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dimanche 10 mars 2024

Surréalisme, communisme et la poursuite de la révolution

 

Surréalisme, communisme

boule suspendue de Giacometti

et la poursuite de la révolution


Robin S. Klaus (2016)


traduction Jean-Pierre Laffitte


au souvenir de Dominique Cotte

En janvier 1927, cinq artistes surréalistes demandaient leur admission comme membres du Parti Communiste Français (PCF) lors d’une décision qui semblait contraire à leur mission de surréalistes1. Depuis le manifeste qui a fondé ce mouvement artistique en 1924, le surréalisme a cherché à conserver la pureté viscérale de son imagination et de ses rêves sous la direction d’André Breton. D’un autre côté, la priorité politique du PCF était la recherche de la révolution en s’appuyant sur une théorie politique marxiste fondée sur la réalité matérielle. Bien, que des travaux universitaires contemporains aient exploré cette contradiction, je soutiens que le surréalisme et le communisme proviennent réellement de la même source : tous deux sont des réactions face à la misère de la condition humaine, et tous deux cherchent à tirer l’humanité de son malheur au moyen de la révolution sociale. En conséquence, ce qui suit est une analyse des deux idéologies dans un effort aussi bien pour démontrer leurs concordances fondamentales que pour discuter le rôle possible – le cas échéant – du surréalisme au sein de la révolution communiste.

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Concordance ontologique

Communisme : un bref résumé

Avec la publication du Manifeste communiste en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels présentent un résumé de la vie sous le capitalisme et une condamnation de celui-ci, laquelle appelle au bout du compte à la révolution sociale et économique2. Marx atteste que l’histoire est définie par la lutte des classes, soit une dialectique hégélienne éternelle entre oppresseur et opprimé qui sont en conflit mutuel constant3. Ce sont le capitalisme et les modes capitalistes de production qui sont à la racine de ce schéma répressif dans lequel la bourgeoisie exerce son pouvoir sur le prolétariat : c'est-à-dire que les propriétaires exploiteurs et les détenteurs des moyens de production tirent profit du travail des ouvriers salariés pour leur bénéfice personnel4.

C’est à cause de cela que la vie de l’homme ordinaire – le prolétaire – est terrible dans la société capitaliste : il devient inévitablement « un appendice de la machine » et un esclave de la classe bourgeoise5. Dans de telles conditions, tout le charme de la vie est perdu, et l’homme ne peut pas vraiment être libre6. Le Manifeste de Marx répond à cette misère engendrée par l’élite bourgeoise en fournissant une solution : le prolétariat peut démanteler les conditions sociales et économiques qui rendent possible son asservissement au moyen de la révolution communiste qui renverse par la force les structures du pouvoir existant et qui procure une totale liberté à tous les hommes. Après la victoire de la révolution communiste, la société sera fondamentalement débarrassée de l’oppression et des antagonismes, et c’est en cela que « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes »7.


Surréalisme : une approche communiste

Malgré la réputation qu’a le surréalisme d’être illogique et fantaisiste, cette philosophie artistique tire sa motivation d’une analyse extrêmement marxiste de la condition humaine, laquelle donne la priorité à la recherche de la libération. Certes, Breton atteste dans le premier Manifeste du surréalisme que « le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore… Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime »8. Contrairement aux préoccupations marxistes pour la liberté économique, le surréalisme vise à libérer l’esprit et l’imagination – tous deux sont supprimés dans la société capitaliste sous l’apparence de la civilisation et du progrès9. Cette oppression de l’esprit est apparente dans le fait que « l’extrême différence d’importance, de gravité, que présentent pour l’observateur ordinaire les événements de la veille et ceux du sommeil, a toujours été pour m’étonner »10. C’est ainsi que, exactement comme le prolétariat de Marx, l’imagination est réduite à l’état d’esclavage11, perpétuellement assujetti au monde tangible.

Reflétant également le diagnostic de Marx relatif à la vie dans le système capitaliste, Breton comprend que le summum de la capacité morale et intellectuelle de l’homme ne peut pas être atteint aussi longtemps que l’omnipotence artistique en reste au monde matériel. En conséquence, le surréalisme vise à élever l’homme au-dessus de son existence désespérante sur la Terre au moyen d’une complète libération de l’esprit12 ; il cherche à résoudre des notions diamétralement opposées comme « dormir et être éveillé, rêve et action, raison et folie, le conscient et l’inconscient… le subjectif et l’objectif »13. Parfaitement analogue à la mission du prolétariat, bien qu’en des termes plus métaphysiques, le surréalisme existe afin que l’imagination brise ses liens serviles, revendique une existence légitime tirée de la primauté du monde matériel, et permette à l’humanité d’atteindre son potentiel maximal.

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L’objet surréaliste

Un rôle réconciliateur

La cohérence ontologique entre la métaphysique surréaliste et la réalité matérielle marxiste se traduit dans la pratique artistique par la création d’objets surréalistes ; c'est-à-dire les représentations physiques de choses imaginaires14. Désignés sous le terme d’objets oniriques(*), les objets surréalistes servent d’intermédiaires entre des extrêmes contradictoires (c'est-à-dire les rêves et la réalité) en les incarnant. En tant qu’objets, ils sont fondamentalement concrets et matériels ; en tant qu’art surréaliste, ils sont des représentations des hallucinations intérieures de quelqu’un15. Ce double rôle engendre leur capacité à résoudre une rivalité éternelle. En effet :

« Tout le but qui soutient le traitement de la réalité physique par le surréalisme est de surmonter le sentiment débilitant de l’arbitraire et de projeter à sa place un rafraîchissant sentiment d’unité dans lequel l’existence intérieure de la conscience et la réalité extérieure ne sont plus en conflit. »16.

En tant que faisant partie de deux mondes en conflit, l’objet surréaliste est un pont entre eux, « en diminuant le sentiment d’aliénation qui sépare si souvent [l’esprit] de [son] environnement matériel »17.

La boule suspendue (1931) [fig. 1] d’Alberto Giacometti est un tel objet surréaliste, une réalisation que Salvador Dali et Breton ont déclaré être l’origine de tous les objets surréalistes ultérieurs18. La boule suspendue habite le monde matériel en tant qu’une sculpture de fer et de plâtre, qui est constituée d’une cage, d’une balle accrochée, d’un croissant et d’une plateforme centrale. Concernant le monde imaginaire, cette œuvre rappelle « la profonde vérité de ce que l’esprit dit quand il ne peut pas parler »19, une signification transitoire menant à de nombreuses interprétations. Bien que Giacometti n’ait pas été connu en fin de compte pour des œuvres surréalistes, cette pièce a suscité une sensation surréaliste du fait « qu’elle introduisait un mouvement véritable dans la sculpture »20. La boule et le croissant de la sculpture ne se touchent pas explicitement, de même qu’ils ne sont pas intrinsèquement mobiles ; mais leur construction infère qu’ils le devraient ou le pourraient à tout moment. En conséquence, La boule suspendue est toujours considérée comme figurant parmi l es meilleurs exemples d’objets surréalistes21.

Matérialisme et changement

L’introduction précédente aux objets surréalistes (avec La boule suspendue comme premier exemple) semble suggérer que le monde imaginaire ne peut rivaliser avec la réalité matérielle qu’en devenant une partie de celle-ci – « une réduction de l’homme au niveau des choses »22 qui semble antithétique au surréalisme. En termes marxistes, ce dilemme est comparable à celui des prolétaires opprimés qui améliorent leur situation uniquement en rejoignant les rangs des oppresseurs bourgeois. La relation précise de l’objet surréaliste avec le matérialisme élude cependant cette contradiction. Bien que les objets surréalistes participent bien sûr à la réalité matérielle, ils ne fonctionnent pas avec elle. Leur création demeure fermement enracinée dans les rêves et dans l’imagination, ce qui permet aux objets surréalistes « d’accepter la réalité objective de la matière »23 sans la revendiquer comme inspiration.

Cette participation spécifique à la réalité matérielle fait que les objets surréalistes sont particulièrement capables d’une transformation émouvante : leur succès surréaliste dépend d’elle. Paul Nougé, un fer de lance du développement du surréalisme en Belgique, a insisté sur le fait que « ce n’est pas suffisant de créer un objet, ce n’est pas suffisant pour lui d’être. Nous devons montrer qu’il peut, au prix d’un certain artifice, éveiller chez le spectateur le désir, le besoin, de voir »24. Ce « besoin de voir » déclenche une compréhension de la réalité qui désire sa modification. En tant que tels, les objets surréalistes sont « le moyen par lequel l’élargissement de notre conception de la réalité doit être obtenu »25 – l’unique instrument pour sensibiliser l’humanité à la réalité de son existence tout en éveillant en elle son potentiel pour la changer.

La capacité des objets surréalistes à arbitrer entre des forces opposées et à influencer le changement s’avère également cohérente avec les préoccupations communistes, dans la mesure où elle résout davantage les contradictions apparentes. Le dilemme essentiel entre le surréalisme et le communisme a été la nature de leurs réalités respectives ; le surréalisme défend l’imagination fantaisiste, tandis que le communisme se fonde sur le matérialisme historique. L’objet surréaliste représente cependant « la rencontre fortuite de ces deux réalités éloignées »26 en raison du fait qu’elles existent dans un état qui est ontologiquement acceptable pour les deux. C'est ainsi que l’objet surréaliste réconcilie sur le plan artistique le surréalisme et le communisme de la même façon qu’il sert d’intermédiaire dans la lutte pour le pouvoir entre les rêves et la réalité. Et même plus, sa capacité à catalyser des visions originales est applicable à une cause communiste dans laquelle la conscience de la véritable nature de la réalité est aussi cruciale que la révolution.

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La cause révolutionnaire

La révolution surréaliste

Même avec l’aide des objets surréalistes, le surréalisme ne peut pas parvenir à la libération de l’esprit sans une révolte dirigée contre les conditions existantes – de même que le prolétariat ne peut pas renverser l’oppression bourgeoisie sans une révolution sociale. Certes, dans la Déclaration du bureau des recherches surréalistes, Louis Aragon et d’autres affirmaient que les surréalistes étaient « déterminés à faire la révolution », étant donné qu’ils étaient « des spécialistes de la révolte »27. Initialement cependant, cette conception surréaliste était trop abstraite pour aider une révolution communiste. Comme un document de 1925 le déclarait, « le sens et l’objectif immédiats de la révolution surréaliste n’étaient pas tant de changer quelque chose dans l’ordre physique et sensible des choses que de créer une agitation dans l’esprit des hommes »28. Par conséquent, la rébellion surréaliste initiale était une lutte ésotérique contre une réalité en mal d’inspiration et contre la domination du monde éveillé sur les rêves – une visée immatérielle, peu pratique pour étayer les connaissances de base matérielles du communisme.

En dépit de la nature métaphysique du projet surréaliste initial, le surréalisme a évolué à la fin de la décennie jusqu’à accepter et à adopter la révolution communiste comme le moyen le plus efficace de parvenir à ses objectifs. Franklin Rosemont, poète américain et cofondateur du Groupe surréaliste de Chicago, a déclaré dans une introduction au volume des écrits de Breton : « il n’y a pas de solution aux problèmes décisifs de l’existence humaine en dehors de la révolution prolétarienne », un fait qui est « pour le surréalisme, un principe premier en dehors de toute discussion »29. Ce fait conforte la thèse de Marx selon laquelle les structures de pouvoir oppressives de l’élite bourgeoise infiltrent et affectent toute la superstructure de la société – l’art, la littérature, l’esprit, y compris l’imagination. En conséquence, un esprit vraiment libre et créatif n’est possible que dans une civilisation postcommuniste dans laquelle, « à la place de la vieille société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, [il y aura] une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »30.

Par conséquent, une révolution communiste, telle qu’elle est proposée par Marx, est propice aux visées surréalistes en raison des transformations spectaculaires des conditions sociales actuelles, lesquelles réduisent l’existence humaine à des valeurs de marché et « à l’ennui et à la misère universels »31. C’est avec cette reconnaissance que vient au demeurant la concession selon laquelle le but ultime du surréalisme a besoin d’une révolution communiste – la libération et la liberté véritables de l’esprit ne peuvent pas être pleinement réalisées si le règne d’exploitation systématique du capitalisme n’est pas totalement aboli, et cela ne peut être fait que par une révolution sociale dans laquelle le prolétariat renverse la bourgeoisie. Ce n'est qu’une fois qu’elle sera accomplie que les surréalistes seront capables de mener à bien leur mission, c'est-à-dire d’élever le statut matériel, intellectuel, moral et artistique, de l’homme à la hauteur de ses rêves32.

Le surréalisme et le communisme ont ainsi démontré qu’ils étaient ontologiquement, artistiquement et programmatiquement, compatibles. Leur accord est fondé sur des conceptions partagées de la condition humaine, sur la nécessité de l’émancipation au moyen de la révolution communiste, ainsi que sur la dépendance qui lui est associée du surréalisme au succès de la révolution communiste. Les raisons théoriques trouvent leur manifestation artistique dans les objets surréalistes, grâce auxquels l’imagination louée par le surréalisme est rendue concrète dans la réalité matérielle sur laquelle la théorie communiste met l’accent. Malgré cela, la coexistence de deux forces dans le Paris des années 1920 et 1930 s’avère moins compatible que leurs philosophies respectives.

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Contradiction pratique

Le communisme et le surréalisme à Paris

L’analyse, effectuée par Marx, des structures de pouvoir capitalistes était de manière poignante évidente dans la caractérisation de la hiérarchie des classes dans la France du dix-neuvième siècle, et ce à un degré peu commun dans les autres sociétés capitalistes occidentales. La formation et la culture de l’élite sociale française avait se racines dans l’ancien régime(*), et c’était un système dans lequel le statut et le pouvoir étaient déterminés aussi bien par la possession de capital que par certains “raffinements” généralement inaccessibles aux masses. Dans de telles conditions sociales d’exclusion, les travailleurs français trouvaient naturellement davantage de vertu dans la culture collective que dans l’individualisme de la société bourgeoise. La solidarité préexistante de la classe ouvrière s’est combinée avec l’histoire du radicalisme politique en France pour créer des conditions mûres pour l’essor de la politique communiste33. C’est ainsi que le Parti Communiste Français(*) a été fondé le 29 décembre 1920, le même jour où une motion pour que le Parti adhère à l’Internationale Communiste a été adoptée34.

Sept ans après la fondation du Parti, cinq surréalistes, avec Breton à leur tête, ont posé leur candidature pour devenir membres du PCF, et ils y sont finalement parvenus. Bien qu’ils aient rejoint les communistes en tant qu’individus, indépendamment de leur identité de surréalistes35, les surréalistes croyaient que leur mouvement artistique était une entreprise salutaire dans la quête de la révolution communiste. En particulier, les surréalistes croyaient que leur travail avait un effet viscéral sur l’artiste et le spectateur, un effet qui était capable de transformer l’esprit en vue du soutien de la révolution :

« [Les surréalistes] ne cherchaient pas tant à convaincre qu’à faire bouger les choses, non pas tant à défendre la cause d’un programme particulier qu’à susciter un sentiment de révolte et à exiger que quelque chose soit fait. Tandis que les communistes instruisaient le prolétariat dans la stratégie de la révolution, les surréalistes essayaient de provoquer le climat émotionnel dans lequel la révolution pourrait éclater. »36.

Par conséquent, les surréalistes pensaient que leurs pratiques artistiques et leurs expériences intellectuelles hâtaient la survenue de la révolution. Sans grande surprise, les communistes n’en étaient pas convaincus.

Les réserves communistes

En dépit de la confiance que les surréalistes avaient dans l’efficacité révolutionnaire de leur travail, le Parti Communiste Français n’était pas entièrement réceptif à leurs efforts artistiques. Pour un parti politique qui recherchait avant tout la mobilisation de la classe ouvrière, les contributions surréalistes étaient purement et simplement inacceptables ; l'art surréaliste n'attirait pas les masses, et il était encore moins concrètement utile à la cause communiste. En outre, le PCF critiquait Breton et l’insistance des surréalistes à vouloir garder une indépendance radicale de leur mouvement par rapport à l’autorité politique. Voici ce qu’en disait Breton :

« Nous tous les surréalistes, nous voulons une révolution sociale qui transfèrera le pouvoir de la bourgeoisie au prolétariat, mais en même temps nous voulons poursuivre nos expériences dans la vie de l’Esprit sans aucun contrôle extérieur, y compris le contrôle des marxistes »37.

Malgré l’affinité du surréalisme pour la politique communiste, la liberté artistique rejetait l’obéissance aux règles esthétiques établies par le Parti38. Même si elle était dépendante de la révolution communiste, l’indépendance de la mission artistique du surréalisme ne pouvait pas être compromise par le soutien aux exigences du PCF.

Le problème bourgeois

Alors que les réserves du PCF relatives à l’art surréaliste et à son rôle dans la politique de parti étaient certainement bien fondées, un problème additionnel et plus profond faisait que le surréalisme était fondamentalement inadapté à l’ordre du jour communiste. C’était en particulier les origines bourgeoises aisées de la grande majorité des surréalistes qui étaient un problème à un niveau élémentaire39. En effet, la plupart des adhérents provenaient des classes bourgeoises ou petites-bourgeoises en France et ils avaient adopté le surréalisme seulement après avoir terminé leurs études universitaires et après avoir fait l’expérience d’une phase de bohème qui était caractéristique de la plupart des artistes et des poètes tout au long de l’époque capitaliste40. En tant que tel, le statut des surréalistes au sein de la classe sociale même qu’ils prétendaient renverser était, au mieux, hypocrite et contre-intuitif.  

Rosemont n’a pas manqué de défendre ce point de vue, en affirmant que Marx et Engels « n’étaient pas plus prolétaires que ne l’étaient les premiers surréalistes ». Rosemont citait un passage particulier du Manifeste communiste pour soutenir son affirmation : le texte parle d’un moment, de « l’heure décisive »  de la lutte des classes, au cours duquel les idéologues bourgeois renonceront à leur classe et rejoindront la révolution du côté prolétarien. Mais Marx note que ces élites bourgeoises sont celles qui « se sont haussés jusqu'à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique »41 – et les surréalistes ne peuvent pas s’en vanter. En fait, indépendamment de l’analogie ontologique, la plupart des surréalistes ont adopté le communisme seulement après avoir lu la biographie de Lénine42 par Trotski, une révélation qui a engendré une connexion personnelle et émotionnelle fondée sur des événe-ments biographiques43 plutôt que sur une affinité politique engendrée par la compréhension approfondie de la théorie marxiste. Par conséquent, l’exception explicite permise par Marx et promue par Rosemont ne peut pas s’appliquer aux surréalistes.

Avec le statut bourgeois du surréalisme ainsi établi comme étant étranger à l’exception révolutionaire de Marx, toute la fondation sur lequel il opère devient contraire au communisme. En particulier, les projets envisagés par les surréalistes ne peuvent pas prétendre s’opposer à la classe dirigeante étant donné qu’ils proviennent de son sein et qu’ils sont inévitablement affectés par les conditions sociales imposées par l’intérêt capitaliste. La compréhension fondamentale par le surréalisme de l’esprit artistique participe en fait aux structures capitalistes de pouvoir existantes – plutôt qu’elle ne les combat – fondées sur la nature d’infiltration de l’oppression bourgeoise. Selon les propres termes de Marx, « l'étalon de vos notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc., vos idées résultent elles-mêmes des rapports bourgeois de propriété et de production »44. En conséquence, le surréalisme est incompatible avec l’ordre du jour sur les questions de pratique et de principe.

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Une métaphore appropriée

Bien que le communisme et le surréalisme soient en fin de compte incompatibles, un retour à La Boule Suspendue de Giacometti s’avère judicieux. En tant qu’objet surréaliste, l’une de ses fonctions conceptuelles possibles est, comme la métaphore, une fonction symbolique dans laquelle « n’importe quoi est comparable à n’importe quoi d’autre »45. En tant que telle, une analyse minutieuse des qualités formelles de la sculpture révèle une métaphore possible de toute la conversation entre le surréalisme et le communisme : La boule suspendue devient une allégorie des conclusions tirées dans cette discussion, tout en renforçant et en épanouissant son identité d'objet surréaliste.

Le point central de la sculpture est une boule suspendue et un croissant reposant sur la base [Fig. 2], et ces deux formes signifient respectivement le surréalisme et le communisme. En tant que symbole du communisme, le croissant repose fermement sur sa solide plateforme, exactement de la même façon que son idéologie est fondée sur des conceptions de la réalité matérielle. La boule, d’autre part, ne possède pas une base physique aussi forte. Représentant le surréalisme, elle pend au bout d’une ficelle fixée sur une haute barre transversale, et elle indique ainsi les origines plus éthérées et moins concrètes de la philosophe artistique, par comparaison avec le croissant communiste. Malgré ces disparités d’origine, les objets occupent le même espace, et de si près qu’ils se touchent presque – une parfaite analogie avec la coexistence du surréalisme et du communisme à Paris dans les années 1920 et 1930.

Au-delà d’une simple proximité, la boule et le croissant semblent étonnamment compatibles. Bien qu'elle ne soit pas aussi explicitement coopérative que les pièces assorties d’un puzzle, la rainure profonde que possède la boule semble parfaitement adaptée au bord incurvé et renversé du croissant [Fig. 3]. Si elle était réalisée, cette interaction associerait harmonieusement les deux objets et elle créerait également un lien solide entre la plateforme et la haute barre qui soutient chacun d’eux. De manière similaire, le surréalisme et le communisme donnent l’impression d’une compatibilité idéologique. La compréhension, qu’ils partagent, de la condition humaine et du désir de libération au moyen de la révolution se prête à la collaboration – un lien qui réconcilierait les différences théoriques fondamentales en lançant un pont entre la réalité matérielle du communisme et l’accent plus abstrait du surréalisme.

En dépit cela, cette interaction pleine d‘espoir demeure impossible. Malgré la proximité agaçante de la boule et du croissant, leurs postions restent statiques et séparées, maintenues en place par la solidité de la plateforme et de la cage qui les entoure. Naturellement, la boule pourrait être soulevée et relâchée de sorte qu’elle soit momentanément en contact avec le croissant, mais ce mouvement cesserait inévitablement ; exactement de la même manière qu’un pendule qui ralentit, la balle reviendrait à sa place originelle et la disjonction entre les deux objets demeurerait. De façon similaire, la combinaison du surréalisme et du communisme s’avère non viable. Quel que soit son potentiel d'intégration, la formulation bourgeoise du surréalisme dans les limites des structures de pouvoir capitalistes exclut une relation fructueuse avec le communisme. Les deux peuvent temporairement se chevaucher, mais leurs conflictualités fondamentales de pratique et de principe empêchent une relation durable.

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Commentaires de conclusion

Bien que le surréalisme ne puisse pas s’harmoniser sans heurt avec le communisme en raison de ses liens bourgeois fondamentaux (quoiqu’involontaires), la valeur de son but ultime ne doit pas être rejetée dans une discussion marxiste. C’est seulement une autre chronologie qui est requise, une chronologie dans laquelle la pureté de la mission surréaliste peut rester intacte. Plutôt que d’utiliser le surréalisme comme une expérience de la pensée artistique destinée à aider à catalyser la révolution communiste, la “révolution surréaliste” de l’esprit peut se produire dans la société postcommuniste quand les conditions sociales et économiques nécessaires pour l’épanouissement de l’esprit sont déjà en place.

Par conséquent, le surréalisme et le communisme ne sont pas des ennemis ; bien au contraire, ils semblent être une seule et même chose. Le communisme est le moyen pour réaliser l’utopie marxiste, cet état social final de totale liberté dans lequel l’oppression et l’antagonisme, matériels et autres, sont complètement absents – c'est-à-dire l‘affirmation de la mission du surréalisme, s’il y en a jamais eu une. Le surréalisme est par conséquent le stade final du communisme. Le surréalisme est l’utopie marxiste dans laquelle l’on est totalement et complètement libre de tous les systèmes d’oppression – qui inclurait naturellement l’antagonisme crucial entre les rêves et la réalité matérielle que le surréalisme a combattu depuis le début.

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Dans l’ordre : figure2, figure 3 et figure 1 (NdT).

ff

1 Robert Short, “The Politics of the Surrealists 1920-1936”, dans Surrealism, Politics and Culture, éd. Raymond Spiteri et Donald LaCross (Aldershot : Ashgate 200)3, 24

2 Karl Marx et Friedrich Engels, The Communist Manifesto, with an introduction of A.J.P.Taylor (Harmondsworth, Angleterre : Penguin Book Inc., 1967) p. 57.

3 Marx, “The Communist Manifesto”, p. 159.

4 Ibidem, p. 158.

5 Ibidem, p. 165.

6 Ibidem, p. 164.

7 Ibidem, p. 186.

8 André Breton, Manifestos of Surrealism (Ann Harbor : The University of Michigan Press, 1969), 4.

9 Breton, Manifesto of Surrealism, 10.

10 Ibidem, 11.

11 Ibidem, 4.

12 Louis Aragon et al., “Déclaration du Bureau des Recherches surréalistes”, dans Art in Theory 1900-1990 : An Anthology of Changing Ideas, eds., Charles Harrison et Paul Wood (Malden : Blackwell 1992), 439.

13 Franklin Rosemont, What is Surrealism? Selected Writings [New York : Monad Press, 1978), 1.

14 Anna Balakian, “The Surrealist Object”, dans Surrealism : The Road to the Absolute [Toronto : Clarke, Irwin & Company Ltd., 1959), 174.

(*)(*) En français dans le texte. (NdT).

15 Balakian, “The Surrealist Object”, 173.

16 J. H. Matthews, The Imagery of Surrealism (Syracuse: Syracuse University Press, 1977), 184.

17 Matthews, “Object Lessons”, 190.

18 Sylvia Metz, “Alberto Giacometti”, dans Surrealist Objects : Three-Dimensional Works from Dali to Man Ray, eds. Ingrid Pfeiffer et Max Hollein (Ostfildern : Hatje Cantz Verlag, 2011), 238.

19 Bernard Lamarche-Vadel, “The Surrealist Period (1930-1935)”, dans Alberto Giacometti (New York : Tabard Press, 1984), 89.

20 Lamarche-Vadel, “The Surrealist Period”, 49.

21 Ibidem.

22 Balakian, “The Surrealist Object”, 177.

23 Ibidem, 174.

24 Ibidem, 175.

25 Malt, “The Surrealist Object in Theory”, 87.

26 Balakian, “The Surrealist Object”, 177.

27 Louis Aragon et al., “Déclaration du Bureau des Recherches surréalistes”, 439

28 Short, “The Politics of Surrealism”, 20.

29 Rosemont, “Introduction”, 4.

30 Marx, “The Communist Manifesto”, 176.

31 Rosemont, “Introduction”, 1.

32 Short, “The Politics of Surrealism”, 19.

(*)(*) En français dans le texte. (NdT).

33 George Ross, Workers and Communists in France : From Front Popular to Eurocommunism (Berkeley : University of California Press, 1982), 1-3.

(*)(*) En français dans le texte. (NdT).

34 Edward Mortimer, The Rise of the French Communist Party, 1920-1947 (Londres : Faber and Faber, 1984), 19.

35 Short, “The Politics of Surrealism”, 25.

36 Ibidem, 27.

37 Michael Löwy, Morning Star : Surrealism, Marxism, Anarchism, Situationism, Utopia (Austin : University of Texas Press, 2010), 46.

38 Pierre Taminiaux, “Breton and Trotsky : The Revolutionary Memory of Surrealism”, dans Yale French Studies, n° 109 (2006), 54.

39 Short, “The Politics of Surrealism”, 25.

40 Rosemont, “Introduction”, 30.

41 Marx, “The Communist Manifesto”, 167.

42 Short, “The Politics of Surrealism”, 22.

43 Taminiaux, “Breton and Trotsky”, 56.

44 Marx, “The Communist Manifesto”, 172.

45 Matthews, “Object Lessons”, 185.

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