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vendredi 13 octobre 2017

SUITE DU TEXTE DE CHRISTOPHER LASCH

SUITE...


L’effet de ce processus a été de créer à New York non pas tant une communauté d’intellectuels qu’une série de communautés se chevauchant et liées ensemble par un intérêt commun - dont l’intensité variait cependant d’un cercle à l’autre - dans les affaires courantes de cette capitale (à la manière dont les cercles se chevauchant de la société de Washington partageaient un intérêt commun dans les ragots de la bureaucratie) et, au-delà, par la commune dévotion à la métropole elle-même et par l’attrait intangible qu’elle représentait. L’“industrie du divertissement” - non seulement les mass médias mais aussi les théâtres de Broadway - fournissait un bon exemple particulier de ce narcissisme collectif, de cette auto-évaluation continuelle. Transféré avec beaucoup d’éloges dans le nouveau cadre chic du Lincoln Center en 1964, l’auto-fascination de Broadway se révéla encore plus clairement que jamais auparavant : sur les trois pièces mises en scène par le nouveau Repertory Theatre, deux d’entre elles, ainsi que Robert Brustein l’a observé, avaient « moins de rapport avec la réalité qu’avec les vies personnelles des auteurs qui étaient représentés au Lincoln Centre ». La pièce But for Whom Charlie [Mais pour qui Charlie] de S. N. Behrman, la troisième livraison de la saison était fondée en partie sur la vie d’Eugene O’Neill, dont la pièce Marco Millions l’avait précédée, tandis que la première production, After the Fall [Après la chute] d’Arthur Miller s’intéressait au mariage de l’auteur avec Marilyn Monroe et à ses relations avec Elia Kazan, le producteur et metteur en scène du Repertory Theatre, et donc le metteur en scène de la propre pièce de Miller. « Il est dommage, pour ce qui concerne la symétrie », écrivait Brustein, « qu’O’Neill n’ait pas écrit une pièce sur S. N. Behrman et sur Arthur Miller »36.
Cet esprit de clocher contaminait aussi en quelque sorte d’autres domaines de la vie intellectuelle. Mais les New Yorkais dans leur ensemble étaient probablement plus réfractaires à cette idée de New York que la plupart des personnes n’habitant pas cette ville. L’effondrement de la culture provinciale a laissé un vide qui a été rempli par des influences provenant de New York. Que ce soit pour la culture ou pour les vêtements, c'est New York qui déterminait les styles, et plus il y avait de distance émotionnelle par rapport à New York et plus ils étaient suivis fidèlement. Étant donné toutes ces choses, l’intensité avec laquelle les intellectuels américains se sont identifiés à l’administration Kennedy n’a pas été surprenante. La tonalité culturelle de la Nouvelle Frontière était la tonalité de la sophistication de Broadway avec un mélange avec celle de Hollywood. Les nerfs de l’administration atteignaient, dans une direction, par l’intermédiaire du beau-frère du président, le “clan” hollywoodien de Frank Sinatra et du libéralisme de Hollywood en général, et dans l’autre, via la première dame, le monde de la mode (elle avait elle-même travaillé autrefois comme photographe pour Vogue) et les arts à la mode. Du côté politique, l’influence de l’université de Cambridge et de la communauté technologique - cet autre centre non pas tant de la vie intellectuelle que de la nouvelle bureaucratie éducative - pouvait être observée partout. La Nouvelle Frontière saisissait les deux brins dominants de la classe intellectuelle et elle les tissait ensemble. Elle synthétisait Broadway et la Route 128(*). Si le résultat n’était pas un “establishment” intellectuel, cela y ressemblait en tout cas fortement et en était en réalité pratiquement impossible à distinguer1. Les intellectuels, en tant que classe, étaient parvenus à une reconnaissance officielle, à l’aisance, au prestige et au pouvoir, et ils avaient acquis pas mal de la mentalité qui va avec. Si le libéralisme ressemblait de plus en plus au conservatisme (“conservatisme responsable”), c'est parce que les intellectuels, pour la première fois dans leur histoire, avaient quelque chose de matériel à préserver.

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Pendant ce temps, les radicaux - ceux qui avaient réchappé à la déception des années trente et quarante - menaient une existence éprouvante. Même indépendamment des difficultés les plus évidentes auxquelles ils étaient confrontés - la difficulté par exemple de s’opposer au capitalisme sans pour cela soutenir le communisme -, ils étaient sujets à certaines pressions que les libéraux subissaient eux aussi. Comme les libéraux, les radicaux se rassemblaient dans de petites communautés repliées sur elles-mêmes, se nourrissant de leurs propres mythes et ragots ; comme les libéraux, ils étaient facilement victimes de la mode. L’isolement - l’“aliénation” - ne conduisait pas nécessairement à l’introspection.
Deux écrivains, Dwight Macdonald et Norman Mailer, illustrent certaines des difficultés qui ont assailli le radicalisme américain au cours des années quarante, cinquante et soixante. Ni l’un ni l’autre ne sont “typiques”, mais tous les deux éclairent, de différentes manières, les conditions générales, politiques et culturelles, dans lesquelles le radicalisme a été obligé de fonctionner au cours de ces années-là.
La carrière de Dwight Macdonald se divise en deux parties. Jusqu’en 1950 environ, il écrivait principalement sur des sujets politiques ; ensuite, il se consacra essentiellement au “reportage socioculturel”, en particulier à la critique de la “culture de masse”2. La première moitié de sa carrière coïncide avec sa fonction de rédacteur en chef de Politics, un mensuel qu’il fonda en 1944 et qu’il dirigea tout seul jusqu’à sa faillite en 1949. À partir de là, Macdonald a écrit pour d’autres magazines nationaux, en particulier pour The New Yorker, lequel, a-t-il dit, malgré sa grande diffusion, « permet à l’écrivain de s’exprimer sans se soucier des conventions du journalisme américain »3. Certains affirmeraient que les conventions propres au New Yorker - son air de détachement aristocratique, le snobisme inversé qui règne dans ses critiques (qui, dans leur enthousiasme à exposer les prétentions de l’avant-garde, finissent souvent par célébrer la médiocrité) - sont aussi étouffantes que les conventions auxquelles il permet à ses contributeurs d’échapper. En 1946, Macdonald lui-même désapprouva le genre de naturalisme élégant, adouci, minimisé, du New Yorker (l’on pourrait l’appeler “naturalisme dénaturé”) qu’il comparait défavorablement au naturalisme “plus grossier” de Theodore Dreiser et de James T. Farrell4. Ce qui est certain, c'est que lorsqu’il s’impliqua plus tard dans le magazine, Macdonald n’abandonna ni ses opinions non conformistes ni sa façon de les exprimer ; et il ne cessa pas non plus d’être efficace comme défenseur du changement social . Il est possible en réalité qu’il ait été plus efficace comme écrivain que comme directeur du Politics, lequel, à son apogée, avait un tirage d’un peu moins de 5 000 exemplaires5. Néanmoins, la dernière partie de la carrière de Macdonald a sur ce point un peu l’air d’une retraite stratégique. En 1950, Macdonald s’était lassé, on le comprend aisément, à la fois de Politics et de la politique. L’état du monde lui paraissait si désespéré qu’il ne prenait plus de plaisir à écrire sur lui. En passant de la critique politique à la critique culturelle, Macdonald sauva son moral, mais il sacrifia quelque peu la dureté et le mordant de sa prose. La culture de masse était une menace, mais pas une menace aussi grande que la déshumanisation générale de la vie moderne ; c’était un symptôme et non pas la source de la maladie de la société américaine. Et puis c’était une cible plus facile. Quasiment tout le monde déplorait la culture de masse, du moins en théorie. En conséquence, la voix de Macdonald n’était plus aussi dérangeante qu’elle l’avait été à l’époque où Politics, presque le seul parmi les magazines radicaux, prenait position contre les cruautés et les imbécillités aussi bien du communisme que de la “démocratie”.
Originellement admirateur de l’Union soviétique, Macdonald avait abandonné le stalinisme après les procès de Moscou. Il a été ensuite pendant quelque temps un membre dirigeant du parti trotskiste. Au cours des années quarante, il abandonna petit à petit totalement le marxisme. Ainsi, bien qu’à son début il se soit opposé à la Seconde Guerre mondiale pour des raisons marxistes, son marxisme, au fur et à mesure de la guerre, commença à laisser place au pacifisme, et, à la fin de la guerre, la mise en cause par Macdonald de la société américaine n’était pas tant qu’elle était capitaliste, mais qu’elle était totalitaire. À la fin de la guerre, il soutenait que l’effet de la guerre elle-même, de la guerre totale en général, avait été de rendre brutaux tous ses participants, en engendrant ainsi en Amérique la maladie contre laquelle les Américains prétendument luttaient. En bref, ce dont Macdonald se rendait compte, c’était que l’effort de guerre des Alliés s’était vidé de son contenu politique. L’on ne pouvait même pas dire avec Marx que la guerre était une guerre capitaliste. Plus exactement, la guerre était devenue “inconsciente” (irrationnelle), une fin en soi. « Tout ce qui est possible est fait par nos dirigeants pour dépolitiser la guerre. Comme il continue automatiquement d’une manière monotone, comme il s’étend et devient plus violent, le conflit devient de moins en moins compréhensible, un vaste cauchemar dans lequel nous sommes impliqués et où tous les espoirs et les illusions que nous avons pu avoir à ce jour se sont enfuis ». L’Office of War Information [Bureau de l’information de guerre] dans une directive à ses propagandistes, qualifia l’ennemi « de brute, de meurtrier, de voleur, de gangster, etc., mais seulement une fois dans le très long document de fasciste »6. De la même façon, le général Patton exhortait ses troupes à tuer ces « bâtards d’Allemands » et ces « pisse-violet de Japs » de sorte que « lorsque dans trente ans vous serez assis près de la cheminée avec votre petit-fils sur les genoux et qu’il vous demandera ce que vous avez fait durant la grande Seconde Guerre mondiale, vous n’aurez pas à dire :“Je pelletais de la merde en Louisiane” ». Le discours de Patton semblait à Macdonald exprimer la qualité essentielle de la guerre. « À la fois terne et théâtrale, cruelle et tordante, grossière et affectée, violente et frivole, c’est dans ces antinomies fatales que la nature de la Seconde Guerre mondiale se révèle : le maximum de dévastation physique accompagné par le minimum de sens humain »7.
Le bombardement atomique d’Hiroshima balaya tout soupçon de bienveillance encore accroché à la cause des Alliés. Avant Hiroshima, Macdonald avait écrit : « Dire que la civilisation ne pourra pas survivre à une autre guerre comme celle-là est un truisme ; la question est si elle pourra survivre à celle-là »8. L’arrivée de la bombe le mena à la réflexion supplémentaire que la survie de la civilisation dépendait de la défaite, non pas du capitalisme, mais de l’État-nation lui-même. La bombe n’était pas une anomalie historique, elle était « le produit naturel du type de société que nous avons créé ».

« Il n’y rien d’aussi facile, normal et naturel, comme expression de l’American Way of Life, que les glacières électriques, les banana splits et les automobiles à transmission automatique. Nous ne devons pas rêver d’un monde dans lequel la fission atomique sera “exploitée à des fins constructives”. La nouvelle énergie sera au service des chefs d’État ; elle changera leur force mais pas leurs visées. Les populations qui sont en-dessous d’eux devraient considérer cette nouvelle source d’énergie avec un vif intérêt - l’intérêt des victimes. »9.

Dans les nouvelles conditions de guerre, « chaque individu qui veut sauver l’humanité - et bien sûr sa peau - ferait mieux de commencer à avoir des “pensées dangereuses” à propos de sabotage, de résistance, de rébellion et de la fraternité de tous les hommes partout. L’attitude mentale connue comme le “négativisme” est un bon début »10. Il est à peine nécessaire d’ajouter que Macdonald n’est jamais allé au-delà de l’attitude mentale connue comme négativisme. L’observation la plus révélatrice sur la situation du radical américain au milieu du XX° siècle est que, bien que le sabotage, la résistance et la rébellion, n’aient jamais semblé plus appropriés, ils étaient en même temps hors de question ne serait-ce que parce que, à cause de la puissance incalculable des États-nations, leur renversement paraissait être devenu la condition sine qua non de la survie. La révolution, comme toujours, demeurait la plus vague des possibilités politiques. Un homme qui croyait que la révolution était la seule solution aux problèmes de la société américaine ne pouvait que conclure que les problèmes étaient complètement insolubles.
C’était exactement la conclusion à laquelle Macdonald était très tôt arrivé. « Un changement révolutionnaire », écrivait-il en septembre 1945, « … n’a jamais semblé plus éloigné. Et donc qu’est-ce qu’un homme peut faire maintenant ?  Comment peut-il se soustraire au fait de jouer son rôle dans ce processus épouvantable ? ». Il peut s’y soustraire, a pensé Macdonald pendant un moment, « tout simplement en ne le jouant pas ». Si les scientifiques atomistes avaient agi comme des hommes complets et non pas comme des spécialistes, ils auraient dû simplement refuser de travailler sur la bombe. Mais plus tôt dans le même essai, Macdonald avait indiqué que « l’ordre social est un mécanisme impersonnel, la guerre un processus impersonnel, et qu’ils se poursuivaient de manière automatique ; si certaines parties humaines se rebellent contre leur fonction, elles seront remplacées par des parties plus souples ; et leur rébellion signifiera qu’elles sont simplement écartées sans que cela ne change rien »11. Et alors qu’est-ce que la rébellion des scientifiques aurait accompli ? Pour être efficace, la rébellion devrait aller au-delà d’actes isolés de protestations individuelles. Mais une telle rébellion « n’a jamais paru plus éloignée ».
La guerre froide acheva la destruction des espoirs qui avaient survécu à la guerre. Lorsque les Russes firent le blocus de Berlin en 1948, Macdonald déduisit que les puissances occidentales ne pouvaient ni retirer leurs troupes de Berlin, ni ne les y laisser sans risquer la Troisième Guerre mondiale. « La violence et la non-violence semblent, pour différentes raisons, toutes deux impraticables aujourd'hui » - tel était « le dilemme pacifiste 12». La Guerre de Corée elle aussi a représenté un choix entre deux maux. D’une part, il était nécessaire de résister à l’agression communiste ; d’autre part, « les résultats de la Guerre de Corée ont été désastreux, en particulier pour le peuple coréen ». « Peut-être n’y a-t-il plus de solution pour ces problèmes déchirants »13. En 1952, dans un débat avec Norman Mailer au Mount Holyoke College, Macdonald “a choisi” l’Occident, mais il l’a fait sans enthousiasme. « Le choix », remarquait-il, « n’est pas très stimulant »14. La reconsidération de sa position antérieure relative à la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il était amené en raison du cours des événements récents, était également décourageante. Il se rendit compte rétrospectivement que « les seules alternatives historiquement réelles en 1939 étaient de soutenir les armées d’Hitler, de soutenir les armées Alliées, ou bien de ne rien faire. Mais aucune de ces alternatives ne promettait un grand bénéfice pour l’humanité, et celle qui a finalement triomphé a abouti tout simplement à remplacer la menace nazie par la menace communiste, et l’on a un film d’actualités absolument épouvantable qui continue de scintiller encore une fois lors une seconde projection ». « C'est une raison », dit Macdonald « pour laquelle je suis moins intéressé à la politique que je ne l’ai été »15.
Le choix de Macdonald en faveur de l’Ouest coïncidait ainsi avec son retrait de la politique. Étant donné la formulation du problème, ce retrait était inévitable. Beaucoup d’autres prirent la même trajectoire sans être capables d’énoncer leurs raisons avec une précision comparable. La démoralisation des intellectuels radicaux, dans ces très sombres années de la période d’après-guerre, était très grande. Et les années successives ne se sont pas débarrassées de la question que Macdonald avait soulevée. Si la rébellion est vaine et la révolution improbable, qu’est-ce qu’un homme peut faire maintenant ?
Mais il est possible que la question n’aurait pas dû être posée en premier lieu. Il est possible qu’elle ait été prématurée - de même que l’était le choix pour l’Occident. Il est possible que Macdonald ait exagéré le caractère “automatique” de la société américaine, sa résistance au changement, de la même manière qu’il a exagéré celle de l’Union soviétique. L’une des raisons qui expliquent le désespoir de Macdonald était qu’il considérait à la fois l’Union soviétique et les États-Unis comme des sociétés totalitaires qui obéissaient à une dynamique fatale du totalitarisme. Lors du débat avec Mailer, faisant référence à l’Ouest, il reconnaissait qu’il s’agissait d’une « société ouverte », mais il déclarait aussi que « nous sommes en train de ressembler dans une certaine mesure à l’ennemi que nous combattons »16. Dix ans plus tard, il avait exprimé cela plus fortement : « Loin de décroître en puissance, ainsi que tous les penseurs progressistes depuis Jefferson jusqu’à Marx et Lénine l’espéraient et le croyaient, l’État est devenu une fin en soi en asservissant l’être humain comme l’Église l’a fait au Moyen Âge. Dans la nouvelle religion de l’État, qui a atteint la pleine maturité en Allemagne et en Russie et qui est en constant développement ici, l’individu est une fois de plus figé dans un système hiérarchique irrationnel d’une société fondée sur le statut »17. Lorsqu’il formulait cette vision de l’État, Macdonald était fortement influencé par les recherches d’Hannah Arendt sur l’Allemagne nazie. Macdonald se réfère à Arendt dès 1945 en soutenant la proposition selon laquelle les régimes totalitaires rendent le concept de la responsabilité individuelle vide de sens, et c'est évidemment cela leur objectif. Plus tard, il a lu avec admiration Les origines du totalitarisme, livre dans lequel elle affirme que l’essence du totalitarisme réside dans son indifférence à la logique utilitaire de la vie quotidienne. Elle prétendait que les régimes totalitaires obéissent à une logique qui leur est propre et dont le but ultime est une condition de la terreur totale. C’est ainsi que l’élimination des juifs était à la fois anti-utilitaire, étant donné qu’elle a ralentit l’effort de guerre, et nécessaire, en tant qu’étape vers la terreur totale.
Le seul problème avec cette théorie a été que H. Arendt et ses admirateurs en sont tombés amoureux. L’effet de cet attachement a été de les aveugler en ce qui concerne les différences entre la Russie de Staline et l’Allemagne d’Hitler. La campagne de déstalinisation de Khrouchtchev, lancée en 1956, révéla la faiblesse de la théorie selon laquelle les régimes totalitaires étaient historiquement destinés à poursuivre leur folle logique jusqu’au bout. Les objections à cette théorie n’ont nulle part été mieux affirmées que par Dwight Macdonald lui-même à la suite du discours de Khrouchtchev lors du XX° Congrès de son parti. Comme il l’a observé, H. Arendt était « quelqu’un qui généralise de manière enthousiaste, qui construit des systèmes, et elle aussi [comme Marx] croit à une logique inhérente, à un modèle qui ne peut pas être enfreint ». Or la question était de savoir si Staline a été « une expression normale du système soviétique » ou bien s’il a été « un individu particulier qui avait projeté une ombre morbide sur toute une période de l’histoire russe ». À moins que la déstalinisation ne soit qu’une retraite temporaire, et Macdonald pensait que c’était quelque chose d’autre, il apparaissait maintenant que Staline avait été un « individu particulier » et que le système soviétique était bien plus flexible que les prophètes du totalitarisme ne l’avait imaginé18.
Le choix de Macdonald en faveur de l’Ouest ainsi que son désespoir politique général reposaient en partie sur la théorie de la nature du totalitarisme, dont les événements ultérieurs ont démontré sa trop grande rigidité. Dans ce sens, son désespoir, comme celui de beaucoup d’autres, était prématuré. Le monde du XX° siècle - et l’Union soviétique en particulier - ne s’est pas avéré être tout à fait aussi sinistre qu’il avait semblé l’être à la fin des années quarante et au début des années cinquante. L’Allemagne nazie elle-même, qui paraissait être alors le prototype auquel toutes les civilisations modernes devraient finalement se conformer, ressemble de plus en plus à un épisode unique dans l’histoire humaine, bien sûr effrayant, mais pas si terrifiant que cela en tant que présage de l’avenir. Quand Macdonald a écrit en 1956 : « Le totalitarisme tord la nature humaine, il met une pression terrible sur l’homme normal, médiocre. Quand la pression est éliminée, quand Robespierre, Hitler, Staline meurent, alors la nature humaine reprend sa forme normale qui n’est peut-être pas très exaltante, mais qui est certainement préférable à la forme cauchemardesque que lui donnent les totalitaires »19.
En vertu de ces observations, l’on aurait pu s’attendre à ce que Macdonald recommence à écrire sur la politique. Si l’Union soviétique n’était pas tout à fait un cas désespéré, alors les États-Unis l’étaient beaucoup moins ! Mais en réalité Macdonald ne se remit pas à traiter des sujets politiques. Au contraire, il annonça en 1960 qu’il ne pouvait même pas se résoudre à voter lors de la prochaine élection. Il paraissait répéter ainsi, sous une forme adoucie, la même erreur qu’il avait faite en 1939 et qu’il avait lui-même désavouée par la suite : l’erreur consistant à exiger des alternatives qui « n’existaient que sur le plan éthique et idéo-logique »20. Un négativisme en outre qui ne pouvait pas voir de différence significative entre Nixon et Kennedy était sûrement un négativisme gravement déplacé. C'est la curieuse excentricité de l’abstention politique de Macdonald en 1960 qui conduit à soupçonner qu’il y avait depuis le début dans son négativisme davantage qu’une crainte d’un totalitarisme universel. Le soupçon est renforcé par une lecture attentive de son essai essentiel, “I choose the West”, qui montre que Macdonald, dans son acte même de se désister des engagements politiques urgents, donnait à la politique une importance qu’il ne pouvait plus soutenir. Comme beaucoup d’autres intellectuels, Macdonald a choisi l’Ouest en partant du principe que la guerre froide était un conflit de cultures, et en supposant en outre qu’il était nécessaire de choisir, dans un sens absolu et définitif, entre elles. « Je choisis l’Ouest parce que je considère le conflit actuel non pas comme une autre lutte entre des impérialismes essentiellement similaires, telle que l’a été la Première Guerre mondiale, mais comme un combat à mort entre des cultures radicalement différentes »21. Étant allé aussi loin, il était facile de faire le reste du chemin et de définir le choix (exactement comme Sidney Hook l’avait défini) entre « une société ouverte vivant de manière imparfaite » et « une société fermée parfaitement morte »22 [les italiques sont de moi]. Les exigences terribles de la guerre froide amenèrent Macdonald, comme bien d’autres, à affronter ce choix comme s’il s’agissait d’une question d’allégeance suprême. Cela l’amena en outre à soutenir que ce conflit entre les cultures russe et occidentale - « une lutte à mort » - était inévitable. Et non pas qu’il n’y avait pas à choisir entre elles. L’Union soviétique était un despotisme alors que l’Ouest conservait au moins des vestiges de liberté politique. Mais cela ne voulait pas dire que ces différences ne pouvaient qu’aboutir au conflit. Pourtant, “choisir” entre les deux, c’était présumer que le conflit entre la Russie et l’Ouest ne pouvait pas être évité. Si l’on présumait un tel conflit, il fallait choisir - comme la plupart des gens se sont sentis obligés de choisir entre Hitler et l’Ouest. Mais, dans le cas de l’Union soviétique et des États-Unis, le conflit était non seulement évitable mais - s’il était poussé jusqu’à la guerre nucléaire - inconcevable. Les différences évidentes entre les deux sociétés ne changeaient pas le fait que l’issue primordiale était l’évitement de la guerre nucléaire, la recherche d’une base commune, d’intérêts communs, mais pas de la guerre.
Dans les faits, la plupart des intellectuels, y compris ceux qui avaient “choisi” l’Ouest, ont eu tendance à soutenir les deux côtés dans toutes les démarches que l’un ou l’autre effectuait en vue de diminuer la possibilité d’un conflit armé. Sauf pour ceux qui comme Sidney Hook définissaient l’Union soviétique comme un système d’absolue dépravation, le “choix” était une question non pas d’action politique mais d’analyse et d’observation ; et pourtant la plupart des intellectuels persistait à parler comme si c’était aussi une question d’action politique, comme si cela reflétait les choix politiques existants. En réalité, la nature respective des deux systèmes était tout à fait sans rapport avec le choix politique pratique auquel étaient confrontés les gens dans les années 1950 - le choix entre des politiques (qu’elles soient russes ou américaines) qui partaient de l’hypothèse que même la guerre nucléaire était préférable à la “capitulation”, et des politiques qui partaient de l’hypothèse que la guerre nucléaire rendait les concepts de victoire et de capitulation obsolètes. L’on pouvait affirmer que la société américaine était la plus brillante et la plus vertueuse dans l’histoire connue et la Russie soviétique la tyrannie la plus parfaite, et pourtant choisir le compromis plutôt que la “victoire” ou même l’“endiguement”.
En tout cas, les différences réelles entre les deux sociétés n’étaient guère aussi évidentes ; mais l’acte consistant à “choisir” incitait les gens à les exagérer et en particulier à exagérer la résistance de la Russie au changement. C'est ainsi que Macdonald parlait de l’Union soviétique comme d’« une société fermée parfaitement morte ». Macdonald, comme Hook, promettait de soutenir l’Ouest “de manière critique”, mais il aurait bien mieux valu prendre une attitude également critique à l’égard de la Russie - c'est-à-dire avoir été aussi sceptique au sujet des généralisations abusives sur la Russie, sous n’importe quelle forme, que Macdonald était sceptique à propos des généralisations sur l’Occident. Et en effet, Macdonald (contrairement à Hook) prendra, ultérieurement, une attitude critique à l’égard de la Russie. Quand il devint clair que l’Union soviétique n’était pas une société fermée absolument pas perfectible, Macdonald a été l’un des premiers à le dire. Mais ce qui est important cependant, c'est que le fait de le dire lui ait donné si peu de plaisir. Son sens des proportions était de retour, mais sa passion politique n’avait pas ressuscité. Ayant épuisé le marxisme et ensuite le pacifisme, il en était arrivé à la « fin de l’idéologie », ainsi que Daniel Bell dénommait ce phénomène, en parlant de sa génération dans son ensemble23. Bell et d’autres maintenaient que la fin de l’idéologie devait être le début de quelque chose de mieux ; mais même les “pragmatistes”, ainsi que nous l’avons vu, ont continué à faire une idéologie de leur manque d’idéologie.
Le fait est que la politique sans idéologie, indépendamment de ce qu’elle peut être, a tendance à devenir quelque chose d’ennuyeux ; et il était nécessaire pour la plupart des gens de remettre de l’idéologie dans la politique, qu’elle y soit à sa place ou non. Sans idéologie, la politique perdait son excitation intellectuelle. C’est ce qui est arrivé également à la religion, dans la génération de Jane Addams, lorsqu’elle elle a perdu son attrait en tant que terrain de dispute et de spéculation au moment où la piété s’est séparée de la théologie. Pour la génération de Dwight Macdonald, la querelle politique avait eu autrefois l’excitation de la théologie. À l’instar d’une école jésuite, le marxisme représentait entre autres choses une forme contraignante de discipline intellectuelle24. Pour les gens qui ont été élevés à l’école des polémiques marxistes, la politique des années 1950 manquait singulièrement d’intérêt parce qu’elle avait cessé d’être une forme de jeu intellectuel. Et ce ne sont pas seulement les marxistes qui ont souffert de cette manière, bien qu’il soit possible qu’ils aient souffert plus intensément. Mais tous les intellectuels, simplement du fait qu’ils étaient des intellectuels, ont abordé la politique avec à peu près les mêmes attentes qui, dans les circonstances de la guerre froide, étaient destinées à être déçues, à moins que l’ancienne ferveur, à savoir l’ancien mélange de culture et de politique, puisse d’une manière ou d’une autre être retrouvée.


[ 5 ]
Norman Mailer, l’adversaire de Macdonald lors du débat de Mount Holyoke en 1952, ne semble pas avoir gardé un souvenir de ses propres commentaires - une omission qui ne lui ressemble pas -, mais personne n’a besoin d’avoir le moindre doute sur ce qu’il a dit de façon générale, parce que, pendant quinze ans, il a parlé abondamment, haut et fort et de manière désopilante, du thème suivant : “je ne peux pas choisir” - position qu’il a défendue contre Macdonald. Les raisons de son incapacité à choisir ne sont pas inconnues. Comme Macdonald, Mailer considère que la société américaine est totalitaire, mais ce qui peut permettre de comprendre leur différence, c’est le fait que le concept de totalitarisme a toujours eu pour Macdonald une signification précise et claire, alors que Mailer l’a constamment élargi - comme il a élargi beaucoup de choses, la longueur de ses phrases, l’ardeur de son indignation, le champ de ses ambitions littéraires - jusqu’à ce qu’il y inclue tout ce qu’il trouve détestable même dans sa manifestation la plus légère : les pacifistes, les libéraux, l’architecture moderne, Hollywood, le théâtre expérimental, les homosexuels, la masturbation, David Riesman(*), les beatniks, la psychanalyse, les écrivains “mineurs”, les critiques littéraires, les abris antiatomiques, “la défense de la vie par l’establishment”, les syndicats, la santé mentale, les motels, la science, les gens qui refusent d’admettre que les bombes puissent être belles, les gens qui lancent des bombes sur d’autres personnes, la télévision et le cancer.
Pour comprendre Norman Mailer il est d’abord nécessaire de comprendre la sociologie du succès littéraire en Amérique. Les lecteurs anglais trouvent Mailer surprenant et outrancier en partie parce qu’ils ne comprennent pas le problème auquel est confronté un auteur américain quand il devient une célébrité, ce problème étant apparemment particulier aux États-Unis25. Beaucoup d’Américains sont également déconcertés par le fait de découvrir que le succès littéraire devrait être considéré comme un problème. Ils rejettent par conséquent la peur que cela leur inspire comme expression du culte à la mode de l’“aliénation”. Sidney Hook par exemple ne peut contenir son impatience au sujet des écrivains qui se plaignent qu’en Amérique le succès est pire que l’échec.

« L’hypothèse selon laquelle la culture de masse et les arts populaires - le piège hollywoodien ! - menaceraient l’émergence d’une culture importante, vitale et intègre, parce qu’ils constituent une invitation perpétuelle à la prostitution semble extrêmement farfelue. À moins que l’on ne soit un snob incurable (je suis assez vieux pour me souvenir des vives discussions entre des gens par ailleurs intelligents qui se posaient la question de savoir si le cinéma était un art), les formes de la culture de masse et des arts populaires devraient servir de défi pour faire quelque chose d’eux. Il y a bien sûr de la “prostitution”, mais il y a deux parties opposées dans toute “prostitution”. L’écrivain qui “se vend” à Hollywood ou aux magazines en papier glacé ne peut pas s’absoudre de sa responsabilité sur la base du fait qu’il ne serait pas capable de vivre aussi luxueusement s’il ne le faisait pas. Pourquoi devrait-il le faire ? Je vais être accusé de dire que je suis en train de condamner les artistes et les écrivains à la famine. Mais si des intellectuels peuvent vivre la vie de “pauvreté distinguée” de Renan et accomplir un travail important, ceux qui ne vont pas à Hollywood le peuvent aussi. »26.
Mais le problème n’est pas que les écrivains soient tentés de se vendre, bien qu’il faille admettre que beaucoup de gens parlent comme si c’était le cas. Le problème n’est qu’accessoirement celui de l’argent ; ce qui est le plus important, c'est l’effet du succès, même un succès non recherché, sur la manière qu’a un écrivain de se voir et de voir son travail. Le succès lui donne envie de devenir une “personnalité” publique et s’il cède à la tentation il découvre bientôt qu’il est plus facile de vendre sa personnalité que ses idées. Pour résumer, ses excentricités, ses manies, son “image”, constituent un atout inestimable sur le marché littéraire ; il peut troquer son “nom” à la manière des vedettes de cinéma et des joueurs de baseball qui font des affaires profitables en faisant publiquement la promotion d’autres produits nationaux. De plus, son nom - à un degré quelque peu supérieur d’aspiration - lui garantit une audience ; tout ce qu’il dit ou fait, tant que la magie dure, est automatiquement une nouvelle. Mais s’il choisit de jouer ce jeu, le prix à payer est que l’écrivain doit rester dans le personnage, il doit jouer le rôle qu’il s’est fabriqué ; car s’il s’en écarte, son public n’est plus intéressé. De la même façon, dans le “star system”, l’on attend des acteurs d’Hollywood qu’ils jouent le même rôle encore et encore, étant donné que leur capacité à être commercialisés dépend de leur prévisibilité. Mais tandis que la vedette est largement la création de ses agents de presse, c'est l’écrivain qui crée son rôle tout seul pour lui-même et qui ensuite non seulement se met à le jouer mais, pire, à croire en lui. À la longue, il perd son moi réel et il adopte un moi synthétique sur lequel il se met à écrire comme s’il était son moi réel. Ernest Hemingway est un exemple éminent de ce jusqu’où ce processus de ré-identification peut mener. Le célèbre portrait d’Hemingway qu’a fait Lilian Ross le montre mimant, en allant jusqu’au dernier détail de sa vie privée, l’image publique de lui-même. Même sa conversation, un mélange d’argot du monde du sport, de grognements inintelligibles variés et de termes indiens, était devenue une parodie du fameux style d’Hemingway27. La nature imite l’art ; mais quand l’art est l’art des relations publiques, les résultats, pour un écrivain sérieux, ont de fortes chances d’être désastreux.
Norman Mailer a eu la malchance de connaître le succès avec son tout premier libre. The Naked and the Dead [Les nus et les morts] a été un best-seller immédiat. Mailer avait vingt-cinq ans et il vivait à Paris.

« Naturellement, j’ai été propulsé à une distance considérable du point zéro par l’importance de son succès et j’ai passé les quelques années suivantes à essayer d’engloutir les expériences d’un homme victorieux alors que je n’étais absolument pas encore un homme et que je n’avais pas de don réel pour jouir de la vie. Un tel don provient habituellement d’une série de petites victoires obtenues dans les règles de l’art ; mon expérience avait consisté en de nombreuses petites défaites, quelques victoires, et une explosion. Un tel de succès me donna une grande énergie, mais j’ai gaspillé sa plus grande partie dans les engrenages des vieilles habitudes, et j’ai eu une expérience qui était explosive, magnifique, angoissante, maladroite, sinistre, - et même je le soupçonne - crevante. Mon adieu à l’expérience moyenne d’un homme a été trop soudain ; je ne saurais plus jamais, de la manière ennuyeuse avec laquelle tout un chacun connaît habituellement de telles choses, ce qui ressemblait à faire un travail sans intérêt, ou à recevoir des ordres d’un homme que l’on détestait. Si j’avais eu ce parcours dans l’armée, maintenant c’était fini - il ne restait plus rien dans les vingt-quatre premières années de ma vie pour écrire là-dessus ; d’une manière ou d’une autre, ma vie semblait avoir été sapée et fondue dans la grande amplitude du livre. Et ainsi, j’étais célèbre et vide, et il me fallait recommencer ma vie ; désormais, les gens qui me connaissaient ne pourraient plus jamais réagir par rapport à moi comme par rapport à une personne qu’en quelque sorte ils aimaient ou détestaient, pour moi-même et seulement pour moi-même (l’inévitable formule de toutes les confessions larmoyantes) ; non, j’étais un nodule dans le nouveau paysage électronique de la célébrité, de la personnalité et du statut. »28.

Entre autres choses, le triomphe inattendu de Mailer au tout début de sa carrière l’a rendu cruellement dépendant de l’opinion des critiques dont les louanges avaient assuré le succès de son livre : Les nus et les morts. Le résultat a été que, lorsque les critiques ont unanimement renvoyé son livre suivant, Barbary Shore [Rivage de Barbarie], au tas de cendres de la renommée littéraire - Anthony West disait dans le New Yorker que c’était un livre d’une « mauvaise qualité monolithique parfaite » -, Mailer a été accablé par un sentiment d’échec hors de proportion avec les défauts véritables du livre29. Non seulement il lisait les critiques, mais il revenait à elles sans cesse et de manière compulsive, et lorsqu’il rédigea Publicités pour moi-même en 1959, il en publia de longs extraits, de même qu’il publia tous les autres commentaires désobligeants sur lui qu’il avait soigneusement gardés au cours des années. Déjà obsédé par le rêve de devenir un “grand écrivain”, il fut amené de plus en plus à définir son but en termes de succès populaire et critique ; c'est-à-dire en termes de célébrité30. Incapable de se détacher de la communauté repliée sur elle-même, des circonvolutions sans fin du circuit littéraire dans lequel son succès précoce l’avait lancé, il subissait les rebuffades même sociales comme si elles étaient des désastres artistiques, et il les ressassait avec assiduité. Il commença son troisième livre, The Deer Park [Le parc aux cerfs], avec l’intention délibérée d’écrire un autre best-seller. « Six ou sept années de respiration de cet air littéraire » lui avait appris qu’« un écrivain ne restait vivant dans les circuits d’une telle haine que s’il n’était pas assez apprécié pour être adoré par une coterie, ou s’il était acheté en si fortes quantités par le public qu’il excitait quelque nerf sans défense chez le snob ».

« Je savais que, si Le parc aux cerfs était un bestseller majeur (le chiffre de cent mille exemplaires était devenu magique pour moi), j’aurais alors gagné. Je serais le premier écrivain sérieux de ma génération à avoir deux fois un bestseller, et alors ce que l’on dirait sur ce livre n’aurait pas d’importance. La moitié de l’édition pourrait le qualifier de bas de gamme, d’obscène, de cherchant à faire sensation, de qualité inférieure, et ainsi de suite, mais sa rage serait faible et elle ne pourrait pas faire de mal car le monde littéraire tolère d’avoir une tache de la souillure nationale - un écrivain sérieux est certain d’être considéré comme grand s’il a également écrit des bestsellers ; en fait, la plupart des lecteurs n’est jamais convaincue de sa valeur avant que son livre marche bien. »31.

Le parc aux cerfs « marcha bien », mais il n’a pas été vendu à 100 000 exemplaires. Il n’a atteint que la moitié de ce chiffre. « Balançant entre une vente énorme et un échec », Mailer a trouvé qu’« il était cruel de le considérer comme un succès moyen ». « Comme un révolutionnaire sous-alimenté dans mon galetas, j’avais combiné à partir du besoin, de la fièvre, de la vision et de la peur, rien moins que la confiance d’un fou dans l’identité de mon être et les envies de tous les autres, et cela a été un nouveau fardeau assommant à soulever et à porter, à savoir cette connaissance que je ne possédais pas un magie assez grande pour précipiter le temps de l’apocalypse, mais qu’au lieu de cela je serais vulnérable comme tous les autres aux attritions du demi-succès et du petit échec »32. Or, au lieu de profiter de cette connaissance de soi - une connaissance de soi qui caractérise tant l’ouvrage autobiographique des Publicités pour moi-même, mais qui exerce aussi peu d’influence sur l’évolution de Mailer en tant qu’écrivain -, il s’est tourné vers une nouvelle entreprise plus grandiose que jamais, une entreprise destinée à échouer, semblerait-il, avant qu’elle n’ait vraiment débuté. Il s’est alors proposé d’écrire un long roman, un grand roman sur lequel ses prétentions en tant que grand écrivain s’appuieraient une fois pour toutes, un roman si immense, si bouleversant, si outrageusement fidèle à la vie, qu’il ne serait même pas imprimable aux États-Unis, mais qu’il devrait circuler, à l’instar du Tropique du Cancer et d’Ulysse, comme « un hors-la-loi de l’underground ». Son écriture prendrait dix ans et il aurait, à son apparition, « une profonde explosion d’effet »33. Mais l’ampleur de cette entreprise, en même temps que la publicité préalable avec laquelle Mailer l’a couverte, a été contraire à l’effet recherché. Au lieu d’écrire son « long roman », Mailer a écrit The Presidential Papers [Les papiers présidentiels] et ensuite, avec l’excuse qu’il avait besoin d’argent, il s’est tourné vers un autre ouvrage alimentaire, The American Dream [Le rêve américain], qu’il vendit comme un feuilleton à Esquire en tant que « preuve contre les publicités que j’ai consacrées à moi-même, contre les ennemis que je me suis faits et même contre les attentes de ceux qui étaient le plus prêts à aimer mon travail ». Dans une interview récente, Mailer prétend qu’il a abandonné son ambition d’être un « grand écrivain » en faveur d’une ambition plus modeste d’être « un écrivain professionnel - et l’un des meilleurs écrivains professionnels du pays ». Pourtant, il parle encore de « ce grand roman ». Il dit qu’il aura une longueur de 3 000 pages34.
Pendant ce temps, Mailer avait acquis une personnalité publique qu’il a continué à exploiter de la manière imaginable la plus évidente en écrivant une série de publicités pour lui-même, dont les premières ont été publiées sous ce titre et dont le reste composait Les papiers présidentiels de 1963. En admettant franchement son souhait de promouvoir sa renommée, il est possible que Mailer ait vraiment évité certains dangers psychiques relatifs à ce type de publicité. Mais la question de savoir si Mailer croit lui-même pleinement au mythe de Mailer n’est pas encore claire. Il est réconfortant de trouver que ce qui est le mieux écrit dans les Publicités est ce qui est purement autobiographique. D’autre part, tout ce que l’on apprend sur sa vie privée - s’il est encore possible de distinguer sa vie privée de sa vie publique - suggère que Mailer agit de plus en plus de la manière dont il croit que son public attend qu’il agisse. Les papiers présidentiels se composent de scènes dont Mailer est à la fois le reporter et le personnage principal, et elles le montrent beaucoup en train d’agir aussi dans la peau de son personnage : instruisant Kennedy dans son rôle de leader charismatique, instruisant Mme Kennedy dans son rôle de guide du goût national, intervenant sans y être invité dans la conférence de presse qui a suivi le combat Patterson-Liston. « J’ai fait ce coup pour une bonne raison », dit Mailer à Liston. « Je connais une façon faire passer le prochain combat d’un flop à 200 000 $ à Miami à des recettes de 2 000 000 $ à New York »35. Les termes qu’il emploie confirment l’impression que l’on a selon laquelle les valeurs de Mailer sont devenues impossibles à distinguer de celles du monde du divertissement qu’il déteste, mais de l’étreinte duquel il semble incapable de se libérer. Pour l’écrivain américain, le succès est un miroir de fête foraine dans lequel il ne se voit pas lui-même, mais dans lequel il voit une distorsion cruelle de lui-même, sans qu’il ne soit plus capable cependant de les différencier.
Mais il y a un autre aspect à ce problème. Mailer n’est pas seulement un écrivain, il est un radical politique et culturel qui est résolu à provoquer « une révolution dans la conscience de notre époque »36. En tant que tel, il descend manifestement, en raison de toute son excentricité apparente, de la lignée des Randolph Bourne et des Lincoln Steffens. Comme eux, il a mené sa vie comme si elle était une expérience. Il a essayé de tracer le cours de sa carrière de manière délibérée afin d’atteindre une certaine fin : la promotion de sa propre renommée, mais également la promotion, dans un sens quelque peu démodé, du bonheur public. Ses ambitions personnelles et politiques vont de pair et il est difficile de les séparer. Sa détermination à écrire des bestsellers, par exemple, reflète son ambition maladroite d’être un “grand” écrivain, mais elle reflète aussi sa réticence légitime à se contenter d’un lectorat limité d’intellectuels d’avant-garde. De même, son ambition à se placer au centre de la scène politique exprime davantage qu’un égotisme immodéré ; elle exprime également le désir d’éviter le sort typique des intellectuels radicaux, c'est-à-dire celui de l’inutilité politique. Mailer a eu un aperçu de cela en 1948 quand il travaillait pour le Progressive Party d’Henry Wallace, et son dégoût a été intensifié par une humiliation personnelle qui lui a servi d’occasion pour quitter ce parti en 1949. Invité à parler lors d’une “conférence pour la paix” au Waldorf-Astoria, Mailer déçut son public en disant (comme il s’en est souvenu ensuite) que « seul le socialisme pouvait sauver le monde, (que) l’Amérique n’en était pas proche, et la Russie non plus, (que) les gens ne devraient pas croire dans des pays et de toute façon dans le patriotisme, et (que) des conférences pour la paix comme celle-ci donnaient l’idée qu’il était possible de le faire et (qu’)on avait tort ». Le sentiment qu’il était en train de « trahir » ceux qui étaient venus l’écouter l’amena au bord des larmes, « et pour éviter ce désastre, j’ai fait une grimace tout en grognant, car je me sentais comme un misérable rat indigne, et c’est à ce moment-là que des flashes se sont déclenchés », de sorte que l’image de son embarras et de son humiliation est tombée dans le domaine public37.
Après la campagne de Wallace, Mailer ne s’est plus hasardé dans le sectarisme politique. Au lieu de cela, il tenta, comme Lincoln Steffens l’avait tenté, de jouer le rôle de l’avocat du diable, “de l’homme de cour”, ou du “bouffon du roi” ; c'est-à-dire qu’il a tenté de parler pour l’“underground” dans la citadelle même de l’“establishment”38. Comme Steffens, Mailer se considère comme un “hors-la-loi” et il partage le sentiment de Steffens, à savoir que les hommes qui ont du succès sont aussi des hors-la-loi déguisés. C'est ainsi qu’il décrit Kennedy comme « un sheriff hors-le -loi … c'est-à-dire un sheriff qui avait bien pu être un hors-la-loi lui-même », et, en adressant une série de lettres ouvertes à Kennedy, Mailer s’adressait sciemment à lui, de la même manière que Steffens s’était adressé aux « grands méchants » de son époque, comme un « escroc à un autre »39. La différence entre eux est que Mailer est beaucoup plus profondément impliqué dans le monde de l’establishment que Steffens ne l’avait jamais été dans le monde des grands méchants. Non pas que Mailer ait eu plus d’influence sur la politique nationale. Il prétend qu’il a assuré l’élection de Kennedy en écrivant de lui qu’il était « un héros existentiel », mais Kennedy, une fois en fonction, n’a pas fait preuve de sa gratitude en suivant les conseils de Mailer. Mailer n’a pas eu d’influence perceptible sur l’administration Kennedy ; néanmoins, il n’était pas du tout loin de partager ses valeurs que Steffen ne l’était avec les valeurs du “bon peuple” de son époque. Certes, Steffens, comme Mailer, adorait le succès, mais il était suffisamment critique par rapport à ses propres mobiles pour ne pas le poursuive en tant que tel ; la preuve de cela est qu’il a survécu à vingt ans de négligence littéraire et qu’il les a couronnées en écrivant, non pas un monument gigantesque à sa propre ambition tel que Mailer l’a projeté pour lui-même, mais l’Autobiography, un ouvrage qui doit son charme pour une large part au fait d’être si totalement sans prétention. Mailer, d’autre part, est bien trop attaché à la culture qu’il prétend mépriser pour en être un critique efficace, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur. Il n’est pas tant un avocat du diable qu’un homme qui a trouvé commode de jouer le rôle de l’avocat du diable, précisément parce que son public attend de lui qu’il joue ce rôle. « En Amérique », a-t-il écrit, « peu de gens vous feront confiance si vous n’êtes pas irrévérencieux ; mais la vérité est que ces gens vous font bien plus confiance lorsque vous faites tout simplement semblant d’être irrévérencieux »40.
Le fait est que le style de radicalisme culturel de Mailer, un mélange de Marx et de Freud, a depuis longtemps perdu sa capacité de choquer. Ce n’est pas que Marx et Freud eux-mêmes ne soient plus choquants ou qu’une critique radicale de la société américaine ne puisse pas être élaborée à partir de leurs idées. Herbert Marcuse, un penseur radical qui n’exhibe pas de manière ostentatoire son radicalisme, l’a fait, lui, et ce qui est encore plus inhabituel, il y a ajouté certaines idées qui lui sont propres41. Mais, dans certains cercles, le marxisme et la psychanalyse sont devenus des stéréotypes uniquement parce qu’ils ont été associés jusqu’à un certain point à la sorte de rébellion consciente de son image et maniérée qui était caractéristique de Norman Mailer ; et, en tant que lieux communs, ils sont si peu choquants qu’il est nécessaire à Mailer lui-même d’essayer sans cesse de les dépasser, de proférer des affirmations de plus en plus véhémentes de son non-conformisme, et finalement de lancer sa propre personne, dans des attitudes de défi grossier et outrancier, dans la lutte, et ce dans l’espoir d’apporter des preuves définitives de sa sincérité révolutionnaire. Mais plus son implication dans ce jeu consistant à choquer dans le seul but de choquer est profonde, et plus l’effet de la rébellion de Mailer est inoffensif. Plus la gamme des objets de son indignation est large, et plus ses critiques sévères en viennent à ressembler à ces interminables attaques contre le “conformisme” américain qui étaient si populaires dans les années 1950. Plus il creuse profondément lors de ses investigations sur les racines sexuelles des troubles sociaux, et plus ses observations deviennent superficielles. Il peut écrire très sérieusement, et non seulement écrire, mais citer avec admiration cette phrase dans un autre contexte : « L’orgasme est répugnant pour l’esprit libéral parce qu’il est le moment existentiel incontournable »42. The White Negro [Le nègre blanc] que Mailer considère comme le plus audacieux de ses écrits et que les éditeurs du Dissent ont publié en grande pompe, est une resucée des lieux communs sur la sexualité du Noir ; une réaffirmation, c'est ainsi que James Baldwin qualifia cela, « du mythe de la sexualité des Noirs auquel Normal Mailer, comme tant d’autres, refuse de renoncer »43. Dans des dispositions de plus grande réflexion, Mailer peut encore parler de manière frappante, comme quand, confronté à l’observation de Baldwin, il a amendé sa thèse en disant que « n’importe quelle classe submergée de travail va s’adonner davantage à la sexualité qu’une classe oisive »44. Mais des dispositions réflexives sont dans l’ensemble absentes dans le tout dernier ouvrage de Mailer. Il continue à dire que les Noirs sont plus sexuels que les Blancs parce qu’ils « viennent d’Afrique » et que « les peuples tropicaux sont habituellement plus sexuels », et, dans le même temps, il soutient qu’en tout cas Baldwin, en critiquant The White Negro, « est totalitaire »45. L’utilisation de plus en plus indiscriminée que fait Mailer du terme “totalitarisme” indique ce qui péchait dans son analyse sociale et politique. Visant des termes d’une condamnation ultime, sa voix devient impossible à distinguer de la voix de ces critiques culturels pour lesquels la qualité de la télévision ou le design des dernières automobiles est une question politique brûlante. Mailer dit lui-même de la télévision : « À chaque fois que l’on voit un mauvais spectacle télévisuel, l’on regarde la nation se préparer pour le jour où Hitler viendra »46.
Il n’est pas surprenant qu’une grande part du radicalisme de Mailer soit proche du libéralisme de la Nouvelle Frontière. Si l’on enlève les propos sur l’“existentialisme”, les louanges de Mailer sur Kennedy ressemblent fortement à celles de Richard Rovere(*). Si Kennedy l’a finalement déçu, c’était parce que Mailer espérait, comme les libéraux, que Kennedy et sa femme enclencheraient la « révolution (longuement attendue) dans la conscience de notre époque ». Le fait que « Kennedy était jeune, qu’il était physiquement beau et que sa femme était séduisante » convainquit Mailer en 1960 que cette accession à la présidence serait « un événement existentiel »47. Sous Eisenhower, « les meilleurs esprits et les élans les plus courageux » avaient été « éloignés » par « l’histoire hésitante qui était menée » ; sous Kennedy, ils pouvaient revenir vers le siège du pouvoir48. En tant que président, Kennedy pouvait être « capable de donner une direction au temps, capable d’encourager une nation », comme d’autres héros existentiels l’avaient fait, « à découvrir les couleurs les plus profondes de sa nature »49. Naturellement, Mailer fut déçu ; le caractère de ses attentes ne lui laissait que peu de choix.  
Entreprise sans espoir dès le début, l’ambition de Mailer de devenir « en quelque sorte une espèce de centre autour duquel tout ce qui avait été perdu devait maintenant se rassembler » fut altérée par les termes dans lesquels cette ambition a été conçue, elle fut gâtée par la vieille confusion entre la politique et la culture50. Les résultats politiques de ses efforts ont été négligeables, et, si l’on en juge par ce qu’il a écrit récemment, les conséquences littéraires ont été désastreuses. Ses tentatives pour enrichir la vie culturelle de la nation ont fini par appauvrir son propre art. Tout ce qui restait, c’était la vision qui était en train de s’estomper du “grand livre”, mais « quand je m’assois », avouait Mailer à la fin des Publicités, « quand je m’assois, peu après que ce livre a été achevé, pour reprendre mon roman, je ne sais pas si je peux le faire, car, si les soixante premières pages ne sont pas du tout mauvaises, il est encore possible que j’ai gaspillé trop de moi-même, et si c'est le cas - quelle perte ». Encore jeune homme - il avait trente-six ans -, Mailer, comme Randolph Bourne, pleurait la perte de sa jeunesse. « Que c’est une pauvre chose que d’aller vers la mort avec rien de plus que des déclarations de bonnes intentions »51.

[ 6 ]
Avec Norman Mailer, l’ensemble des idées et des hypothèses que j’ai dénommé le nouveau radicalisme a atteint une certaine sorte de formulation finale et définitive. La confusion entre le pouvoir et l’art, l’effort pour libérer l’“underground” social et psychologique par le biais de l’action politique, la poursuite enfiévrée de l’expérience, la conception de la vie comme une expérience, l’identification par l’intellectuel de soi aux parias de la société - ces choses-là ne pouvaient pas être poussées plus loin sans les pousser jusqu’à l’absurde. Peut-être que Mailer les avait déjà poussées au-delà de ce point.
Mailer n’a naturellement pas été un homme représentatif de son temps au sens le plus strict de ce terme. Même dans les cercles littéraires de New York, il était un excentrique ; des hommes comme Irving Howe, le rédacteur en chef du Dissent, et Norman Podhoretz, le rédacteur en chef du Commentary, étaient probablement des produits typiques de ce milieu. Pourtant, ces hommes, plus modestes que Mailer dans leurs ambitions et plus modérés dans leur mode d’expression, partageaient néanmoins de nombreuses opinions de Mailer et leurs écrits dévoilaient aussi les effets, d’une part, du « sens de la camaraderie et de la solidarité » et ceux, d’autre part, du « sentiment d’hostilité assiégée » à l’égard du reste de la société, des effets qui ont accompagné l’émergence des intellectuels comme classe sociale52. Mais je n’ai en aucun cas essayé dans l’une quelconque des études de ce livre de m’occuper de personnes représentatives ou typiques. Dwight Macdonald n’a pas été plus typique que Mailer ; pas davantage non plus que Mabel Luhan, Randolph Bourne ou Lincoln Steffens. Leurs vies expriment, non pas une sorte de norme, mais certaines possibilités dans une certaine ligne de pensée et d’action, que, dans beaucoup de cas, ces hommes et ces femmes ont entrepris tout à fait délibérément d’explorer jusqu’à leurs ultimes limites.
C'est là-dedans que réside la fascination de ces carrières. Ce qui est singulier est parfois plus révélateur que ce qui est normal (chose qui, en tout cas pour ce qui concerne l’histoire des idées, est excessivement difficile à définir), les extrêmes sont parfois plus révélateurs que ce qui est modéré - à condition bien sûr que l’on se souvienne précisément qu’ils sont des extrêmes. Comme Richard Gilman l’a dit de Mailer, dans sa critique de The Presidential Papers : « Mailer était occupé à définir tout seul l’existence du président, comme dans certains cas nous l’étions tous. Mais nous étions à un niveau beaucoup plus bas et plus innocent de ce jeu, nous ne nous étions pas institutionnalisés dans une alternative au président ou dans son double, et nous n’avions pas de mystique et de moyen pour l’imposer »53. S’il est important de comprendre que « nous étions à un niveau beaucoup plus bas et plus innocent de ce jeu », il est tout aussi important de reconnaître, en premier lieu, que nous jouions tous à ce jeu - c'est-à-dire de reconnaître que les rêves mégalomaniaques d’omnipotence qui sont apparus si nettement dans les carrières d’hommes comme Norman Mailer et le colonel House existent, sous des formes plus voilées, chez nous tous, de même que les ambitions du colonel House, par exemple, se reflétaient, sous des couleurs plus pâles, chez Lincoln Colcord.
J’ai affirmé que ces rêves de toute-puissance, en même temps que leurs peurs concomitantes d’hostilité et de persécution, proviennent de l’isolement des intellectuels américains, des tendances principales de la vie américaine. J’ai soutenu en outre que c’était leur sentiment d’isolement qui ont conduit des intellectuels à s’identifier à ce que Benjamin Ginzburg appelait « la vision pratique de la vie américaine ». William James a comparé autrefois les “esprits forts” aux hommes endurcis des centres miniers, les “esprits tendres” aux “blancs-becs” de la Nouvelle Angleterre, trop délicats et décadents. « Leur réaction mutuelle », disait-il, « ressemble beaucoup à celle qui a lieu lorsque des touristes bostoniens se mêlent à une population comme celle de Cripple Creek(*) »54. Bostonien lui-même, et qui faisait tout son possible pour être un “esprit fort” dans sa philosophie, James saisit dans cette image le fort désir et la fatuité secrète qui imprègnent une bonne partie de l’histoire de l’intellectuel du XX° siècle. De James à Norman Mailer, aussi différents soient-ils sous de si nombreux aspects évidents, il y a une curieuse filiation. Un demi-siècle après que James a fait sa première conférence sur le pragmatisme, Norman Mailer s’est imposé en plein milieu du combat Patterson-Liston - un autre touriste bostonien sous l’apparence d’un “dur des Montagnes Rocheuses”.
 
3636 Robert Brustein : “Subsidized Rubbish” [Camelote subventionnée], NR, CL (11 avril 1964), p. 36.
(*)(*) La “Massachusetts Route 128”, souvent simplement appelée Route 128, est une route qui contourne Boston sur sa partie ouest. Elle est longue de 92 km et a été tracée en 1927. Dans les années 1970, elle est devenue le symbole de la reconversion industrielle de Boston dans les activités de pointe. (NdT).
1 Richard Rovere, dans l’essai qui donne son titre à son recueil The American Establishment (New York, Harcourt, Brace & World, 1962), pp. 3-21, tente de faire la satire de l’idée d’un establishment ; mais la satire était soutenue de manière si peu sûre que beaucoup de lecteurs ont trouvé difficile de dire de quel côté de la controverse Rovere se maintenait. Le ton de l’article suggère que Rovere était à demi-convaincu par la proposition qu’il cherchait à discréditer.
2 Dwight Macdonald : “Politics Past”, in Memoirs of a Revolutionist (New York, Meridian Books, 1958), p. 31.
3 “Amateur Journalism”, in The Responsability of Peoples (Londres, Victor Gollancz, 1957), p. 149.
4 Ibidem, p. 114.
5 Macdonald a pourtant l’impression  suivante: « Je suis plus connu pour Politics que pour mes articles dans The New Yorker ». « Un petit magazine », note-t-il, « est souvent plus lu (et circule plus) que les grands magazines commerciaux, car ils représentent une expression plus individuelle et ils plaisent ainsi avec une force particulière à d’autres individus ayant le même esprit ». (Memoirs of a Revolutionist, p. 27).
6 The Unconscious War” [La guerre inconsciente], Memoirs of a Revolutionist, p. 110.
7 “My Favorite General”, [Mon général favori] Memoirs of a Revolutionist, pp. 95-6.
8 “Horrors - Ours or Theirs ?” [Des horreurs -les nôtres ou les leurs], Memoirs of a Revolutionist, p. 159.
9 “The Bomb”, Memoirs of a Revolutionist, pp. 169-70.
10 Ibidem, p. 170.
11 Ibidem, p. 178.
12 “The Pacifist Dilemma”, Memoirs of a Revolutionist, p. 197.
13 “I choose the West” [Je choisis l’Occidents] Memoirs of a Revolutionist, p. 201.
14 “Politics Past”, Memoirs of a Revolutionist, p. 5.
15 “I choose the West” [Je choisis l’Occident] Memoirs of a Revolutionist, p. 201.
16 Ibidem, p. 199.
17 “The Unconscious War” [La guerre inconsciente], Memoirs of a Revolutionist, p. 112.
18 “The Great Thaw” [Le grand dégel], Memoirs of a Revolutionist, pp. 315-16.
19 Ibidem, p. 317.
20 Postscriptum à “I chose the West”, Memoirs of a Revolutionist, p. 201. Je me hâte d’ajouter que moi-même, en suivant l’exemple de Macdonald, j’ai pris la même position pour ce qui concerne l’élection de 1960.
21 “I choose the West”, Memoirs of a Revolutionist, p. 198.
22 Ibidem, p. 200.
23 Voir Daniel Bell : The End of Ideology (Glencoe ; The Free Press, 1960), et en particulier le chapitre 14 et l’épilogue.
24 Macdonald : “Politics Past”, Memoirs of a Revolutionist, pp. 21-2.
(*)(*) David Riesman (1909-2002) est un avocat et un sociologue américain. Il est devenu célèbre après la publication de son livre : The Lonely Crowd (1950) [en français : La foule solitaire (1964)] sur le conformisme de la société américaine. Il fut le fondateur avec d’autres d’une sociologie qualitative (descriptive) des mentalités, des valeurs, des formes de vie et des subcultures. (NdT).
25 En outre, il est difficile pour les Anglais de comprendre le désespoir qui est à la base du radicalisme américain ou de le partager - le sens de l’inutilité dans un pays gigantesque dans lequel le débat politique est dominé par les organes de la communication de masse et où l’opinion publique, mal informée et même délibérément induite en erreur, semble à la fois impuissante, quand il est question de persuader le gouvernement de poursuivre des politiques plus libérales, et toute puissante, quand il est question de le forcer à poursuivre des politiques même plus autoritaires que celles qu’il désire poursuivre (comme dans le cas de Cuba) - le sens de la pure inutilité, dans un tel pays, qui afflige ceux qui cherchent à contenir l’impulsion suicidaire que les Américains semblent enclins à suivre.
Pour une illustration particulièrement claire de ce contraste paradoxal entre l’optimisme européen et le désespoir américain, voir la critique que fait George Lichtheim du livre d’Herbert Marcuse : One-Dimensional Man [L’homme unidimensionnel] (New York Review of Books II (20 février 1964), pp. 16-19) et la correspondance qui s’ensuivit entre Lichtheim et quelques étudiants américains qui le prirent à partie parce qu’il n’avait pas compris pourquoi il était nécessaire pour tout intellectuel américain sérieux de penser la politique contemporaine en termes “négatifs”.
26 Hook : “From Alienation to Critical Integrity”, The Intellectuals, p. 530.
27 Lilian Ross : Profile of Hemingway [Portait d’Hemingway] (New York, Simon and Schuster, 1931).
28 Norman Mailer : Advertisements for Myself [Publicités pour moi-même] (New York , G. P. Putman’s Sons, 1959) p.92.
29 Ibidem, p. 105.
30 « Avant même mes dix-sept ans, j’avais ressenti le désir de devenir une grand écrivain ». (Ibidem, p. 27).
31 Ibidem, p. 241.
32 Ibidem, p. 247.
33 Ibidem, p. 477.
34 Observer (Londres), 26 avril 1964.
35 Norman Mailer : The Presidential Papers (New York, G. P. Putner’s Sons, 1963), p. 265.
36 Advertisements, p. 17. Cf. Steffens : « Avant de mourir, je crois que je peux aider à provoquer un changement essentiel dans l’esprit américain ».
37 Advertisements, p. 410.
38 Papers, pp. 1, 8.
39 The Presidential Papers (Londres, André Deutsch, 1964) (première page de l’introduction non paginée écrite pour l’édition anglaise).
40 Ibidem.
41 Voir Herbert Marcuse : Eros and Civilization (Boston, Beacon Press, 1955) ; et One-Dimensional Man (Londres, Routledge & Keagan Paul, 1964).
42 Papers (Putnam’s), p. 198.
43 Ibidem, p. 146.
44 Ibidem. L’on doit admettre en outre que Baldwin lui-même n’est pas loin d’adhérer au mythe de la supériorité de la sexualité du Noir. Dans The Fire Next Time [La prochaine fois, le feu] (New York, Dial Press, 1963), pp. 56-7, il accusait les Blancs américains d’être « terrifiés par la sensualité », et il ajoutait de manière quelque peu défensive : « Le mot “sensuel” n’est pas destiné à évoquer de fuligineuses et frémissantes nymphes ou de priapiques étalons noirs ». J’entends dire que, dans la nouvelle pièce de Baldwin : Blues for Mister Charlie, la même idée est affirmée de manière beaucoup plus crue, sans restrictions.
45 Papers, pp. 146-7.
46 Ibidem, p. 134.
(*)(*) Richard Rovere (1915-1979) était un journaliste politique qui, de 1948 à sa mort, écrivit, dans le New Yorker, ses commentaires sur la vie politique américaine avec ses Lettres de Washington. (NdT).
47 Ibidem, p. 26.
48 Ibidem, p.43.
49 Ibidem, p. 42.
50 Ibidem, p. 81. « Il demande à la politique … ce qu’elle ne peut pas donner », écrit Richard Gilman ; « nous pouvons parler de l’art de la politique, mais les procédures politiques et la vérité ne sont pas les procédures et la vérité de l’art. Un président n’est pas “supposé enrichir la vie réelle de son peuple” ; il est supposé le protéger et le préserver, et l’enrichissement est précisément la fonction de l’artiste ». (“Why Mailer Wants to Be President” [Pourquoi Mailer veut être président] NR, CL (8 février 1964), p. 23)
51 Advertisements, p. 477.
52 Renata Adler : “Polemic and the New Reviewers” [La polémique et les nouveaux critiques], New Yorker, XL (4 juillet 1964), p. 64 (une critique de : A World More Attractive [Un monde plus séduisant] de Howes et de Doings and Unboings [Faits et méfaits] de Podhoretz).
53 “Why Mailer Wants to Be President”, p. 19.
(*)(*) Petite ville (un millier d’habitants) anciennement minière du Colorado : pris ici comme synonyme de “trou perdu”. (NdT).
54 William James : Pragmatism and Four Essays from The Meaning of Truth [Le pragmatisme et quatre essais sur la signification de la vérité] (Cleveland, Meridian Books, 1961), pp. 22-3.

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