PAGES PROLETARIENNES

jeudi 29 mai 2008

L’unique et sa propriété ?

Remercions d’abord Jean-Louis Roche de son travail d’exhumation des réflexions de différents groupes sur ce que devrait être l’État de la dictature du prolétariat.

Mais c’est sur un détail, une petite phrase de lui dans une note, que je voudrais revenir dans l’espoir de dissiper un malentendu, si malentendu il y a.

Il cite Agnès Heller : « Dans la société future…les besoins et les facultés sont de nature qualitative…Les besoins de l’homme se trouveront alors dans un rapport qualitatif direct avec leurs objets. Ceci signifie la suppression positive de la propriété privée et l’apparition du monde de la propriété individuelle. » Et il commente : « Mais pourquoi serait-ce “propriété individuelle” et pas “attribution” ou “prêt temporaire” ? » Visiblement, le terme de « propriété » lui répugne. Amicalement, on pourrait lui faire remarquer que pour nous autres mortels, tout est temporaire en ce bas monde ; que ce que nous consommons, nous le restituons, d’une façon ou d’une autre ; et que les linceuls (ou les urnes funéraires) n’ont pas vraiment de valises. Mais surtout, il faut essayer de faire saisir la vision de Marx. Dans la société actuelle, un besoin, celui de la préservation, et donc de l’accumulation du capital, façonne tous les autres. Le salarié qui vend sa force de travail ne produit pour personne ; il ne le fait que pour survivre. Même si elle déploie des ressources considérables pour créer et produire, l’entreprise a le même objectif : survivre. Comme le salarié, le client, le consommateur, ne sont que des moyens pour cette fin.

Retournons vers les Manuscrits de 1844 d’où Agnès Heller a tiré cette notion. Dans le socialisme[1], nous dit Marx, nous produirions en tant qu’humains. Non plus aveuglément, pour d’autres motifs que la satisfaction d’autres humains : «Dans ma production, j’aurais affirmé mon individualité, sa particularité ; donc, pendant l’activité, j’aurais joui d’une manifestation individuelle de ma vie et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais éprouvé la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance objective, perceptible par les sens, élevée au-dessus de tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton usage de mon produit, j’aurais la satisfaction directe à la fois de savoir que par mon travail j’ai satisfait un besoin humain et d’avoir objectivé l’essence de l’homme, donc d’avoir procuré à un autre être humain l’objet qui lui convient. » Et plus loin, il conclut : « Mon travail serait une manifestation libre de ma vie et, de ce fait, une jouissance vitale. Sous les conditions de la propriété privée, mon travail est l’aliénation de ma vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon travail n’est pas ma vie…C’est ma vie individuelle et donc la particularité de mon individualité qui se verrait affirmée dans le travail. Le travail serait alors la propriété vraie, active.[2] »

Non seulement chacun occuperait une place subtilement unique, fonction de ses aspirations et de ses aptitudes, dans le collectif de production (dont il ne faut pas penser que Marx, en parlant d’objet, la limite à la production de biens matériels) ; mais cette production, étant destinée à des humains, sera subtilement diversifiée : la propriété individuelle, c’est l’ensemble de ces relations avec les autres qui permettent à l’individu de se connaître et de se développer, et, en ce sens, elle ne peut effectivement être celle d’aucun autre.

Roger Pamaké.



[1] À cette époque, Marx utilise ce terme pour désigner la forme supérieure de la société communiste.

[2] Karl Marx, Aliénation et valeur d’échange, in Critique de l’économie politique (Manuscrits de 1844), U. G. E., 1972, p. 211-212.

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