PAGES PROLETARIENNES

lundi 23 octobre 2017

SAINT FELIX ET LES BOLCHEVIQUES

Loin de Paris, dans un trou perdu qui n'existe pas même sur mon GPS, tenir une réunion fin octobre 2017 sur le thème de la révolution d'octobre tenait de la gageure. N'allait-on pas se retrouver avec une bande d'écolos ringards rangés des pots d'échappement, producteurs de résine de cannabis ou véganistes sectaires? Ou une cellule de collectionneurs de caténaires avec épicerie vendant du beurre de contrebande (denrée désormais rare) ?
Du tout. Ce n'est qu'après quelques pas, depuis le parking, qu'on s'aperçoit qu'on est tombé près d'un moulin dans un écrin de verdure et le bruissement d'une petite rivière plus rapide que les autres, puis à l'intérieur on découvre un reliquaire de l'industrialisme du temps jadis où c'était pas tous les jours 35 heures. Une usine pour partie transformée en loft d'accueil de rencontres et d'échanges « pour faciliter la circulation des idées » sans sectarisme, au milieu de ces reliques industrielles pas si anciennes et qui nous parlent encore au plus profond, pas si surprenant et même rassurant au pays de la recherche des identités.
Un groupe « orthodoxe » marxiste était invité - Robin Goodfellow – n'allait-il pas se faire bouffer par un quarteron d'anarchistes barbus jusqu'aux oreilles ?
  • Vade retro Satanas, avec tes goulags, tes Kronstadt et Trotsky ce Staline manqué !


Mais la barbe ne fait plus le moine ni l'intégriste. Elle est in, cette masse de poils qui est en plus un vocable féminin, et qui sert comme expression de ras le bol. Elle plaît aux femmes (gare au harcèlement des barbus).
La brosser avec la Brosse Falconia!
Peu nombreux et si discrets nos anarchistes, barbus comme tout un chacun, étaient venus benoitement écouter la conférence et sans doute furent-ils médusés de découvrir un marxisme non terroriste, un peu pépère, quoiqu'un mot étrange et inquiétant ait été évoqué, le mot « orthodoxie ». Pas grave, du moment que des hétérodoxes comme Pierre Hempel sont présents. Monsieur maire, qui n'est point barbu, était des nôtres. Lequel se mêla à la conversation pour déplorer la violence « sauvage » propre à l'espèce humaine, après avoir entendu, il faut bien l'avouer, des horreurs comme « la violence de classe » ou la « dictature du prolétariat », quoique sans indiquer un lien de cause à effet entre ces concepts barbares. Il n'y avait certainement pas la crème de la classe ouvrière dans cette assemblée, si toutefois, autrefois, la crème était l'ouvrier en bleu de chauffe endimanché lors des réunions politiques ou l'employé de bureau blanchi sous le harnais du harcèlement hiérarchique. Comme toujours un certain quota de retraités, profs ou pique-assiettes viennent en touristes essayer de s'intéresser encore à cette chose bizarre et un peu dévaluée qu'on nomme révolution ou pour trouver enfin une définition satisfaisante de la classe ouvrière. L'espoir fait vivre dans ce monde où les patrons sont les algorithmes comme me le dit un plus tout jeune, mais brillant jeune homme. Peu importe j'ai plus apprécié l'ambiance conviviale de cette population hétéroclite que tant de réunions syndicales avec des ouvriers bovins suivant comme moutons de Panurge leurs « cadres » syndicaux dans des grèves inutiles.

La première chose qui peut vous engourdir fût la durée de l'exposé : 1H30. Quoique Fidel Castro ait fait dix fois pire. Durée du débat : 1H301. J'ai chronométré et enregistré. La deuxième chose qui choquerait presque est que les 50 personnes présentes sont restées jusqu'au bout et ont écouté très attentivement. Bizarre n'est-ce pas ? On a été très intéressé à savoir dans le cours de la réunion quelle pouvait être la nature de l'attention prêtée à un événement si lointain et un peu abstrait chez les plus jeunes présents ; pas très très jeune du reste, ils/elles ont d'ailleurs répondu en confirmant leur curiosité et leur souci du lendemain pour l'humanité.

L'exposé était très cadré historiquement. Il défendit clairement la nature de la révolution d'Octobre comme d'une révolution « prolétarienne », et surtout une révolution qui n'avait pas envie de rester isolée dans un seul pays, en gagnant le plus vite possible le pays le plus important pour les traditions socialistes, l'Allemagne. D'emblée le conférencier signal l'importance des courants critiques de l'expérience russe, en Hollande et en Italie en particulier, mais fondamentalement aux côtés de l'expérience nommée bolchevique ; tout comme il a rappelé les polémiques au sujet des leçons d'Octobre dans les groupes révolutionnaires du début des années 1970. Il ne s'est pas agi d'un événement spécifiquement russe mais d'une vague qui écumait en Allemagne, en Hongrie, en Italie, etc. A chaque étape de son exposé, il prenait soin de souligner qu'il y avait volonté d'établir les premières bases du socialisme mais que cela n'avait pas été possible ; il ajouta que « le communisme historique n'est pas passé en Occident ». Remarque de poids quand on nous a bassiné avec les soit disants partis communistes staliniens des années 1930 en Europe.
Rosa Luxemburg est évoquée pour son soutien à la révolution russe, n'avait-elle pas dit « ils ont osé ! » dans une Russie qui était jusqu'alors un condensé de la contre révolution mondiale. C'est un malheur pour le prolétariat mondial que la tentative de révolution en 1919 en Allemagne échoue ; et Rosa est assassiné par les social-démocrates.
Lorsqu'il revient au cas particulier de la Russie, avec une immense petite bourgeoisie rurale, il livre une analyse réaliste des arrangements qui sont nécessaires pour favoriser l'alliance avec la classe ouvrière minoritaire, la question majeure de l'exploitation de la terre, tout comme il souligne le poids des soldats, épuisés et maltraités par trois ans de guerre, qui sont devenus à leur tour une force sociale. Il analyse le passage de la phase révolutionnaire démocratique en février et explique le cheminement heurté jusqu'en Octobre où se pose naturellement la question de la dictature du prolétariat.
Contre la « légende de la conscience apportée de l'extérieur », il précise que dès 1847 a été posée la question d'un parti autonome du prolétariat, et la nécessité d'un prolétariat en armes : « L'organisation du prolétariat en parti a toujours été un des fondements du marxisme ». En 1905 la révolution ne peut pas s'affirmer encore comme prolétarienne, c'est pourquoi Lénine produit un texte qui porte sur la « dictature démocratique » du prolétariat et de la paysannerie, une formulation qui ne sera plus de mise en 1917, car il y a encore des tâches démocratiques à réaliser – dont la bourgeoisie est incapable – et qui renvoient encore au programme minimum du socialisme.
En 1917, le gouvernement provisoire sera un gouvernement purement bourgeois face à l'inventivité de l'histoire et de la classe avec la création des soviets. Le mouvement du prolétariat va se renforcer progressivement face à l'obstination de la bourgeoisie à continuer la guerre. Il détaille ensuite longuement la répression au mois de juillet qui vise à liquider la force de classe et son expression politique la plus claire. Ce n'est plus le moment pour appeler au pouvoir des Soviets, les bolcheviques et les militants ouvriers les plus en vue sont obligés de se cacher. Mais la contre révolution de juillet est si faible qu'elle est finalement vaincue par les masses ouvrières et paysannes.
On entrera alors dans la nouvelle phase avec le gouvernement du « Conseil des commissaires du peuple » et vers l'application des premières mesures révolutionnaires. Le conférencier insiste sur le processus extrêmement rapide du changement qui s'opère. La tâche est ardue, il faut au prolétariat reforger un mouvement international et créer un véritable parti international.

C'est là un résumé très succinct de ma part, et les Robin Goodfellow pourront toujours y apporter leurs rectifications, sauf qu'il est probable qu'ils publient l'intégral de leur exposé. Exposé inhabituel sur le sujet, corsé et pointu mais qui pose de nombreuses questions sans réponse.

Le débat n'allait cependant pas s'enfermer dans les arcanes de l'histoire passée (pour spécialistes chevronnés) mais conjuguer en quelque sorte cette expérience révolutionnaire au présent.

Pour Pierre Hempel, jamais ni les syndicats ni un quelconque parti révolutionnaire n'ont déclenché les révolutions. Contrairement au conférencier, il ne pense pas que l'on puisse dire que les débuts de la révolution prolétarienne en Russie vérifie la « constitution de prolétariat en classe » ; au contraire le parti socialiste russe des Lénine, Kamenev, Staline est en porte à faux, une partie des dirigeants est prête à saboter la perspective d'insurrection. Ce sont les masses qui poussent. Ce sont les masses qui produisent partout des comités de toute sorte. Hempel craint que, avec toutes ces commémorations, on noie l'essentiel : cette révolution est un phénomène inattendu et très rapide, qui accélère les événements comme aucune programmation syndicale ou politique ne sera jamais capable de le faire. Ce processus n'a rien à voir avec nos troglodytes d'une 4e internationale poussiéreuse et inepte qui ressort Guévara de sa tombe en bredouillant « une, deux, trois Catalogne ».
Enfin Hempel manifeste son désaccord avec l'exposé. Pour expliquer la dégénérescence de la
révolution (qui aurait demandé plus de temps à un exposé déjà long) l'argument de l'isolement ne suffit pas. Des erreurs internes ont joué contre la révolution. Ainsi le massacre de Cronstadt – critiqué dans les isolateurs sibériens par des compagnons de Trotsky qui vont s'éloigner de lui, comme le rapporte Ciliga2, il me semble. Car ce parti bolchevique était encore à l'époque tout sauf monolithique (version des trotskiens et des bordiguiens). Ce massacre de Cronstadt en 1921 a eu, selon lui des conséquences très néfastes et décourageantes pour le prolétariat allemand. Et il pose la question suivante, car il est lui pour la prise du pouvoir (sur la société) par les conseils ouvriers, tout comme il considère que le parti ne peut pas s'identifier à l'Etat (puisqu'il est question de le détruire à terme) : est-ce que le parti prend le pouvoir ?

D'autres intervenants vont se succéder pour rappeler que les bolcheviques n'étaient pas seuls au gouvernement au début mais avec les socialistes-révolutionnaires, mais la discussion ne se déroula pas pour l'essentiel sur les interprétations ou versions de la révolution russe, ni sur la configuration Etat-Parti-Conseils ouvriers, la place de chacun ou même la mise en cause d'un Etat transitoire. Elle fut plus marquée par une série d'interrogations sur le temps présent : qui peut faire quoi, comment définir la classe ouvrière (éternel problème où on attend que Godot vienne nous fournir la définition adéquate comme si une définition pouvait résumer le mouvement de cette classe... qui file entre les doigts), et Notre dame des landes c'est pas un exemple ? Une partie importante fût dédiée à la question de la violence ; beaucoup d'appréhensions, de mises en garde face à un monde violent où la violence n'est pas généralement la bonne solution dans la lutte sociale, où il faut réaffirmer que la nature de la classe ouvrière n'est pas violente mais qu'elle est légitime de se défendre. Des propositions amusantes ont fusé depuis le concert de casseroles jusqu'au blocage des raffineries de pétrole, pour faire tomber l'Etat en quinze jours. On s'est même demandé qui pourrait remplacer nos grands hommes, les Marx, Engels, Lénine. Ce à quoi il fut répondu « nous comme collectif » (mais alors, ajouta cet autre : « les gens de Notre Dame des Landes peuvent se penser comme collectif »?).

Il n'y eût pas de réponse pour savoir si le parti prend le pouvoir3 ou pas, comment il peut peser sur les événements. Un intervenant insista sur la nécessité de dénoncer l'intelligentsia petite bourgeoise, en particulier les « nuits debout » où il décrivit la chienlit place de la République : »... m'enfin le pouvoir n'est pas dans la rue avec n'importe qui, qui passe ou dit ce qui lui chante. Le pouvoir est sur les lieux de production où les gens se connaissent, se reconnaissent, où il y a un réel débat démocratique. Et non pas cette caricature de démocratie de rue où on dit tout et n'importe quoi, où aucune décision n'est suivie d'effet, où les gens se font manipuler par d'autres qui parlent en leur nom et des représentants de groupes qui passent leur temps à manipuler les assemblées. Il faut que les travailleurs puissent créer leurs propres comités et agir de façon indépendante ».

Plein de bonnes choses ont été émises, qui sont sur l'enregistrement que je peux communiquer à qui le désire. Mais l'essentiel n'a pas été établi en conclusion, pour sortir du flou de la réunion et d'une discussion assez brouillonne finalement : personne ne s'est soucié du comment peut s'affirmer cette classe qu'on dit révolutionnaire, quoique supposée en disparition et gouvernée par des robots, ni non plus sur la base de quels objectifs, j'allais dire sur la base de quel programme, pour ne pas vexer nos camarades de Robin Goodfellow, qui en ont un eux, tout prêt et dans une boite. Quand bien même ils ont répété à plusieurs reprises que le but c'est de supprimer l'exploitation , l'argent, les frontières et l'Etat (j'espère n'avoir rien oublié dans la liste).




NOTES

1Cela n'a rien ôté à la qualité de l'exposé, le conférencier a d'ailleurs reçu une salve d'applaudissements lorsqu'il a quitté la salle un peu plus tard. Cependant je me permets de conseiller aux Robin la prochaine fois de raccourcir l'introduction pour permettre un débat... plus long. En mai 68 lorsque Sartre est venu faire son discours à la Sorbonne il a vu atterrir sous son nez un petit papier : « Sartre sois bref ».
2Enfin je ne suis pas très sûr de moi a posteriori, mais je pense que le CCI par exemple sur le sujet va un peu vite en besogne en disant que les anarchistes ont été les premiers à critiquer Cronstadt, sachant que les débats ont été ardus dans les assemblées du parti, et que si Kollontaï et Serge ont approuvé de "tirer sur les marins comme des perdrix", il serait intéressant de faire des recherches plus approfondies pour vérifier que la répression n'a pas obtenu le consentement de la majorité, quoiqu'il soit compréhensible dans la paranoïa ambiante, que la plupart aient perdu tout sens critique. J'ai noté en outre une fascination de certains pour des textes du CCI, et je n'ai pas dit le contraire ; même si je me suis sauvé d'un organisme devenu secte étroite, cela ne m'empêche pas d'apprécier encore nombre de leurs articles et je ne rejette pas un passé dont ils ne sont pas les propriétaires.
3Vieux briscard je connais la réponse des Goodfellow (oui) vieille position complètement ringarde, c'est fini le parti unique, le parti UDR comme la fable d'un parti « encadrant » le prolétariat. Laissons ces conceptions militaristes aux attardés trotskiens et à leurs amis fonctionnaires syndicaux.


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