PAGES PROLETARIENNES

jeudi 15 novembre 2018

LE GRAND ALIBI ECOLOGIQUE NOUS ENNUIE






par Pierre Viansson-Alapompe

Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est l'ennui. Les Français s'ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre en Syrie les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. Invités à payer le gazole 7 centimes plus cher et l'essence 4 ils sont, après l'application arbitraire des prix à la pompe, bien loin du compte. D'ailleurs, à l'exception de quelques enragés d'un côté ou de l'autre, tous, du premier d'entre eux au dernier, voient cette entourloupe avec les mêmes yeux, ou à peu près. Les attentats en 2015 avaient provoqué une petite fièvre d'union nationale : la chevauchée héroïque de la police remuait des réactions viscérales, des sentiments et des opinions; en six mois, l'accès était terminé.
Les commémorations et l'effervescence mémorielle autour du fumeux armistice de 1918 ont été, un temps, à la mode; elles ne sont plus guère qu'un sujet de travaux pratiques pour sociologues de gauche et l'objet de motions multiculturalistes pour intellectuels. Cinq cent mille morts des mafias de la drogue peut-être au Mexique, cinquante mille tués en Afghanistan, un clone d'Hitler au Brésil, les expulsions régulières de migrants envahissant, l'apartheid israélien, les tensions en macronie : ce n'est guère que la monnaie quotidienne de l'information. La crise des partis socialo-staliniens et la négation culturelle lepéniste semblent équilibrer le malaise trotskiste à Paris et la pourriture des appareils syndicaux.
De toute façon, ce sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous atteint directement : d'ailleurs le web nous répète au moins trois fois chaque soir que la France est antiraciste pour la première fois depuis l'élection d'Emmanuel Macron et qu'elle n'est ni impliquée ni concernée nulle part dans le monde par le crime de la pollution et l'horreur du réchauffement climatique.
La vieillesse s'ennuie. Les retraités manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l'impression qu'ils ont des acquis à conserver, une protestation syndicaliste à faire entendre, au moins un sentiment de l'absurde à opposer à l'absurdité. Les étudiants français, contrairement à ceux de 68 se préoccupent de savoir s'ils pourront finir cadres en entreprises plutôt que professeurs en banlieue à risque et soucieux de ne plus mettre la main au cul des filles dans le métro, conception malgré tout limitée des droits de l'homme.
Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n'en trouvent pas, même en traversant la rue. Les empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes politiques de tout bord paraissent à tous ces jeunes, au mieux plutôt comiques, au pire tout à fait inutiles, presque toujours incompréhensibles voire criminelles comme l'inaction immobilière de l'assassin Gaudin à Marseille. Heureusement, internet et ses sites pornos sont là pour détourner l'attention vers les vrais problèmes : l'état de l'héritage de Johnny, l'extension du domaine de la pédale par Anne Hidalgo, le temps qu'il fera demain, qui continue d'avoir le dimanche soir priorité sur toutes les antennes de France.
Nicolas Hulot s'ennuie. Il s'était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes avec ce con de Macron et il continue d'aller, officiel et bonhomme, du Salon de l'agriculture à la Foire des écolos et
des végans. Que faire d'autre ? Il s'efforce parfois, sans grand succès, de dédramatiser la vie quotidienne en s'exagérant à haute voix les dangers des particules et les périls particuliers. A voix basse, il soupire de découragement devant " la vachardise " des automobilistes, qui, pourtant, s'en sont remis à lui une fois qu'il avait proposé l'essence gratuite. Ce qui fait d'ailleurs que les chaînes TV ne manquent pas une occasion de rappeler que ce sont les automobilistes pollueurs qui sont responsables de son départ.
Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s'ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu'ils n'ont pas le temps de s'ennuyer, avec d'ailleurs un cœur à manifester et à s'agiter. Et ils ennuient tout le monde. Les médias, qui sont faits pour distraire, ne parlent pas assez d'eux. Aussi le calme règne-t-il provisoirement en attendant un blocage illimité du pays même sans les trotskistes collabos du NPA.
La réplique, bien sûr, est facile : c'est peut-être cela qu'on appelle, pour le prolétariat, le bonheur. Devrait-on regretter les guerres impérialistes, les crises des cliques bourgeoises de la gauche bobo, les grèves syndicales ridicules? Seuls ceux qui ne rêvent que plaies et bosses, bouleversements et désordres, se plaignent de la paix macronesque, de la stabilité des riches, du calme féodal.
L'argument est fort. Aux pires moments des drames bolcheviques et de l'holocauste de 39-45, à l'époque des gouvernements à secousses qui défilaient comme les images du kaléidoscope, au temps où la classe ouvrière devait arracher la moindre concession par la menace et la force, il n'y avait pas lieu d'être particulièrement fier de la France. Mais n'y a-t-il vraiment pas d'autre choix qu'entre l'apathie et l'incohérence, entre l'immobilité et la tempête ? Et puis, de toute façon, les bons sentiments ne dissipent pas l'ennui, ils contribueraient plutôt à l'accroître.
Cet état de mélancolie devrait normalement servir l'opposition. Les Français ont souvent montré qu'ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu'il puisse leur en coûter. Un pouvoir de Le Pen serait-il plus gai que l'actuel régime ? La tentation sera sans doute de plus en plus grande, au fil des années, d'essayer, simplement pour voir, comme au poker. L'agitation passée, on risque de retrouver la même atmosphère pesante, stérilisante aussi.
On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique n'est pas d'administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d'exprimer en lois et décrets l'évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire le prolétariat, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans, même s'il doit y avoir un peu de bousculade, des réactions imprudentes.
Dans une petite France presque réduite à l'Hexagone, qui n'est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde sauf avec Trump, sans grande prise sur les événements mondiaux, l'ardeur et l'imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l'expansion. Ce n'est certes pas facile. L'impératif vaut d'ailleurs pour l'opposition disparue autant que pour le pouvoir rigide. S'il n'est pas satisfait, l'anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s'est vu, un pays peut aussi périr d'ennui.




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