PAGES PROLETARIENNES

jeudi 6 décembre 2012

Ni islamistes ni syndicalistes, lutte de classe indépendante




Ni Ennhada, ni Ettakol ni l’UGTT ne représentent une quelconque « révolution », ni une préservation d’une révolution de jasmin qui serait encore trempée dans le vase moisi des illusions « libératrices », révolte populaire vite canalisée dans les élections truquées de l’Etat bourgeois. A chaque flambée de violences, « la droite » gouvernementale Ennahda et l'opposition « de gauche » s'accusent mutuellement d'oeuvrer en faveur des forces "contre-révolutionnaires". Autant dire que deux pingouins s’accusent d’être des contre-pingouins !
Mardi, ce sont des militants proches du parti islamiste qui ont perturbé la commémoration du soixantième anniversaire de la mort du syndicaliste Farhat Hached. Pour l'UGTT, c'était la provocation de trop. Les partis politiques de l'opposition ont également fait part de leur indignation, à commencer par Nida Tunes, présenté comme l'alternative la plus crédible à Ennahda. La dissolution des «ligues de la protection de la révolution» est l'une des conditions posées par la centrale syndicale pour annuler la grève générale du 13 décembre, ce que le gouvernement islamique ne peut accepter.
Je ferai quelques remarques préliminaires sur l’épouvantail agité par l’opposition bourgeoise contre une soi-disant « ligue protectrice de la révolution », appelée à jouer le rôle du méchant comme le FN par chez nous. Par après la  comédie du pouvoir bourgeois et de ses cliques en Tunisie apparaîtra plus clairement.
L’UGTT dénonce des exactions des « nouveaux gardiens de la révolution », son mégaphone bureaucratique est répercuté par les médiocres du monde entier. Au départ, après le 14 janvier, les « ligues de protection de la révolution », étaient des comités citoyens  pour la protection des quartiers, des villages et des villes contre les bandes armées de Ben Ali. Aujourd’hui, ces ligues n’ont plus de raison d’être. Elles constituent des milices illégales du parti au pouvoir. Ce sont des bandes armées qui interviennent aléatoirement d’une manière musclée, pour empêcher les meetings d’autres partis opposants à Ennahdha. Sur la page Facebook de la nouvelle ligue gouvernementale, on peut trouver une liste des actions à mener: surveiller, par exemple, les entrées et sorties d'étrangers dans les quartiers, ou infiltrer les rangs des ennemis de la révolution pour découvrir leurs plans ! La gauche bien pensante en France et ses gauchistes de base vont y voir bien sûr une renaissance des bandes paramilitaires iraniennes.
NOUVEAUX GARDIENS (islamistes) DE LA REVOLUTION (invisible)? Le corps des Gardiens de la révolution en Iran est une organisation paramilitaire de la République islamique d'Iran aux ordres du chef de l'Etat iranien. Ce corps des étranges « gardiens de la révolution » (étatico-religieuse)  avait été fondé par un décret du 5 mai 1979, en tant que force soumise à l'autorité de l'ayatollah Khomeini. Ils sont devenus une force armée à part entière pendant la Guerre Iran-Irak où l’utilisation de vagues humaines, constituées très souvent d’adolescents inexpérimentés, contre l’armée irakienne causèrent des pertes deux fois supérieures à celles subies par l’armée régulière.
Or le parallèle avec les fous de dieu iraniens est fort peu d’actualité, non pas tellement parce que les chiites iraniens seraient exemplaires (aucune alliance n’est possible avec des sunnites) ou un exemple imité, mais pour deux raisons :
-          Le gouvernement islamiste tunisien doit son accession au pouvoir au grand protecteur US, alors que la fausse « révolution iranienne » n’avait été qu’un coup d’Etat de la petite bourgeoisie alliée aux mollahs contre le grand Satan impérialiste ;
-          La crise économique est autrement plus grave qu’en 1979 et la classe ouvrière en Tunisie n’est pas embrigadée vers la guerre, ni disposée à aller au sacrifice comme les mômes au temps de leur héros le vieillard embaumé Khomeini.

LE POUVOIR BOURGEOIS TUNISIEN AUX PRISES AVEC UNE CRISE SOCIALE
Ennhada c’est le parti islamiste au gouvernement , (l’équivalent de celui des « frères » en Egypte, qui se croit tout permis) pareil à ce nouveau genre de parti de droite totalitaire qu’on trouve également au pouvoir en Hongrie, qui vise à attaquer sans fard la classe ouvrière et à laisser crever les masses déshéritées. Le Forum démocratique pour le travail mieux connu sous le nom de Ettakatol, est  le parti oppositionnel social-démocrate tunisien fondé le 9 avril 1994 et affilié à la comique Internationale socialiste. Il n’est qu’un simple croupion du Capital. Le véritable parti de la gauche bourgeoise est le syndicat UGTT, vieux dinosaure du contrôle bourgeois sur les ouvriers depuis la guerre. L’UGTT a toujours eu un rôle politique primordial dans la société tunisienne, les dictateurs successifs s’attachant toujours à maintenir ce syndicat collaborateur légèrement au-dessus des eaux boueuses de la corruption totale de ses activistes professionnels. C’est une spécialité tunisienne que ce syndicat-parti politique bâtard qui se suicide lui-même s’il est aux marches du pouvoir. Suite à la fausse révolution tunisienne, l'UGTT avait accepté le 17 janvier de participer à un « gouvernement d'union nationale » conduit par le Premier ministre sortant Mohamed Ghannouchi. Ainsi, les trois syndicalistes Houssine Dimassi, Abdeljelil Bédoui et Anouar Ben Gueddour avaient été respectivement nommés ministre de la Formation et de l'Emploi, ministre sans portefeuille et secrétaire d'État auprès du ministre du Transport et de l'Équipement. 24 heures plus tard, ces derniers démissionnent face à la colère de la population refusant la présence de ministres membres du Rassemblement constitutionnel démocratique, aux postes clés. Les gauchistes tunisiens réclament l’épuration de la direction de ce syndicat gouvernemental, pour prendre la place des bonzes corrompus ?
Quatre régions de Tunisie dont Sidi Bouzid, berceau du premier immolé de la révolte populaire contre l’ancienne dictature, étaient en grève jeudi, alors qu'un bras de fer entre islamistes au pouvoir et syndicalistes dits en opposition doit culminer avec un débrayage national le 13 décembre alors que les gouvernants s’avèrent aussi incapables de tempérer la crise économique que n’importe quel Etat européen du sud, crise politico-sociale au demeurant. Outre Sidi Bouzid (centre-ouest),  Kasserine observe le débrayage, tout comme Gafsa, une région minière qui est le théâtre de conflits sociaux récurrents, et Sfax (sud). Les affrontements y avaient été particulièrement intenses durant l’explosion sociale qui avait débuté le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid avec l'immolation d'un vendeur ambulant excédé par la misère et les brimades policières. Les médias maghrébins et français dessinent une étrange toile de fond concernant « l’instabilité sociale » en Tunisie, mais aussi en Egypte, en esquivant ou en maquillant la dynamique propre à la classe ouvrière (on a l’habitude en Occident depuis au moins 40 années de cet effacement de tout rôle autonome du prolétariat). Pauvre prolétariat, pourtant plus important en Tunisie et Egypte que dans les autres pays voisins. Le quotidien capitaliste régenté par des Etats islamistes continue à être qualifié de « processus révolutionnaire ». La lutte contre la misère des déshérités de la région de Sidi Bouzid, qui avaient initialement déclenché le mouvement pour le renversement du dictateur Ben Ali, est placée au second plan immédiatement par un plan machiavélique du vieux syndicat gouvernemental UGTT pourri jusqu’à la moelle. Il suffit de lire son historique sur Wikipédia pour mesurer combien il n’est nullement un défenseur des prolétaires. Il faut se rappeler qu’il était aussi complètement à la traîne des événements de janvier dernier.
Ces grèves  en cours sont présentées désormais comme visant à dénoncer une attaque mardi de militants islamistes pro-gouvernement contre un siège de cette  Union générale tunisienne du travail (UGTT), à Tunis. L’attaque islamiste n’arrive-t-elle pas à point nommé pour permettre au syndicat collabo de chapeauter un mouvement social face que l’Etat islamiste et ses soudards sont et seront impuissants à endiguer ? Cette attaque a lieu à peine quatre jours après la fin d'une semaine de heurts entre policiers et manifestants à Siliana (sud-ouest de Tunis) après qu'un appel à l'arrêt du travail ait entrainé la violence de classe, où on compta près de 300 blessés dont certains éborgnés. Le jeu des fractions bourgeoises, comme en Occident vise évidemment à dessaisir le prolétariat de sa lutte. Et plus pervers encore, vise à enfumer la classe ouvrière au niveau international en instillant que le « syndicat » (comme tous les syndicats du monde inféodés à la démocratie bourgeoise corrompue) manifesterait un « réveil de classe » ou de « base » contre l’islamisme gouvernemental. Des centaines de manifestants ont défilé à Sidi Bouzid et à Gafsa, scandant des slogans anti-Ennahda, le parti islamiste qui dirige le gouvernement. Les syndicalistes professionnels s’étaient introduits dans les cortèges avec leurs propres mots d’ordre chauvins : « Démission du gouvernement », « Ennahda a vendu la Tunisie », « Vive l'UGTT, la plus grande force dans le pays ». L’UGTT a programmé ensuite le mode opératoire jumeau de la CGT de base : ce n’était que des « actions régionales en prélude au débrayage national » du 13 décembre – non pas pour soutenir la lutte sociale des ouvriers ni assumer une insurrection – mais, dérisoire et pathétique… pour dénoncer l'attaque de son siège ; quand les séides islamistes accusent en retour les gros bras de l'UGTT d'avoir provoqué les heurts.
Il s’agit dès lors de la substitution à la lutte de classe des querelles entre les deux principales fractions du pouvoir en Tunisie, les deux plus gros partis bourgeois du pays. Ces deux mafias veulent régler leurs comptes sur le dos de la colère des masses paupérisées, lesquelles se fichent de l’absence de compromis sur la future constitution qui ne permettra pas de résoudre les difficultés économiques. Dans son histoire, l'UGTT collabo, qui revendique un demi-million de membres, n'a appelé qu'à deux grèves nationales, l'une en 1978 dont la répression avait fait des dizaines de morts, et une autre, sommet d’opportunisme minable, de deux heures, le 12 janvier 2011, deux jours avant la chute du régime de Zine El Abidine Ben Ali. La grève nationale ne sera qu’une nouvelle journée d’enterrement des énergies ouvrières dispersées, comme il y en a tant en Grèce, en Espagne et ailleurs. Les prolétaires tunisiens n’ont aucune chance de sortir de l’ornière tant qu’ils restent emprisonnés dans l’ornière des solutions nationales qui n’en sont pas.
Et s’il leur prenait l’envie de donner la main à leurs frères « de classe » en Egypte ? Quel bel exemple ce serait pour le monde entier. Mais en Egypte, c’est pour l’instant autre chose, un combat de fractions petites bourgeoises contre un Etat d’islamistes impuissants qui voudraient eux aussi « codifier la soumission » et organiser la misère. Et où la classe ouvrière n’apparaît pas autant qu’en Tunisie, ou du moins l’aspect social d’une révolte populaire qui ne peut pas s’arrêter aux épisodes d’une pseudo-révolution fleurie et depuis longtemps fânée faute d’avoir exprimé des objectifs de classe prolétarienne, mais qui a bégayé les mensonges du républicanisme bourgeois occidental.

PS : mon analyse vous paraît loufoque ? Alors lisez ce que j’ai trouvé sur un site tunisien avec un signataire anonyme :
« Y-a-t-il des forces occultes qui sont en train de tirer les ficelles ? Ces événements, et ceux qui les ont précédés à Siliana, ont-ils un quelconque lien avec le projet de loi d’immunisation de la révolution, baptisé loi d’exclusion présenté par Ennahdha et d’autres groupes parlementaires à l’assemblée nationale constituante ? Autant d’interrogations qui restent à élucider. L’UGTT a pointé un doigt accusateur vers les milices d’Ennahdha, incarnées, à ses yeux, par les ligues de protection de la révolution, et les ont tenues pour responsables de ce qu’ils ont qualifié "d’agression sauvage et programmée" contre son siège et ses syndicalistes. Les représentants des dites ligues ont démenti être à l’origine de tels débordements, et se défendent de toute transgression de la loi ou incitation à la violence. La centrale syndicale ne veut rien entendre. Ses dirigeants ont été d’emblée incisifs, et menaçants. Son SG, Hassine Abassi, a carrément proclamé l’affrontement, signe d’une rupture annoncée entre le pouvoir et l’illustre organisation syndicale. Ses adjoints ont opté le lendemain pour le même ton d’inimitié envers Ennahdha, ses milices, et le gouvernement. Les communiqués du bureau exécutif et de la commission administrative ne sont pas en reste, réitérant les mêmes accusations, et tenant le gouvernement pour responsable de "la propagation de la violence". Et ce n’est pas tout, l’UGTT franchit le Rubicon et annonce une grève générale nationale dans tout le pays pour le jeudi 13 décembre, chose qui n’est pas arrivée en Tunisie depuis  34 ans,  date des événements meurtriers du jeudi noir du 26 janvier 1978 (…)
Comment éviter que cette tension ne s’exacerbe davantage, et que le pays ne soit paralysé par une grève générale, qui plus est sera observée le jour même où la Tunisie va accueillir le forum de l’avenir en présence de Hillary Clinton, du ministre des Affaires étrangères canadien, et d’autres chefs de diplomatie de différentes régions du monde. Quel signal va-t-on envoyer au reste du monde, alors qu’on n’est pas arrivé à guérir des séquelles laissées par les événements de l’ambassade des Etats-Unis et des autres épisodes intermittents de violence ? ».

Bizarre, vous avez dit bizarre ?

PS: et lire l'article de Révolution Internationale sur le film mystificateur, et le débat escamoté par le réalisateur et ses sponsors, aussi menteurs que Filiu le diplomate reconverti historien menteur.

A propos du film “Tahrir, place de la Libération”: une vision tronquée de la réalité qui escamote la lutte de classes

du 2  février 2012

mercredi 5 décembre 2012

BLACK OUT BOURGEOIS ET INFOS PERVERTIES SUR LA LUTTE DES OUVRIERS ET OUVRIERES AU BANGLADESH




 On étale des Unes sur des manifs d’islamistes anti-américains. On bourre les Unes papier ou web pendant quinze jours sur les deux guignols Copé et Fillon. On s’interroge sur le mystère du président normal et le retour improbable de l’anormal. On compatit avec les ouvriers de Florange bercés par les syndicats gouvernementaux et bernés par gouvernement et patronat. Une centaine de femmes prolétaires brûlées vives à Dacca parce qu’enfermées dans l’usine de leur patron, quelle importance ? "Il y avait plus d'un millier d'ouvriers piégés dans l'usine", a déclaré aux médias locaux une survivante de 42 ans. Le Bangladesh est un des principaux centres de production textile en Asie, en raison de la modicité des salaires ouvriers et d’une main-d’œuvre abondante. Au Bangladesh, les ouvriers du textile, dont 80 % sont des femmes, gagnent entre 3 000 taka (28 €) et 10 000 taka par mois pour six vacations par semaine dans des usines bondées qui restent souvent ouvertes jour et nuit. Le pays est devenu, derrière la Chine, le deuxième exportateur au monde de vêtements, pour un total de 19 milliards de dollars en 2011.
Il y eût plus de mortes encore en 1911 à New York (cf. colonne de gauche de ce blog), et en octobre de cette année, un incendie dans une usine de textile de Karachi (sud du Pakistan) avait fait 289 morts. Alors excusez du peu.
Le drame du Bengladesh, pays aux 4000 usines de vêtements, est premièrement remisé aux entrefilets « faits divers ». Mardi 4 déc , Direct Matin est le seul à parler de la révolte des ouvriers de Dacca suite à un nouveau crime patronal. Le dernier bilan du sinistre, qui s'était déclenché samedi soir dans une usine de vêtements destinés à l'exportation, s'établissait dimanche soir à cent dix morts, voire plus, dont de nombreuses femmes. Près de 200 autres prolétaires ont en outre été blessées. Les victimes sont mortes par asphyxie et intoxication ou en sautant dans le vide, a déclaré la police secouriste. Deuxièmement, analysons la façon dont la presse mondiale bourgeoise occulte les causes réelles du drame et excuse déjà les responsables. Dès le début elle insinue que c’est la faute aux consommateurs, de la même manière que la propagande éthique-pornographique bourgeoise veut punir les clients des prostituées, mais pas s’occuper de la misère sexuelle ni remettre en cause ses bordels de luxe. Vous achetez des vêtements produits dans des conditions horribles dans le tiers-monde, c’est votre faute par conséquent si cela entraîne des drames. Vous travaillez en usine, donc vous êtes des pollueurs comme le déplorent les nobles khmers verts…
Excepté Direct Matin dans le métro parisien, plus aucun organe de presse ne traite de l’incendie qui se produit immédiatement après le premier : « Un nouvel incendie s'est déclaré, lundi matin, à Dacca, dans un bâtiment abritant plusieurs entreprises de confection, mais n'a pas fait de victimes. "La plupart des ouvriers ont défoncé des grilles au dernier étage et ont réussi à se mettre en lieu sûr dans un bâtiment voisin", a déclaré un commissaire de la police du district de Dacca, Nisharul Arif. Dans ce bâtiment à la ventilation approximative et sans sortie de secours, la cage de feu s'était refermée sur les ouvriers qui confectionnaient du prêt-à-porter destiné à l'Occident (sic ? notez bien l’info appuyée !), pour un salaire mensuel de 5 000 à 10 000 roupies (40 à 80 euros). Le pays est devenu le deuxième exportateur au monde de vêtements, pour un total de 19 milliards de dollars en 2011 ».
Troisièmement, propaganda gauchiste humanitaire immédiate pour excuser le patronat local et la bourgeoisie : "De nombreux propriétaires d'usine s'arrangent avec la notion de conformité aux normes de sécurité pour satisfaire les acheteurs étrangers qui veulent maintenir une confection à prix cassés", résume Phil Robertson, le directeur adjoint pour l'Asie de l'organisation Human Right Watch (HRW). "C'est une preuve flagrante de l'échec du modèle de responsabilité sociale du secteur privé", dénonce ce brave hâbleur. Ces usines sont-elles interdites par l’Etat bourgeois ou y impose-t-il des contrôles de sécurité ? Non, alors il est complice et machin Robertson aussi.
Quelles seront les causes diverses, opaques, intouchables ou délirantes qui seront invoquées pour mon quatrièmement ? La Mondialisation ? Le Capitalisme ? Mon petit doigt ?
Cinquièmement, il s’est produit une manifestation considérable de plusieurs milliers d’ouvriers. Voyons comment l’Huma bourgeoise, financée par le grand patronat français du « Grand Capital » (qui pleure encore Marchais et Aragon le gâteux). Simple entrefilet de l’huma mélenchonesque, qui reprend le simple communiqué des agences de presse véreuse : « Des milliers d’ouvriers du textile au Bangladesh ont manifesté hier pour demander que cessent leurs conditions de travail « flirtant avec la mort » après le pire incendie qu’ait connu la profession et qui a fait 110 morts. Les rescapés de cet incendie, survenu samedi soir dans l’usine Tazreen Fashion à la périphérie de Dacca, ont rejoint des milliers de collègues pour bloquer une autoroute et défiler jusqu’à la zone industrielle d’Ashulia, où sont implantées plus de 500 usines de confection pour des marques occidentales. Selon la police, de nombreuses usines travaillant notamment pour les marques Walmart, H&M ou encore C&A sont restées fermées hier pour éviter une éruption de violence ».Un laconisme digne d’un trouduc du Figaro, on nous dépeint une simple manifestation avec des « collègues », et comme le gauchiste humanitaire ci-dessus, on glisse l’argumentaire bobo-démago des « marques occidentales »…
Le Républicain lorrain ose sixièmement l’intox « manif contre les usines occidentales » :
« Quelque 15 000 employés du textile ont manifesté hier à Savar dans la banlieue de Dacca, la capitale du Bangladesh, pour réclamer justice après la mort d’au moins 112 ouvriers, samedi dans l’incendie d’une usine de confection de vêtements. Ces derniers travaillaient pour des firmes occidentales telles que le groupe néerlandais C&A, le français Carrefour et le suédois Ikea.Les rescapés ont rejoint des milliers de « collègues » pour bloquer une autoroute et défiler jusqu’à la zone industrielle d’Ashulia, où sont implantées plus de 500 usines de confection pour des marques occidentales. « Les ouvriers de plusieurs usines ont quitté le travail et rejoint la manifestation. Ils veulent que les propriétaires de Tazreen reçoivent une punition exemplaire », a déclaré le chef de la police de Dacca, Habibur Rahman. (…) De nombreuses usines textiles tournées vers l’exportation sont dotées d’installations électriques défectueuses et de mesures de sécurité très laxistes. Selon la Clean Clothes Campaign, une association de défense des travailleurs du textile dont le siège se trouve à Amsterdam, au moins 500 employés du secteur sont morts dans des incendies au Bangladesh depuis 2006. Les firmes étrangères « savent depuis des années que nombre des usines avec lesquelles elles choisissent de travailler sont des pièges mortels », a dénoncé Ineke Zeldenrust, porte-parole de l’association. « Le fait qu’elles n’agissent pas s’apparente à de la négligence criminelle », a-t-elle estimé ». Et les « autorités locales » elles jouent aussi du pipeau ? La « démocratie parlementaire » avec pour « religion d’Etat » l’islam, serait-elle aussi innocente pour la bourgeoisie occidentale et ses médias que lorsque les dictateurs islamistes d’Egypte et deTunisie font tirer sur les ouvriers ? Sans doute à cause des touristes « occidentaux » qui ne vont plus là où sévit le folklore islamiste féodal…
Motus bouche cousue sur la réaction de la classe ouvrière :
C’est le deuxième incendie, qui n’a pas fait de victimes, qui a provoqué la violence de classe. Des manifestants ont jeté des pierres sur des usines, endommagé des véhicules et bloqué une autoroute du secteur. Quelque 200 usines de la zone industrielle étaient fermées lundi par terreur  bourgeoise de l’extension du mouvement de protestation. Samedi, la plupart des victimes avaient été piégées dans l’usine, qui n’avait pas d’issue de secours. Douze autres personnes, qui avaient tenté de fuir les flammes en se jetant du haut de bâtiment de sept étages ont succombé à leurs blessures. Les syndicats au Bangladesh dénoncent depuis longtemps et pacifiquement les mauvaises conditions de travail et le manque de mesures de sécurité (oui les syndicats ne sont bons qu’à « dénoncer »). L’Etat démocratique « islamiste » s’en lave les mains.
Il faut aller sur le site Algérie 1 pour trouver un compte-rendu plus précis :
« Plusieurs milliers d’ouvriers manifestaient lundi à Savar dans la banlieue de Dacca, la capitale du Bangladesh, pour réclamer justice après la mort de 122 ouvriers, samedi dans l’incendie d’une usine de confection de vêtements de cette zone industrielle. Des manifestants ont jeté des pierres sur des usines, endommagé des véhicules et bloqué une autoroute du secteur. Quelque 200 usines de la zone industrielle étaient fermées lundi en raison du mouvement de protestation. L’incendie avait éclaté en fin de journée samedi dans un bâtiment de sept étages appartenant à la compagnie Tazreen Fashions. Selon le commandant Mohammad Mahbub, chef des opérations de secours, 100 corps ont été retrouvés tôt dimanche matin dans les décombres. Douze autres personnes, qui avaient tenté de fuir les flammes en se jetant du haut du bâtiment, ont succombé à leurs blessures. Le gouvernement a proclamé une journée de deuil national mardi, au cours de laquelle le drapeau national sera mis en berne ».
Des ouvriers piégés dans leur usine
« La plupart des victimes ont été piégées dans l’usine, qui n’avait pas assez d’issues de secours selon les sauveteurs. L’exportation de vêtements rapporte environ 15 milliards d’euros chaque année au Bangladesh. La production est surtout distribuée aux Etats-Unis et en Europe. Selon les enquêteurs, un court-circuit aurait provoqué l’incendie, a déclaré le commandant Mohammad Mahbub, directeur des opérations du département chargé des incendies. Il a toutefois précisé que ce n’était pas le feu qui était à l’origine des morts mais les mauvaises conditions de sécurité dans l’immeuble. “Le bilan aurait été inférieur si l’immeuble avait présenté au moins une issue de secours,” a ajouté M. Mahbub. Mohammad Ripu, un survivant, a déclaré lundi qu’il avait tenté de quitter l’immeuble quand l’alarme d’incendie a été arrêtée. “Les responsables nous ont dit ‘rien ne se passe, l’alarme ne fonctionne pas bien, retournez au travail’. Quand nous avons voulu nous rendre vers l’issue de secours, elle était bloquée de l’extérieur et là, c’était trop tard”, a-t-il déclaré. M. Ripu s’est blessé superficiellement en sautant du premier étage. L’usine de Tazreen a ouvert ses portes en 2009 et embauché 1.700 personnes pour fabriquer des polos, des polaires et des t-shirts. Selon un audit rendu le 16 mai 2011 et réalisé par un expert en “approvisionnement éthique” de la multinationale américaine Wal-Mart, Tazreen présentait un taux de “risque élevé” en matière de sécurité ».

Les versions bourgeoisies françaises n’induisaient aucun questionnement, aucune réflexion ; la presse anglo-saxonne au contraire présente les faits sous un angle « de classe ». Mais bon, pourquoi remettre en cause le système capitaliste, ses gouvernements démocratiques et islamistes ?
Leçons de ce drame pour les prolétaires du monde entier :
1)      La bourgeoisie et ses laquais journalistes se fichent des crimes patronaux sur les lieux de travail, et pissent sur les tombes des victimes,
2)      Les prolétaires d’Occident sont présentés comme responsables de la misère et de la surexploitation des pays du « sud » (= sous-développés, même si le Bangladesh est plutôt au nord), ce qui nous fait franchement rire,
3)      Les gauchistes veulent faire croire que les accidents (y compris mortels) du travail, c’est la faute au « privé », dédouanant la responsabilité de l’Etat en vantant les nationalisations sous naphtaline,
4)      La bourgeoisie ayant peur de la violence de classe et de l’insurrection de vastes zones industrielles dans ces pays éloignés du centre, minore la signification du début d’extension de la colère ouvrière,
5)      La lutte ouvrière présentée comme étant dirigée  seulement contre des « usines occidentales », dédouane le patronat autochtone,  sert à préserver le nationalisme local et à laisser croire aux ouvriers européens que les prolétaires surexploités et sans défense de cette zone restent soumis à l’Etat islamique,
6)      La course au profit permet tous les meurtres légaux sans vergogne, et comme en 1911, patrons criminels et ministres complices ne seront jamais inquiétés par leur justice de classe,
7)      La presse occidentale est une putain du Capital, et moins respectable qu’une pute professionnelle.
8)      Face aux centaines de victimes méprisées dans les usines asiatiques et aux multiples suicides sur les lieux de travail de prolétaires détruits psychologiquement dans les vieilles nations bourgeoises, une chose est sûre, il faudra bientôt piller les armureries, et incendier les journaux du capital.


PS : Les entreprises telles que c&A, Zara, H&M, Mango, etc... qui nous vendent des nouvelles collections avec design attractifs tous les 6 mois, tout en restant low-cost, le font uniquement parce qu'ils arrivent à se fournir via des intermédiaires faisant travailler ces employés 12h par jour, n'investissant pas dans la sécurité et parfois faisant appel a des mineures. Ils ont des règles Ethic & Compliance et ils vomissent de la communication là-dessus. Mais il suffit par exemple de savoir que chez la maison-mère de Zara, faire appel à un sous-traitant employant des mineurs est synonyme d’arrêt du contrat, par contre faire appel à un sous-traitant qui lui même sous-traite (et donc ce sous-sous-traitant n'a aucun contact direct avec Zara, n'est pas audité par Zara et peut faire ce qu'il veut et ne respecter aucune règle) n'est synonyme que d'une petite tape sur les doigts. Boycotter les vêtements de ces intermédiaires aigrefins ne servirait à rien, d’une part les prolétaires du Bangladesh ont besoin qu’on continue à acheter pour pouvoir bouffer là-bas et d’autre part le prolétariat ne peut pas lutter en tant que consommateur, ce qui est le terrain dérisoire et interclassiste des bobos anars. Le seul soutien de classe, c’est quand on s’y mettra tous les prolétaires par-delà les frontières, en s’asseyant sur les drapeaux nationaux et en brisant les colifichets religieux.

dimanche 2 décembre 2012

FACE A LA CASERNE LIBERTAIRE DE LA DEMOCRATIE OCCIDENTALE...


Entretien avec Pierre Legendre : "Nous assistons à une escalade de l'obscurantisme"
 
Juriste psychanalyste. Directeur du Laboratoire européen pour l'étude de la filiation. Agrégé de droit romain et d'histoire du droit. Promoteur d'une anthropologie dogmatique, il articule sa formation juridique avec une solide expérience psychanalytique. Il est l'auteur d'une bonne trentaine d'ouvrages, parmi lesquels Sur la question dogmatique en Occident ; La Neuf Cent Unième Conclusion : étude sur le théâtre de la raison ; L'Empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels; Le Crime du caporal Lortie. Traité sur le père ; De la société comme texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique. Tous ces livres sont publiés chez Fayard. Dominium Mundi, Mille et une nuit, Paris, 2006 ; Vues éparses, Entretiens radiophoniques, Mille et une nuit, Paris, 2009. Il a également réalisé deux films très remarqués : La Fabrique de l'homme occidental (1996) et Miroir d'une nation. L'Ecole nationale d'administration (2000), dont les textes sont édités aux éditions Mille et une nuits. Editeur chez lequel il a publié en 2002 et en collaboration Le Façonnage juridique du marché des religions aux Etats-Unis. (merci à J. pour la découverte de cet auteur)
1 Le droit sert à tout et sert toutes les causes de tous ceux qui savent politiquement s'en servir. Jouir du Pouvoir, Ed. de Minuit, Paris, 1976.
2 On ne dialogue pas avec la Loi, on la fait parler. Ibidem
 
Entretien avec Pierre Legendre : "Nous assistons à une escalade de l'obscurantisme" *
"Vous avez consacré une grande part de votre énergie à rendre compte de la "construction anthropologique occidentale". Vous vous êtes interrogé, tout au long de votre œuvre, sur le sens des règles de droit et sur leur légitimité. Vous avez montré que l'Etat était jusqu'à présent le garant de la raison. Ce qui s'est passé le 11 septembre (2001) à New York signifie-t-il qu'il ne l'est plus ?
- On ne peut pas imposer par la force ce qui doit être conquis. La démocratie a été une conquête en Occident, jusqu'au moment où elle s'est retournée en devenant la caserne libertaire. De mon point de vue, il y a connivence de fait entre l'idéologie libertaire et l'ultralibéralisme. Figurez-vous qu'après la chute du mur de Berlin, Harvard Business Review a publié un article intitulé "La démocratie est inévitable". Désormais, on vous imposera la démocratie comme le business, y compris sur le mode de la menace. J'ai vu en Afrique les Etats potiches que nous avons fabriqués. Sans tradition administrative, ils ne pouvaient qu'être corrompus. Ainsi ai-je vu par exemple vendre des diplômes. La doxa de l'ONU et de l'Unesco affirmait péremptoirement que partout où le progrès technique s'installerait, la religion se folkloriserait ou disparaîtrait. J'ai pensé qu'il fallait, au contraire, travailler à faire coexister l'éducation traditionnelle, y compris l'école coranique, avec l'enseignement moderne et prendre le temps de ce métissage. Aussi ai-je dit à l'un de mes mandants qui professait ces thèses : "A mon avis, l'islam reviendra, le couteau à la main." Nous y sommes. Les institutions démocratiques ne s'imposent pas, elles doivent être conquises par les Etats et par les sujets.
- Mais justement, chez nous, les jeunes générations ont-elles les moyens de conquérir ces institutions démocratiques ?
- Non. La débâcle normative occidentale a pour effet la débâcle de nos jeunes : drogue, suicide, en un mot nihilisme. Notre société prétend réduire la demande humaine aux paramètres du développement, et notamment à la consommation. L'an dernier, le PDG du groupe Vivendi a dit : "Le temps politique classique est dépassé ; il faut que le consommateur et les industriels prennent le leadership." Voilà l'abolition des Etats programmée.
- Vous rapprochez donc le jeune Occidental qui ne sait plus donner du sens à sa vie et l'islamiste qui s'abandonne à son fantasme de mort ?
- La souveraineté du fantasme appelle le nihilisme. Dans Les Possédés de Dostoïevski, Kirilov se suicide pour prouver qu'il est à lui-même le principe de raison. En se tuant, il croit supprimer chez l'homme la souffrance et la peur, et prouver que l'humanité peut se surmonter elle-même, devenir Dieu.
Nous assistons à une escalade de l'obscurantisme. Voyez, aux Etats-Unis, ce que certains technocrates et universitaires appellent le transhumanisme, la post-humanité qui comporte la résolution intégrale du problème de la mort (sic). Freud avait bien aperçu le creuset délirant de la raison que les religions prennent en charge en métabolisant le meurtre. Le meurtre habite l'esprit de l'homme. Dans l'entreprise, la concurrence est un meurtre transposé ; en politique, les élections le sont aussi : on renvoie son adversaire dans ses foyers. On ne rendra pas la vie supportable par des raisonnements scientifiques ou de bons sentiments, mais par des interprétations cohérentes qui peuvent exiger de chacun une part de sacrifice pour qu'on ne donne pas, par exemple, de leçons à autrui au nom de nos propres aveuglements.
- Comment le spécialiste du droit romain et du droit canonique que vous êtes a-t-il articulé son savoir avec la psychanalyse pour ouvrir le champ de cette "anthropologie dogmatique" qui structure votre travail ?
- Je me suis donné plusieurs formations. L'une d'elles, le droit romain et l'histoire du droit, a fait de moi un professeur agrégé d'histoire du droit en 1957. Les droits romain et canonique sont le cœur méconnu des sciences juridiques, qui contiennent les éléments refoulés de la construction de l'Occident. La grande querelle de l'Occident romano-canonique chrétien avec la tradition juive est aux sources d'une conception religieuse et politique de l'Etat qui a retenu toute mon attention. Remarquez que l'étymologie du mot Etat implique en général un complément de nom (l'état de quelque chose) et évoque la station verticale. L'Etat est la construction normative, institutionnelle, qui fait tenir debout quelque chose d'essentiel à la vie sociale. Dans le même temps, je me suis donné une formation économique. J'y ai ajouté une formation littéraire qui incluait la philosophie, la sociologie et la morale. Etudiant, à la fin des années 1950, j'ai eu vent de l'existence de la psychanalyse. Bientôt, j'ai commencé à fréquenter un divan. La psychanalyse sentait le soufre et son usage était alors occulte. Enfin, la fréquentation des arts, et notamment de la poésie, m'était très chère.
- En quoi le droit romain nous concerne-t-il aujourd'hui ? Informe-t-il seulement notre corpus juridique ?
- Non, il explique aussi une grande part de la réalité sociale. Armature du christianisme, il est porteur de rituels, de liturgies, d'une certaine tolérance d'autres cultures, dont Justinien, au VIe siècle, précise remarquablement les limites : "Les juifs se livrent à des interprétations insensées."
- De votre point de vue, l'antijudaïsme chrétien qui a survécu jusqu'à nos jours, et a, en partie, fécondé l'antisémitisme raciste, tient-il sa puissance du droit romain ?
- La tragédie ultime du XXe siècle, la Shoah, suppose des siècles et des siècles de haine. Je suis un homme du passé et de l'avenir lointain. Je n'habite pas le présent, car j'ai compris la nécessité de combattre la mémoire courte. J'ai vécu avec des hommes du texte, ces médiévaux pour qui l'historique est une affaire géologique, sédimentée : le passé est toujours là, présent, et le futur est là, devant nous. Le mot antisémitisme est récent. Dans ma plongée dans les littératures latines de chancellerie, j'ai été frappé par la violence antijuive de certains textes pontificaux du XIIIe siècle. Le pontife romain se considère aussi comme le pape des juifs et stigmatise la circulation d'interprétations non conformes des textes sacrés par les rabbins. Le système romano-chrétien évacue la circoncision malgré la matrice biblique, mais le corps, refoulé par le christianisme, revient sous la forme du centralisme papal. On disait autrefois de l'empereur romain qu'il avait "tout le droit dans l'archive de sa poitrine": la corporéité de la lettre s'incarne dans l'empereur, puis dans le pape, interprète unique et souverain de la parole.
- Comment ne pas penser à la façon dont Ernst Kantorowicz a fait du souverain l'énonciateur de la loi, le corps du pouvoir. Est-ce dans la même perspective que vous montrez que le corps ne se réduit pas au biologique, que, chez l'homme, la vie de la représentation prime sur la vie animale et qu'il n'y a pas de corps sans fantasme du corps ?
- J'ai correspondu avec Kantorowicz. J'ai fait traduire ses articles aux Presses universitaires de France. L'anthropologie travaille à la fois l'image, le corps et le mot. Comme lui, je pense que la modernité commence au XIIe siècle avec le Moyen Age classique, quand le christianisme latin s'est approprié le legs historique du droit romain en sommeil depuis plus de 500 ans. Ce fut le début de l'Etat moderne, qui bat aujourd'hui en retraite sous les coups de l'affirmation de l'individu. Et les Etats contemporains se lavent les mains quant au noyau dur de la raison qui est la différence des sexes, l'enjeu œdipien. Ils renvoient aux divers réseaux féodalisés d'aujourd'hui l'aptitude à imposer législation et jurisprudence. Pensez aux initiatives prises par les homosexuels. Le petit épisode du pacs est révélateur de ce que l'Etat se dessaisit de ses fonctions de garant de la raison. Freud avait montré l'omniprésence du désir homosexuel comme effet de la bisexualité psychique. Un exemple de transposition culturelle : le rituel monastique qui chante Jésus en l'appelant "notre Mère". La position homosexuelle, qui comporte une part de transgression, est omniprésente. L'Occident a su conquérir la non-ségrégation, et la liberté a été chèrement conquise, mais de là à instituer l'homosexualité avec un statut familial, c'est mettre le principe démocratique au service du fantasme. C'est fatal, dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme. En effet, Hitler, en s'emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Levi et Robert Antelme, je dirai qu'il n'y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n'est que pour le SS le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n'appartient à personne d'autre qu'au sujet (personne ne peut rêver à la place d'un autre), ne demande qu'à déborder. La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste, qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. Aujourd'hui, chacun peut se fabriquer sa raison dès lors que le fantasme prime et que le droit n'est plus qu'une machine à enregistrer des pratiques sociales.
- Votre passage par l'Afrique a joué un grand rôle dans votre conception du droit. Il vous a permis de relativiser nos valeurs occidentales et de lire, partout dans le monde, ce dessaisissement d'un Etat instituant. Vous y avez observé les édifices institutionnels par lesquels des sociétés comme la nôtre répondent à l'angoisse existentielle.
- J'ai travaillé au Gabon avec une entreprise qui vendait du développement, avec les Nations unies au Congo ex-belge, puis au Mali avec l'Unesco. J'ai compris que ma formation de juriste préoccupé des textes du Moyen Age m'était bien plus utile que les sciences économiques. Je voyais, en effet, dans les écoles coraniques des enfants réciter rituellement des versets dans la langue sacrée du Coran, qui n'était pas la leur, exactement comme les glossateurs médiévaux transmettaient en latin le droit romain disparu. Je découvrais l'égalité de tous devant la vie de la représentation : l'Etat occidental n'est qu'une forme transitoire de cette vie. Il reproduit du sujet institué, en garantissant le principe universel de non-contradiction : un homme n'est pas une femme, une femme n'est pas un homme ; ainsi se construisent les catégories de la filiation. La fonction anthropologique de l'Etat est de fonder la raison, donc de transmettre le principe de non-contradiction, donc de civiliser le fantasme. L'Etat, dans la rationalité occidentale, est l'équivalent du totem dans la société sans Etat. En Afrique, il y a aussi un au-delà de l'individu qui est peut être en train de se perdre chez nous." * Propos recueillis par Antoine Spire, Le Monde 23 octobre 2001, p. 21, LE MONDE | 22.10.01
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Pierre Legendre, l'inclassable Jacques de Saint Victor Le Figaro littéraire 12/02/2009
Très célèbre à l'étranger, ce penseur original scrute les dérives de notre civilisation à la lumière de ses fondements. Son œuvre est à la frontière de la philosophie, du droit, de l'histoire, de l'anthropologie, mais aussi du cinéma.
Sa parole est rare. Et pourtant son nom est considéré à l'étranger comme un des plus grands de la pensée française contemporaine. En France, il est peu connu du grand public, même s'il est beaucoup pillé. Sait-on, par exemple, qu'on lui doit cette notion de « noblesse d'État » que Bourdieu s'est empressé d'emprunter sans jamais le citer ? Ses livres portent des titres énigmatiques : L'Amour du censeur (1974), Jouir du pouvoir (1976), Trésor historique de l'État (1992), Nomenclator (2006). Pierre Legendre ne cherche pas le succès public. Cet homme discret fuit plutôt les journalistes, car ses thèses ne sont pas toujours bien comprises.
Rappelant la fonction anthropologique du droit, il raille les dérives de la « décomposition » de 68, qui confond le monde du fantasme, où tout est possible, et celui de la réalité, marquée par les limites, où un homme n'est pas une femme, où un père ne peut être la mère, etc., comme le voudraient certains défenseurs de la postmodernité. Ce grand penseur a fréquenté des intellectuels aussi différents que Raymond Aron, Jacques Lacan, Bertrand de Jouvenel, Jacques Berque, Hampaté Bâ, des cinéastes comme Chris Marker, Elia Kazan, Frederick Wiseman.
Depuis quarante ans, il a élaboré une œuvre très originale, à la frontière de l'histoire, du droit, de la psychanalyse, de l'anthropologie et du cinéma.
Un livre d'entretiens avec le journaliste Philippe Petit qui vient de paraître permet une féconde introduction à ce penseur qui se déclare « solidaire de tous ceux que la suffisance et le dépit des démagogues clouent au pilori ». Il nous reçoit dans son petit bureau monacal de l'ancienne école coloniale, avenue de l'Observatoire, près du Sénat.
Comment le situer : philosophe, anthropologue, historien ? « Je me sens étranger à ces catégories modernes. Beaucoup d'auteurs médiévaux avaient cette vertu : ils ne se définissaient pas » , précise Legendre, résumant ce qu'il recherche : ne pas être de son temps pour mieux penser notre société. « Je suis du passé et de l'avenir lointain. » Baigné dans la lecture des Anciens, notamment des théologiens et des juristes du Moyen Âge qui nous ont transmis le droit romain, Pierre Legendre scrute en même temps les réalités économiques. «J'aime fréquenter le monde des managers. » Il a d'ailleurs écrit un livre très critique sur le management, Dominium Mundi (2007), qui est devenu un film. Le cinéma a été très important pour lui, « une façon de se dépasser et d'assurer une mission de passeur ».
Après son agrégation de droit romain, ce Normand, né en 1930, a commencé sa carrière comme consultant économique en Afrique dans les années 1960. « Cette connaissance du terrain a toujours été pour moi un garde-fou contre les envolées théoriques. Je dois beaucoup à ma formation de juriste et d'économiste cet attachement à la part humaine des choses. »
Cette formation originale explique peut-être en partie sa marginalisation face à la « caste » intellectuelle refermée alors sur les philosophes de la rue d'Ulm. « À part de rares exceptions, le droit était méprisé par l'élite intellectuelle ; c'est très différent dans le monde anglo-saxon. » Legendre aime l'esprit casuiste et pragmatique des pays de common law, qui rappelle les auteurs médiévaux. Il résume : « Les Anglais sont des casuistes, les Français des législateurs.»

Le « trésor » administratif

Cela ne le fait pas pour autant rêver de « rupture » avec le modèle français. Il souligne l'importance du « trésor » administratif, élaboré d'ailleurs de façon casuistique, cas après cas, par le Conseil d'État. Les élites n'ont pas compris ces innovations, et faute de s'interroger sur le pourquoi des choses institutionnelles, elles ont laissé libre cours à ce que Legendre appelle la « reféodalisation de la France ». « On s'est mis à cracher sur l'administration. » Le processus ne date pas du triomphe du management ; il a des causes nombreuses. La traque aux « héritiers », l'intégrisme sociologique, l'idéologie du libre-service (dans tous les domaines, y compris du sujet) ont ouvert la voie à la déréglementation partout. Cela a conduit aux chimères du « post-politique », grosses de réponses violentes à venir. « Ce sont d'abord les élites qui ont bradé l'État » , résume-t-il.
Le « retour de l'État », à la faveur du désastre actuel, le rassure-t-il ? Pas du tout. « On ne comprend plus ce qu'est vraiment l'État. Les grandes évidences sociales sont manipulées sur un mode obscurantiste, dont la gestion prétendue scientifique est l'expression ultime. » Legendre parle de la croyance en la toute-puissance de la techno-science économie : tout se réduit à des paramètres quantifiables. Il voit dans cette frénésie du calcul, qui a fait le succès des social sciences, le mécanisme d'un genre nouveau, rappelant le totalitarisme. « On en découvre subitement les effets à l'occasion de la crise qui ne fait que commencer. » Aujourd'hui, la pensée de Pierre Legendre s'impose d'autant plus qu'ayant étudié l'« historicité de la structure », c'est-à-dire à quelle logique répond l'architecture de nos sociétés, il est un des rares penseurs capables d'offrir un diagnostic profond de nos dérives contemporaines.
Cet historien du droit développe une vision « sédimentaire » de l'histoire, c'est-à-dire non linéaire, car « le passé ne disparaît jamais, il s'enfonce dans le sous-sol culturel » . Cette conception l'a conduit à considérer la question religieuse sous un angle neuf. « Quand je travaillais dans le milieu international, l'idée absurde répandue parmi les experts en développement était que le progrès devait à terme faire disparaître ou folkloriser les religions.» En somme, Legendre accomplit son projet : « Les cultures comme les individus ont une identité, c'est cela qui m'intéresse. » Bien avant Huntington, il avait étudié les conflits de civilisation, d'abord en Occident, puis dans le monde. En toute indépendance. Au fond, pour Pierre Legendre, « c'est la pensée, ou l'absence de pensée, qui gouverne le monde. Et penser n'est pas si dangereux...»

Vues éparses Entretiens avec Philippe Petit, Pierre Legendre, Fayard, 2009, 192 p., 16 €.
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