PAGES PROLETARIENNES

samedi 16 mars 2024

La critique du politique CHEZ Marx

 


La critique du politique CHEZ Marx


Stathis Kouvelakis


traduction: Jean-Pierre Laffitte




DES RÉVOLUTIONS DE 1848 À LA COMMUNE DE PARIS

Dans cet essai, j’aimerais présenter certaines idées relatives à la théorie politique de Marx qui sont le résultat d’une relecture de l’un de ses plus célèbres textes : La guerre civile en France. C'est, je crois, une interprétation plutôt inhabituelle, en raison du fait qu’elle examine ces pages “à la lumière” de certains écrits antérieurs de Marx, des ouvrages écrits près de trente années plus tôt. Je fais tout particulièrement allusion aux écrits de Marx publiés dans les Annales franco-allemandes, ainsi qu’à un texte généralement mentionné sous le titre de : Le manuscrit de Kreuznach, lequel consiste en une critique des sections 261 à 313 des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Ma thèse générale est ici que l’expérience de la Commune de Paris a poussé Marx à “remanier” la Révolution de 1848. En d’autres termes, elle a permis à Marx de retravailler et de rectifier, ou, pour être plus précis, de reprendre le mouvement de rectification des élaborations théoriques qu’il avait exposées aux alentours de 1848. Je dis “aux alentours de » parce que ces écrits chevauchent à la fois l’avant et l’après des événements de 1848. Ils couvrent une période qui a commencé avec les textes de 1843-44, mentionnés ci-dessus, en passant par les ouvrages qui faisaient le bilan de la défaite (de la façon la plus significative : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte), ainsi que par les textes les plus emblématiques du mouvement révolutionnaire lui-même : Le Manifeste du Parti communiste et les articles publiés dans la Neue Rheinische Zeitung. Dans ces écrits, Marx en arrivait à une nouvelle compréhension de la politique révolutionnaire, dans sa double dimension qui consiste aussi bien en un moment insurrectionnel (la prise du pouvoir d’État et la destruction de ses anciennes structures) qu’en un moment de créativité et d’expérimentation de formes politiques adéquates pour l’émancipation de la classe subalterne.

1848 ET LA RÉVOLUTION PERMANENTE

Du point de vue de la théorie de Marx et de sa stratégie politique, la série d’écrits qui ont précédé 1848 sont caractérisés par un concept principal, celui de la “révolution permanente”, ou plus exactement, de la “révolution en permanence”. Pour résumer cette notion de la manière la plus rudimentaire, l’on pourrait dire qu’il existe une stratégie conceptuelle qui s’emploie à répéter le processus révolutionnaire déclenché par la Révolution française, qui a été ensuite réactivé par les événements de 1830, en visant à rendre ce processus plus radical, aussi bien au niveau national qu’européen. Je devrais insister sur le fait que cette radicalisation est la condition même de cette répétition, et non pas une sorte de supplément optionnel. Bien que la Révolution française ne puisse pas être répétée, Marx pense qu’elle devait être “reconstituée” afin de surpasser ses limitations politiques et historiques. Cela pouvait être accompli en attaquant l’institution de la propriété privée, aussi bien les fondations mêmes de la société bourgeoise que les moyens de production et d’échange. Une Révolution historique peut par conséquent produire une nouvelle révolution, effectuée par un agent historique qui est aussi nouveau : le prolétariat, dont l’émancipation redéfinit radicalement les enjeux du processus révolutionnaire lui-même. Le projet de Marx a été tout d’abord exposé dans des écrits qu’il a publiés dans les Annales franco-allemandes. Ces textes présentaient l’Allemagne comme étant le lieu potentiel d’une “révolution radicale”. Le Manifeste du Parti communiste a plus tard reformulé cette position centrale paradoxale donnée à l’Allemagne en affirmant que « c'est vers l'Allemagne que devrait se tourner principalement l'attention des communistes ». Cependant, dans Le Manifeste, les termes de l’équation ont été modifiés : l’Allemagne est au bord non pas d’une “révolution radicale”, mais d’une “révolution bourgeoise”. Puisque cette révolution bourgeoise se déroulera dans « des conditions les plus avancées », plus particulièrement avec « un prolétariat qui est beaucoup plus développé » qu’il ne l’était dans les révolutions anglaise et française, elle ne peut être que le prélude immédiat (das unmittelbare Vorspiel) à la révolution prolétarienne, et elle devrait être considérée à l’échelle européenne. Le Manifeste présente l’idée d’une séquence révolutionnaire ininterrompue, composée de moments distincts, mais pas de phases séparées par une période historique de domination bourgeoise. Au lieu de cela, le prolétariat est appelé à saisir les rênes du processus révolutionnaire et de le mener au-delà des limites de la révolution bourgeoise. Marx a fait découler de cette idée une série de thèses de nature plus stratégique. Elles concernaient aussi bien les alliances prolétariennes (notamment avec la bourgeoisie) que les relations entre les autres courants dans le mouvement ouvrier et/ou le mouvement révolutionnaire (les deux ne sont pas nécessairement synonymes) ; et elles traitent également de la configuration du “parti communiste” qui, pour Marx et Engels, n'est pas, comme nous le savons, une organisation à part, mais plutôt une tendance au sein du mouvement ouvrier considéré comme un tout (le “parti de la classe”).

L’on peut voir dans quelle mesure, depuis sa création, la théorie de la révolution chez Marx est constituée politiquement et est issue de la pensée économique ou bien de la vision évolutionniste qui suppose que seuls les pays les plus industrialisés pouvaient être “mûrs” pour la révolution prolétarienne. C'est bien sûr pour cette raison qu’une telle révolution a toujours semblé si inenvisageable pour les penseurs de premier plan de la Deuxième Inter-nationale. Par exemple, pour les “révisionnistes” tels que Bernstein, elle semblait n’être rien de mieux qu’une forme de “blanquisme” ou qu’un genre de volontarisme prôné par les minorités actives. De manière similaire, les ultra-orthodoxes tels que Kautsky ne pouvaient pas comprendre comment Marx et Engels avaient pu imaginer sauter par-dessus les “conditions objectives” et les autres “lois du développement historique”. Par la suite, pendant plus d’un siècle, toute la sagesse social-démocrate relance tout simplement ces types d’arguments.

Il est à remarquer que, si le Manifeste du Parti communiste a rendu l’idée de la révolution prolétarienne plus stratégique et pas simplement spéculative, et s’il l’a fait en modifiant la conception de la “révolution radicale” exposée dans les écrits de 1843/44, ces changements ont aussi introduit plusieurs incertitudes. Dans le Manifeste, l’accent est mis de deux manières sur la fonction révolutionnaire de la bourgeoisie. Du point de vue économique, la bourgeoisie en tant que classe est le résultat « d’une série de révolutions dans les modes de production et d’échange », mais, en même temps, à son tour, « elle ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux », et elle façonne ainsi un monde entier « à son image ». Du point de vue politique, la bourgeoisie a rompu avec le despotisme féodal et la monarchie absolue, et elle est capable « de s’emparer de la souveraineté (Herrschaft) politique exclusive dans l’État représentatif moderne ». L’“État représentatif” désigne ici l’État libéral moderne que Marx opposera à la démocratie, comme nous le verrons plus tard, et qu’il conçoit comme étant la seule forme adéquate de Herrschaft (c'est-à-dire de “souveraineté” ou de “domination” politique de la bourgeoisie), elle-même dans une correspondance nécessaire avec sa suprématie économique. Bien que cet État soit représentatif dans sa forme, du point de vue de sa substance il demeure simplement « un comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière ». Dans un certain sens, c’est la bourgeoisie elle-même, considérée comme étant une fonction d’organisation, ou comme étant un instrument de coercition, qui se rend capable de s’unifier en tant que classe (en particulier en tant que classe nationale) et de dominer les classes exploitées.

Le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie sera un facteur déterminant dans la conception de la révolution prolétarienne qui est présentée dans le Manifeste. Si évidemment une nouvelle révolution, dirigée contre la bourgeoisie, doit être le nouvel ordre du jour, elle résultera de l’articulation d’une double approche. D’une part, au niveau économique, la société bourgeoisie est parvenue à une crise qui doit être reconnue comme étant finale ou terminale, et il est acquis que la révolte des forces productives contre les formes de production résultera de la paupérisation absolue du prolétariat et de l’incapacité définitive de la bourgeoisie à garantir la subsistance de la classe exploitée et opprimée. D’autre part, au niveau politique, la lutte de classe menée par le prolétariat a déjà traversé les étapes préparatoires indispensables, et même à une vitesse accélérée, et cela lui a permis de prendre la suite de la bourgeoisie et de chercher à son tour la direction politique du processus qui scellera le destin de la classe exploiteuse. Ce processus est défini, il faut s’en souvenir, comme étant celui de « l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » et c’est précisément ce qui le distingue de toutes les révolutions précédentes qui ont remplacé une classe (minorité) exploiteuse par une autre. Ce n'est pas non plus un détail qu'elle reste fondamentalement analogue ou symétrique à la révolution bourgeoise qui l'a précédée, tant sur le plan économique (elle libère les nouvelles forces de production des entraves des anciens rapports de production), que politique, puisqu'elle installe le prolétariat « en tant que classe dominante », ce qui signifie la même chose que la « conquête (die Erkämpfung) de la démocratie ».

Le prolétariat « se servira de la suprématie politique (Herrschaft) » qu’il a obtenue « pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante », ce qui, en dernière analyse, est l’équivalent de « ce comité administratif chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière », comité qui est ce que ce que l’État bourgeois représente. Dans les deux cas, l’État est en même temps un instrument qui peut être manipulé à volonté et une force organisatrice qui unifie les différentes fractions ou éléments constitutifs de la classe dominante. Le nouveau caractère de ce processus en sera la conséquence puisque ce « développement » conduira à la disparition des classes au bénéfice des « individus associés ». Cependant, l’horizon est explicitement postulé comme métapolitique (« so verliert die öffentliche Gewalt den politischen Charakter »(*)) dans la mesure où le « pouvoir public » (dans le sens de Gewalt, ce terme peut également être traduit par violence ou force) n'est plus « le pouvoir organisé (die organisierte Gewalt) d’une classe sur l’autre ». C’est sur la base de cette structure parallèle que nous devons nous attendre à mieux comprendre pourquoi la révolution prolétarienne et la chute qui s’ensuit de la bourgeoisie sont « également inévitables ». La nouvelle révolution est imminente et nécessaire, de la même façon que l’Ancien Régime de la France et son aristocratie étaient, à la veille de la convocation des états généraux, nécessairement et immédiatement sommés de céder leur place à leurs fossoyeurs, à un nouveau bloc historique dirigé par la classe bourgeoise émergente.

DE LA RÉVOLUTION À LA DÉFAITE : UNE PREMIÈRE SÉRIE DE CORRECTIONS (1849-1850)

Ce sont précisément ces incertitudes relatives au rôle du prolétariat, lequel doit être redéfini dans la « chaleur du moment » de la révolution de 1848, qui conduisent à une première série de corrections qui concernaient les fondements mêmes du projet de la révolution permanente. Je vais maintenant me focaliser sur trois aspects principaux de ces corrections.

1°) Tout d’abord, à la suite de la répression sanglante à Paris de la révolte des ouvriers de juin 1848 et de l’effet de choc qu’elle a eu à travers l'Europe, Marx, dans des articles publiés dans la Neue Rheinische Zeitung, et en particulier dans le célèbre : “La bourgeoisie et la contre-révolution”, en est venu à se rendre compte que la bourgeoisie, et en particulier la bourgeoisie allemande, ne jouerait pas un rôle révolutionnaire, même là où elle devrait faire face à l‘absolutisme et au pouvoir de l’aristocratie. Dans le contexte de la lutte contre le despotisme et les forces féodales, l’idée d’un “front commun” avec la bourgeoisie, même dans un sens minimal ou transitoire, devait être abandonnée. En d’autres termes, il n’y aura plus de « moment » révolutionnaire bourgeois au sein du processus révolutionnaire. Si la collision de plein fouet entre la bourgeoisie française et le prolétariat dans les rues de Paris est apparue comme étant entièrement prévisible, il faut noter que Marx et Engels (ainsi que Blanqui) sont parmi les rares révolutionnaires qui n’ont pas été surpris de voir le Bloc de Février se désintégrer. Cependant, le refus de la bourgeoisie allemande d’affronter l’Ancien Régime ou de tirer avantage de l’insurrection afin de jouer son “rôle” en tant que force sociale dirigeante les a vraiment pris au dépourvu.

Or la situation ne se retrouve pas nécessairement réduite à une opposition binaire : révolution ou restauration. Se sentant menacée par la ferveur populaire et percevant le poids spécifique du prolétariat, la bourgeoisie s’est orientée vers un compromis avec l’Ancien Régime, un compromis qui neutralisait sa capacité politique, tandis qu’il lui laissait les mains libres pour gérer le niveau du développement économique. L’histoire se termine(*) avec l’incapacité de la bourgeoisie française à surmonter ses dissensions internes – traumatisée qu’elle était par juin 1848, d'une manière qui n'est pas sans rappeler celle de 1814 — en agissant d'une manière qui finalement n'était fondamentalement pas du tout différente de son histoire antérieure dans laquelle elle avait choisi de confier le pouvoir d'État à un Bonaparte. Au lieu de la victoire « inévitable » de la révolution permanente, il se présente un nouveau type de contre-révolution, fondée sur un compromis entre la bourgeoisie et l’ancienne classe dominante ou entre les factions bourgeoises et les courants populistes réactionnaires. C’est le commencement de l’ère des révolutions par le sommet, l’ère du bonapartisme et du bismarckisme, qui parachève la destruction de l’idée de ce que « l’État représentatif moderne » devrait être, ainsi qu’il a été exposé dans le Manifeste, c'est-à-dire comme la forme politique suprême et l’accomplissement le plus nécessaire de la société bourgeoise.

2°) Certes, au-delà des bouleversements et des transitions contingentes et brutales qui ont lieu entre les différents régimes et formes d’État, la dialectique de la révolution et de la contre-révolution offre un aperçu d’une autre histoire, celle-ci plus régulière et “organique” : l’histoire de l’État moderne. Dans la dernière section du Dix-huit Brumaire, Marx décrit un cours différent pour l’État, lequel commence avec les objectifs centralisateurs et antiféodaux de la monarchie absolue ; ils ont été poursuivis avec le Révolution française et ils ont été ensuite perfectionnés par Napoléon et tous les régimes qui ont suivi, y compris le régime républicain qui était issu de la Révolution de février 1848. Beaucoup a été dit, et à juste titre, à propos d’un type tocquevillien de récit qui plaçait la Révolution française dans le droit fil des objectifs centralisateurs de la monarchie. Pourtant, comme nous le verrons, Marx aban-donnera cette vision des choses au cours de l’écriture de La guerre civile en France. Par-dessus tout, il est important ici de voir que Marx revient dans son texte à une série d’analyses qu’il a d’abord développées dans le Manuscrit de Kreuznach1. À cette occasion-là, il reprend son analyse de la bureaucratie et de la suprématie du pouvoir exécutif sur les pouvoirs législatifs, car il percevait celles-ci comme des caractéristiques fondamentales de l’État moderne. Cette analyse invalide la notion, diffusée plus particulièrement par les interprétations d’Althusser, et paradoxalement suivies par François Furet, selon laquelle le jeune Marx était incapable de penser la spécificité de l’État moderne en termes autres que ceux d’une pure allusion, d’une projection imaginaire (« aliénée ») de la société civile bourgeoise qui pouvait seule être considérée comme “réelle”, etc.

Derrière la succession des régimes politiques les plus variés, Marx voit une tendance manifeste à l’œuvre, à savoir la construction d’une « machine d’État (Staatsmachinerie) dotée d’une densité et de ramifications de plus en plus croissantes. Cette machine dépossède la société de ses intérêts « communs » afin de les transformer en « objets d’activités gouvernementales » et de leur confier cette machine d’État. L’intérêt « commun » devient alors « l’intérêt général », lequel doit être géré exclusivement par une machine spécialisée qui confisque les « initiatives » qui proviennent du bas. C’est cette réalité particulière qui nous empêche de réfléchir sur la révolution prolétarienne au même niveau que la révolution bourgeoise et qui nous interdit de réfléchir sur « la formation du prolétariat comme classe dominante » d’une manière analogue à celle de la bourgeoisie. Cette réalité fait référence à ce que Marx appelait l’État moderne lui-même en des termes de « machine d’État », au-delà de la multiplicité de formes des régimes politiques qui se sont succédé selon différentes conjonctions. Ainsi que Marx l’a exprimé dans le Dix-huit Brumaire, si « toutes les révolutions politiques » du passé « n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser », la révolution du futur, et la « centralisation de l’État » qu’elle établira, imposeront « la destruction de la machine de l’État » (die Zerstrümmung des Staatsmachinerie).

3°) La troisième et dernière correction concerne l’articulation du politique et de l’économique du point de vue de la catégorie de la crise. Ceci est destiné à provoquer une fusion des deux sous la forme d’une crise finale de la société bourgeoise, la crise économique prenant automatiquement une configuration révolutionnaire étant donné qu’elle cause la paupérisation du prolétariat, l’échec de la classe moyenne et la simplification qui en résulte des contradictions de classe. Pourtant, Marx a pris conscience, au début de l’été 1850, que la crise économique qui avait commencé en 1848, et qui a précipité la crise révolutionnaire (preuve que tout n’était pas faux dans la conception précédente), n’était pas la crise finale de la société bourgeoise. Le cycle économique donnait des signes de rétablissement, et cela a convaincu finalement Marx que la période révolutionnaire était terminée. Cette observation le conduit à rompre avec la tendance “volontariste” de la Ligue Communiste reconstituée, la “fraction Willich-Schapper”. Pour Marx, la révolution prolétarienne n’était plus nécessaire-ment « immanente », et cela parce que, d'un point de vue politique, d'autres voies que la dualité révolution/restauration se mettaient à exister, et parce qu'il estimait que la crise révolutionnaire ne pouvait pas être directement déduite du cycle économique. Même s’ils ne se distinguent pas des tendances économiques, la temporalité et le rythme des crises révolutionnaires ont leur propre spécificité, le domaine politique précisément.

APRÈS LA COMMUNE OU LE “TOURNANT POLITIQUE”

C’est ainsi que, d’une façon très simplifiée et condensée, les choses se présentaient à Marx à la fin de la Révolution de 1848. C’est l’expérience de la Commune de Paris, en tant que cas sans précédent de pouvoir politique entre les mains d’une classe dominée, qui l’a incité à reprendre le cours de sa réflexion. Ceci est manifeste dans les articles publiés dans la Neue Rheinische Zeitung et de manière encore plus importante dans Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. Dans cette série d’écrits, je voudrais me concentrer sur deux aspects principaux qui, à mon avis, réactivent le travail de correction que j’ai mentionné plus haut, ou plus précisément, qui réactive son analyse en la faisant avancer et en produisant de l’innovation. Ce sont 1°) la question de la « forme politique » appropriée pour le pouvoir prolétarien, et 2°) la question de la machine de l’État et de sa destruction.

Commençons par la question de la forme politique : nous avons vu que Le Manifeste associait « la constitution du prolétariat en classe dominante » à « la conquête de la démocratie », mais qu’il ne disait rien à propos des formes politiques de cette domination de classe, laquelle a sans aucun doute un caractère d’État, même s’il est transitoire. À mon avis, il y a là une importante question qui a été rarement commentée, à savoir le fait que cette « démocratie » n’apparaît pas sous la forme d’un État dans Le Manifeste, mais seulement comme un mouvement ou comme une “substance” (j’utilise ici ce terme par défaut) de la domination politique du prolétariat, une tendance que tous « les partis démocratiques » partagent, y compris les communistes. Dans des articles publiés dans la Neue Rheinische Zeitung, Marx parle également du prolétariat en tant que « l’organe de la démocratie ». Le terme de démocratie, comme opposé évidemment à celui de “république” (un mot-clé dans la France de 1848), apparaît par conséquent comme quelque chose en plus par rapport à toutes les formes politiques instituées. Nous nous trouvons ici en claire continuité avec les termes employés dans le Manuscrit de Kreuznach pour décrire la démocratie comme « la vérité de toutes les formes d’État » et comme « l’énigme résolue de toutes les constitutions ». Dans sa brochure ultérieure, La Guerre civile en France, Marx a pris une mesure plus décisive : simplement parce que « la multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qu'elle a exprimés, montrent que c'était une forme politique tout à fait susceptible d'expansion ». La Commune est apparue à beaucoup comme « la vérité », « l’énigme résolue » de ces intérêts et de ces interprétations, et c’est ce qui, pour Marx, fonde sa capacité d’expansion. Il continue avec une autre phrase célèbre : « Son véritable secret, le voici : c'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs , la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail ». Ainsi, « l'émancipation économique du travail » requiert « une forme politique », et, comme nous le verrons plus loin, même une formule politique susceptible d’expansion. C’est cependant une forme politique originale étant donné qu’elle est le résultat de la lutte de classe des producteurs, et qu’elle est « le gouvernement de la classe ouvrière » (“gouvernement” signifiant aussi “pouvoir public“ et même “État”). L’on pourrait dire qu’elle est l’auto-gouvernement de la classe ouvrière, si l’on se réfère à une section suivante dans laquelle « les mesures particulières » prises par la Commune sont considérées comme étant « une indication de la tendance d'un gouvernement du peuple par le peuple ». Ici, nous revenons de nouveau aux définitions immanentes de la démocratie comme « auto-gouvernement du démos », lesquelles étaient déjà contenues dans le Manuscrit de Kreuznach.

Il nous reste à comprendre l’importance réelle du caractère « expansif »  de cette forme. Les commentaires de Marx concernant cette question sont brefs, mais substantiels. Il écrit : « La domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérennisation de son esclavage social. La Commune devait donc servir de levier pour renverser les bases économiques sur lesquelles se fonde l'existence des classes, et donc, la domination de classe ». L’auto-gouvernement de la classe ouvrière semble donner sur un déplacement de la relation entre le politique et l’économique. Non pas dans le sens de la disparition du politique en faveur d’une sphère sociale laissée à elle-même, à sa spontanéité harmonieuse, comme l’ont affirmé ceux qui ont lu Marx comme un penseur anti- ou apolitique ; au contraire, c’est l’expansion du politique – c’est ce dernier qui détermine le pouvoir de transformation de cette expansion – qui contraint à la réévaluation des relations de classe. En d’autres termes, dans son expansivité politique immanente, la forme politique prolétarienne est confrontée à des conditions qui sont non-politiques, qui sont plus précisément socio-économiques. Elle reconnaît ces conditions comme une partie de soi-même, c'est-à-dire comme éminemment politiques dans le processus de transformation. « Sans cette dernière condition [la réussite de l’émancipation du travail] », écrit Marx, « la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre ». Sans proposer un programme détaillé, quelque chose qui aurait été difficile à la lumière de l’expérience limitée de la Commune, Marx expose néanmoins, d’une manière claire, un cadre général, ou plus précisément la tendance interne de cette forme expansive de politique prolétarienne : elle consiste à assumer les tâches de gestion collective de l’économie fondée sur la coopération et la planification. « L’abolition de la propriété de classe » ainsi que « la gestion de la production nationale selon un plan commun par des associations coopératives », sont les seuls moyens d’empêcher la production coopérative de se retrouver dans une impasse et de tomber dans un piège ; ce sont là les piliers de ce qui est clairement caractérisé comme étant du “communisme”.

Certes, cette vision expansive de la politique du pouvoir prolétarien resterait énigmatique si nous ne gardions pas à l’esprit un fait fondamental, à savoir que l’existence même de la Commune est une conséquence de la rupture radicale avec la machine d’État préexistante. Elle a produit cette « destruction de la machine d’État » déjà décrite dans le Dix-huit Brumaire. C'est, par-dessus tout, à ce niveau qu’elle peut s’affirmer comme une « forme positive », car elle ne se contente pas de détruire, elle construit une nouvelle structure politique sur les ruines de cette machine oppressive. Les principes de base sont bien connus, aussi n’en ferai-je que brièvement la liste, en commençant par la dissolution des corps répressifs spécialisés, l’élection et la révocation des agents de l’État, l’élection de délégués qui seront soumis à tout moment à la révocation et subordonnés au mandat impératif, la reconstruction depuis le bas d’une unité nationale en permettant une plus grande autonomie au niveau local, et la fusion des pouvoirs législatif et exécutif afin de produire un « corps agissant » plutôt qu’un « organisme parlementaire ». Ces trois dernières dispositions visent en particulier à contrecarrer la formation de relations de représentation, la fonction pratique des agents de l’État élus étant celle d’empêcher les délégués de se constituer en représentants, en doubles imaginaires qui se placent comme substituts de l’activité du peuple. La signification de ces mesures prises dans leur ensemble est claire : elles visent à détruire l’État en tant qu’instance de machine spécialisée, centralisée et strictement hiérarchique, une machine coupée de tout contrôle populaire, s’établissant par ce moyen comme une instance transcendante qui « voulait être indépendante de la nation même, et supérieure à elle », alors qu’elle est seulement « le moyen de subordonner le travail au capital ».

En résumé, Marx a repris la ligne conceptuelle, qu’il avait déjà élaborée au cours des années 1843-44, sur l’abolition de l’État politique en tant qu’entité séparée, et, dans sa réalité, en tant qu’abstraction bureaucratique et représentative. J’ajouterais simplement que la fusion des pouvoirs législatif et exécutif, dans le contexte de « l’organisme agissant » de la Commune, devrait être lue en continuité directe avec la théorie du pouvoir législatif développée dans le Manuscrit de Kreuznach. Il faudrait aussi se souvenir que par « pouvoir législatif » Marx ne désigne pas, dans le texte de 1843, un pouvoir qui est réellement opérant dans le contexte de la séparation constitutionnelle des pouvoirs, mais plus précisément un pouvoir qui produit et transforme les constitutions, un pouvoir qui a pour modèle explicite la Révolution française et, plus franchement, la Convention jacobine, un modèle qui a été en effet pendant longtemps indépassable, avec ses nombreux comités tous subordonnés à elle, et son « corps agissant » faisant voler en éclats les limites traditionnelles de la séparation des pouvoirs (cf. la doctrine robespierriste du « gouvernement révolutionnaire »). C’est indubitablement la raison pour laquelle, au moment de la version finale de La Guerre civile en France, après avoir considéré les textes écrits durant la Commune (tous leurs auteurs se considèrent comme étant sous l’influence de l’expérience de 1792-93), Marx abandonne le discours tocquevillien du Dix-huit brumaire, qu’il avait néanmoins maintenu jusque dans le manuscrit préparatoire. Dans sa version définitive, « l’établissement de l’État moderne », centralisé et autonome, est conçu explicitement comme étant le « Premier Empire », et cela ne s’applique donc pas à la Révolution, qui est simplement créditée du fait d’avoir produit « l’énorme nettoyage » ayant balayé tous les résidus féodaux. L’année 1791 de la Révolution est réhabilitée comme un moment de rupture, au lieu d’être assimilée à la poursuite et à l’amplification de la tâche de centralisation effectuée par la monarchie. En d’autres termes, contrairement à la plupart des commentateurs de l’époque, qu’ils soient favorables ou hostiles, Marx refuse d’assimiler le projet de la Commune à un retour à des formes archaïques, ou même à un projet fédéraliste tel qu’il figure dans Montesquieu ou du type proposé par les Girondins. Cela l’a contraint à reconsidérer son analyse antérieure de l’expérience de la Révolution française. Il peut par conséquent abandonner le projet d’une centralisation rigoureuse des formes politiques révolutionnaires à un niveau national, vigoureusement défendu tout au long de la Révolution de 1848, au bénéfice d’une version plus “dialectique” qui affirme la nécessité de la centralité et de l’unité nationale en tant que processus en croissance, lequel dépasse les limites du local par la constitution d’une capacité à gouverner qui est fondée sur son autonomie. Nous savons qu’Engels donnera par la suite une plus large portée à ce thème, en faisant de la première République française un modèle pour le pouvoir prolétarien, bien que sans certaines ambigüités libérales (dans le style de Tocqueville) étant donné qu’il fait souvent référence, dans la même veine, aux États-Unis et même parfois à la Hollande ou à l’Australie.

Beaucoup ont tenté de lire le projet de Marx comme une abolition du politique, en soutenant par exemple que pour lui, le suffrage universel était un outil technique utilisé pour l’expression d’un corps social unifié plutôt qu’un moyen, à proprement parler, de délibération politique permettant de résoudre un conflit et à séparer les majorités des minorités. Dans La Guerre civile en France, Marx ne parle-t-il pas de l’utilisation du suffrage universel par le peuple constitué en communes comme étant similaire au recrutement, effectué par un employeur, d’un personnel qualifié pour son affaire ? Certes, il serait plus exact de dire que, pour Marx, le suffrage universel ne peut pas fonctionner de manière effective sans « devenir un instrument de tromperie » s’il n’est pas combiné avec une tendance à l’homogénéisation sociale (en remettant en cause les divisions de classe). Il serait également exact de dire que la division technique-fonctionnelle des tâches gouvernementales semble possible et il défend cela plus particulièrement à l’encontre de Bakounine. Cela semble même être inévitable dans des conditions développées de production, par opposition à ces petites communes rurales et artisanales si chères à la tradition libertaire, sans nécessairement devenir de manière automatique une relation de domination politique. Pour Marx, ce qui est le plus important, ce n’est pas de faire du suffrage universel un moyen purement technique de validation de l’harmonie interindividuelle préétablie, mais plutôt le contraire, de comprendre les conditions de sa politisation. C’est-à-dire de son insertion dans les mécanismes sociaux et politiques de l’auto-gouvernement populaire, à tous les niveaux, en tant qu’instrument de lutte contre « l’investiture hiérarchique » et en tant que moyen optimal pour corriger les erreurs. Opposée à la « volonté générale » rousseauiste, la volonté communale ne se définit pas comme « toujours juste », mais plutôt comme disposée à se corriger elle-même.

CONCLUSION

Il est généralement admis que la Commune de Paris a été le signe d’un tournant décisif pour le mouvement ouvrier, un tournant qui, avec un clair caractère politique, a été illustré par la dissolution de la Première Internationale et l’établissement d’un parti ouvrier nationaliste puissant. Gramsci a insisté résolument sur l’idée selon laquelle la période inaugurée par la Commune de Paris a conduit Marx à abandonner la notion de « révolution permanente » parce qu’elle avait peut-être perdu sa pertinence dans une époque de politique de masse, et aussi parce que « la révolution d’en haut » des années 1850-60 avait produit l’élargissement du suffrage universel et la stabilisation de l’État représentatif moderne. Sans souhaiter entrer dans une discussion effroyablement compliquée de son évolution dans les œuvres ultérieures d’Engels, j’ai simplement voulu faire comprendre ici que ces questions ont évolué quelque peu différemment pour Marx. Ce n’a pas tant été un abandon de la révolution permanente que la poursuite de la tâche de rectification de cette idée, qui a été entreprise dès 1848, dans le feu de l’action. J’ai tenté de montrer que cette tâche a été à la fois productive et innovatrice.

Comment pouvons-nous définir de manière plus précise cette dialectique de continuité et de rupture ? Si le travail de correction est un travail continu, nous devons admettre que Marx n’aurait plus essayé de reformuler une thèse intégrée, théoriquement et stratégiquement, comme il l‘avait fait en 1848, indépendamment des incertitudes et des points aveugles de cette dernière. Dans un sens, la Commune de Paris semble marquer la fin d’un cycle, plutôt que le début d’un nouveau. Du point de vue de la stratégie, la Commune n’a pas été d’une grande utilité. Marx lui-même a été clair sur ce point, en particulier dans la célèbre, et souvent mal comprise, lettre du 22 février 1881 à Domela Nieuwenhuis. Sa préoccupation n’était pas tant l’abandon de l’idée de « la révolution permanente », mais le fait de renoncer à une forme insurrectionnelle déterminée, marquée par l’héritage des “journées” consécutives et des barricades du Paris révolutionnaire. Pourtant, ce qui a été perdu d’un côté a été gagné de l’autre, à savoir dans la compréhension de la pratique révolutionnaire en termes d’une pratique politique qui est spécifique et expansive. Ce qui la définit en tant que telle, c’est le processus de « destruction créatrice » dans lequel la rupture avec l’ancienne machine de l’État conditionne la construction « d’institutions durables » (Marx utilise ce terme pour définir l’organisation militaire de la Commune) qui sont irréductibles à un appareil d’État, c'est-à-dire les institutions de l’auto-gouvernement populaire tendant vers la transformation de la vie économique dans son ensemble et de la vie sociale « non-politique ». À cet égard, la révolution prolétarienne cesse d’apparaître comme symétrique avec le processus de la révolution bourgeoise, non pas dans le sens métapolitique qui était encore évident dans le Manifeste, mais dans le nouvel horizon expansif du politique. Cet horizon se comprend comme un remaniement et un approfondissement de la tendance vers un auto-gouvernement populaire qui affirme depuis le début l’importance fondatrice de ses origines jacobines, lesquelles ont nourri les analyses des jeunes marxistes au sujet de la « vraie démocratie » et la fin de « l’État politique séparé ». C’est dans ce sens également que la Commune aura renouvelé la relation entre l’expérience révolutionnaire française et la théorie allemande qui est le fondement de notre modernité politique.


Traduit en anglais par Jean Klucinskas







(*)(*) Le pouvoir public perd alors son caractère politique. (NdT).

(*)(*) « Trente années plus tard » : note entre crochets de la personne (Jean Klucinskas) qui a traduit en anglais le texte initial. (NdT).

1 Voir le chapitre 5 de mon livre : Philosophy and Revolution from Kant to Marx, Londres, Verso, 2003.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire