PAGES PROLETARIENNES

dimanche 17 mai 2020

La femme, cette étrangère


par Christopher Lasch

Présentation


La mort prématurée de Lasch à l’âge de 62 ans, des suites d’un cancer, a mis fin au principal analyste de la mystification féministe au XX ème siècle, du point de vue marxiste. L'histoire civique des femmes ne peut être détachée de celle de la race humaine sans s’en trouver réduite à quelque chose « d’insignifiant, de superficiel, comme récupéré en seconde main » (Ellis). Christopher Lasch Lasch aura montré comment les dogmes « progressistes » ont généré des abstractions sociologiques et politiques sous les auspices de la petite bourgeoisie intellectuelle qui alimente le salmigondis gauchiste, « socialiste » et « anarchiste ». 
Ce penseur américain anticonformiste, mort en 1994, nous offre une déconstruction magistrale des lieux communs du féminisme « progressiste ». À commencer par la lecture linéaire de l'histoire, qui voudrait que les femmes soient sorties de «l'âge des ténèbres sexuel» dans les années 1960 grâce à la « révolution sexuelle », un des principaux clichés gauchistes adoptés par l'Etat bourgeois, et constamment prolongé par la théorie de « l'égalité » et des nécessaires équivalences hiérarchiques; la plupart des ministres des armées sont désormais des femmes, cela nous fait une belle jambe!

Lasch récuse la théorie selon laquelle, de tous temps, les femmes auraient été oppressées et persécutées par la gent masculine. La vie courtoise médiévale n’était pas tant une tradition de pure misogynie qu’un jeu dans lequel hommes et femmes étaient, tour à tour, objet de satire. Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle et de l’apparition d’une classe moyenne bourgeoise que la vision dynastique du mariage a été remplacée par l'invention de la vision romantique d’une union librement choisie, sous un même système de foutage de gueule. 
Le mariage dans sa forme idéale a pu, à travers les époques, être imaginé comme la combinaison parfaite entre désir sexuel et respect mutuel.  Lasch a déniaisé cet « idéal érotique » : la multiplication des mariages clandestins entre amants en France et en Angleterre et leur répression à travers l’obligation de l’accord parental et de la publication des bans. Pour Lasch l’association de féminité et domesticité était encore supportable à l’aire où les femmes pouvaient mener des activités en dehors du foyer en contribuant activement, sans le dérisoire droit de vote foireux, à la sphère publique notamment entre 1890 et 1920, période pendant laquelle des femmes, pas prioritairement prolétaires, initièrent partout en Europe et aux États-Unis de nombreux mouvements, que l'on peut faire remonter à Flora Tristan et Georges Sand, nullement féministes : abolition du travail des enfants, établissement de tribunaux pour enfants, construction de logements sociaux, instauration de l’inspection des usines, renforcement des lois sanitaires, abolition ou régulation de la prostitution.  C’est le déplacement des classes moyennes vers les banlieues qui a fini d’achever le modèle familial en le transformant en « camp de concentration confortable » selon les mots de Betty Friedan.  La fameuse famille traditionnelle où l’homme part travailler tandis que la femme reste à la maison ne date en fait que du milieu du XXème siècle, où la révolte des petites bourgeoises féministes des années 1960 vient masquer le phénomène de la prolétarisation généralisé des sexes.  En réalité, dit Lasch, pensant s’être libérées du patriarcat traditionnel, les penseuses de l'idéologie féministe ont raté la réalité, les femmes en général se sont en fait assujetties à un nouveau paternalisme, celui de la société de consommation et de l’État libéral. Lasch dit qu'il ne suffit pas de se battre pour l’égalité hommes-femmes, encore faut-il se battre pour une vie véritablement vécue selon ses besoins propres, loin des exigences imposées par l’économie capitaliste qui a fini par coloniser les esprits féministes et les familles. 
Toute l'oeuvre de Lasch n'a pas été publiée en français. Son travail est autrement subversif que les pensums de Castoriadis ou les brouets du gentil prof de philo de Montpellier, le gilet jaune Michéa, anar copieur qui n'a de radical que son amour mièvre du brave Orwell anti-stalinien ; et avec son bonnet de laine, rêveur d'une saine démocratie bourgeoise, pour recréer « une communauté de sens respectueuse de l'individu » (philosophie archi-réac en temps de coronavirus). En 1986, la TV anglaise Channel 4 avait programmé un débat Castoriadis/Lasch, centré sur l'égoïsme contemporain,
où l'on n'entendit que des banalités. Lasch aurait mérité mieux comme debater.
En escaladant l'immense benne posée à côté de la bibliothèque de Brooklyn en 1988, je pensais ramasser quelques ouvrages reliés pour leur beauté ; dans le tas récupéré, je m'aperçus quelques années plus tard que j'avais collecté un joyau, inconnu en langue française, et non réédité en langue américaine. On en lira ici le chapitre deux (vous avez eu déjà le chap 9), merci encore mille fois à notre brillant traducteur Jean-Pierre Lafitte.
Salut à Christopher Lasch qui est autrement subversif, du point de vue de classe, que les Debord, Castoriadis, Jean-Claude Michéa et autres bouffons des éditions « fabriquées ».

Table des matières de The new radicalism in America 1965 (New York / Alfred A Knopf / 1965)
Ecrit en 1965! Vous vous rendez compte? Le Graal de la révolution est sensé ne commencer qu'en 68, or c'est toutes les sixties qui sont productrices de textes décoiffants.
Introduction
1 - Jane Addams : The College Woman and the Family Claim
2 - La femme, cette étrangère

3 - Randolph Bourne et la vie expérimentale
4 - Mabel Dodge Luhan : Sex as Politics
5 - La politique comme contrôle social
6 - The New Republic et la guerre : “An Unanalyzable Feeling”
7 - Lincoln Colcord et Colonel House : Dreams of Terror and Utopia
8 - L’éducation de Lincoln Steffens
9 - L’anti-intellectualisme des intellectuels
(chap 9 déjà traduit sur ce blog : https://proletariatuniversel.blogspot.com/search?q=lasch




2 – La femme, cette étrangère

[ 1 ]
« Impatience ! Impatience ! », s’écriait la romancière Margaret Deland en 1910. Partout, l’on trouvait « un mécontentement qui prédominait chez les femmes », « une impatience qui avait été considérablement effacée dans l’ancien comportement de la génération précédente »1. C’est la figure de la femme “neurasthénique” qui hantait la période – « la femme privilégiée, la femme ayant une vie raisonnable et protégée »2, dont les possessions incluaient tout à l’exception du bonheur. « L’on rencontre des veuves, jeunes ou d’âge mûr, apparemment heureuses, enjouées ; soudain, elles vous confient qu’elles s’ennuient à mourir… D’autres … veulent simplement un “changement”. Si elles vivent en Californie, elles désirent vivre à New York… Beaucoup … tombent dans un état dépressif, elles deviennent nerveuses, elles perdent le goût de la vie. »3.
Une littérature de reproches et d’inquiétudes est brusquement apparue concernant la femme oisive insatisfaite. Pour les psychologues convoqués lorsque les symptômes défiaient une explication médicale, elle était un objet d’intense préoccupation ; en effet, les symptômes des femmes – ennui, lassitude, maladies inexplicables, crises de pleurs pour des raisons les plus insignifiantes, “nervosité”, “mélancolie” – étaient si familiers que les psychologues partaient depuis longtemps du principe que ces névroses hystériques étaient des manifestations purement féminines. Des gens étudiant la société ont trouvé un signe précurseur de désastre dans le “parasitisme” de la femme éduquée de la classe oisive – la « grande dame » ainsi qu’Olive Schreiner la dénommait, « l’épouse, la concubine ou la prostituée, languide, vêtue de beaux habits qui proviennent du travail d’autres doigts ; nourrie de mets luxueux, résultat du labeur d’autres personnes, servie et entretenue par l’activité des autres »4. Pour les gens qui étaient déjà perturbés par des pensées d’hypercivilisation, l’apparition du parasite femelle semblait annoncer une époque de décadence impériale, une seconde Rome.
Le roman de fiction de cette période-là regorgeait de spéculations sur la femme “émancipée” dont la liberté récemment découverte semblait être un fardeau beaucoup plus lourd que ses siècles d’esclavage. Robert Herrick, le plus intéressant des romanciers qui, au tournant du siècle, traitaient du problème ainsi dénommé, voyait dans l’impatience de la femme moderne la clé du désordre social qui était autour de lui : c’était en effet la femme à la mode, pensait-il, exemptée, du fait de sa fortune et de ses loisirs, de consacrer toutes ses énergies à la consommation concurrentielle, qui poussait son mari à tout sacrifier à l’accumulation de richesses. C’est seulement en considérant qu’au fond la compétition économique n’était pas du tout économique, mais qu’elle était sociale, qu’Herrick pouvait continuer à déplorer la « lutte concurrentielle féroce », tandis qu’au même moment il célébrait les vertus de l’entrepreneur de la vieille école. L’entrepreneur pouvait sembler à première vue avoir été lui-même impliqué dans la lutte concurrentielle. Mais en distinguant entre la compétition qui est axée sur la production de biens et celle qui est axée sur la consommation, et en conférant à cette distinction une valeur morale, Herrick évitait les conclusions absolument pessimistes auxquelles son analyse avait l’air par moments de mener5.
« Vous le conduisez au marché », criait Herrick à l’adresse des “femmes intellectuelles” méprisées qui étaient à la fois les objets de sa censure et les lectrices les plus fidèles de ses romans de fiction6. Et dans Together, sa production la plus ambitieuse, il présentait toute une galerie de femmes impatientes et tenaces, du type de celles qui laissent derrière elles la destruction partout où leur influence est ressentie : Bessie Falkner, dont les ambitions sociales poussent son mari d’abord à la faillite, et ensuite à l’adultère ; Connie Woodyard, la nouvelle intellectuelle, dont la première question est toujours : « Qu’est-ce que ça veut dire pour moi ? » ; Isabelle Lane, neurasthénique et mollassonne, « trop bien organisée pour les simples devoirs animaux » du mariage et de la maternité, une victime, comme les autres, du culte de « l’épanouissement personnel »7. Étrangères à leur mari (comme dans le roman de William Dean Howells, la séparation croissante des sphères de la femme et du mari, elle dans le tourbillon social, lui absorbé par ses affaires, est un thème persistant dans l’œuvre de Herrick), étrangères à toute idée relative aux obligations traditionnelles de leur sexe, ces femmes passent leur vie à la poursuite de leur propre plaisir. Elles vivent dans la peur d’être enceintes et elles ont appris à papoter à propos de leur famille comme s’il s’agissait d’une institution asservissante. Pour Herrick, l’“atmosphère de l’époque” est symbolisée par l’affaire d’adultère que Margaret Pole a avec Rob Falkner – affaire après laquelle cependant il organise sa repentance et sa renonciation (qui ressemble à des renonciations similaires dans les romans d’Henry James), un événement qui lui sert à offrir un contraste plus vif avec l’incapacité des autres à se régénérer. Même au moment où elle commet le péché, Margaret se distingue du reste des femmes de Herrick en ne souhaitant rien d’autre que de se soumettre entièrement à son amant. Elle conserve ce sens intuitif de la différenciation sexuelle dont la perte chez les autres est pour Herrick le signe le plus révélateur de leur dépravation. Elle murmure à son amant : « Toi, tu es l’Homme ! »8.
Même Together, avec sa mise en cause soutenue et quelque peu véhémente non seulement du féminisme, mais aussi de la modernité elle-même, était trop clément dans sa réprimande pour certains contemporains de Herrick. En effet, beaucoup d’entre eux étaient choqués par lui car ils attribuaient à Herrick les opinions mêmes qu’il cherchait à discréditer. La tendance de ses lecteurs à prendre ce document profondément conservateur pour un manifeste de la liberté sexuelle est une indication non pas tant de l’ambiguïté du roman lui-même que de la confusion qui est venue entourer toute la question de l’“émancipation” des femmes. C'est également une indication de la profondeur des sentiments que la question, quelle que soit la façon de l’aborder, suscite presque automatiquement – question à côté de laquelle la discussion d’autres sujets du jour tels que les trusts, les droits de douane et même la prohibition, semblait plaisante et inoffensive. Howells, par exemple, qui avait traité une matière quelque peu similaire dans the Rise of Silas Lapham [La fortune de Silas Lapham] et qui avait même abordé la question du divorce dans A Modern Instance [Un cas moderne], était horrifié par ce qu’il considérait comme un traitement sympathique de l’adultère de la part d’Herrick. Si Herrick prenait tout simplement note d’une phase de l’histoire sociale, Howells était disposé à admettre qu’il était dans le cadre de ses « droits d’artiste », mais s’il avait l’intention de décrire l’adultère comme « une chose que l’on commet sans honte ou sans péché », il s’exposait alors à « la critique qui découlait de la morale telle que le monde la connaît »9.
Herrick en a été réduit à écrire un long texte destiné à rassurer – en dépit du fait qu’il savait bien que « les explications d’un auteur sont des choses très douteuses » –, un texte dans lequel il présentait ses intentions aussi explicitement qu’il le pouvait. Il était désolé d’avoir provoqué un malentendu. « Il est certain que je n’ai jamais eu l’intention, et ce à aucun moment, de défendre l’amour libre, et ce serait nécessairement quelque chose d’erroné à propos de ce livre, concernant la conclusion, que d’amener les gens, et vous par-dessus tout, à penser de la sorte ». Ce qu’il avait eu l’intention de faire, c’est de présenter une série de cas « d’extrême individualisme, qui est le terme poliment philosophique que nous donnons à l’égoïsme ». Les femmes, dans le livre, sont « toutes à la recherche de l’épanouissement de soi – socialement, sexuellement et économiquement » ; et l’échec de cet « individualisme personnel » à donner le bonheur était l’objet du roman. Quant au cas il faut l’admettre « discutable » de Margaret Pole et de Falkner, bien qu’il ait été écrit, Herrick reconnaissait, avec plus de sympathie que pour les autres, « qu’il fait toutefois partie de la même catégorie d’individualisme total que le reste, sauf que dans ce cas l’on présente résolument, et je crois honnêtement, le fait que pour eux cet accomplissement de soi aux dépens de l’amour moral était pour l’instant un bénéfice véritable, un ennoblissement réel ». Mais après tout Margaret refuse d’épouser Falkner.

« Naturellement, la chose banale à faire pour une femme comme Margaret Pole serait de divorcer et de se marier, mais c’est une solution pour laquelle elle a du mépris. Le désir pour sa propre vie, son propre bonheur suprême, a conduit à sa relation avec Falkner et c’est uniquement au travers de cette relation qui excitait tout son être qu’elle était ennoblie, ou qu’en fait elle en est venue à se rendre compte de l’insuffisance de cette solution. »10.

Cette explication amadoua Howells11 ; mais Howells n’était que l’un des nombreux lecteurs qui ont mal interprété ce curieux livre. Le journaliste britannique W. T. Stead était lui aussi en désaccord avec la relation amoureuse entre Margaret et Falkner12. Neith Hapgood ne l’approuvait pas non plus, non pas cependant parce qu’elle pensait que le passage était immoral, mais simplement parce que « cette extase ne sonnait pas vrai ». Mais comme les autres, elle supposait que Herrick avait l’intention « de comprendre la noblesse du fait d’outrepasser les limites légales »13.
La plus révélatrice de toutes ces réponses au livre est venue d’une femme de trente ans, habitant Washington D. C., une inconnue pour Herrick, qui non seulement admirait le livre en tant que « le plus grand livre … de la décennie », mais qui avait tenté de mettre ses “théories” en pratique – car elle avait agi sur leur base en tant que révélation »14. Sur quatre pages grand-format, dactylographiées de manière serrée, Josephine Dixon racontait son autobiographie – une autobiographie non écrite par combien de femmes de son époque ? Elle avait épousé à dix-huit ans un homme qui avait trente ans plus de plus qu’elle et qu’elle idéalisait ; un homme, pensait-elle, au tempérament poétique et avec une pureté d’esprit « presque éthérée ». « C’est à partir d’une certaine source fournissant ces fausses idées dont les jeunes filles sont si libéralement abreuvées » qu’elle « conçut l’idée que pour lui la fonction sexuelle était une nécessité plus ou moins désagréable qui devait être satisfaite aussi silencieusement et rapidement, et avec aussi peu d’émotion, que les autres nécessités physiques ». Son mari est devenu pour elle « une sorte d’idéal sacerdotal » qu’elle « vénérait sans chercher à comprendre ». Par contraste, ses propres « vifs désirs » et son « envie indéfinie d’une satisfaction émotionnelle intense » lui faisaient honte. Des « visites diaboliques » la rendaient « indigne d’être son égale en sa présence ». Elle était consternée de se trouver fortement attirée par un autre homme « qui éveillait en moi un vif désir physique ». « Il n’y avait rien de plus entre nous que le fait de se toucher les mains, mais la conscience de ma passion et de mon désir pour lui m’a si avili en présence de l’homme auquel j’étais mariée que j’ai été amenée plusieurs fois au bord du suicide, et d’ailleurs j’ai fait un effort inefficace pour l’accomplir ». L’effet corrosif de cette passion a agi sur elle pendant six ans, « me conduisant à exagérer, comme un esprit solitaire peut le faire, les vertus de mon époux et ma propre extrême indignité secrète. ».
Dans la douzième année de leur mariage, un événement fortuit détruisit ses illusions à propos de son mari. Un cocher qui était au service de sa famille fut frappé d’une « mystérieuse affection » qui s’avéra être une maladie vénérienne. Les autres domestiques chuchotaient à ce sujet et l’affaire attira l’attention de son mari. À la consternation de Mme Dixon, il déclara « qu’il pouvait prescrire pour cet homme un meilleur traitement que le médecin qui s’occupait de lui ». Ensuite toute l’histoire fut révélée. Non seulement il avait « souffert de la même manière », mais il avait vécu avec sa femme précédente, dont la seule chose que Mme Dixon savait d’elle, c’est qu’elle était “vulgaire”, et qu’elle et son mari avaient fini par divorcer, après avoir vécu pendant plus d’un an sans la sanction du mariage. Après qu’elle s’était enfuie avec un autre homme, il commença à fréquenter « des négresses, des prostituées, des Parisiennes de la rue et tout le reste des épaves à propos desquelles je ne pouvais pas, je ne voulais pas, oser imaginer qu’elles l’avaient touché ». Ces révélations plongèrent Mme Dixon dans une « mer sans fond » de « terreur, d’horreur, de choc et de désespoir ». Elle s’était autrefois enorgueillie d’être à l’abri des illusions. Et maintenant, en perdant sa première illusion, elle « était devenue folle ».
C’est à ce moment-là que Togeteher lui est parvenu.

« Si ce n’était pas vrai, ce serait incroyable. Une telle coïncidence ne pourrait pas être utilisée dans un roman de fiction en raison de sa totale improbabilité. Mais il s’est trouvé que c’est vrai. Je l’ai lu comme un individu qui se noie se raccroche à ce qu’il peut. J’ai lu qu’à trente ans une femme n’en a fini ni avec la vie, ni avec l’amour, ni avec la passion. Cela semblait être une réponse qui m’était adressée… Si quelqu’un est perdant dans une histoire d’amour, il y aura d’autres pistes ouvertes dans lesquelles l’amour pourrait être trouvé. Qu’ai-je fait ? J’ai fait la chose évidente. J’ai écrit à mon ami qui était en train de s’éloigner. Il m’a rejetée à [mes] conditions, mais nous nous sommes rencontrés par hasard dans une autre ville et je me suis donnée à lui, et peut-être me suis-je imposée à lui car j’étais complètement folle… Je savais à peine ce que je faisais, mais c’est fait. Je suis de retour à la maison. Mon mari va et vient aussi placidement que d’habitude… Il ne sait rien de ma pitoyable, misérable tragédie. Personne ne sait rien de cela. Vous êtes le premier à en avoir connaissance. ».

Ce que Herrick a fait de tout cela n’est malheureusement pas relaté. C’est une lettre remarquable. En effet, elle révèle de si nombreuses caractéristiques pathologiques que l’on est tenté de traiter sa rédactrice de rien de moins que la somme de ses symptômes. Avec son imagination, son intelligence, ses “nerfs”, ses faux suicides, Mme Dixon est un cas classique d’hystérie. Ses craintes sexuelles sont si fortes qu’elle renonce à son nouvel amant après une seule nuit passée avec lui – « Ma passion pour lui semble s’être consumée dans cette seule explosion soudaine » –, et elle a fait d’un auteur éloigné qu’elle n’avait jamais vu son confident : celui-ci est un symbole de sagesse et de sensibilité (« la seule personne susceptible de comprendre et d’appréhender ») destiné à remplacer celui qu’elle a perdu dans son époux ; un objet d’amour commodément distant. Mais ce n’est pas tant la névrose, que cette lettre trahit, que la lettre elle-même – le fait en lui-même qu’elle ait été écrite – qui appartient à l’étude de l’histoire. L’histoire est le récit de la conscience ; et c’est précisément la conscience de soi, relative aux symptômes, de Mme Dixon et la délectation raffinée avec laquelle elle les analyse (à cause de toutes ses souffrances authentiques) qui distingue sa lettre comme un produit caractéristique de son époque. Son récit est en outre écrit dans le style des romans d’amour populaires, le style des magazines féminins : elle « ne pouvait pas, ne voulait pas, elle n’avait jamais osé imaginer » que des négresses et des prostituées aient touché son mari ; la découverte qu’elles l’avaient fait, l’a projetée dans une « mer sans fond » de souffrances ; mais quand elle a lu Together, elle s’est rendue compte qu’« une femme de trente ans n’en a pas fini avec la vie ». Il n’est pas du tout surprenant de découvrir que Mme Dixon aspirait elle-même à être une romancière. « J’essaie d’écrire cela sous la forme d’un livre », confie-telle à la fin de sa lettre.
Tout ceci suggère que les thèmes de l’impatience féminine et de la folle envie inassouvie d’une vie moins étriquée avaient déjà enregistré un haut degré de popularisation. Ils s’étaient sentimentalisés ; la vie commençait à se calquer sur les romans d’amour. Pour les victimes de ce processus, l’art cessait d’être au service de toute fonction critique et il devenait plutôt une exhortation à “vivre”. C’est ainsi que Mme Dixon a pu ne voir dans l’attaque que Herrick portait à la femme nouvelle – une attaque en effet qui la concernait – qu’un autre soutien à sa propre recherche fiévreuse « d’une vie, d’un d’amour et d’une passion ».


[ 2 ]
Une indication supplémentaire de la confusion contemporaine qui entoure la femme moderne est le fait que les opinions des antiféministes comme Herrick coïncidaient par de si nombreux détails avec celles des féministes eux-mêmes. Les féministes ne partageaient naturellement pas le point de vue selon lequel le féminisme incarnait l’“individualisme total” de l’époque, mais ils étaient également convaincus que la poursuite acharnée de l’accomplissement de soi était la source des troubles sociaux déplorés pareillement par les féministes et les antiféministes. Ils étaient en accord avec Herrick lorsqu’ils considéraient que le problème de la femme moderne était essentiellement un problème de travail ; c'est-à-dire un problème créé par la soudaine surabondance des loisirs, ou bien, comme les féministes aimaient bien le présenter, par l’évolution qui faisait passer la femme du rôle de productrice à celui de consommatrice. Dans ce dernier rôle, elle était condamnée, semblait-il, à vivre du travail des autres. C’était cette condition que des féministes comme Oliver Schreiner et Charlotte Perkins Gilman dénommaient “parasitisme”. Comme Schreiner le faisait remarquer, le fait que le féminisme avait « essentiellement pris son essor chez les femmes des classes plus cultivées et plus aisées »15 semblait confirmer cette théorie relative à ses origines. Le féminisme était apparemment une réponse – et une alternative – à l’oisiveté vaine qui affectait le plus directement les femmes de la classe des loisirs, mais qui, avec le progrès ultérieur de l’industrialisme, menaçait de s’étendre à toute la société moderne.
Plutôt que de considérer cette condition comme prenant sa naissance dans un problème moral, les féministes en déduisaient que, bien qu’il ait engendré incontestablement une complaisance sans retenue, ses origines elles-mêmes étaient essentiellement économiques. La famille, pensaient-ils, autrefois l’unité de production la plus importante, a graduellement abandonné ses fonctions à des institutions extérieures au foyer – la fabrication aux usines, le contrôle de la propriété à l’État, l’éducation des enfants à des écoles publiques. C’est cette évolution, plutôt que l’invasion plus évidente du foyer par des appareils qui facilitent le travail, que les féministes avaient principalement à l’esprit quand ils prétendaient que le travail des femmes avait été éliminé du foyer. Les tâches effectuées auparavant par la femme au foyer et par la famille en général étaient maintenant accomplies ailleurs, et la fonction de la femme au foyer était en conséquence réduite au rôle passif de la consommation. Les féministes ne regrettaient pas la disparition de la famille ; au contraire, en tant que fervents évolutionnistes, ils la considéraient comme hautement désirable, une étape nécessaire dans la “socialisation” de l’humanité. Leur seul désaccord portait sur le refus de leurs adversaires de voir ce que ces développements impliquaient pour le rôle futur des femmes.
Les féministes n’étaient pas les seuls à analyser le problème de cette manière-là. Le point de vue selon lequel la famille avait perdu ses fonctions économiques était si courant que, au tournant du siècle, il était déjà un truisme sociologique16. Mais cela ne conduisait pas non plus nécessairement aux conclusions féministes. Le plus souvent, cela conduisait à des conclusions à mi-chemin entre celles des féministes, qui faisaient bon accueil à la disparition de la famille patriarcale, mais qui insistaient sur le fait que cela dictait un rôle accru aux femmes à l’extérieur du foyer, et celles des antiféministes qui maintenaient que la prétention des femmes à un rôle plus grand était elle-même la cause de tout le problème. Ce qui était plus fréquent que l’un ou l’autre de ces arguments, c’était l’avis typiquement “progressif” selon lequel l’émergence de la femme comme consommatrice exigeait par-dessus tout qu’elle apprenne à jouer son nouveau rôle de manière plus efficace. Ceux qui se rangeaient à cet avis ne l’incitaient pas à adopter un nouveau rôle en fin de compte, de « pratiquer son travail à l’extérieur de la maison », ainsi que les féministes le proposaient. Ils voulaient plutôt qu’elle reste à la maison comme auparavant, mais qu’elle apprenne à utiliser sa nouvelle “profession” de consommatrice comme une position stratégique grâce à laquelle elle influencerait et au bout du compte contrôlerait les destinées nationales. Cet argument était une version quelque peu plus sophistiquée du vieux cliché selon lequel les femmes en tant qu’épouses et mères dirigeaient le monde dans les coulisses. Maintenant, les femmes étaient exhortées à considérer que les détails les plus routiniers de la façon de faire le marché et de tenir le ménage avaient des répercussions qui étaient ressenties jusque dans des capitales commerciales éloignées, des répercussions qui modifiaient profondément le cours des affaires publiques.
C’était cette position-là – ce que l’on pourrait dénommer la position pseudo-féministe – qui était exposée par les plus progressistes des magazines féminins et en particulier par Good Housekeeping et par Harper’s Bazar. Le premier se vouait au postulat selon lequel le ménage devait être considéré comme une science ; il était un organe officieux du mouvement de l’économie domestique qui a réalisé ses premiers succès à peu près au tournant du siècle. Harper’s Bazar avait un ton plus distingué et il se préoccupait non seulement des affaires ménagères, mais aussi des modes, de la “société”, et des arts et lettres. Il s’adressait précisément à la femme ayant des loisirs et de la culture qui était présumée être la victime principale du chômage technologique. Politiquement plus audacieux que le Good Housekeeping ou que le Ladies’ Home Journal, ce dernier, sous la direction éditoriale d’Edward Bok, étant fortement antiféministe, le Bazar était pour le droit de vote des femmes et d’autres réformes progressistes. Pour Bok, en revanche, même le mouvement des clubs féminins représentait une menace pour la famille. « Il y a vingt ans », écrivait-il, « un changement dans les conditions économiques, provoqué essentiellement par l’intervention des appareils qui facilitent le travail, a fait que des milliers de femmes se sont trouvées soudainement surprises avec des loisirs à portée de main ». Mais au lieu d’employer ces loisirs pour combattre des maux comme le laxisme des lois relatives au divorce et les gobelets publics, les femmes des clubs gaspillaient leur temps à des activités qui les menaient de plus en plus loin des « grands problèmes fondamentaux qui touchaient directement la relation maritale et la maison »17.
Comparé au Ladies’ Home Journal, le Harper’s Bazard était un modèle de progressisme éclairé. Néanmoins, il rejetait la demande féministe de la socialisation des femmes. Aux femmes à la recherche d’excitation, à la recherche de carrières, le Bazar répondait que la plus ancienne et la plus honorable profession, c’était le foyer. Un article typique, du genre que l’on peut trouver dans n’importe quel numéro du magazine de ces années-là, déplore « l’esprit de mécontentement dans les salons » et enjoint aux femmes l’accomplissement supérieur de « la condition d’épouse et de mère ».

« La vie à la maison dans notre journée occupée [note à regret la rédactrice] … est passée de mode … Chaque [fille] a son engouement ou sa mission qui la retient à l’extérieur pendant des heures, ou bien, si elle est à la maison, elle est penchée sur un bureau recouvert de notes auxquelles elle doit répondre, de compte rendus qu’il faut rédiger, de rapports qu’il faut préparer… des papiers qu’il faut écrire … Lors du petit-déjeuner, elle est trop absorbée par l’ouverture et la digestion de sa correspondance pour être capable de répandre autour d’elle la bonne odeur de la jeune féminité bienveillante et compatissante qui aiderait à armer les hommes de la famille pour qu’ils puissent affronter vaillamment les circonstances en ville. ».
Mais en même temps – et c’est ce qui est caractéristique de la position pseudo-féministe – la rédactrice fait bien comprendre qu’elle ne préconise pas un retour à la famille des anciens temps. « Loin de moi de suggérer pour la vie à la maison une rechute dans les âges sombres, lorsqu’une fille pianotait ou faisait du canevas au point de croix pendant ce temps où elle n’était pas occupée à s’habiller ou à recevoir des soupirants jusqu’à ce qu’elle soit mariée et qu’elle soit passée dans une nouvelle arène ». Ce n’est donc pas une “rechute” dans la culture et dans la séduction, mais une maternité moderne, l’idéal de « la vie au foyer en tant que profession », qui devrait être dorénavant le but des efforts des femmes.
Les véritables féministes n’avaient naturellement aucune tolérance à l’égard de tels conseils. Elles répondaient aux spécialistes de l’économie domestique qu’il n’y avait pas besoin d’essayer de faire de l’industrie domestique une science. « C’est précisément parce que c’est une industrie domestique que tous ces problèmes se posent nécessairement »18. L’industrie domestique était intrinsèquement inefficace parce qu’elle exigeait que la femme au foyer, qui était sans spécialisation et sans formation, accomplisse une multitude de tâches qui pourraient être mieux effectuées par un spécialiste. Il s’ensuivait que les vêtements faits à la maison étaient inférieurs à ceux cousus par un tailleur, que la cuisine élaborée à la maison était inférieure aux produits issus l’usine, que le pain cuit à la maison était inférieur à celui du boulanger. Mme Gilman faisait la remarque que le pain avait « grandement augmenté en excellence du fait que nous en faisons de moins en moins à la maison »19. Dans tous les domaines, le progrès est venu du dehors. Si le foyer était sûr, il devait sa sûreté à la police ; s’il était propre, il fallait en remercier la collecte publique des ordures. Et si des services tels que ceux-ci étaient déjà “socialisés”, à l’avantage évident de tous, pourquoi ne pas socialiser le reste ? – l’éducation des enfants par-dessus tout autre chose. Les écoles maternelles et les crèches en étaient des signes encourageants. « Il n’y a pas d’espoir plus incroyable aujourd'hui sur terre que cette nouvelle réflexion relative à l’enfant… la reconnaissance de “l’enfant”, des enfants en tant que classe, des enfants en tant que citoyens ayant des droits qui ne peuvent être garantis que par l’État ; au lieu de notre attitude antérieure consistant à les considérer comme une propriété personnelle absolue – c'est-à-dire la tyrannie non contrôlée, ou alors l’indulgence non maîtrisée, du foyer privé. »20.
Si l’égoïsme était la maladie de la société moderne, c’était, pour résumer, précisément à cause de la survivance de la famille patriarcale à une époque où elle n’avait plus sa place. C’est la famille qui institutionnalisait l’égoïsme ; elle approuvait toute impulsion antisociale. « La civilisation et le christianisme nous enseignent à nous occuper de “l’enfant”, la maternité quant à elle s’arrête à “mon enfant”. »21. Mme Gilman qui, comme tant de radicaux de l’époque, avait tendance à assimiler les avancées technologiques au progrès culturel, la division du travail au progrès de l’esprit, analysait l’évolution de l’“amour” comme suit :

« Pour nourrir son enfant, le père primitif sortait pour tuer quelques lapins – et la mère primitive les cuisinait : amour, top niveau. Pour nourrir son enfant, le père moderne participe pour un millième dans certaines industries complexes et il reçoit sa part multipliée par mille de produits complexes de l’industrie des autres, et c’est ainsi qu’il subvient beaucoup plus amplement aux besoins de son enfant que le sauvage le pourrait : amour, niveau zéro. ».

Mais, pour nourrir son enfant, se plaignait-elle, la mère moderne ne faisait encore rien d’autre que de cuisiner pour lui. La mère moderne « aime encore au top niveau, et l’effet de cette persistance de ce top niveau est de retarder la progression du niveau zéro ». « L’amour de la mère », concluait Mme Gilman, « est la fontaine de toute l’affection humaine, mais l’amour de la mère, en tant qu’il est limité au foyer, n’a pas la portée et l’efficacité qui est propre à notre époque. »22.
Ce que les féministes voulaient faire comprendre était que non seulement les femmes et la famille, mais aussi la société tout entière, bénéficieraient des changements qu’ils proposaient. En fait, ils réussissaient parfois à se convaincre que la femme avait autant à perdre qu’à gagner de son émancipation – si l’on regardait la question en termes d’intérêt personnel étroit et immédiat. Elle serait appelée à faire de lourds sacrifices en termes de loisirs et de confort. « Ce n’était pas pour elle-même, pas même pour les autres femmes seulement, mais pour le bénéfice de l’humanité en général, qu’elle doit chercher à se rajuster à la vie » ; et, soutient Olive Schreiner, c’était ce fait qui excusait même « les dénonciations passionnées, pas toujours réfléchies judicieusement, que certaines féministes formulaient à l’encontre du sexe opposé »23. Cela faisait après tout partie de la nature de la femme que de travailler pour les autres. La conscience sociale était par excellence un trait féminin, et les hommes l’acquéraient, si jamais ils l’acquéraient dans une certaine mesure, grâce au contact des femmes. La différence entre les hommes et les femmes à cet égard était inhérent aux rôles respectifs qui ont été imposés depuis des temps immémoriaux aux hommes et aux femmes. Les femmes, en tant que mères, ont développé un sens de la responsabilité envers les autres. Les femmes, en tant qu’elles pourvoient aux besoins de la famille, étaient nécessairement dominées par l’esprit de gain. Ainsi que Rheta Childe Dorr le dit : « L’homme, dans l’ensemble, pense en termes de profit ou de perte monétaire et, il aura beau faire, il ne pourra pas penser en d’autres termes ». Mais les femmes quant à elles avaient été formées pour le « service constant » et elles étaient habituées à chercher « une récompense purement spirituelle »24.
Ce type d’argumentation n’était pas sans présenter des difficultés. Si c’est la vie de famille qui engendrait le sens social chez la femme, les femmes ne perdraient-elles pas ce sens social lorsqu’elles ne seraient plus de simples ménagères ? Si elles étaient exposées au monde des hommes, ne prendraient-elles pas ce que Mme Dorr dénommait « l’habitude commerciale de la pensée » ? Les réponses à ces questions variaient. Mme Dorr concédait que ce danger existait et que, dans une autre période, les femmes auraient pu être contaminées par le contact avec le monde des affaires. Or il se trouvait, affirmait-elle, que la nouvelle femme entrait dans un monde qui était « déjà en train de perdre sa foi dans l’idéal commercial et qui s’efforçait de le remplacer par une idée sociale »25. En d’autres termes, l’époque était singulièrement propice à l’entrée de la femme dans la sphère plus importante de ses responsabilités.
D’autres ne se contentaient pas de faire reposer leur argumentation sur l’avancement qui existait à cette époque-là, peut-être parce qu’ils ne pouvaient pas admettre que n’importe quelle période qui était éclairée pratiquait encore la discrimination à l’égard des femmes. Et en même temps, ils insistaient sur le fait que les femmes ne perdraient pas leurs qualités féminines en effectuant un travail d’homme. Mais cela les mettait dans la position de dire que la nature féminine était immuable et cela impliquait par conséquent un rejet de l’environ-nementalisme auquel les féministes se déclaraient être attachées. À ce stade, l’on commence à soupçonner que pour beaucoup de féministes la doctrine de l’évolution servait seulement à fournir une respectabilité scientifique aux clichés existants relatifs à la nature de la femme – sa pureté essentielle, le fait qu’elle soit exempte de motivations grossières ou égoïstes, son « habitude de servir ». Un environnementalisme strict les aurait obligés à compter avec la possibilité que la nature des femmes, pas moins que celle des hommes, pourrait être modifiée, ainsi qu’Ellen Key le faisait observer, « par différentes vocations ou différents environ-nements ». Key prévenait ses consœurs plus complaisantes que si les femmes croyaient maintenant qu’elles pouvaient atteindre « la force des hommes » sans sacrifier une part de l’harmonie de leur vie, c’était qu’elles croyaient que « leur sexe était capable de possibilités qui leur ont été rarement accordées jusqu’à présent et seulement de manière exceptionnelle chez les deux sexes »26. Or c’était précisément ce que de nombreux féministes américains croyaient vraiment.
Il y a une ironie supplémentaire dans le fait que les idées relatives à la nature de la femme, à laquelle certains féministes s’accrochaient encore en dépit de leur opposition à l’asservissement de la femme dans son foyer, constituaient les clichés mêmes qui avaient été si longtemps utilisés pour l’y maintenir. La supposition selon laquelle les femmes étaient plus pures que les hommes, qu’elles étaient plus capables d’altruisme et de sacrifice de soi, était le noyau du mythe de la vie domestique contre lequel les féministes étaient en révolte. Une fois de plus, les hypothèses féministes et antiféministes semblaient étrangement coïncider.
Selon Charlotte Perkins Gilman, la civilisation elle-même n’était pas davantage que cette « conscience commune » qui a fait que les hommes sont devenus quelque chose de plus que de simples animaux et que c’était particulièrement la fonction des femmes d’assurer leurs besoins. Afin que les êtres humains développent cette conscience commune, il était nécessaire, au début, qu’ils se rendent compte de leurs besoins mutuels. La première étape dans ce processus évolutionniste a été le fait que la mère a pris conscience que son enfant avait besoin d’elle. La seconde étape a été accomplie lorsque la mère a communiqué son amour maternel, son sens de la responsabilité, au père, en en faisant un partenaire dans le travail consistant à élever les jeunes. C'est la femme qui a domestiqué l’homme « pour son immense amélioration ». « L’homme est devenu une mère partielle ; et ainsi tous les deux, l’homme et le femme, ont été à même de devenir humain »27.
Mais ces gains ont été accomplis au prix de l’indépendance économique de la femme. Lorsqu’elle a accueilli l’homme dans la famille en tant que soutien de cette famille, elle a cessé de subvenir à ses propres besoins. Elle a sombré dans « un état d’esclavage impuissant ». « Elle a été traitée avec une injustice et une cruauté sans nom »28. Elle n’a pas pu non plus se consoler avec la réflexion selon laquelle ses souffrances étaient après tout nécessaires pour les progrès de l’espèce ; et cela, naturellement, pour la raison qu’elle ne le savait pas. Il restait à la science de l’évolution, appliquée aussi bien à l’étude de la société qu’à la biologie, de montrer que tout ce processus a été « l’un de ces miracles calmes et austères de la nature »29.
Mais ce qui avait été nécessaire aux premières étapes de l’évolution de l’humanité n’était plus maintenant, au début du vingtième siècle, nécessaire ou désirable. La subordination continuelle des femmes ne faisait que du mal. Elle a toujours fait du mal, mais antérieurement ce mal a été le prix que la société a dû payer pour sa progression. Ce n’était plus le cas. Une nouvelle étape avait été atteinte dans l’évolution de la conscience. Grâce au sacrifice des femmes, durant des siècles, la conscience sociale chez les deux sexes avait maintenant succédé à la conscience sexuelle. Le sexe avait servi de piste par laquelle l’homme était parvenu à un plus grand sens des responsabilités, non pas simplement vis-à-vis de sa famille, mais aussi à l’égard de toute l’humanité. Maintenant que ce sens de la communauté avait été enfin atteint, le sexe n’était plus, si l’on peut dire, nécessaire ; et l’ancien système de relations domestiques dans lequel l’homme sortait pour chasser et la femme entretenait les feux de la maison, était devenu un anachronisme.

«  La période de dépendance économique des femmes est en train de toucher à sa fin parce que son utilité pour l’espèce s’épuise. Nous avons déjà atteint un stade de la relation humaine [sic] où nous sentons que la force du devoir social repousse les liens du sexe qui ont été si longtemps les seuls liens que nous avons reconnus. La conscience commune de l’humanité, c'est-à-dire le sens du besoin social et du devoir social, se fait sentir à la fois chez les hommes et chez les femmes. Le temps est venu où nous sommes ouverts à des impulsions plus profondes et plus larges que l’instinct sexuel ; les instincts sociaux sont suffisamment puissants pour être enfin pleinement adoptés. »30.
La preuve de cette assertion résidait dans le simple fait de l’existence du “mouvement féminin”, cette remontée sans précédent des bas-fonds de la conscience sociale. « Autrefois, le fait que la relation sexuelle-économique devait être établie était un avantage pour la société. Maintenant que ce n'est plus un avantage pour la société, le “mouvement de la femme” s’est installé »31. Ainsi, l’existence même de la revendication d’un changement devient pour les féministes la preuve de la validité de cette revendication.


[ 3 ]
En tant que propagande, tout cela était énormément efficace. En tant qu’explication des sources du féminisme, cela laissait quelque peu à désirer. Ni les demandes des féministes, ni d’ailleurs les cris de désespoir de leurs adversaires, ne justifiaient la violence du débat à propos de la femme nouvelle. C’était une bonne chose que de faire remarquer que la famille patriarcale avait perdu ses raisons d’être économiques et sociales, mais cela n’expliquait pas pourquoi les femmes auraient dû s’attaquer avec cette fureur à une institution qui, selon leur propre raisonnement, était déjà morte et enterrée. L’on pouvait encore soutenir que la volonté des femmes de servir l’humanité excusait leur agression abusive dirigée contre le sexe masculin, mais cela n’expliquait pas pourquoi cette agression avait lieu ; cela ne justifiait pas l’énorme quantité d’antipathie sexuelle produite par le mouvement féministe. Et les théories évolutionnistes de Mme Gilman et d’Olive Schreiner ne clarifient pas non plus ce qui apparaît rétrospectivement comme une caractéristique si marquée du féminisme américain, à savoir sa préoccupation pour la question de l’identité sexuelle. Toute la “question de la femme”, telle qu’elle était débattue aux États-Unis, tournait autour du problème relatif non pas simplement aux rôles que les femmes et les hommes devaient respectivement jouer, mais à la nature spécifique de ces sexes. Qu’est-ce que cela voulait dire d’être masculin ou féminin ? Qu’est-ce que ces adjectifs signifiaient-ils ? L’intensité de la spéculation portant sur ces questions révélait des anxiétés qui se situaient à une bien plus grande profondeur que n’importe quoi qui était associé à de plus grands loisirs de la femme moderne ou à la fuite des tâches ménagères hors du foyer. Ces évolutions se sont indubitablement produites, mais pourquoi ont-elles dû laisser derrière elles une amertume et une passion telles que ni les féministes, ni les sociologues et les historiens, qui ont adopté leurs théories sur la famille, n’ont été capables d’expliquer.
Quoi que l’on pense du bien-fondé de la cause féministe, l’on doit admettre que le fait d’envier les hommes était très prononcé dans le féminisme américain. Et parfois cette envie se transformait en un antagonisme absolu. Les féministes discouraient beaucoup sur le besoin d’une camaraderie plus libre et plus spontanée entre les hommes et les femmes, mais dans la pratique elles semblaient souvent adopter un état de guerre perpétuelle. Même lorsque le fait d’envier les hommes n’atteignait pas le stade de l’hostilité – et il est possible de grossir les aspects lesbiens et castrateurs de la révolte féministe – l’envie demeurait néanmoins. Il en était de même pour l’exécration non dissimulée de tout ce qui a un lien avec la famille de la classe moyenne et avec la vie en général de cette classe moyenne, une détestation dont le fait d’envier les hommes n’était en fait probablement que l’une des facettes. Considérons par exemple les essais autobiographiques d’Inez Haynes Gillmore, essais qu’elle a publiés sous le titre délibéré et révélateur de Confessions of an Alien [Confessions d’une étrangère]. L’on rencontre immédiatement dans ces mémoires le sens du caractère superflu qui, plus que tout d’autre, identifie l’impulsion féminine. C’était ce « sentiment d’extranéité », dit Mme Gillmore, accompagné « d’un sentiment d’insatisfaction sexuelle » (c'est-à-dire le fait d’envier les hommes), qui l’a poussée à effectuer « des découvertes au sujet de la vie de la femme » et qui a fait d’elle une féministe.

« Cela fait plusieurs années maintenant que je me suis sentie étrangère à ce monde, et non pas étrangère à cause de la race ou de la couleur, mais étrangère à cause du changement des conditions économiques. Il me semble que sociologiquement si l’on peut dire je suis suspendue dans un vide à mi-distance entre deux sphères – la sphère de l’homme et la sphère de la femme. C’est une carrière professionnelle … qui me place hors de portée des devoirs et des plaisirs normaux de la femme. Les limitations conventionnelles du lot de la femme me placent hors de portée des devoirs et des plaisirs normaux de l’homme. ».

Mais tandis que son impression d’aliénation a connu « une croissance comparativement récente », « cet autre sentiment – l’insatisfaction sexuelle – m’a accablé toute ma vie ».

« Ce n’est pas depuis que j’ai commencé à réfléchir par moi-même que j’ai eu le moindre doute concernant la sphère qui m’attirait le plus. Les devoirs et les plaisirs de la femme moyenne ennuient et agacent. Les devoirs et les plaisirs de l’homme moyen intéressent et séduisent. Ceci m’a semblé la plus honteuse de mes découvertes. Or j’ai bientôt trouvé qu’il s’agissait d’un sentiment que je partageais avec la majorité de mon genre. Je n’ai jamais rencontré un homme qui voulait à quelque moment que ce soit être une femme. J’ai rencontré très peu de femmes qui n’ont pas à un moment ou à un autre voulu être un homme. ».

Afin de découvrir les raisons de son insatisfaction, Mme Gillmore a dû « remonter au tout début » de sa vie. Enfant studieuse et imaginative, elle a grandi dans une pauvreté raffinée, « suffisamment pauvre pour être morne, suffisamment pauvre pour être soumise à tous les expédients usés jusqu’à la corde d’une distinction défraîchie, mais pas suffisamment pauvre pour apprécier quand même la promiscuité sociale joviale et vulgaire des véritables indigents ». Au début, elle attribuait sa tristesse à la pauvreté de sa famille. Elle a découvert ensuite que la pauvreté, « ce brouillard gris étouffant », pesait plus fortement sur elle qu’elle ne pesait sur ses frères. « Ils ne cessaient de s’échapper, non pas comme moi vers un monde plein d’imagination, mais vers un monde réel, bien qu’invisible – ce pays écarlate et or du garçon sans attache ». Elle désirait ardemment l’aventure, mais « la coutume avait décrété » qu’elle ne pouvait pas sortir pour la chercher ; elle devait attendre que l’aventure vienne à elle. Parfois, elle était submergée par le fait qu’elle ressentait toutes les possibilités qui s’ouvraient à elle, par le sentiment que « presque n’importe quoi peut arriver ».

« Mais “ce presque n’importe quoi” n'est pas arrivé… Le “presque n’importe quoi” peut arriver aux hommes… Mais pour les femmes, l’aventure, à l’exception toujours de ce qui doit être pour la plupart d’entre elles leur seule aventure – l’amour et le mariage –, vient de la manière la plus fortuite, si jamais c’est possible, à des intervalles si longs qu’elle les trouve souvent impréparées et apeurées. Même l’aventure du mariage est accidentelle. Elles ne peuvent pas l’exiger de la vie. ».

À l’université, elle a pris des cours de littérature et de philosophie et elle a développé « une énorme curiosité à l’égard de la vie ». Elle et ses amies discutaient et débattaient sans fin. Mais toutes les preuves sur lesquelles elles fondaient leurs spéculations provenaient des livres. « Il ne nous est jamais venu à l’esprit que nous étudions un monde de seconde main, que nous avions une vie en traduction, que nous n’avions jamais eu réellement une rencontre en face à face avec lui ». Les hommes, pensait-elle – car il y avait une université pour les garçons dans la même ville –, ne lisaient pas autant et presque certainement ne parlaient pas si bien qu’elles, mais ils vivaient »32. Ils parlaient tout le temps à l’homme de la rue, au cocher, au coiffeur, au policier. Ils parlaient beaucoup à la femme travaillant dans l’industrie, à la vendeuse, à la serveuse, à la sténodactylo. « Le monde », concluait-elle, avait institué « un double niveau d’expérience – l’un pour les hommes, l’un pour les femmes »33.
Finalement, Mme Gillmore se révoltait contre son sort et elle décidait de « jouer le jeu de l’homme ». Elle est devenue journaliste et écrivaine. Elle allait où elle voulait et elle choisissait ses amis. La vie l’a favorisée « beaucoup plus que la plupart des femmes ». « Elle m’a permis de faire un travail d’homme et elle m’a payée le salaire d’un homme ». Mais elle se demandait si elle n’avait pas « payé beaucoup pour mon indépendance – dans ce sentiment d’extranéité que j’avais avoué ». Elle continuait en même temps à être tourmentée par la pensée que, après tout, en dépit de ses efforts, elle n’avait pas encore réussi à affronter l’expérience pour elle-même. « Le fait que je n’ai jamais vu la vie à l’état brut me donne un curieux sentiment de perplexité. Je suis certaine que … à la fin, je ressentirai la vie comme je la ressens maintenant, c'est-à-dire comme un amateur »34.
Ces “confessions” ne sont pas un cri isolé et solitaire de désespoir. Elles étaient la plainte qui était commune à une certaine catégorie de la femme américaine au cours de la période du tournant du siècle – la femme de la classe moyenne ayant des ambitions intellectuelles. Lorsqu’elle écrivait sur ses propres souffrances antérieures, Jane Addams décrivait exactement la même expérience – le désir ardent d’“aventure” ; le sentiment de vivre une vie de seconde main et « d’avoir une vie en traduction » ; la crainte de se trouver « impréparée et apeurée » face à l’expérience. Peu de féministes de cette période-là semblent avoir échappé à l’espèce de crise nerveuse décrite par Jane Addams – une période d’errance complète dans laquelle tous les pouvoirs de la personne semblaient s’atrophier. Souvent, la crise était précipitée par le mariage. C’est ainsi que Charlotte Perkins Gilman, après avoir goûté à l’indépendante à vingt-et-un ans – « un déferlement phénoménal de libre énergie » –, a trébuché en contractant un mariage désastreux avec Charles Stetson, un peintre, en dépit de la prémonition qu’elle pénétrait « dans un futur d’échec et de souffrance »35. Elle s’est immédiatement enfoncée dans une maladie inexplicable. « Une sorte de brouillard gris envahissait mon esprit, un nuage qui grossissait et s’obscurcissait »36. Elle a donné naissance à une fille, « un bébé du bonheur » ; son mari était plus attentif, plus prévenant que jamais ; mais la morosité s’aggravait de jour en jour. « Il y avait une maison charmante ; un mari aimant et dévoué ; un magnifique bébé en bonne santé, intelligent et sage ; une mère extrêmement compétente pour gérer les choses ; une bonne entièrement satisfaisante – et j’étais allongée toute la journée dans le salon et je pleurais »37. Mais lorsque qu’elle s’est rendue en Californie pour rendre visite à des amis, son moral a grimpé d’un seul coup. « Dès le moment où les roues ont commencé à tourner, le train à bouger, je me suis sentie mieux »38. Elle est revenue à la maison et, en moins d’un mois, « elle était aussi déprimée qu’avant son départ »39. L’on ne pouvait pas trouver d’application plus concluante de l’affirmation féministe selon laquelle la vie de famille réfrénait l’effort créatif. Mme Gilman a divorcé d’avec son mari et elle a fait par la suite une brillante carrière d’écrivaine et d’agitatrice.

De la même manière, Margaret Singer, encouragée à développer ses talents par l’exemple d’un père vénéré, s’est lancée dans une carrière médicale qui a été uniquement interrompue par un mariage impulsif avec un jeune peintre. Presque immédiatement, elle est tombée malade ; dans son cas, d’une maladie réelle, la tuberculose, de laquelle elle s’est rétablie lentement. Par la suite, elle et son mari ont vécu dans Greenwich Village où ils cultivaient la société des artistes et des radicaux qu’ils fréquentaient dans le salon de Mabel Dodge, et, selon toutes apparences extérieures, ils menaient une vie trépidante. Et pourtant, Mme Sanger n’était pas heureuse, et, en prenant de l’âge, elle s’est rendue compte qu’elle avait gaspillé bien trop de sa vie dans « une couvaison inactive et incohérente ». « Je n’ai pas pu contenir mes idées, je désirais être en adéquation avec ce que j’avais à faire dans le monde »40. Comme Charlotte Gilman, elle a dû quitter son mari pour le faire.


[ 4 ]
Pour des femmes telles que celles-ci, conscientes de leurs dons intellectuels, mais incapables, semblait-il, de les utiliser à l’intérieur de la sphère des devoirs traditionnels des femmes, la vie, l’expérience, le “développement”, étaient toujours là-dehors, et ils faisaient partie du grand monde qui se situait au-delà du ménage et de la famille. Mais le sentiment d’“extranéité” n’était en aucun cas restreint aux femmes. Si l’on considère l’impulsion féministe comme un aspect d’une évolution plus générale – la révolte des intellectuels contre la classe moyenne –, l’on commence à comprendre la grande crainte des féministes de ne pas avoir pleinement profité de leur vie. Pour la raison que cette conviction, selon laquelle la vie se situe toujours en dehors des étroites limites de sa propre expérience, était commune à tous ceux, quel que soit leur sexe, qui se sentaient emprisonnés dans la vieille pièce, sentant le renfermé, de la culture empruntée.
L’envie avec laquelle les femmes regardaient les hommes avait sa contrepartie dans l’envie des intellectuels en général pour ce qu’ils imaginaient être la vie plus riche du prolétariat (une envie qui, à notre époque, a été transférée aux Noirs)41. Les femmes également, quand elles n’étaient pas confondues d’émerveillement pour le monde masculin d’activité et d’aventure, donnaient souvent libre cours à ce mélange de peur et d’envie vis-à-vis de la classe ouvrière. Mais lorsqu’Inez Gillmore parlait de « la promiscuité sociale joviale et vulgaire » des pauvres, avec laquelle sa propre « distinction défraîchie » faisait un si poignant contraste, elle ne parlait pas en tant que femme, mais en tant qu’intellectuelle de la classe moyenne regardant avec mélancolie à travers le gouffre social. Elle ne disait pas plus que ce que tout intellectuel de l’époque a dû soupçonner à un moment ou à un autre, à savoir que sa propre classe avait d’une certaine manière perdu le contact avec la vie. Vivre pleinement, directement, spontanément ; vivre aux limites externes de ses capacités ; s’immerger dans le courant de l’expérience – tout ceci n’était plus quelque chose que l’on considérait comme allant de soi en tant qu’essence de la condition humaine, mais quelque chose qui était plutôt devenu un objectif qu’il fallait s’efforcer d’atteindre de toutes ses forces, un objectif pour lequel pourtant la fatalité voulait toujours que l’on ne soit pas lamentablement à la hauteur. C’était précisément ce sentiment mystique du caractère sacré de l’expérience, de la vie, du développement, qui rendait les hommes et les femmes de cette époque incapables d’établir une alternative au culte de “l’épanouissement personnel”, dont ils étaient si prompts à discerner les possibilités destructrices. Charlotte Gilman pouvait déplorer l’individualisme débridé qu’elle observait comme étant le fléau de la société moderne, et en même temps insister sur le fait que le “développement” personnel était la loi de la vie et le seul but digne d’être poursuivi42. Et la “nouvelle religion”, dont Robert Herrick insistait sur la nécessité, était l’alternative au triomphe de l’égotisme qui s’avérait n’être rien d’autre que la “religion de la vie” – « une foi en la vie séparée de notre propre destinée personnelle »43.
L’histoire culturelle et même politique de cette période-là, vue sous cet éclairage, semble toujours donner de l’éclat à une facette reflétée de cette religion de l’expérience. L’on voit cela à la vogue du naturalisme littéraire ; au journalisme qui déterre des scandales, avec sa célébration (sous l’apparence de la réprimande) de la vie fourmillante des villes ; à la présomption, commune aux deux, que la “réalité” était à la fois sordide et romantique, obscène et indiciblement passionnante – tout ceci représentait, pour résumer, l’antithèse de la respectabilité distinguée. On le voit à la profonde ambivalence avec laquelle les hommes et les femmes qui se qualifiaient de progressistes envisageaient les faits et gestes des « scélérats de grande richesse » ; à leur mélange de fascination et d’horreur, à leur envie scandalisée. Par-dessus tout, on le voit au mécontentement des intellectuels non seulement à l’égard de l’ancienne conception de la culture, mais aussi de la vie intellectuelle elle-même ; à leur empressement à échapper à l’isolement auquel le fait d’être un intellectuel semblait les condamner ; à l’effacement et au mépris de soi qui les faisaient avoir très envie de mettre leur capacités au service de la communauté. Rien n’aurait pu être plus révélateur que l’omniprésence de l’idéal de “service” chez les gens mêmes dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils en aient été les critiques les plus véhéments. L’enquête et la conjecture désintéressées ne pouvaient plus suffire. Les intellectuels, comme n’importe qui d’autre – même les pauvres, malgré la forte sensualité dont les intellectuels les dotaient dans leur tête – ne pouvaient trouver réconfort et sens, semblait-il, que dans de grands mouvements de masse, englobant des gens dont ils pouvaient imaginer faire partie.
Mais si ces choses étaient vraies, pourquoi, et il faut se le demander, tant de femmes les ignoraient-elles ? Pourquoi ne voyaient-elles que la “question sexuelle” ? Si réellement les femmes partageaient avec les hommes de la même classe le désir ardent pour une vie moins étriquée et pour des rencontres plus directes avec l’expérience, pourquoi ne percevaient-elles pas l’existence de ce terrain d’entente ? Pourquoi persistaient-elles à attribuer leurs souffrances non pas à la classe, mais au sexe, non pas au fait qu’elles étaient des intellectuelles de la classe moyenne en rébellion contre ce qui en était arrivé à apparaître comme une existence stérile et dénuée de sens, mais au simple fait qu’elles étaient des femmes ? Il est vrai naturellement que des femmes comme Jane Addams voyaient aussi bien la question de la classe que la question du sexe et qu’elles donnaient effectivement la primauté à la première, mais il est également vrai que la discussion à propos de la femme nouvelle, considérée comme un tout, trouvait toujours le moyen de revenir sur le fait de l’“insatisfaction sexuelle”, au récit des épreuves et des privations ancestrales des femmes. Même Jane Addams n’a pas pu échapper entièrement à ce ressentiment. Et elle n’a pas pu non plus échapper au soupçon qui obsédait l’imagination féminine : à savoir qu’en poursuivant un idéal masculin, elle avait trahi sa propre féminité.
Le ressentiment et la suspicion étaient inévitables en raison des conditions particulières de la vie américaine – ou peut-être plus correctement des conditions de vie particulières dans les pays anglophones. En Amérique, pour commencer, l’idée de culture était à dominante féminine. Très tôt, le soin et la préservation de la culture avaient été confiés aux femmes. Non seulement l’art, mais aussi la religion, étaient considérés comme faisant partie de la sphère de la femme, les activités plus pratiques de la sphère de l’homme, et dans aucun autre pays dans le monde la distinction entre les eux, dans l’esprit populaire, n’était aussi rigide de manière intransigeante. Les femmes étaient les gardiennes morales de la société. Dans une société qui se sentait au bord du chaos – une “frontière” dans le sens le plus large de ce terme –, elles en venaient à représenter la cohésion, la décence et la maîtrise de soi ; et le culte du foyer, sur lequel elles présidaient, est devenu une religion nationale. Dans ces circonstances-là, la rébellion contre la culture devenait nécessairement une rébellion contre la définition de la “place” de la femme à laquelle la conception du XIX° siècle de la culture était si étroitement attachée44.
L’association du raffinement moral et esthétique avec la féminité était davantage qu’une expression du mythe sentimental de la pureté de la femme. Elle semble avoir servi en même temps un objectif plus immédiat et pratique. Les talents artistiques et intellectuels chez la jeune femme, au XVIIIe et au XIXe siècles, étaient considérés comme indispensables en vue de son succès sur le marché du mariage, vers lequel toutes ses énergies étaient supposées être consacrées depuis son enfance. Les féministes soupçonnaient, et ce à juste titre, que non seulement l’idéal raffiné de la culture, mais tout le système des rapports sociaux distingués, avaient pour fonction essentielle la mise aux enchères des jeunes filles pour les offrants les plus convoités. Puisqu’un mariage avec un beau parti était considéré pour ses propres filles comme la summum bonum de l’existence, un vaste ensemble de conventions s’est développé, conçu à la fois pour faciliter et pour réguler la quête concurrentielle effrénée de maris qui en découlait inévitablement. La mode, la “société”, la “culture”, étaient toutes des aspects d’un même processus. Leur objectif, semblait-il, était de cultiver les attraits de la jeune fille et ensuite de fournir un cadre pour leur étalage. Même la vie des affaires de la classe moyenne, s’il fallait en croire des romanciers comme Robert Herrick, était sur le point d’être finalement infiltrée par les ambitions sociales des femmes américaines ; et les récriminations que l’on rencontrait si souvent au tournant du siècle, à savoir que toute la vie avait été “féminisée”, semblerait refléter le degré auquel les rapports sociaux de toutes sortes, à un certain niveau de la société, en étaient arrivés pour graviter inexorablement autour des revendications de mise en relation concurrentielle.
Il n’est pas surprenant que les images de l’esclavage et de la prostitution aient figuré en bonne place dans la rhétorique des féministes. L’analogie entre la condition des femmes et la condition des esclaves nègres a toujours été l’analogie préférée des féministes. Elle exprimait le sentiment que les femmes étaient légalement les esclaves de leur mari, mais elle pouvait également faire référence, de manière plus indirecte, à ce sentiment que la société était une sorte de maison de vente aux enchères pour laquelle les filles étaient élevées (comme les servantes noires) depuis la naissance. Comme pour la prostitution, la référence était parfaitement évidente. Lorsque les féministes faisaient référence au “parasitisme” de la femme moderne, elles voulaient dire, entre autres choses, que leur seule fonction dans la vie était d’être agréable aux hommes. Ainsi, la différence entre le mariage et la prostitution n’était guère plus qu’une subtilité légale. Olive Schreiner soutenait qu’il n’y avait pas « de ligne nette, claire, tirée abruptement » entre « la femme entretenue », vivant « de l’exercice de ses seules fonctions sexuelles », et la prostituée45.
L’effet pratique de tout ceci, pour les jeunes filles ayant des intérêts intellectuels et possédant de sérieuses dispositions, était de rendre la société de leurs contemporains presque intolérable. Le plus petit dénominateur commun de la révolte féministe, c’était simplement un dégoût, qui avait pris forme tôt dans leur vie, vis-à-vis de la pure bêtise de la vie qu’une fille devait s’attendre à mener et que la plupart des filles semblaient mener effectivement. « Mon but », disait une féministe, « est … de faire de moi une vraie femme, une femme qui mérite ce nom, et non pas d’être une de ces petites poupées délicates ou de ces bouffonnes imbéciles qui constituent la majeure partie des femmes américaines, ces esclaves de la société et de la mode »46. L’une des amies lycéennes de Jane Addams se lamente : « Si quelqu’un veut se rendre particulièrement désagréable vis-à-vis de moi, qu’il m’appelle lycéenne ». Sentimentales, « excessivement enthousiastes, et jeunes » ; perpétuellement « affligées de petits rires stupides », n’étant « intéressées par rien en dehors des affaires de leurs voisines » ; manquant dans l’ensemble de « la faculté de vérifier ce qu’elles lisent et de le développer : de le digérer et d’en discuter » – telles étaient ses camarades. « À quel point la fille réservée est considérée comme malheureuse ; celle qui peut parler le plus et cancaner d’une manière facilement désagréable (comprenez-vous ?), c’est elle la fille populaire »47.
Une autre lettre adressée à Jane Addams par une amie faisant partie d’un pensionnat de filles saisit immédiatement les conditions contre lesquelles les féministes se révoltent et les difficultés inhérentes à cette révolte :

« Les filles y étaient affectées de la même maladie sentimentale, celle de se “câliner”, qui, dis-tu, infeste Rockford. Je suis entièrement d’accord avec toi que c’est à la fois dégoûtant, horrible et démoralisant, pour nous les femmes… Effectivement, les filles poussent la chose si loin qu’elles vont jusqu’à flirter réellement entre elles, de manière similaire à ce qui se fait entre sexes différents. Pendant un certain temps, il y a eu toute une excitation à propos de cette affaire. Mlle Bentley l’a évoquée au moyen d’exercices généraux d’une manière sarcastique, mais triste et réprobatrice, telle que nous avons été toutes emplies de honte. Je crois dans le fait d’embrasser ses amies au bon moment, mais, en leur conférant – aux baisers – un caractère indifférencié à tous sans exception, la sacralité du baiser perd de son charme. Je crois que les amitiés et les amours vraies et profondes sont celles qui ne font pas des démonstrations tapageuses – telles qu’elles l’étaient. Chère Pythias, je crois en toi, j’ai trouvé mon affinité et j’imagine les moments agréables et tranquilles que nous pourrions avoir “lors d’une soirée”, lisant à voix haute l’une pour l’autre et tenant des conversations sérieuses. »48.
Il est touchant et révélateur que, dans leur dégoût commun de la vanité et de la frivolité de leurs camarades de classe – dont les flirts désinvoltes entre elles, répétitions pour des flirts plus importants à venir, étaient les produits finaux logiques d’un système qui élevait le théâtre de la cour à une position si centrale –, ainsi que dans la recherche d’une vie qui ne serait pas « démoralisante pour nous les femmes », les filles ayant des habitudes plus sérieuses se soient trouvées et se soient confiées entre elles comme de “vieilles amies”, comme “Damon” et “Pythias”. Le fait de prendre des pseudonymes masculins est un détail sans importance en soi ; mais il symbolise le dilemme féminin. La détermination à être une « vrai femme » imposait à cette femme de mener en réalité une vie d’homme. C’était exactement ce point important qui était soulevé par les critiques qui montraient la plus grande incompréhension à l’égard du mouvement féministe. Ce qui était si exaspérant, c’était qu’il n’y avait finalement pas de réponse pour le plus facile de ces clichés. La recherche de la nature de la femme faisait toujours tourner en rond. 



NOTES DU CHAPITRE 2
 
1 Margaret Deland : The Change in the Feminine Ideal [La transformation de l’idéal féminin], “Atlantic”, CV (mars 1910, pp. 290-1.
2 Ibidem, p. 290.
3 Gertrude Atherton : The Women in Love [Les femmes amoureuses], “Harper’s Bazar”, XLIV, (mai 1910), p. 305.
4 Olive Schreiner : Woman and Labor [La femme et le travail], (New York : Frederick A. Stokes, 1911, pp. 79-80).
5 Herrick n’était en aucun cas le seul romancier qui écrivait sur la femme américaine dans cette optique. Les œuvres tout à la fois de Howells et de James abondent en mères de famille dont les ambitions sociales et la soif de pouvoir en viennent à se concentrer sur la consommation de biens. Mrs. Westgate, dans An International Episode [Un épisode international] de James, en est un exemple :
« Une femme américaine qui se respecte », disait Mrs. Westgate en se tournant vers Beaumont avec son air enjoué et didactique, « doit acheter quelque chose chaque jour de sa vie. Si elle ne peut pas le faire elle-même, elle doit envoyer un membre de sa famille dans ce but ». (Leon Edel éditeur : The complete Tales of Henry James [Londres : Rupert Hart-Davis; 1962], Vol. IV, p. 275).
6 Robert Herrick : Together [Ensemble] (New York : Macmillan, 1908), p. 499
7 Ibidem, pp. 220, 155.
8 Ibidem¸ p. 390.
9 William Dean Howells à Robert Herrick, 16 février 1909, Robert Herrick MSS, University of Chicago Library.
10 Herrick à Howells, 17 février 1909, William Dean Howells MMS, Houghton, Library, Cambridge.
11 Howells à Herrick, 21 février 1909, Herrick MMS.
12 W. T. Stead à Herrick, 6 octobre 1908, Herrick MMS.
13 N[eith] H[apgood] à Herrick, 11 août [1908], Herrick MMS.
14 Josephine Dixon à Herrick, non daté [1908], Herrick MMS.
15 Schreiner : Woman and Labor, p. 124.
16 Voir par exemple, William E. Carson : The Marriage Revolt : A Study of Marriage and Divorce [La révolte contre le mariage : une étude sur le mariage et le divorce] (New York : Hearse’s International Library Co., 1915), pp. 21-22 ; Orlson Swett Marden : Woman and Home [La femme et le foyer] (New York, Thomas Y. Crowell, 1915), pp. 21-31.
17 Edward Bok : My Quarrel with Women’s Clubs [Ma querelle avec les clubs féminins], “Ladies’ Home Journal”, XXVII (janvier 1910), pp.5-6.
18 Charlotte Perkins Gilman : The Home : Its Work and Influence [Le foyer : son travail et son influence] (New York : Mc Clure, Phillips & Co. ; 1903), p. 93.
19 Ibidem, p. 331.
20 Ibidem¸ p. 335. Pour ce qui concerne la découverte de l’enfant, voir plus loin, chapitre 3.
21 Ibidem, p. 165.
22 Ibidem, p. 167.
23 Schreiner : Woman and Labor, pp. 125-6.
24 Rheta Childe Dorr : What Eight Million Women Want ? [Que veulent huit millions de femmes?] (Boston, Small, Maynard & Co., 1910), pp. 6, 11.
25 Ibidem¸ pp. 12-13.
26 Ellen Key : The Women Movement [Le mouvement féministe] (New York, G.P. Putnam’s Sons, 1913), p. 105.
27 Charlotte Perkins Stetson [Gilman] : Women and Economics : A Study of the Economic Relation between Men and Women as a Factor in Social Evolution [Les femme et l’économie : une étude de la relation économique entre les hommes et les femmes en tant que facteur de l’évolution sociale], 3° édition (Boston, : Small, Maynard & Co. ; 1900), p. 128.
28 Ibidem, p. 128.
29 Ibidem, p. 127.
30 Ibidem, pp. 137-8.
31 Ibidem, p. 122.
32 Pour des commentaires très similaires de Randolf Bourne – mais avec les sexes exactement inversés – voir plus loin, p. 101.
33 Il y avait quelques expériences, admettait-elle, qui étaient « essentiellement sexuées » telles que la paternité et la maternité. « Mais, entre ces deux catégories, il y a une grande masse d’expériences qui sont essentiellement asexuées, essentiellement humaines. Ma querelle avec la vie porte sur le fait que les femmes ne sont autorisées à jouir que d’un petit nombre d’expériences humaines ». Cf. Charlotte Perkins Gilman (The Home, p. 217) : « L’on n’insistera jamais assez sur le fait que … l’ensemble du domaine de la vie humaine est extérieur et indifférent aux distinctions de sexe. Les caractéristiques de l’espèce appartiennent dans la même mesure aux deux sexes, et le malheur de la femme obligée de rester à la maison est qu’elle se voit refuser le temps, le lieu et l’occasion, pour développer ces caractéristiques. Elle est féminine … mais elle n’est pas humaine ».
34 Voir également Inez Haynes Gillmore : The Life of an Average Woman [La vie d’une femme moyenne], “Harper’s Bazar”, XLVI (juin 1912), pp. 28 sqq. : « Après tout, la femme n’est qu’une figurante dans les grands drames du monde … Le portrait qu’en imagination je me fais toujours d’elle est une silhouette svelte, faible, pâle, soumise, lasse – fragile, dépourvue d’humour, incapable de s’exprimer, se tenant timidement sur le seuil de la vie, regardant par la porte ouverte, mais n’osant pas entrer. ».
35 Charlotte Perkins Gilman : The Living of Charlotte Perkins Gilman, An Autobiography [La vie de Charlotte Perkins Gilman, une autobiographie], (New York : Appleton-Century, 1935), pp. 72, 84.
36 Ibidem, p. 198.
37 Ibidem, p. 89.
38 Ibidem, p. 92.
39 Ibidem, p. 95.
40 Margaret Sanger : An Autobiography [Une autobiographie] (New York, Norton, 1938), pp. 104-5.
41 Voir, par exemple, Norman Mailer : The White Negro [Le nègre blanc] (San Francisco, City lights Books, non daté
Sa fille aurait pu intégrer le chap 2 à ce recueil
[1957]). Voir plus loin, pp. 344-5.
42 Zona Gale, avant-propos de Gilman : Living, p. xiii.
43 Herrick, Togeteher, pp. 500-1.
44 Sur la féminisation de la culture américaine, voir Denis Brogan : The American Character [Le caractère américain] (New York : Alfred A. Knopf, 1944), partie I, passim ; Geoffrey Gorer : The American People : A Study in National Character [Le peuple américain : une étude sur le caractère national] (New York : W. W. Norton, 1948) ; Margaret Mead : Male and Female : A Study of the Sexes in a Changing World [L’homme et la femme : une étude sur les sexes dans un monde changeant] [New York : W. Morrow, 1949) ; Leslie A. Fiedler : Love and Death in the American Novel [L’amour et la mort dans le roman américain] (New York : Criterion Press, 1960).
45 Schreiner, Woman and Labor, p. 194.
46 Caroline L. Hunt : The Life of Helen H. Richards, 1842-1911 [La vie de Helen H. Richards, 1842-1911] (Boston: Whitcomb & Harrows 1912), p. 57.
47 Vallie E. Beck à Jane Addams, 5 février 1897, Addams MMS.
48 Correspondante non dentifiée à [Jane Addams], 5 décembre 1877, Addams MMS.



"Peu de sujets de l'actualité contemporaine ne sauraient trouver dans l'œuvre de Christopher Lasch des explications de fond. Son analyse est d'une puissance critique inégalée parce qu'il évite l'écueil de ceux qui critiquent le capitalisme contemporain tout en présentant ses dégâts comme le prix du progrès matériel et moral. Chronique de la rencontre programmée entre la fuite en progrès, c'est-à-dire la destruction méthodique au nom du principe de plaisir de tous les piliers de l'ordre bourgeois et la rationalisation de tous les aspects de la vie par la dynamique du capitalisme, la critique du progrès de Lasch est fondée sur l'étude de la personnalité dominante produite par le capitalisme avancé : Narcisse ou le moi minimal.
Au travers des grands thèmes qui traversent la pensée de Lasch – l'ascendance du moi narcissique, le mirage d'une « science pure de la société », la construction d'un État thérapeutique, la substitution de la méritocratie à l'idéal d'une société sans classe en tant qu'incarnation du rêve américain – l'ouvrage (Un populisme vertueux) présente un panorama des diagnostics toujours justes de Lasch sur son temps et sur la catastrophe anthropologique du capitalisme de consommation. Il expose aussi la philosophie de l'espérance que Lasch a articulée au travers de l'exploration d'une tradition civique américaine dont la redécouverte offre des pistes au monde entier afin de faire en sorte que la volonté de construire une société meilleure demeure vivace sur les décombres encore fumants de la social-démocratie". 

Renaud Beauchard

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire