PAGES PROLETARIENNES

samedi 31 mai 2008

Au cœur de la Caverne

des brigands de Temps critiques


Dans la librairie Teckhnê non loin de la montagne Sainte Geneviève au lieu dit « quartier latin », se tenait vendredi soir une réunion autour de la présentation du dernier livre des duettistes de Temps critiques, épais livre sur le mai rampant italien. Une vingtaine de personnes étaient présentes dont plusieurs anciens militants du CCI du cercle de Paris.

Au cours de sa présentation Jacques W. se démarqua de l’intéressant livre de Vigna (L’insubordination ouvrière) qui limite lui aussi la signification des événements de l’époque au mai français, alors que l’Italie a vu se développer peu après un mouvement autonome étendu dans le temps.

Il évoqua ensuite les particularités de la contestation à l’intérieur du PC italien, mais surtout avec un Negri hors de ce parti, dans le parti socialiste. L’Italie a été marquée par une plus grande radicalité des luttes et le développement du terrorisme. L’intensité du mouvement a été plus forte certes en France mais plus courte. La crise économique a été ensuite plus forte en Italie entraînant de nombreux licenciements dans le triangle industriel bien connu. De nombreux jeunes prolétaires du sud se sont retrouvés sur le carreau. A cette époque, conjuguée avec la répression, l’idéologie bourgeoise aboutit à dissoudre l’identité prolétarienne. Nombre des jeunes prolétaires licenciés sont renvoyés vers l’impasse d’une semi-clandestinité avec leur engagement dans les groupes gauchistes. La lutte prend la tournure d’une vendetta corse (goudron, plumes…). Le présentateur a dû ensuite parler des luttes pour les autoréductions, mais j’ai pas tout saisis dans ma mémoire de moineau. Il exhibait certainement des connaissances précises des particularités italiennes.

Devant cette présentation relativement fermée sur l’Italie, comme Vigna l’avait été sur le cas français après tout, il ne me restait plus – moi le cro-magnon du marxisme périmé – qu’à jeter successivement trois flammèches qui allaient allumer la discussion, voire l’incendier.

D’abord je demandai aux deux auteurs, au sympathique J.Guigou et au glabre J.W. de nous expliquer leur analyse de l’opéraïsme, cette scie qui sert de carburant spéculatif au milieu communisateur pour fleurir la tombe de la classe ouvrière. J’ai rappelé que cet ouvriérisme made en Italie était en fait la théorisation rêvée de l’unité étudiant-travailleur avec le gadget negriste du « salaire étudiant » dit aussi « salaire social », et que ce courant sous-produit du stalinisme prospéra sur le reflux du mouvement « rampant ».

J.W., qui tient le crachoir en public, trouva ainsi matière (ouf) à se lancer dans la description détaillée des particularités italiennes, notamment sur ce qui se passait dans les usines et les actions « extérieures ». Il fût question aussi beaucoup de nouvelles comparaisons avec le mai français par le biais des prises de parole d’autres présents. Il se dégageait tout de même de la démonstration de JW que nous assistions là à la fin d’une certaine classe ouvrière, pour ne pas dire à la fin tout court.

J’allumai donc une seconde flammèche (et qui était un piège incivil de ma part): quels liens faites-vous, vous les communisateurs, entre le mouvement divers d’insubordination en Italie et l’apparition du terrorisme ?

Dans sa longue réponse, JW, après avoir rejeté le qualificatif de communisateur, il commença à révéler que sur le fond il ne différenciait pas la classe ouvrière des partis chargés de l’encadrer. Il évoqua comme causalité du terrorisme, les réminiscences de la résistance chez les ex du PCI, l’apparition de « groupes ouvriers armés », puis la place prise par les groupes armés de Feltrinelli, le débat des brigades rouges avec Lotta Continua. Des SO (services d’ordre) vont se détacher pour former des groupes armés, création des NAP (noyaux armés prolétariens), Prima linea, etc. JW rappela que le principal responsable de l’enlèvement d’Aldo Moro était Mario Morelli, le dirigeant du comité de base Siemens. En gros, le terrorisme est ainsi défini comme lié aux « impuretés » de la classe ouvrière.

Sur cette deuxième partie je m’insurge évidemment contre cette interprétation mais surtout contre l’absence de recul de l’orateur. Il prend plaisir à fouiller les détails de la radicalité « opéraïste », avec la tentative répétée de nous faire partager son émotion de croque-mort du prolétariat. Mais il ne nous dit rien, ou pas grand-chose, du reflux de la lutte générale en Europe et de la politique adoptée EN FACE par la bourgeoisie pour contenir puis vider le mouvement de sa substance. Je rappelle donc que (selon Debord et RI) mai 68 et le mai rampant ont signifié un réveil du prolétariat (un troglodyte poilu et courbé sous le poids des années ricane dans la salle sur le mot réveil), et qui dit réveil dit qu’on va pas à l’insurrection immédiatement, que les ouvriers ont pas envie de verser leur sang ou de se sacrifier inutilement pour de petits partis excités issus de la décomposition du stalinisme et qui se proposent de les envoyer au casse-pipe. En ce sens on ne peut pas dire que le terrorisme est le produit de la classe ouvrière, même « évanescente » pour utiliser un riche mot de nos communisateurs. Mais il y a autre chose que vous n’étayez pas, et pour cela il faut revenir à la politique. Nous avons – nous le prolétariat en tout cas – en face de nous des gens intelligents et armés. Comment pouvez-vous oublier l’affaire du Gladio ?

(ricanement à la tribune, cri dans la salle : « c’est encore théorie du complot ! »)

Le financement de la RAF par le bloc de l’Est c’est une blague ? L’action de la CIA en Italie une blague ? Vous oubliez la trouille de la bourgeoisie face au réveil prolétarien, et qui adapte la réponse même en payant cher. Vous êtes donc tous naïfs ici, mais la fin des années 1970 - que nombre de communisateurs spécifient, avec pertinence un peu, en « année 1977, année de la contre-révolution » (cf. lexique de mon prochain livre) - est marquée par beaucoup de choses troubles : attentats très sanglants en Italie, arrestations massives, il y a eu le Chili en 1973, il y avait eu les chars russes en 68 à Prague… C’est un jeu à plusieurs acteurs, il n’y a pas que la bourgeoisie et les indiens métropolitains dont je n’ai que foutre (J.Guigou avait fait une intervention pour rappeler l’action de ces premiers totos), il y a encore la rivalité des blocs (les chars russes pouvaient arriver plus facilement en Italie dans une situation politique non maîtrisée par la bourgeoisie locale), le rôle de la CIA qui infiltre les milieux gauchistes et fournis les armes, etc., on peut le lire sur internet (ricanement de JW et interruption : sur le net ?)

- sur le net on peut lire aussi bien que dans des livres d’histoire, et plus de vérités que dans les pages de Temps critiques ! Officiellement, je dis bien officiellement le magouillage de l’Etat a été reconnu, et c’est bien normal avec le recul et la trouille que les deux mai, italien et français ont flanqués à la bourgeoisie. Après le réveil vient le reflux, et la bourgeoisie tape.

Mon objection n’est évidemment pas entendue, voire reste méprisée. Raoul Victor, qui naguère déclarait que le terrorisme était une décomposition du gauchisme, s’étale ensuite, à la suite de la théorie de JW (des « impuretés » de la classe ouvrière), sur le désespoir de minorités (armées) de la classe, et comme tout bon nouvel adepte de la communisation, fait des parallèles historiques oiseux sur les prolétaires armés de la République de Weimar, oiseux car il y avait eu une véritable tentative révolutionnaire à l’époque, pas comparable à l’agitation italienne (et certains groupes armés, tu parles la référence Jojo, ont fini chez les nazis). Il s’allie également avec les anti-complotistes de la salle, en reprenant les arguments de JW sur les événements-qui-se-déroulent-quand-même-malgré-le-flic Gapone en 1905. Comme je ne peux pas être en même temps l’avant-centre et l’arrière latéral droit (qui en plus vient de me tâcler pour l’équipe adverse), je laisse pisser. Mais l’argument et la référence sont aussi faux que le précédent, la police est très efficace en période de reflux en lien avec des réactions « politiques » dissolvantes (participation gaulliste en France et focalisation avec le terrorisme en Italie). Dans la passe d’arme qui suit entre JW et RV, le communisateur JW a raison de trouver léger l’argument du désespoir pour expliquer le terrorisme en Italie ; mais ils ont leur petite musique à eux d’intellectuels en herbe, le prince déchu Raoul et le pince sans rire JW, ils aiment à se causer avec affectation au-dessus des crétins qui les entourent. JW insistait avec élégance et force circonvolutions que le terrorisme est un produit d’ouvriers radicalisés et reçoit la réplique suivante de ma part :

- ce n’est pas parce que de petits chefs gauchistes se sont laissés embarquer dans le terrorisme qu’il faut en conclure que c’est clean et de classe ! j’ai connu plusieurs délégués CGT salopards prêts à tout pour leur carrière, et cela n’en fait pas une émanation du prolétariat !

Après les avoir laissé ronronner intellectuellement avec cette douceur des mots raffinés ou des radotages confirmés, je lance ma troisième flammèche :

- la classe ouvrière a donc disparu depuis l’évanescence de l’opéraïsme ?

Magnifique provocation de ma part dans laquelle JW, qui tient encore le crachoir, plonge. Je n’ai pas pu tout noter, mais je vous assure que c’était un florilège d’imbécillités.

- et d’où qu’elle est maintenant la classe ouvrière ? les sidérurgistes ? au XIXe siècle elle transformait, elle produisait, elle a assuré le stakhanovisme après…

Je bondis :

- non seulement tu comprends pas ce qui caractérise historiquement la classe ouvrière, mais tu ne la comprends pas dès le 19e siècle où elle ne transformait rien du tout, elle était obligée de travailler, et tu déconnes avec le stakhanovisme qu’elle subissait revolver dans le dos…

Mais, heureusement, JW était coupé par d’autres interventions. Une jeune employée de bureau lui objectait que le travail restait le travail et subordination et envie de se révolter. Mais un autre n’imaginait plus que les employés post-fordistes puissent réfléchir. Le prince Raoul, qui a de beaux restes, objectait à son tour que ce qui définit le prolétaire ce n’est pas que le travail de ses mains, ce ne sont pas les catégories de l’industrie… et il prenait l’exemple des manifestations de 2003 où il n’y avait que des prolétaires qui manifestaient.

JW m’objectait, sans jamais regarder l’auditeur, qu’on ne pouvait assimiler le prolétariat d’aujourd’hui à celui du XIXe et tirait jusqu’à Spartacus pour prétendre que tout est dans tout et rien dans rien. Je répondis que pour l’essentiel le prolétaire du XXIe reste proche de celui du XIXe, et que ce n’est pas la nature du travail qui permet de le comprendre mais le fait (dixit Babeuf) qu’il est l’être qui vend sa force de travail et qui a peur du lendemain, qui est rivé sur l’avenir. Le prolétaire aujourd’hui c’est le claviste mais aussi la vendeuse, le maçon..

On ferraillait dur de tous côtés. JW s’exposa à un moment au ridicule malheureusement pour lui :

- dans ma famille j’ai beaucoup de maçons, et la conscience de maçon c’est pas…

Je suis féroce et je ne suis pas le seul à protester contre cette saille de plombier polonais intellectuel:

- c’est n’importe quoi ! des maçons on en a eu plein de révolutionnaires, la moitié des militants du FOR en France étaient maçons, des anars sont maçons, j’ai eu plus de maçons que toi dans la famille…

Mais dans le brouhaha on ne m’écoutait plus. Je fis entendre cependant que la théorie de Temps critiques n’était qu’un petit révisionnisme sociologique hautain. Il y eu encore d’autres remarques puis la réunion se termina en petits conciliabules. Jacques Guigou servit aimablement un verre à tous.

Le livre est en vente 38 euros, et on imagine que si la classe ouvrière existait encore elle ne pourrait pas se le payer.

jeudi 29 mai 2008

LA GALAXIE COMMUNISATRICE FREMIT D’ANGOISSE

Courrier de Roland Simon le 27 mai 2008,

Cher camarade,

J’ai vu sur ton blog/site que tu t’apprêtais à publier un ouvrage sur la communisation et les communisateurs. Je ne peux que me réjouir de cette initiative et de cet intérêt.

Cependant, les quelques lignes d’annonce de ce travail présentent quelques erreurs qui ne peuvent que nuire à l’intérêt et l’importance de ton propos pour l’avenir de la révolution et de la conscience de classe du prolétariat universel. En conséquence je me permets de te signaler quelques textes dans les deux derniers numéros de Théorie Communiste (n°20 et n°21). Vu le sérieux de ta réflexion, tu as certainement lu ces deux derniers numéros mais malgré la pertinence de ton étude certaines choses ont pu t’échapper.

Dans le n°20, notre analyse de la lutte des classes actuelle et de la production, au travers de l’activité de classe du prolétariat en tant que classe des travailleurs productifs de plus-value, de la rupture révolutionnaire, a pu t’échapper.

Dans le n°21, sous le titre « TC brûle-t-il » tu as certainement noté notre critique de « Temps critiques » au sujet de l’abandon des classes et de la théorie de la valeur.

Tu as dû également lire en annexe du texte « Karl Marx et la fin de la philosophie classique allemande » ce que nous pensons de la « critique du travail », cela n’est pas bien sûr au niveau proprement sidérant de la réflexion de Bitot, mais cela mérite d’être signalé. Je t’indique tout de suite « l’annexe » car le texte lui-même sur Marx n’apprendra rien à un marxiste de ton envergure.

J’apprécie le caractère catégorique, tranché, exempt de toute interrogation de ta production théorique. Elle reprend le droit fil de ta virilité intellectuelle des vrais prolétaires qui savent donner à la théorie révolutionnaire un élan incomparable sans se perdre dans le marécage petit bourgeois germanopratin de l’innovation et de la confusion intellectuelle.

Amicalement,

R.S.

MA REPONSE

Cher Roland Simon,

Je suis très honoré de ta mise en garde (de maître d’école) à un bouseux marxiste comme moi, depuis quel trou provincial ? Ah oui Les Vignères ! J’eusse très certainement tenu compte de ces remarques mais, hélas, mon manuscrit voguait déjà vers l’imprimerie, en version PDF.

Depuis mes premiers pas politiques hésitants en 1967, j’ai toujours été un observateur narquois de la petite bourgeoisie, du fait d’une enfance pauvre et d’un père prolétaire que je voyais rentrer humilié à la maison. J’ai toujours eu en horreur l’injustice, je ne sais pourquoi. J’ai très tôt pourchassé la mauvaise foi. J’ai été insulté et battu par des agents du stalinisme. Je ne voudrais jamais avoir leur comportement même vis-à-vis d’adversaires politiques. J’étais bien conscient au départ des risques d’amalgames dans un nouveau pamphlet contre les errements de la petite bourgeoisie intellectuelle. Je prends donc un luxe de précautions d’emblée dans mon introduction qui est un pastiche d’un de tes textes, pour signaler mes éventuels manquements. J’ai eu souvent du mal à distinguer ta prose de celle de Charrier, sympathique garçon que j’ai dû croiser naguère diffusant sa feuille de chou à la sortie d’une RP du CCI.

Désolé je n’ai pas pu parcourir en tout cas toute ton œuvre. Elle est trop dense et compliqué pour un individu moyennement intelligent comme moi. Mais, rassure-toi, si je vous mets tous dans le même sac je crois savoir nuancer les différences. Entre les conneries des deux Jacouille de Temps Critiques et toi, ou Dauvé, qui avaient eu la chance de croiser les véritables idées subversives du XXe siècle, c’est tout à votre honneur de garder de beaux restes au détour d’un paragraphe. Toi-même, fils putatif de Robert Camoin je présume que tu as eu un fort mauvais père, acariâtre, fier-à-bras sans les moyens et incapable de réflexion approfondie pour les exigences du mouvement révolutionnaire moderne ; cependant, même avec ses œillères ce camarade garde une compréhension de classe de base qui fait qu’il reste au-dessus de vous tous, superficiels contempteurs du prolétariat.

Voici ma méthode pour vous analyser. Au début, comme le premier internaute venu, et malgré ma longue expérience et mon ancien combat contre le « modernisme », j’étais dans le brouillard. Dans le brouillard d’un mauvais match de football. Quelles étaient ces équipes, couvertes de boue et dont on ne distinguait plus la couleur du maillot ? Je comptais les points. J’applaudissais aux passes habiles, aux feintes imparables… Puis je m’apercevais qu’il n’y avait pas d’arbitre. Chaque joueur prétendait fixer les règles du jeu. Pour un anti-sportif comme moi, c’était galère. J’avais téléphoné à un ami fan des jeux de cirques et il ne m’avait fourni que de pauvres éléments de la règle du jeu. Puis, probablement légèrement assoupi par mes lectures embrouillées où je perdais le fil, mes yeux se sont abaissés au niveau des crampons des équipes. J’ai alors distingué d’un côté la marque Adidas et de l’autre, Nike !

Pas peu fier de ma trouvaille, je commençais à comprendre confusément mais de plus en plus clairement. A mon humble avis de spectateur accroché à son clavier comme l’enfant à la barre de la corbeille du manège rapide de la fête à Neu-Neu. Le brouillard se dissipait : le jeu était truqué ! Il était basé sur l’oubli de la carrière des divers joueurs. Le spectacle, qui avait attiré quelques naïfs fans des anciens clubs ultra-gauches et gauchistes, se terminait toujours comme un match nul. Je pouvais donc me lasser et remettre dans mon vieux magnétoscope mes films préférés de Rossellini et de Marcel Carné, ou les films américains N&B de l’époque de la grande crise.

Ma réputation de pitt-bull dans la théorie révolutionnaire et de rétif à toute notoriété hiérarchique ne pouvait être mise à l’encan. J’ai « concrétisé » enfin. Anciens et nouveaux déçus du prolétariat, par non-immédiateté de la révolution, vous êtes comme le personnage de Romain Rolland, Jean-Christophe. Au début de cette saga, qui a enchanté mon enfance, Jean-Christophe, assis dans un pré, observe les nuages (la lutte des classes). Jean-Christophe est fasciné par ces nuages, ils sont énormes, ils occupent l’espace. Ils vont leur train, lourds de l’orage qui couve ou insouciants du soleil de plomb (capitaliste). Il décide alors de commander aux nuages avec son bâton de berger :

- nuages, allez par là !

Les nuages restent sourds à l’injonction. Jean-Christophe réitère son ordre deux fois, trois fois. Ceux-ci n’obéissent toujours pas. Il demeure longtemps perplexe. Puis, soudain, il a une idée. Avec son bâton il commande aux nuages d’aller dans le sens où ils vont. Et ça marche !

Je comprenais aussitôt votre démarche. Déçus et déprimés que le prolétariat n’aille pas dans le sens de l’immédiateté rêvée, vous avez pu vous rabattre aux côtés du soleil immobile du capitalisme. Le bâton n’était plus dans vos mains que le stylo ou plutôt le clavier de votre ordi. Tout devenait simple, vos désirs s’accordaient avec la REALITE PRESENTE. Les menaces d’orage sont alors oubliées. Tout va dans le bon sens. La conscience est apaisée.

Laissons de côté à présent la parodie. L’ultra-gauche, dont vous étiez pour la plupart les sectateurs jadis, même si vous en parlez comme quelque chose d’extérieur, a enfanté des brûlots vite disparus, mais croit renaître de ses cendres dans le bruissement de quelques cénacles de has been et sur le merdier informatique de la toile universellement aliénée.

Un peu comme avant le déluge (pardon un tsunami) les animaux égarés tendent à se réfugier en haut d’une colline. Cela n’en fait nullement une nouvelle arche de Noé, ni arche pour la révolution. Vous êtes des cosmonautes fragiles en perdition dans le néant intersidéral d’internet.

Je parvins ensuite à définir, avec tout ce que le milieu révolutionnaire comporte encore comme camarades non maqués par une secte, l’idéologie de la communisation comme suit : un couteau sans manche auquel manque la lame (merci Lichtenberg). La communisation, dis-je dans le manuel pour étudiant en communisatologie, est spéculation autour de trois/quatre moles funèbres : mort du prolétariat, mort de la transition/et du travail, mort de la valorisation.

Je conçois que, pris dans le feu des prêchi-prêchas abscons, vous n’en soyez pas conscients.

Dans un monde où la croyance superstitieuse est définitivement morte, la tentation du nihilisme et d’un hédonisme spirituel est prégnante.

Pour faire profiter les maigres lecteurs intéressés au sort du prolétariat universel, et par conséquent à celui de l’humanité souffrante tout entière, je pose donc l’équation suivante :

Les déçus de l’ultra-gauche ont donné rendez-vous aux repentis du gaucho-maoïsme pour une dernière partouze idéologique. Craignons que les lendemains de l’orgie soient tristes et plein de larmes !

A mon ultra-gauche, tous ceux (de Dauvé à toi-même) qui ont eu la chance de croiser les idées marxistes révolutionnaires, et qui en gardent des morceaux par temps agité. On ne saurait confondre cette aile communisatrice avec les deux imbéciles de Temps Critiques, lesquels ne méritent que la compassion pour leur poésie même pas burlesque. On ne saurait non plus les confondre avec, à ma droite, l’aile des repentis gauchistes (les crétins Negri et Kurz, et autres Postone, Bonarian et SINONONESTZEO). Mais vous êtes tous dans la même barque sans principes, sans pratique, perdus dans la tempête. Pire, malgré les désaccords, chacun peut ramer à la place de l’autre, mais en pagayant en rond.
Plus je regarde cet épisode supplémentaire de la dérive moderniste, plus je me sens conforté dans l’idée que le scénario n’est pas nouveau. Toi-même, scénariste à la plume agile et torve ne penses-tu pas que tu t’abuses avec ton verbe de matelot désorienté ? Imagines-tu que les millions de prolétaires aient envie de se sauver dans cette étroite embarcation qui prend l’eau et qui se prend pour le Titanic ?
Je te concède que le capitaine émérite Karl Marx a coulé par le fond depuis longtemps, mais ne nous a-t-il pas laissé son sextant et sa boussole ?

Vous n’apportez aucune nouveauté pour la révolution, vous lui tournez tous le dos et vous voudriez être applaudi. Misère de l’arrivisme !

Non, nous les « Anciens » nous ne vous permettons pas de prétendre que nous serions de gros cons catégoriques et « exempts de toute interrogation », et c’est pourquoi notre tâche est de rendre votre honteuse communisation encore plus honteuse et de la livrer au grand public, encore limité des partisans de la théorie du prolétariat.

Bien cordialement,

JLR

L’unique et sa propriété ?

Remercions d’abord Jean-Louis Roche de son travail d’exhumation des réflexions de différents groupes sur ce que devrait être l’État de la dictature du prolétariat.

Mais c’est sur un détail, une petite phrase de lui dans une note, que je voudrais revenir dans l’espoir de dissiper un malentendu, si malentendu il y a.

Il cite Agnès Heller : « Dans la société future…les besoins et les facultés sont de nature qualitative…Les besoins de l’homme se trouveront alors dans un rapport qualitatif direct avec leurs objets. Ceci signifie la suppression positive de la propriété privée et l’apparition du monde de la propriété individuelle. » Et il commente : « Mais pourquoi serait-ce “propriété individuelle” et pas “attribution” ou “prêt temporaire” ? » Visiblement, le terme de « propriété » lui répugne. Amicalement, on pourrait lui faire remarquer que pour nous autres mortels, tout est temporaire en ce bas monde ; que ce que nous consommons, nous le restituons, d’une façon ou d’une autre ; et que les linceuls (ou les urnes funéraires) n’ont pas vraiment de valises. Mais surtout, il faut essayer de faire saisir la vision de Marx. Dans la société actuelle, un besoin, celui de la préservation, et donc de l’accumulation du capital, façonne tous les autres. Le salarié qui vend sa force de travail ne produit pour personne ; il ne le fait que pour survivre. Même si elle déploie des ressources considérables pour créer et produire, l’entreprise a le même objectif : survivre. Comme le salarié, le client, le consommateur, ne sont que des moyens pour cette fin.

Retournons vers les Manuscrits de 1844 d’où Agnès Heller a tiré cette notion. Dans le socialisme[1], nous dit Marx, nous produirions en tant qu’humains. Non plus aveuglément, pour d’autres motifs que la satisfaction d’autres humains : «Dans ma production, j’aurais affirmé mon individualité, sa particularité ; donc, pendant l’activité, j’aurais joui d’une manifestation individuelle de ma vie et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais éprouvé la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance objective, perceptible par les sens, élevée au-dessus de tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton usage de mon produit, j’aurais la satisfaction directe à la fois de savoir que par mon travail j’ai satisfait un besoin humain et d’avoir objectivé l’essence de l’homme, donc d’avoir procuré à un autre être humain l’objet qui lui convient. » Et plus loin, il conclut : « Mon travail serait une manifestation libre de ma vie et, de ce fait, une jouissance vitale. Sous les conditions de la propriété privée, mon travail est l’aliénation de ma vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon travail n’est pas ma vie…C’est ma vie individuelle et donc la particularité de mon individualité qui se verrait affirmée dans le travail. Le travail serait alors la propriété vraie, active.[2] »

Non seulement chacun occuperait une place subtilement unique, fonction de ses aspirations et de ses aptitudes, dans le collectif de production (dont il ne faut pas penser que Marx, en parlant d’objet, la limite à la production de biens matériels) ; mais cette production, étant destinée à des humains, sera subtilement diversifiée : la propriété individuelle, c’est l’ensemble de ces relations avec les autres qui permettent à l’individu de se connaître et de se développer, et, en ce sens, elle ne peut effectivement être celle d’aucun autre.

Roger Pamaké.



[1] À cette époque, Marx utilise ce terme pour désigner la forme supérieure de la société communiste.

[2] Karl Marx, Aliénation et valeur d’échange, in Critique de l’économie politique (Manuscrits de 1844), U. G. E., 1972, p. 211-212.