PAGES PROLETARIENNES

vendredi 21 octobre 2022

LES MASSES ET L'AVANT-GARDE par Paul Mattick


 Les masses et l’avant-garde

Paul Mattick

(Living Marxism)

traduction de Jean-Pierre Laffitte


Voici encore un document inédit en français, traduit à ma demande à partir du numéro 4 de living marxism (marxisme vivant!) que je conservais dans mes archives depuis 40 ans). Quelle fraîcheur! Quelle actualité que ce texte. Il aurait pu être considéré comme utopique puisque produit en 1938 alors que la 2éme boucherie mondiale allait sembler annihiler toute l'alternative historique du prolétariat. Or voilà qu'il corrobore tout ce que nous sommes en train de vivre, qu'il décrit ce qui est contenu sous la surface des bobo-médias, cet ouragan qui va venir et tout emporter sur son passage.

Les changements économiques et politiques procèdent avec une rapidité déconcertante depuis la fin de la Guerre mondiale. Les anciennes conceptions dans le mouvement ouvrier sont devenues erronées et inadéquates et les organisations de la classe ouvrière présentent un spectacle d’indécision et de confusion.

Étant donné la situation économique et politique changeante, il semble qu’un réexamen approfondi des tâches de la classe ouvrière devienne nécessaire afin de trouver les formes de lutte et d’organisation les plus indispensables et efficaces.

La relation entre d’une part  le “parti”, l’“organisation” ou l’“avant-garde”, et d’autre part les masses, joue un grand rôle dans la discussion contemporaine portant sur la classe ouvrière. Le fait que l’importance et la nature indispensable de l’avant-garde ou du parti soient exagérées dans les cercles de la classe ouvrière n'est pas surprenant étant donné que l’histoire et la tradition du mouvement tend dans cette direction.

Le mouvement ouvrier d’aujourd'hui est le fruit des évolutions économiques et politiques qui ont trouvé leur expression d’abord dans le mouvement chartiste en Angleterre (1838-1848), dans le développement des syndicats, qui en a résulté, à partir des années cinquante et dans le mouvement lassallien en Allemagne dans les années soixante. C’est en fonction du degré de développement capitaliste que les syndicats et les partis politiques ont prospéré dans d’autres pays d’Europe et d’Amérique.

Le renversement du féodalisme et les besoins inhérents à l’industrie capitaliste ont nécessité la mobilisation du prolétariat et la concession par les capitalistes de certains privilèges démocratiques. Ceux-ci ont réorganisé la société conformément à leurs besoins. La structure politique du féodalisme a été remplacée par le parlementarisme capitaliste. L’État capitaliste, c'est-à-dire l’instrument destiné à administrer les affaires communes de la classe capitaliste, a été établi et adapté en fonction des besoins de la nouvelle classe.

L’on devait compter maintenant avec le prolétariat importun, dont l’aide avait été nécessaire pour lutter contre les forces féodales. Une fois qu’il avait été appelé à l’action, il ne pouvait pas être complètement éliminé en tant que facteur politique. Mais il pouvait être organisé de manière coordonnée.  Et c’est ce qui a été fait – en partie consciemment par la ruse, en partie par la dynamique même de l’économie capitaliste – au fur et à mesure que la classe ouvrière s’adaptait et se soumettait au nouvel ordre. Elle s’est organisée en syndicats dont les objectifs limités (de meilleurs salaires et conditions) pouvaient être réalisés dans une économie capitaliste en expansion. Elle a joué le jeu de la politique capitaliste au sein de l’État capitaliste (dont les pratiques et les formes étaient déterminées essentiellement par les besoins capitalistes) et, à l’intérieur de ces limitations, elle a remporté des succès apparents.


Mais, en conséquence, le prolétariat adoptait des formes capitalistes d’organisation et des idéologies capitalistes. Les partis des ouvriers, comme ceux des capitalistes, sont devenus des organismes limités, et les besoins élémentaires de la classe étaient subordonnés à l’opportunité politique. Les objectifs révolutionnaires étaient supplantés par des marchandages et des manipulations en vue de positions politiques. Le parti devenait de la plus haute importance, et ses objectifs immédiats remplaçaient les objectifs de classe. Là où des situations révolutionnaires mettaient en mouvement la classe, dont la tendance est de lutter pour la réalisation de l’objectif révolutionnaire, les partis ouvriers “représentaient” la classe ouvrière et ils étaient eux-mêmes représentés par des parlementaires dont la position même au parlement était faite de résignation à leur statut en tant que négociateurs au sein de l’ordre capitaliste dont la suprématie n’était plus contestée.

La coordination générale des organisations ouvrières avec le capitalisme a vu l’adoption des mêmes spécialisations dans les activités du syndicat et du parti que dans celles qui caractérisaient la hiérarchie dans les industries. Administrateurs, directeurs et contremaîtres, voyaient leurs homologues dans les présidents, les organisateurs et les secrétaires, des organisations ouvrières. Conseils d’administration et comités exécutifs, etc. La masse des ouvriers organisés, comme la masse des esclaves salariés dans l’industrie, a laissé le travail de direction et de contrôle à ses supérieurs.

L’émasculation de l’initiative ouvrière a procédé aussi rapidement que le capitalisme a pris de l’extension. Jusqu’à ce que la Guerre mondiale ait mis fin à une expansion capitaliste pacifique et “régulière” plus poussée.

Les soulèvements en Russie, en Hongrie et en Allemagne, ont fait resurgir l’action et l’initiative des masses. Les nécessités sociales ont contraint les masses à l’action. Mais les traditions du vieux mouvement ouvrier en Europe occidentale et l’arriération économique de l’Europe orientale ont contrarié l’accomplissement de la mission historique des travailleurs. L’Europe occidentale a vu les masses être vaincues et la montée du fascisme du type Mussolini et Hitler, tandis que l’économie arriérée de la Russie a développé le “communisme” dans lequel la différenciation entre la classe et l’avant-garde, la spécialisation  des fonctions et la discipline excessive exercée sur les travailleurs, ont atteint leur point le plus haut.

Le principe du leadership, c'est-à-dire l’idée de l’avant-garde qui doit assumer la responsabilité de la révolution prolétarienne, est fondé sur la conception d’avant-guerre du mouvement ouvrier, et il est erroné. Les tâches de la révolution et de la réorganisation communiste de la société ne peuvent pas être réalisées sans l’action la plus large et la plus complète des masses elles-mêmes. C’est à elles qu’appartiennent cette tâche et la solution de celle-ci.

Le déclin de l’économie capitaliste, sa paralysie progressive, son instabilité, le chômage de masse, les baisses de salaire et la paupérisation intense des ouvriers – tous ces facteurs condamnent à l’action, malgré le fascisme de type Hitler ou le fascisme déguisé de l’AFL.

Les anciennes organisations sont soit détruites, soit réduites à l’impuissance. L’action réelle n'est maintenant possible qu’en dehors d’elles. En Italie, en Allemagne et en Russie, le fascisme, qu’il soit blanc ou rouge, a déjà détruit toutes les anciennes organisations et placé les ouvriers directement devant le problème de trouver de nouvelles formes de lutte. En Angleterre, en France et en Amérique, les anciennes organisations conservent encore un certain degré d’illusion parmi les ouvriers, mais leurs capitulations successives devant les forces de la réaction les ébranlent rapidement. 

Les principes de lutte indépendante, de solidarité … [suite de la phrase absente].

Avec la puissante tendance à la fusion de masse et à l’action de masse, la théorie du regroupement et du réalignement des organisations militantes semble être dépassé. Certes, le regroupement est essentiel, mais il ne peut pas être une simple réunion des organisations existantes. Dans les nouvelles conditions, une révision des formes de lutte est nécessaire. « D’abord la clarté – et ensuite l’unité ». Même de petits groupes qui reconnaissent et qui recommandent les principes du mouvement de masse indépendant sont bien plus importants aujourd'hui que de vastes groupes qui rabaissent le pouvoir des masses.

Il existe des groupes qui perçoivent les défauts et les faiblesses des partis. Ils fournissent souvent une saine critique de la combinaison de front populaire ainsi que des syndicats. Mais leur critique est limitée. Ils manquent d’une compréhension complète de la nouvelle société. Les tâches du prolétariat ne sont pas terminées avec la saisie des moyens de production et avec l’abolition de la propriété privée. Il faut poser et répondre à la question de la réorganisation sociale. Le socialisme d’État doit-il être rejeté ? Quel doit être le fondement d’une société sans esclavage salarié ? Qu’est-ce qui doit fixer les relations économiques entre les usines ? Qu’est-ce qui doit déterminer les rapports entre les producteurs et le produit total ?

Ces questions et ces réponses sont essentielles pour comprendre les formes de lutte et d’organisation d’aujourd'hui. Ici, le conflit entre le principe du leadership et le principe de l’action de masse devient apparent. En effet une profonde compréhension de ces questions conduit à ce que l’on se rende compte que l’activité le plus large, globale et directe, du prolétariat en tant que classe est nécessaire pour réaliser le communisme.

Ce qui est de première importance, c’est l’abolition du salariat. La volonté et les bons sentiments des hommes ne sont pas assez puissants pour conserver ce système après la révolution (comme en Russie) sans capituler finalement devant la dynamique engendrée par lui. Il n’est pas suffisant de s’emparer des moyens de production et d’abolir la propriété privée. Il est nécessaire d’abolir la condition de base de l’exploitation moderne, c'est-à-dire l’esclavage salarié, et cet acte conduit aux mesures suivantes de réorganisation qui ne seraient jamais évoquées … [suite de la phrase absente] … ne posent pas ces questions, peu importe que leur critiques soient solides par ailleurs, il manque les éléments les plus importants dans la formation d’une bonne politique révolutionnaire. L’abolition du système salarié doit être soigneusement étudiée dans sa relation avec la politique et l’économie. L’article qui suit celui-ci(*) traite de certains aspects économiques du problème. Nous allons nous arrêtés ici sur certaines de ses implications politiques.

Tout d’abord, la question de la saisie des moyens de production par les ouvriers. Il faut mettre l’accent sur le principe que ce sont les masses (et non pas le parti ou l’avant-garde) qui conservent le pouvoir. Le communisme ne peut pas être introduit ou réalisé par un parti. Seul le prolétariat en tant qu’ensemble peut le faire. Le communisme signifie que les travailleurs ont pris leur destin en mains ; qu’ils ont aboli les salaires ; que, avec la suppression de l’appareil bureaucratique, ils ont combiné le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. L’unité des ouvriers ne réside pas dans la sacro-sainte fusion des partis ou des syndicats, mais dans la similarité de leurs besoins et dans l’expression de leurs besoins dans l’action de masse. Tous les problèmes des travailleurs doivent par conséquent être considérés en relation avec l’action autonome en développement des masses.

Affirmer que l’esprit non combattif des partis politique est dû à la malveillance ou au réformisme des dirigeants est faux. Les partis politiques sont impuissants. Ils ne feront rien parce qu’ils ne peuvent rien faire. À cause de sa faiblesse économique, le capitalisme s’est organisé en vue de la répression et de la terreur et il est maintenant politiquement très fort étant donné qu’il est contraint de faire tous ses efforts pour assurer son existence. L’accumulation du capital, qui est énorme à travers le monde, a réduit le taux de profit – un fait qui, dans les politiques extérieures, se manifeste par les contradictions entre nations ; et, en politique intérieure, par la “dévaluation” et l’expropriation partielle concomitante des classes moyennes ainsi que l’abaissement du minimum vital des travailleurs ; et, en général, par la centralisation du pouvoir des grandes unités capitalistes entre les mains de l’État. Contre ce pouvoir centralisé, les petits mouvements ne peuvent rien faire. Seules les masses peuvent le combattre étant donné qu’elles seules peuvent détruire le pouvoir de l’État et devenir une force politique. C'est pour cette raison que la lutte fondée sur les organisations de métier devient obsolète, et que les vastes mouvements de masse, dégagés des limitations de ces organisations, doivent nécessairement les remplacer.

Telle est la nouvelle situation à laquelle les travailleurs font face. Or, d’elle naît une faiblesse réelle. Étant donné que la vieille méthode de lutte au moyen des élections et de l’activité syndicale limitée est devenue tout à fait vaine, il est vrai qu’une nouvelle méthode s’est développée instinctivement, mais cette méthode n’a pas été appliquée de manière consciencieuse, et par conséquent elle ne l’a pas été de manière efficace. Là où leurs partis et leurs syndicats sont impuissants, les masses commencent déjà à exprimer leur militantisme au moyen de grèves sauvages. En Amérique, en Angleterre, en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, en Pologne – les grèves sauvages se développent, et, à travers elles, les masses apportent amplement la preuve que leurs anciennes organisations ne sont plus adaptées à la lutte. Les grèves sauvages ne sont cependant pas désorganisées, ainsi que le terme l’insinue. Elles sont dénoncées en tant que telles par les bureaucrates syndicaux parce qu’elles sont des grèves qui se déroulent en dehors des organisations officielles. Ce sont les grévistes eux-mêmes qui organisent la grève, car c’est une vieille vérité que les ouvriers ne peuvent lutter et vaincre qu’en tant que masse organisée. Ils forment des piquets de grève, assurent le refoulement des briseurs de grève, organisent l’aide aux familles des grévistes, créent des relations avec d’autres usines… En un mot, ils assument eux-mêmes la direction de leur propre grève, et ils l’organisent sur la base de l’usine.   

C’est dans ces mouvements mêmes que les grévistes trouvent  leur unité de lutte. C’est alors qu’ils prennent leur destinée en mains et qu’ils réunissent « le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif » en éliminant les partis et les syndicats, ainsi que cela a été illustré par plusieurs grèves en Belgique et aux Pays-Bas.

Mais l’action de classe indépendante est encore faible. Le fait que les grévistes, au lieu de continuer leur action indépendante en vue d’élargir leur mouvement, appellent les syndicats à les rejoindre, est une indication que, dans les conditions existantes, leur mouvement ne peut pas devenir plus étendu, et, pour cette raison, ne peut pas encore devenir une force politique capable de combattre le capital concentré. Mais c’est un début.

De temps à autre cependant, la lutte indépendante fait un grand saut en avant, comme avec les grèves des mineurs des Asturies en 1934, des mineurs belges en 1935, les grèves en France, en Belgique et en Amérique en 1936, et la révolution catalane en 1936. Ces éruptions sont la preuve qu’une nouvelle force sociale est en train d’émerger parmi les ouvriers, de trouver le leadership ouvrier, de soumettre les institutions sociales aux masses, et qu’elle est déjà en marche.

Les grèves ne sont plus de simples interruptions dans la réalisation du profit ou de simples troubles économiques. La grève indépendante tire son importance de l’action des ouvriers en tant que classe organisée. Avec le système des comités d’usine et des conseils ouvriers s’étendant sur de vastes zones, le prolétariat crée les organes qui régulent la production, la distribution, et toutes les autres fonctions de la vie sociale. En d’autres termes, l’appareil administratif civil est privé de tout pouvoir, et la dictature prolétarienne se met en place. Ainsi, l’organisation de classe au cours de la véritable lutte pour le pouvoir est en même temps l’organisation, le contrôle et la gestion, des forces productives et de la société tout entière. C'est le fondement de l’association des producteurs et des consommateurs libres et égaux.

Tel est donc le danger que le mouvement indépendant de classe présente pour la société capitaliste. Les grèves sauvages, bien qu’apparemment de peu d’importance, qu’elles soient à petite ou à grande échelle, sont du communisme embryonnaire. Une petite grève sauvage, dirigée comme elle l’est par les ouvriers et dans l’intérêt des ouvriers, illustre à petite échelle le caractère de pouvoir prolétarien futur.

Un regroupement des militants doit être déclenché par la connaissance que les conditions de lutte rendent nécessaire l’union  « du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif » dans les mains des ouvriers d’usine. Ils ne doivent pas transiger en ce qui concerne cette position : tout le pouvoir aux comités d’action et aux conseils ouvriers. C’est cela le front de classe. C'est la voie menant au communisme. Rendre les ouvriers conscients de l’unité des formes organisationnelles de la lutte, de la dictature de classe, et du cadre économique du communisme, avec son abolition  des salaires – telle est la tâche des militants.

Les militants qui se dénomment eux-mêmes l’“avant-garde” ont aujourd'hui la même faiblesse qui caractérise actuellement les masses. Ils croient encore que les syndicats ou bien tel ou tel parti doivent diriger la lutte de classe, avec des méthodes révolutionnaires toutefois. Mais s’il est vrai que des luttes décisives approchent, il n'est pas suffisant de constater que les dirigeants ouvriers sont des traîtres. Il est nécessaire, en particulier aujourd'hui, de formuler un plan en vue de la formation d’un front de classe et des formes de ses organisations. C'est à cette fin que le contrôle des partis et des syndicats doit être purement et simplement combattu. C'est le point crucial dans la lutte pour le pouvoir.

 

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(*)  Production et distribution communistes (NdT).

Paul et Ilse Mattick

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