme, des masses ouvrières. Ce que Bordiga scrutait avec la plus exigeante attention c'était avant tout la manifestation des premiers symptômes de la nouvelle crise en gestation dans l'économie capitaliste – crise dont il attendait qu'elle mette définitivement un terme à la prostration semi-séculaire du prolétariat. Mais il ne pouvait pas ou ne voulait pas analyser l'effet des profondes transformations survenues dans la condition ouvrière et qui pouvaient avoir vidé le « prolétariat », tant dans la réalité que dans le concept, de sa traditionnelle charge subversive. Chez les révolutionnaires de la génération de Bordiga, la prise en compte de ces transformations avait toujours été le fait de personnalités renonçant à la perspective révolutionnaire. Elle était donc suspecte a priori . Peut-être aussi Bordiga n'avait jamais nourri aucune illusion quant aux caractéristiques subversives trop généreusement prêtées aux ouvriers de toutes les époques. Aussi n'était-il pas impressionné outre mesure par quelques degrés de plus atteints par l'effacement de ces caractéristiques. A ses yeux la crise révolutionnaire était un phénomène si violent et si impétueux que comptait peu, face à elle, le degré d'apathie sociale réalisée jusque là par la précédente phase de prospérité capitaliste.

Pourtant, toujours aux yeux de Bordiga, le rôle essentiel du parti prolétarien consistait, non seulement à découvrir les signes précurseurs d'une telle crise mais aussi la façon dont y réagissaient les fractions les plus combatives de la classe ouvrière. Pour que la perspective nourrie par le PCI prenne quelque vraisemblance, il fallait que soit vérifiée sa première condition implicite : la survivance, dans ces fractions, d'une partie au moins de la dynamique de prestige et de conviction créée quelques décennies plus tôt par la révolution d'Octobre. En d'autres termes, il fallait surtout que, par delà les vicissitudes de la pratique politique et syndicale du stalinisme, ait survécu chez les ouvriers ce que, faute de terme plus précis, nous avons longtemps appelé « l'instinct de classe ». Durant les années 1960 qui connurent maints symptômes annonciateurs de la crise sociale cet « instinct » ne s'est nullement manifesté. Bien au contraire, les ouvriers de Mai 68 ont été prompts à accepter le marchandage proposé par leurs syndicats – quelques pour cent d'augmentation de salaire – contre l'indifférence, sinon le désaveu à l'égard de l'agitation étudiante, ils n'eurent envers le climat idéologique révolutionnaire de cette agitation que répulsion ou dégoût.

Aussi longtemps que rien ne venait troubler le rituel revendicatif que les partie et syndicats ouvriers enfermaient dans un réformisme constitutionnaliste aussi inefficace que soporifique pour l'ordre social, on pouvait imputer à une sorte d'apathie historique l'obéissance servile que la plus grande partie des ouvriers témoignait à ces partis et syndicats. Mais dès lors que toute la vie économique et politique était perturbée, que des centaines de milliers de jeunes se mobilisaient dans une contestation active, que la grève généralisée paralysait le pays et même que les sphères dirigeantes commençaient à donner des signes de panique, il n'était plus possible d'ignorer ce que signifiait le maintien par la totalité des travailleurs de leur « discipline ouvrière » à l'égard de l'action éminemment contre révolutionnaire du PCF et de la CGT : l'ajournement du « réveil prolétarien » que nous avions si longtemps attendu.

Mai 68 n'était pas, et ne pouvait pas être la révolution. Dans le PCI nous en donnâmes des raisons que je ne désavoue pas aujourd'hui. J'y reviendrai plus loin. Malgré cela – et peut-être même à cause de cela – l'événement fût un grand exemple – et peut-être aussi le dernier – d'une situation où les catégories sociales sont contraintes de se prononcer sans équivoque pour ou contre la révolution. La « classe ouvrière » de 1968 s'est rangée dans le second camp et ce fût bien, pour nous, la négation en actes de toute survivance « d'instinct prolétarien ».

Pour en revenir à la tentative amorcée plus haut de caractérisation de la pensée et du tempérament politique de Bordiga, il est encore une fois difficile de savoir à quoi s'en tenir quant à ses réactions aux événements de la fin des années 1960. Il est sûr qu'il fût, dès le début, très critique à l'égard de l'agitation étudiante et fortement sceptique sur son rôle de « détonateur » de la crise sociale. Mais il n'écrivit sur ce sujet que deux projets d'articles de presse plus humoristiques que profonds. D'ailleurs, en 1968, Bordiga avait dû suspendre toute activité politique à la suite d'une congestion cérébrale survenue l'année précédente. Sa tentative de reprendre cette activité ne fît qu'aggraver son état général.

La perplexité dont j'ai fait état plus haut demeure donc entière faute de connaître ce qu'aurait pu être la réaction de Bordiga face au comportement aberrant des masses ouvrières lors des événements de Mai 68. Tout à la veille de ces événements encore, il était cependant visible que le leader de la « Gauche italienne », expliquant par l'ampleur de la « contre révolution » les profonds reculs subis par le mouvement ouvrier jusque dans ses moyens de lutte les plus élémentaires (notamment les revendications immédiates, les grèves, les syndicats, etc.) répugnait à se pencher sur les résultats de ce recul, notamment sur ses effets quant à la psychologie des travailleurs, particulièrement des jeunes, de ceux qui avaient grandi dans des conditions matérielles et morales bien différentes de celles de leurs aînés. C'est une banalité de la doctrine marxiste : la classe exploitée, du fait de sa situation d'opprimée, de dépendante , prend pour réalité objective ce qui n'est en fait que le déguisement pseudo-humanitaire de son exploitation. Ainsi le travailleur salarié croit-il que c'est le capital qui le fait vivre en lui fournissant du travail, et non son travail qui, en quelque sorte « fait vivre » le capital. Ce phénomène, Marx lui donne un nom curieux – la réification – que notre marxisme rudimentaire dans les rangs du PCI a longtemps ignoré. Eut-être les camarades plus armés théoriquement, et Bordiga lui-même, en maniaient-ils le contenu sans user du terme. En tout cas je ne les ai jamais entendu l'expliciter.

Or il est très probable que plus d'attention apportée à ce phénomène nous aurait mieux armés contre les déconvenues rencontrées par nos tentatives de propagande en milieu ouvrier. C'est sûrement sur ce terrain-là que se jouait la condition implicite du « réveil prolétarien » que nous attendions et à laquelle l'épreuve des événements n'a pas satisfait. Mais il existait aussi à ce réveil une condition explicite qui n'a pas davantage été remplie. Les tentatives de résurrection d'une lutte ouvrière autonome ne pouvaient réussir, selon Bordiga, qu'avec la résurrection parallèle des structures élémentaires du « parti de classe ». Si le PCI, comme nous le pensions, en était la préfiguration, il fallait donc qu'enflent considérablement les dimensions et les possibilités qui étaient les siennes sur la fin des années 1960. Il est vrai qu'après mai 68, ses effectifs quintuplèrent pour le moins. Cette progression qui eût été prodigieuse dans la sombre décennie précédente demeurait pourtant bien inférieure à celles des groupes gauchistes : et surtout elle était hors de proportion avec la force qui eût été nécessaire pour seulement contester l'autorité du stalinisme dans les syndicats et les grèves.

En considérant globalement les deux secteurs, objectif et subjectif de l'échec du PCI, je ne songe pas à reprocher à ceux qui le dirigeaient leur impuissance face à la tendance défavorable prise par la lutte sociale après les flambées de la fin des années 1960. Mais ce qu'on eût pu mettre en cause à ce sujet, c'est leur défaut de clairvoyance et l'invraisemblance de leur comportement. En effet, la crise économico-sociale, si elle ne s'est pas produite dans les termes et avec les conséquences que nous avions formulées n'en a pas moins éclaté en prenant progressivement une ampleur qui a dépassé toutes nos prévisions. En matière d'erreur dans les pronostics du PCI c'est sa réponse à cette explosion qui apparaît extrêmement faible et tout à fait hors de la réalité par rapport à l'événement. Vers 1973-74 cette crise (que Bordiga avait prédit pour l'année suivante) s'amorce sous le prétexte de l'augmentation du prix du pétrole, alors que le PCI entre en déconfiture.

J'appartiens au groupe qui se sépare du PCI fin 1971, donc nettement avant la date fatidique assignée à la crise et je n'ai aucune responsabilité dans la façon dont le PCI subit un événement qui aurait dû combler ses vœux. Par contre, je partage dans une certaine mesure la responsabilité de ceux qui surent si mal affronter les symptômes précurseurs du désarroi interne au parti et, surtout, si mal interpréter l'événement de mai 68. Il ne s'agit pas aujourd'hui de se morfondre à propos de ce que le PCI, à cette date, ne sut pas ou ne put pas faire, mais d'essayer le percer les raisons de sa cécité de l'époque. Celle-ci provient en grande partie du fait que les événements de mai se sont effectivement drapés dans les anciennes apparences , qu'ils se sont effectivement manifestés sous la couverture des vieux sigles , en un mot que ses protagonistes les plus en vue s'exprimaient, au moins en grande partie, dans le vieux discours contre lequel le PCI savait « avoir raison », comme il avait eu cent fois raison face aux fanfaronnades « gauchistes » - trotskystes, maoïstes et autres. Mais ce vieux discours masquait et travestissait un éclatement nouveau dont le PCI ne sut ni reconnaître le vrai contenu, ni déchiffrer la vraie signification.

Ceci ne veut pas dire que la crise sociale du printemps 68 nous ait réellement surpris. Nous avions déjà pensé que la lutte sociale radicale n'avait guère de chance de renaître qu'avec l'apparition d'une nouvelle génération , une génération qui n'aurait connu ni la Seconde Guerre mondiale, ni son cortège d'hystéries idéologiques, qui n'aurait pas – écrivais-je en 1963 8- « mangé du boche à tous les repas ». (Plus tard, dans le même esprit, je rédigeais un article saluant avec enthousiasme la passion subversive d'une jeunesse dont certains éléments avaient déjà secoué l'envoûtement idéologique qui fût le carcan de leurs aînés durant près de deux décennies »9.

Nous percevions donc, quoique de façon confuse que la rébellion contre les « valeurs traditionnelles » ne verrait le jour qu'avec la venue à l'âge adulte d'une génération qui n'aurait pas été marquée, jusque dans son inconscient, par les horreurs de la guerre, qui n'aurait pas été tôt sevrée, en quelque sorte, de cette fronde innée dont la misère et la faim, les bombardements et les déportations, les répressions et les exterminations avaient privé de façon définitive les malchanceux nés autour des années 1920. Cette rébellion survint effectivement vers le milieu des années 1960. Elle nous surprit cependant par la façon imprévue et foudroyante dont elle rompit le cercle étroit des revendications économiques immédiates, nous fûmes déconcertés par les exigences d'une jeunesse qui voulait tout et toute de suite . Il est vrai que mai 68 mêlait à une radicalité vraiment nouvelle nombre de vieilleries idéologiques empruntées aux époques les plus décevantes de la revendication sociale. Cela rendit encore plus difficile pour nous la compréhension d'un mouvement qui d'ailleurs ne révéla toute la profondeur de son entreprise que bien après son déroulement.

Quoiqu'il en soit, c'est à partir de mai 68 que l'usure et l'inadéquation du « bagage théorique » du PCI commencèrent à devenir perceptible et ce d'une façon d'autant plus frappante qu'on ne pouvait imputer le marasme interne grandissant à aucune infraction de principe, comme on avait pu le faire avec un certain soulagement à la charge de « dissidences » qui s'étaient produites dans le parti depuis le début de la décennie. Sans aucun doute depuis le retrait politique de Bordiga l'empreinte idéo-politique qu'il avait donné à sa petite organisation s'était-elle subrepticement altérée mais pas au point cependant d'en altérer ouvertement les grans fondements. Ainsi le paradoxe de la carence du PCI après mai 68 fût qu'elle se manifesta sous le signe de la plus stricte fidélité aux principes , mettant de cette façon en cause, pour tout observateur lucide, la validité des principes eux-mêmes. Mais avant d'en dire davantage à ce sujet, il me faut aborder ce qui reste pour moi une énigme : la « question de Bordiga ».

Je m'étendrai plus tard sur les traits de caractère qui, chez cet homme, forcèrent mas sympathie et mon admiration et qui, aujourd'hui encore, m'incitent à penser qu'il s'agissait d'un individu exceptionnel, encore plus grand et irréprochable après sa défaite devant toute l'Internationale stalinisée qu'il n'avait été brillant et prestigieux à l'époque où il y figurait au premier plan. Dans cette première partie de l'histoire du PCI, je ne veux encore qu'en ébaucher les grandes lignes, celles qui sont susceptibles de la rendre intelligible grâce à une vue d'ensemble. Du rôle déterminant qu'y joua Bordiga je n'évoquerai donc ici qu'un aspect qui introduit dans une large mesure la période de « déclin » dont j'ai parlé plus haut. Comme si les difficultés d'après mai 68 se profilaient déjà à l'horizon du parti, il vint en effet un moment où la vieille et fausse opposition entre « théorie » et « pratique » - celle qui fût déjà à l'origine de la scission du PC Inter en 1951-52 – réapparut. En présence des conflits quelques fois puérils, souvent mesquins, que faisait naître cette oscillation, Bordiga fût implicitement sommé d'en formuler en clair la solution, telle qu'elle devait obligatoirement découler des points de principe qu'il avait précédemment exposés. Et c'est là qu'apparut la situation d'incompréhension et d'impuissance dans laquelle le plaça le petit parti qu'il avait fait renaître, qu'il avait animé avec toute sa science et sa passion et qui, pourtant, s'avère incapable de trouver dans ses enseignements la réponse aux questions qui le déchiraient.

Ce hiatus surgit entre 1963 et 1965. A cette époque le PCI était parvenu à élargir les rangs squelettiques que lui avait laissés la scission de 1951-52. D'imposantes luttes ouvrières10 semblaient alors signifier que la période d'étouffement contre révolutionnaire de l'après-guerre était terminée. Inévitablement devait ressurgir la question : comment utiliser ce nouveau climat social pour que le PCI devienne enfin un vrai parti, avec une large audience, une presse véritablement lue par des ouvriers, des groupes agissant selon sa ligne politique dans les syndicats, les grèves, etc.

Le problème semble n'avoir jamais vraiment existé pour Bordiga. Le PCI était un embryon du parti révolutionnaire prolétarien de l'avenir. Rien d'autre que la limite « physique » de ses moyens matériels – nombre de militants, ressources, etc. - ne s'opposait à ce qu'il envisage toutes les activités du vrai parti. A ses yeux, dès lors qu'on possédait le programme révolutionnaire du communisme, il fallait utiliser toutes les possibilités de le répandre et de grouper autour de ce programme les ouvriers les plus combatifs sans s'illusionner sur les résultats à en attendre dans l'immédiat. Mais il ne fallait cependant pas négliger ces possibilités sous prétexte que la situation ne pouvait encore produire des luttes radicales et généralisées.

Réponse trop imprécise aux yeux de la plupart des militants du PCI parmi lesquels deux tendances se dessinaient : l'une redoutait un « activisme » qu'elle pensait être le mal latent et caché du parti, l'autre se répandait en sarcasmes sur l'attitude de la précédente qu'elle qualifiait « d'académique ».

Ce débat est resté obscur jusqu'à la fin : les actes les plus spectaculaires y furent le plus souvent des affrontements de motivations individuelles. Je ne l'aborderai que dans les chapitres ultérieurs qui me permettront d'en donner tous les détails nécessaires. Ici je vais au plus direct concernant la « question Bordiga » en mettant directement le doigt sur ce qu'on peut appeler son « drame » en tant que continuateur et défenseur posthume de la période héroïque de la « Gauche italienne ». Dans l'accomplissement de cette tâche, il était tiraillé par deux exigences contraires. D'une part, il entendait ne rien modifier aux positions du second congrès de l'IC – qui fixaient selon lui les lignes fondamentales de la révolution communiste, y compris pour sa préparation pratique (propagande, intervention dans les luttes, etc.) et d'autre part il lui fallait réagir à la façon purement formaliste dont les membres du PCI manifestaient leur respect de ces positions. C'était un formalisme qui concernait par priorité les questions de discipline et d'organisation : il n'était pas difficile de la mégalomanie du premier « PC Inter » n'y étaient pas étrangères. Bordiga ne leur cachait pas son hostilité. On sentait que l'antiformalisme provocateur souvent contenu dans certaines de ses formules, et qui déconcertait nombre de militants, provenait directement de son mépris à l'égard de cette mégalomanie originelle et mal guérie. Son agacement devant l'incompréhension dont son enseignement était visible traversait quelques fois l'enveloppe de froide courtoisie qu'il adoptait à l'égard de toutes les manifestations individuelles. Camatte – un de ceux qui furent au cœur du « conflit » dont il est question ici, a explicité la cause profonde de cette distance prise par Bordiga à l'égard des chamailleries internes du PCI- cause située bien au-delà des mesquines querelles qui déchiraient l'organisation11. Parce qu'il attribuait la dégénérescence du mouvement communiste international en premier lieu aux abandons successifs de principe consentis par l'IC sous prétexte de « moderniser » le marxisme, parce que, en ces années de pseudo « déstalinisation » , il avait sous les yeux mêmes une foule de « mises à jour » idéologiques qui cachaient le plus puant des opportunismes, Bordiga s'interdisait d'ajouter quoi que ce soit à la version révolutionnaire du marxisme, la seule vraiment marxiste à ses yeux. Et aussi la seule qui préparât le retour des conditions historiques la rendant pleinement valable et, cette fois-ci, victorieuse. Mais ne pas changer un iota à la ligne de Marx telle que Lénine l'avait reformulée en Octobre 17, c'était aussi laisser le champ libre à toutes les interprétations tendancieuses du marxisme sur les problèmes que ni Marx ni Lénine en leur temps n'avaient eu à affronter – notamment celui d'une « classe ouvrière » mondiale puissamment organisée, dans sa quasi totalité, en dehors et contre la tradition révolutionnaire du prolétariat.

Ceci d'ailleurs constituait la contradiction globale dans laquelle baignèrent, non seulement Bordiga, mais, on le verra plus loin, tous ceux qui, en ce déconcertant milieu du siècle tentèrent de sauver le marxisme en tant que seule doctrine possible de subversion sociale. Au début des années 1960 on approchait du moment où cet enjeu devait apparaître dans sa totalité. Bordiga s'en doutait-il ? En tout cas il s'attachait surtout à empêcher le conflit entre les deux tendances qui s'affirmaient alors dans le PCI et qui prenait une tournure qui dépassait en âpreté la « crise » de 1951-52. L'une tendait à penser que le parti agissait trop peu , et ce parce qu'il britait plus de dilettantisme que de militantisme. L'autre s'inquiétait de ce « volontarisme », redoutait les dangers de l'obsession « organisative » (qui naturellement la visait) et utilisait contre elle, sans trop de discernement, certaines des déclarations à l'emporte-pièce que Bordiga avait autrefois dirigées contre « l'activisme » du premier PC Inter.

J'exposerai plus loin, sans aucun détour, quelles furent mes propres incertitudes face à cette situation à laquelle je ne trouvais d'autre solution que celle qui s'inspirait de l'empirisme le plus prudent : ne pas tendre à faire du parti une caserne ou une armée, mais non plus ne pas le réduire à un simple club . Pour l'instant je me borne à indiquer que dans l'attitude de Bordiga en cette circonstance résidait, et réside encore, ce qui fût toujours pour moi son « mystère » ? Il était visible que toutes les bisbilles créées autour du « dilemme » évoqué plus haut concernant l'activité du parti, l'irritaient considérablement : il était navré et déçu par l'incapacité des camarades à y découvrir eux-mêmes la réponse à l'aide des principes qu'il leur avait si longtemps prodigués. Peut-être le fondement du « secret » de Bordiga tenait-il simplement au fait qu'il appartenait à une autre époque du mouvement ouvrier, à une autre phase d'histoire infiniment plus riche et plus dramatique. Vis à vis des misères quotidiennes des lendemains et surlendemains de défaite il s'en tenait à critiquer et censurer, dans les discussions internes du PCI, ce qui s'écartait par trop de la ligne fondamentale qu'il ne cessait de rappeler. Pour le reste, c'est à dire pour la puérilité, le ton scolastique et creux de bien des interventions et exposés faits par de jeunes camarades, il manifestait une indulgence quelquefois outrancière qui, souvent, déroutait les plus exigeants et même conduisait certains d'entre eux à se demander si elle ne recelait pas un soupçon d'indifférence ou même de mépris.

Pour ma gouverne, j'ai bien souvent été réduit à me contenter de l'explication suivante : le souci primordial de Bordiga était d'interdire l'accès de l'organisation à toute conception individualiste ou personnaliste, de repousser toute tentative de porter remède aux maux réels ou supposés du parti à l'aide de procédés s'inspirant de l'illusion démocratique de l'efficacité des « consultations internes », de déjouer les superstitions concernant la possibilité de hâter le réveil révolutionnaire par n'importe quelle recette miraculeuse, d'ordre organisatif ou tactique. Ce souci fût visible lors des difficultés de 1963-65 ; il ne suffit à mettre Bordiga à l'abri d'informations erronées et partielles devant lesquelles il était d'autant plus désarmé que ces informations, pour des raisons surtout pratiques, lui parvenaient par la voie détournée d'opinions déjà faites chez les camarades de Naples – la propre section de Bordiga.

Peut-être en saura-t-on plus un jour ; si sa famille consent à la publication de tous les documents et notes qu'il a très probablement rédigés au cours de ces années. En attendant l'ambiguïté subsiste ; la maladie l'avait frappé juste au moment où le PCI subissait la crise dont il est question plus haut. Remis d'une première attaque – une hémiplégie – il dût rapidement interrompre l'activité reprise, peut-être pour s'être trop surmené au sortir de sa maladie, peut-être aussi – si l'on en croit ce que suggérait le ton laconique et désabusé de la lettre communiquant sa décision – parce que d'autres crises survenant immédiatement dans l'organisation après la précédente, précipitèrent sa rechute. Il vécut deux ans encore, complètement isolé du parti – dans lequel les responsables faisaient toujours miroiter son retour proche et mourut en 1970 sans laisser un texte, une lettre d'adieu, voire un simple mot...à moins que ce papier soit resté propriété cachée de l'entourage.


NOTES!

1Voir citation en annexe.
2Voir graphique en annexe.
3Après la mort de Staline, cette brochure disparut totalement de la circulation – librairies et bibliothèques des PC ; éliminée en même temps que fût déboulonnée la statue de son auteur.
4Voir tableau des sigles.
5On les appelait les « porteurs de valises » parce que, dans ce type de bagages ils emportaient le matériel – tract, argent – qui circulait entre clandestins FLN de la métropole. Le « réseau Jeanson » s'y illustra, témoignant d'un grand courage que nous ne pouvions nier, tout en faisant des réserves sur une activité qui, selon nous, servait l'aile la moins révolutionnaire du mouvement algérien.
6Le fait qu'aujourd'hui, en 1983 et en pleine crise, la reprise de l'expansion soit souhaitée, non plus comme condition de socialisme mais comme merveille capitaliste redonnant aux travailleurs le plein emploi montre simplement que tout projet révolutionnaire a disparu de la mentalité sociale et que les « esclaves du capital » ne peuvent que souhaiter le bon fonctionnement de leur esclavage en tant que seule chance pour eux de survie.
7Apparemment parce qu'il se peut que la cécité sur ce point fût purement volontaire. On ne sait pas si son optimisme de principe quant à l'infaillibilité finale de la prévision marxiste ne cachait pas un raidissement ultime contre les écoeurements prodigués par un siècle aussi ingrat à l'égard des espoirs révolutionnaires.
8A propos du début de « l'escalade » américaine au Vietnam (Dans les premiers numéros du « Prolétaire » encore ronéotypés).
9Critique d'un discours de Maurice Thorez sur « Le communisme et la jeunesse » (« Le Prolétaire »). Article toujours excellent (note de JLR)
10Notamment la grève des mineurs belges (1961?).
11Dans sa préface à « Bordiga ou la passion du communisme ».

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