PAGES PROLETARIENNES

mercredi 9 mai 2012

LA LOURDE MEPRISE DE DARWIN




Il ne sera nullement question ici de remettre en cause l’analyse de l’évolution selon Charles Darwin mais de signaler, grâce à E.Lucas Bridges – « Aux confins de la terre, une vie en Terre de Feu (1874-1910) (ed Nevicata 2010) – quelques erreurs de méthodologie dûes à une vision occidentaliste coloniale (et flicarde) des tribus primitives.
D’abord, comme le signale Malaurie en introduction, le grand naturaliste, père des ethnologues, admiré par Marx, n’était pas exempt non plus de préjugés eugénistes : « … Il a outrageusement négligé son grand et trop méconnu prédécesseur, le chevalier Jean-Baptiste de Lamarck. Peut-être convient-il de regarder de plus près la nature même des observations qui ont abouti, aux Galapagos, à des principes qui ont changé notre regard sur l’évolution des espèces (…) Et elle n’est pas sans conséquence si l’on songe que Charles Darwin a conclu après ses travaux à une philosophie eugéniste. Je le cite :
« Les Esquimaux, sous la pression de la dure nécessité, ont réussi à faire plusieurs inventions ingénieuses, mais la rigueur excessive de leur climat empêchait tout progrès continu… Chez les sauvages, les individus faibles de corps et d’esprit sont promptement éliminés et les survivants se font généralement remarquer par leur vigoureux état de santé. Quant à nous, hommes civilisés, nous faisons au contraire tous les efforts pour arrêter la marche de l’élimination ; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades ; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents ; nos médecins déploient toute une science pour prolonger autant que possible la vie de chacun… Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques, sait, à n’en pas douter, que cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine… Nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles » cf. Voyage d’un naturaliste à travers le monde, ed La Découverte).
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… Des trois années que les jeunes Yahgans vécurent au milieu des Anglais, la moitié se passé à bord du Beagle avec FizRoy. Ils le convainquirent, ainsi que les autres passagers, que les Indiens étaient cannibales. Charles Darwin passa douze mois à bord du Beagle en compagnie des Fuégiens. Ce grand chercheur de la vérité, lui-même, accepta leur témoignage tel quel. Nous qui, plus tard, avons vécu de longues années au contact quotidien des aborigènes, nous ne pouvons trouver qu’une seule explication à cette lourde méprise.
Nous pensons que York Minster ou Jimmy Button ne se préoccupaient pas le moins du monde de dire la vérité quand on leur posait des questions : il leur importait seulement de répondre dans le sens qu’ils pensaient être celui que l’on attendait d’eux. Leur connaissance limitée de l’anglais ne leur permit pas, les premiers temps, de s’expliquer longuement et on sait qu’il est beaucoup plus facile de répondre « oui » que de répondre « non ». Les témoignages que l’on attribue à ces jeunes gens et à Fuegia Basket ne sont rien d’autre que l’accord donné aux suggestions qui leur étaient faites. Nous pouvons imaginer leur réaction devant des questions pour eux aussi ridicules que celles-ci :
-          « Tuez-vous des hommes pour les manger ? »
D’abord embarrassés, ils finissaient, à force de répétitions, par saisir le contenu de la question et ils réalisaient quel genre de réponse on attendait d’eux. Aussi aquiescaient-ils tout nnaturellement. L’enquêteur poursuivait :
-          « Quelles personnes mangez-vous ? »
Pas de réponse.
« Mangez-vous des méchants ? »
-          Oui. »
« Quand il n’y a pas de méchants, que se passe-t-il ? »
Pas de réponse.
« Mangez-vous vos vieilles femmes ? »
-          Oui. »
Une fois ce jeu lancé et leurs connaissances de l’anglais s’étant améliorées, il est facile d’imaginer le plaisir que durent éprouver ces jeunes irresponsables à constater le crédit que méritaient leurs élucubrations. Stimulés par leurs auditeurs, qui prenaient des notes de leurs récits, les Fuégiens continuèrent à inventer. On nous dit qu’ils décrivirent avec force détail comment les Fuégiens mangeaient leurs ennemis tués au combat et comment ils dévoraient leurs vieilles femmes quand il n’y avait pas de morts au combat. On leur demanda s’ils mangeaient des chiens quand ils avaient faim : ils répondirent par la négative, les chiens étant utiles pour chasser les loutres, tandis que les vieilles femmes ne servaient plus à rien. Les malheureuses, dirent-ils, étaient confinées dans une épaisse fumée jusqu’à ce qu’elles meurent par asphyxie. Ils déclarèrent que leur chair était très bonne.
Ces charmantes histoires acceptées, toutes les tentatives pour les rejeter auraient été vouées à l’échec, car elles auraient été attribuées à une répugnance croissante à confesser les horreurs dans lesquelles ils s’étaient complus naguère. Les jeunes rapporteurs lâchèrent la bride à leur imagination et chacun fit assaut pour savoir lequel d’entre eux raconterait les histoires les plus fantastiques. En outre ils s’enhardirent de l’admiration qu’ils suscitaient, chacun, auprès de leurs compagnons.
La croyance en leur cannibalisme ne fut pas l’unique erreur de Darwin au sujet des Fuégiens. En les écoutant, il eût l’impression qu’ils répétaient toujours les mêmes phrases, encore et encore. Il en arriva à la conclusion que tout leur langage ne comptait pas plus d’une centaine de mots. Nous qui, tout enfants, avons appris à parler le yahgan, nous savons que cette langue, dans ses limites spécifiques, est infiniment plus riche et plus expressive que l’anglais ou l’espagnol. Le Dictionnaire yahgan (ou yamana) – anglais, élaboré par mon père et auquel je me référerai ultérieurement, ne contient pas moins de trente-deux mille mots ou inflexions, nombre qui aurait pu être considérablement augmenté sans s’écarter de la langue châtiée (x).
(x) Les Yaghans avaient au moins cinq mots pour le vocable « neige ». Pour « Plage », ils en avaient plus encore. Le choix du vocable dépendait de plusieurs facteurs : l’emplacement de la plage par rapport à celui qui parlait, le fait d’avoir de la terre ou de l’eau entre lui et la plage, l’orientation de celle-ci, etc. Les mots variaient selon la place de l’orateur. Ainsi un mot employé alors qu’il se trouvait dans un canoë pouvait être différent du mot utilisé à terre pour désigner le même objet. D’autres variantes étaient introduites en fonction de la direction de l’interlocuteur et selon que ce dernier se trouvait à terre ou sur l’eau. Pour désigner les liens familiaux, parfois si lointains que la langue anglaise fait appel à toute une phrase pour les expliciter, les Yaghans possédaient au moins cinquante mots différents, chacun désignait une relation familiale particulière, souvent complexe. Parmi les différentes variante du mot « mordre », il existait un mot qui signifiait « rencontrer sous la dent , par surprise, une substance dure alors que l’on mange quelque chose de consistance molle », par exemple une perle dans une moule.

Devant la pauvreté et la saleté de ces gens, Darwin considéra que, s’il n’avait pas vraiment découvert le chaînon manquant qu’il cherchait, ces Fuégiens ne pouvaient en être éloignés. Les Fuégiens possédaient pourtant de nombreuses coutumes sociales qui furent soigneusement observées. C’est ainsi que le vol et le mensonge, pourtant de pratique courante, ne justifiaient pas de traiter un homme de menteur, de voleur ou d’assassin, car c’étaient là des injures mortelles.
Depuis que Darwin et FitzRoy ont adopté la théorie du cannibalisme chez ces indigènes, d’autres y ont apporté des preuves. Il est possible, par exemple, que dans un petit village désert, l’un des chercheurs ait trouvé les restes d’un grand bûcher et, dans les cendres, des os humains carbonisés dont certains pouvaient avoir été rongés. N’était-ce pas là la meilleure preuve de leur cannibalisme ? L’explication, cependant, peut être simple. Supposons la mort d’un Indien, en hiver, quand le gel durcit le sol comme la pierre. Ses amis ne possédant pas d’outils adéquats, il leur était impossible de creuser une fosse. Les Yaghans, mangeurs de poissons, n’auraient certainement pas jeté le cadavre à la mer. Aussi allumaient-ils un grand feu et brûlaient-ils le cadavre et la tente dans laquelle l’homme était mort. Puis ils abandonnaient le lieu et évitaient de s’en approcher le plus longtemps possible, non pas par crainte des fantômes, mais parce que l’endroit leur rappelait un évènement douloureux. Il est bien possible que les dents des renards fussent la cause des traces de rongement.
Les parents et les amis détestaient qu’on leur rappelât leurs morts d’une façon quelconque.
En arrivant dans un campement après une longue absence, l’Indien devait prendre grand soin de ne pas poser de questions en utilisant le nom d’un absent car, s’il était mort, ses proches en auraient été gravement offensés.
Dans son journal, mon père raconte que, pendant les famines, quand il était impossible de pêcher à cause de la durée du mauvais temps, les Indiens mangeaient les lanières et les peaux de mocassins que les hommes portaient parfois en hiver, mais jamais personne ne suggéra de manger un être humain. Ils auraient même sévèrement critiqué celui qui, aiguillonné par la faim, aurait mangé un vautour aussi savoureux et bien rôti fut-il, car ce vautour aurait pu s’être nourri du cadavre d’un humain. Comme j’ai pu le constater moi-même, ils s’indignaient plus encore si quelqu’un les conviait à partager ce qui pour eux était un repas répugnant. Pour la même raison, ils refusaient de manger de la viande de renard, bien que, plus tard, il fut prouvé qu’une autre tribu – celle des Onas (ou « Indiens de la terre ferme ») – considérait la consommation d’un renard gras comme un régal.
Dans un autre ordre d’idées, il est intéressant d’indiquer comment un grand nombre de noms de lieux sont nés d’erreurs et sont assurés de la pérennité puisqu’ils ont été consignés dans les cartes de l’Amirauté. Les tout premiers historiens nous parlent d’un lieu appelé Yaapooh et des habitants de cette région. Ni cet endroit ni ce peuple n’existent. Ce nom est simplement la corruption du vocable yaghan iapooh qui veut dire « loutre ». Le capitaine FitzRoy, désignant un rivage à quelque distance, a certainement demandé comment il s’appelait et les Yaghans, avec leur vue perçante ayant aperçu une loutre, ont dû répondre : « Iapooh ».
Sur toutes les cartes de cette région, aussi bien espagnoles qu’anglaises, le nom Tekenica figure pour désigner une baie de l’île Hoste. Les Indiens n’employaient ce mot ni pour ce lieu, ni pour un autre. Ce mot dans la langue des Yaghans signifie « difficile à voir ou à comprendre ». La baie fut certainement montrée à un indigène qui répondit quand on lui en demanda le nom : « Teke uneka », ce qui veut dire : « Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ». La baie reçu le nom de « Tekenika ». On pourrait citer bien des exemples de la sorte. Ceux-ci suffisent. »

Il y en a comme çà plus de 600 pages ! On comprend le succès phénoménal de ce livre à sa sortie, il y a plus d’un demi-siècle.

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