PAGES PROLETARIENNES

mercredi 23 mars 2022

CRISE DE LA GUERRE TRADITIONNELLE (épisode 10)

 


« Je ne suis rien, et je devrais être tout
(…) En Allemagne, il vaut mieux n’être rien, pour n’avoir pas à renoncer à tout ».  Marx

(Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel)


LA CLASSE OUVRIERE EN RUSSIE EST AU NIVEAU ZERO

Et la classe ouvrière en Occident non plus ! Il faut d'abord trouver les raisons de cette léthargie dans le déroulement de la guerre hybride moderne, qu'elle soit appelée « opération spéciale » (dixit Poutine) ou « défense de la démocratie contre le terrorisme » (dixit Bush junior), ne peut plus s'appeler simplement guerre. La propagande pachydermique de l'Occident dominé par l'empire américain parle aussi plutôt « d'invasion », de « violation du droit international ». Des deux côtés c'est à peu près pourtant la même « désinformation » .

UNE MILITARISATION DE L'INFORMATION

Il ne vous a pas échappé que l'on n'avait jamais vu autant de généraux sur les plateaux de télévision depuis... l'invasion de cette lucarne ! Généraux au service du bloc occidental bien sûr et jouant de la lyre pacifiste, comme tout général à la veille d'une guerre, et dont la devise immémorielle demeure : on ne fait la guerre que parce qu'on y est poussé, foi de galonné.

Le livre de David Colon est génial parce qu'il révèle clairement que lors de tout les conflits au Moyen-Orient, en Syrie, en Irak, en Yougoslavie, les journalistes français, américains ou autres, sont très encadrés par l'armée, voire censurés sans pouvoir s'en plaindre, tout en donnant l'impression de faire de la surinformation. La totalité des médias, journaux, télévisions, et le web, sont à l'heure actuelle saturés d'un nombre considérable d'informations (et de fake news) avec une même obsession (classique) : diaboliser l'ennemi ; Poutine de son côté, les innocents occidentaux de l'autre. Les médias occidentaux diffusent des informations souvent exagérées, en complicité avec « l'as d'internet » le sergent recruteur Zelenski. On insiste beaucoup sur les mères enceintes et les enfants tués, alors que leur nombre n'est pas (heureusement mais hélas quand même) de l'ordre du génocide. En 1914, la propagande britannique « informait » sur des « enfants belges aux mains coupées » ! En 1944, l'ami du gouvernement en Guerre, Orwell dénonçait des « boucliers humains ». L'entrée en Pologne de l'armée allemande en 1939 était justifiée pour défendre les minorités allemandes persécutées, legs repris par Poutine, pour son « opération spéciale ». La guerre actuelle n'est plus tout à fait la même que naguère.

Il y a en plus «le cyber, les drones, le spatial et la guerre d’influence" comme le dit un officier. Mais la guerre d'influence révèle qu'il est plus ardu d'y entraîner les masses des pays développés et même sous-développés. La guerre est en crise comme je ne cesse de l'affirmer, en crise d'abord parce que la propagande de guerre ne parvient plus à masquer totalement la faute au capitalisme.

LE DOUTE MASSIF FACE AUX SUCCESSIFS MENSONGES DE GUERRE

Le 5 février 2003, tenant entre les mains une fiole d'anthrax comme preuve de la détention d'armes bactériologiques par Saddam Hussein, Colin Powell a joué lui aussi le rôle de criminel de guerre par ce mensonge éhonté et rapidement connu du monde entier. Les photos satellites montrant le toit d'un laboratoire chimique « clandestin » n'était que la camionnette réfrigérée d'un poissonnier.

Devant la naïveté des foules et même de la plus grande partie de la classe ouvrière mondiale, j'avoue devenir parfois nietszchéen. Comment des millions d''individus peuvent en arriver à croire à de fausses informations ? Je reste un admirateur de Gustave Le Bon qui dit :

« Les foules n'ont jamais eu soif de vérité. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préfèrent déifier l'erreur, si l'erreur les séduit 1. Qui sait les illusionner est aisément leur maître, qui tente de les désillusionner est toujours leur victime ».

Il ne faudrait pas croire que la perte de confiance dans les partis politiques et dans les médias ne toucherait que le versant occidental du capitalisme, même sous la terreur, et du fait de cette terreur, l'opinion en général en Russie va plus loin et depuis plus longtemps que notre « tous pourris ». C'est « tous des assassins » et des pourris « qui veulent rouler en Jaguar ». Il y a surtout un élément qui renvoie à la « politisation », même si je n'aime pas ce mot, en tout cas qui mène à une prise de conscience politique du prolétariat : la disparition dans les masses d'une vision manichéenne du monde !

Des deux côtés des grandes puissances en guerre larvée, la militarisation de l'information est encore un aspect commun aux anciennes méthodes des guerres de la période dite de guerre froide. Le KGB reste l'institution la plus référentielle, même pour les services de renseignement occidentaux2. La manipulation de masse ajoutée à la terreur et à la torture, a pour but de déboucher dans l'irrationnel, non pas en la cantonnant à une simple décomposition du capitalisme, mais à une façon de gérer le chaos, comme je ne l'ai pas développé dans l'article précédent. De fait, par exemple, et dans la situation actuelle plus encore, les médias russes n'hésitent pas à glisser des éléments complotistes (plus sérieux et gluants que la stupide dénazification de l'Ukraine), entre deux informations factuelles, utilisant ainsi des techniques qui jouent sur l'irrationnel et provoquent un choc émotionnel3.

Rien d'irrationnel dans l'aspect premier de la guerre moderne hybride, dans cette « guerre de l'information » autrement plus subtile que le bourrage de crâne en 1914 ; comme le notait le théoricien russe Vladimir Slipchenko, en 1998 : « Un des attributs de la guerre future sera la confrontation de l'information, car l'information est en train de devenir une arme du même type que les missiles, les bombes, les torpilles, etc. ». (cf. p.362)

David Colon ajoute : « La « guerre de l'information » devient ainsi une arme du faible au fort, un outil de subversion asymétrique, au service des guerres hybrides du XXIe siècle, qui ne sont jamais déclarées et n'ont donc ni début ni fin, à l'image de l'intervention russe en Ukraine ».

La propagande interne à la Russie parvient encore à museler le prolétariat, surtout par le fait que ce sont surtout des soldats de métier qui sont utilisés ; même s'il en a envoyé au début quelques-uns, Poutine a rapidement affirmé qu'il ne voulait pas en envoyer... pour ne pas risquer un nouveau soulèvement des « mères » ; les conscrits restant fondamentalement des prolétaires...

Mais l'intox russe sait faire double coup, ce qui est aussi une manière d'ôter tout illusion des masses russes sur le « pacifisme désintéressé » des occidentaux :

« La militarisation de l'information par la Russie vise ainsi à semer le doute, mais aussi à encourager le division au sein des sociétés occidentales, en vue d'affaiblir l'opposition en Russie. Les médias pro-russes encouragent ainsi les communautarismes et les visées séparatistes – du Brexit à l'indépendance catalane – et traitent en priorité les sujets se rapportant à la violence dans les pays occidentaux, leurs campagnes d'images donnant souvent une image stéréotypée de la réalité » (p.363).

Il faut le constater, pour l'instant la tragédie de la guerre « hybride » en Ukraine n'aboutit pas pour le moment à politiser le prolétariat, comme nous l'espérons tous du point de vue d'un bouleversement révolutionnaire du monde. On a épuisé un peu toutes les sortes d'explication, des plus simples au plus complexes pour tenter de comprendre la léthargie du prolétariat russe mais aussi occidental. De même que dans leur langage à eux, les médias occidentaux font mine d'espérer une révolte de la « population russe » ou d'un attentat contre le criminel de guerre (qui n'est pourtant pas seul), nous ne pouvons nous placer sur ce point de vue superficiel en ce qui concerne le prolétariat russe.

On a épuisé toutes les explications classiques, disais-je : la longue contre-révolution stalinienne, la chute du bloc de l'Est, les charmes discrets du libéralisme de l'ours russe, la dictature du régime poutinien, et la pire et la plus nunuche : les russes subissent un black-out de l'information. Pourtant j'ai noté cet intelligente journaliste qui osa : « il y a ceux qui veulent savoir et ceux qui ne veulent pas savoir », mais dans une information générale et mondiale qui privilégie l'émotionnel.

D'une certaine façon, les russes en général ont quand même accès aux informations « étrangères » par les réseaux sociaux et le bouche à oreille. Ils sont eux aussi « saturés » d'information, et cette saturation est un poison pour la conscience tout court et surtout pour la conscience de classe :

« Car, surinformer, c'est mésinformer en privant bien souvent le public cible de la capacité même de se faire une opinion en semant le doute dans son esprit : « Beaucoup d'informations, de faits, de statistiques, d'enquêtes, beaucoup d'explications, de démonstrations, d'analyses éliminent le jugement personnel, la capacité de se faire une opinion, beaucoup plus sûrement aujourd'hui que la propagande la plus exaltée », écrivait Jacques Ellul en 1960. Face à un afflux d'informations, l'individu se trouve incapable de hiérarchiser, de retenir l'information pertinente et de construire des systèmes explicatifs cohérents. Autrement dit, plus on dispose d'informations, et plus on tend à n'en retenir qu'une image simpliste et faussée ». (p.364)

LES LIMITES DE LA PROPAGANDE

En 1917 et en 1918, en Russie comme en Allemagne, l'intense bourrage de crâne a fini par faillir et être incapable de voir la révolution surgir. Le soulèvement hongrois en 1956 n'était prévu ni par la propagande américaine ni par la propagande russe.

Les réseaux sociaux ne sont pas du tout une libération ni une possibilité de vrais dialogues ni d'une affirmation d'une conscience « de classe » mais un chaos à la fois pestilentiel, irrationnel et poubelles à idées et à fake news, où régne l'individualisme le plus crasse. Le système dominant a inventé internet en connaissance de cause : fabriquer un univers permettant de cloisonner les individus en leur faisant croire à la liberté d'expression totale dans le capitalisme. Dans les années 70, ce sont les chercheurs militaires russes, toujours à la pointe de l'aliénation organisée, qui ont projeté un « contrôle réflexif » de la perception qu'ont les individus de leur environnement en agissant sur la « sphère informationnelle ». Depuis internet est devenu le théâtre d'une cyberguerre, où les échanges « éclairés » sont généralement factices. Il s'agit désormais d'une « guerre psychologique », dont les tenants du pouvoir font mine de s'inquiéter, mais qui, appliquée à la sphère civile, fabrique du consentement ou de l'indifférence, dissolvant toute problématique politique « de classe », enfin rétrécissant l'horizon intellectuel, historique et culturel. La propagande numérique se caractérise en outre par une brutalisation des échanges qui fonctionne sur les individus comme la perversion narcissique.

RETOUR AU REEL : LA BOURGEOISE NE VEUT PAS QUE LA GUERRE S'ETERNISE...

C'est l'opinion des vedettes de la diplomatie comme Villepin, or d'une part, lorsque les bourgeoisies sont en guerre, elles ne savent pas pour combien de temps. La seule union commune des camps belligérants et le raccourcissement des hostilités ne peuvent avoir lieu que si le prolétariat international s'en mêle. Il faut arrêter de culpabiliser le peuple et le prolétariat de Russie, nous avons aussi nos devoirs de réagir ici sur le terrain de classe. Par exemple une grève générale dans tel pays ou même en France, pour dénoncer la guerre... botterait le cul aux rats négociateurs.

En général la classe ouvrière de tout pays ne réagit qui si elle est elle-même directement confrontée à la guerre. Pour l'heure la classe ouvrière en France ferme les yeux tout en entendant le son des bombardements mais à la télé, et en visualisant les destructions en haïssant le seul Poutine, puis en souhaitant la victoire du « président élu » Zelenski. Or cet ancien comédien, « maître de la propagande sur le web » n'est que le plus fidèle allié des va-t-en-guerre occidentaux. Il pleurniche face à tous les parlements européens pour quémander l'envoi d'armes et pour inciter les Etats européens à y envoyer leurs pioupious. Il se prétend sans honte notre défenseur en prédisant que cela va nous arriver si on ne se place pas derrière son drapeau nationaliste. Jamais.

Une partie des généraux et de la bourgeoisie n'est pas hostile à la possibilité d'une troisième guerre mondiale. Sauf que... loin des nouveaux pacifistes bêlants, loin des oppositionnels russes fan de la démagogie occidentale, les prolétariats, bien que abrutis par la foison d'infos et d'infaux, avec leurs enfants saturés d'internets et accrocs au misérable portable, ne sont pas volontaires. Longue ou courte ils n'ont pas à se mêler de cette guerre. Elle est cruelle pour la population ukrainienne. Libération m'a fait froid dans le dos en disant : l'armée russe ne progresse plus alors elle se venge !

La responsabilité de cette guerre ce n'est pas seulement Poutine mais tous les dirigeants occidentaux qui l'ont adoubé des décennies, Macron qui tient la causette avec le criminel de guerre.

Les sanctions économiques sont un leurre en attendant la guerre généralisée, en espérant que la misère, la faim et la paupérisation monteront les masses contre le « seul responsable » Poutine, et en avant la zizique !

Or les conditions sociales, géopolitiques et politiques plus le dégoût des médias et des appareils des politiciens bourgeois pourraient réserver des surprises. Imprévues par les spécialistes de la propagande.


NOTES

1Avec l'aide des médias occidentaux qui ne cessent de répéter que Poutine commet une « erreur historique » !

2« L'un des grands succès du KGB, durant les années 1960, fut de voir certaines de ses brochures dénonçant le racisme des Etats-Unis ou la folie du candidat républicain Barry Goldwater utilisées par les démocrates américains » (p.294) et l'auteur oublie d'ajouter par les staliniens français et leurs jeunesses trotskiennes...

3Lire l'excellent ouvrage de David Colon « Propagande, la manipulation de masse dans le monde contemporain, et champs histoire, vient de paraître. cf. p.364.

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