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mardi 25 octobre 2016

L'Ancienne hégémonie du Socialisme Allemand par Roberto Michels (1911) deuxième partie

Suite et fin de l'article lumineux de Roberto Michels sur les tares de la Seconde Internationale, surtout façonnée par le culte de l'organisation et le suivisme des différentes sections secondaires et bien moins nombreuses des autres pays par rapport au géant allemand, qui resta longtemps considéré comme preuve de la force du prolétariat allemand. Jusqu'à nos jours nombre de révolutionnaires maximalistes croient encore à cette vieillerie de prolétariat allemand référentiel (du fait qu'il avait donné naissance à des géants de la pensée comme Marx, Engels et leurs disciples); or le prolétariat allemand n'a pas confirmé depuis un siècle les espérances internationalistes que nous pouvions nourrir à son égard. Le solide financement de l'organisation social-démocrate allemande ne fût en outre pas une garantie de son indestructibilité, ni ne l'empêcha d'éclater en 1914. Elle fût néanmoins une école pour la génération révolutionnaire des Lénine, Rosa, et Bordiga et Pannekoek.

La vertu du socialisme allemand de l'emporter toujours dans l'Internationale socialiste, qui lui permit de se défendre dans tous les congrès internationaux contre toutes les oscillations de droite ou de gauche, non seulement contre les théoriciens non-allemands comme le hollandais Christian Cornelissen et l'italien F.Saverio Merlino, mais aussi, ce qui est plus important, contre des personnalités politiques aussi influentes que F.Domela Nieuwenhuis (Zurich 1893), Enrico Ferri (Paris 1900) et Jean Jaurès (Amsterdam 1904), a ses raisons dans les circonstances suivantes :

La social-démocratie allemande est devenue le modèle de tous les partis socialistes :

1° Parce que, depuis le commencement de 1880, il fut de plus en plus évident que les autres doctrines et théories étaient de plus en plus éclipsées et remplacées, dans la littérature socialiste, par le marxisme. Des théories, dont les rayons consolants ont pénétré jusqu'aux profondeurs les plus cachées de l'humanité, comme les idées d'un Proudhon, d'un Bakounine, d'un Blanqui, perdaient de plus en plus de leur efficacité. A leur place, beaucoup de groupes marxistes se fondèrent, qui minaient, pour ainsi dire, les autres systèmes socialistes, qui avaient la faveur des masses ouvrières, par une pénétration aussi lente qu'intensive. Cela arriva en Italie, en Autriche, et dans les pays scandinaves, dans une mesure moins grande en Belgique, en Hollande et en Suisse ; souvent même en Angleterre, en France, en Russie et en Espagne, où les autres tendances socialistes ont encore gardé assez de vitalité pour opposer une résistance énergique à « l'infiltration pacifique » des idées marxistes, par la formation de véritables partis marxistes autonomes et conscients. Presque partout, les chefs du mouvement ouvrier international en appelaient à Marx et beaucoup d'anarchistes se déclaraient ouvertement ses disciples. Au fur et à mesure, et dans la même proportion que s'élargissait l'influence du marxisme dans le mouvement ouvrier, grandissait aussi le prestige international de la social-démocratie allemande. Car la social-démocratie était considérée comme le représentant le plus autorisé du marxisme. Les causes en sont palpables. Le hasard a voulu que Marx fut allemand. Son activité littéraire et scientifique, et en grande partie sa culture, étaient exclusivement allemandes. L'homme qui, après la mort prématurée de Marx, fut considéré, dans le socialisme international, pendant longtemps comme l'exécuteur testamentaire de ce géant de la pensée, et qui devait jouer le rôle d'un Nestor auprès duquel les travailleurs de toutes les langues et de toutes les races allaient en pèlerinage pour demander des conseils ; Frédéric Engels, était, par son origine, par son sang et par son esprit, un allemand authentique.
C'est en Allemagne que vivaient et agissaient les plus grands disciples de Marx et d'Engels : Karl Kautsky et Edouard Bernstein.

La littérature allemande marxiste, longtemps la plus riche en nombre et en importance, traduite dans toutes les langues, devint le trésor classique du socialisme international, la source à laquelle doivent puiser tous ceux qui travaillent dans les domaines des questions sociales. En outre, le grand débat théorique sur la tactique, qui remuait le socialisme scientifique et qui fut caractérisé par l'orientation de Berstein vers le révisionnisme et eut son point de fépart en Allemagne, contribua plutôt à renforcer le parti allemand qu'à l'affaiblir. Et la croyance, que nulle part qu'en Allemagne la doctrine marxiste n'avait mieux pénétré dans la conscience ouvrière, fut généralement acceptée.

2° Parce que la social-démocratie allemande exerça sur les partis socialistes des autres pays une influence extraordinaire, par sa tactique, qui, bien qu'aussi loin des tentatives folles de révolte anarchiste que de l'opportunisme qui perdait de vue le but final, savait pourtant se tenir dans les limites de la légalité. Ce qui imposait tant d'admiration aux socialistes étrangers, c'était ce parti socialiste, parti d'opposition, lutteur infatigable et logique, comme le voulait Marx, critique inlassable au parlement, parti d'isolement voulu et conscient dans les luttes électorales, bref, vrai combattant de la lutte de classe, et en théorie et en pratique.
Pas de politique d'alliances, pas d'appui à un ministère comme en France, même pas de collaboration politique avec des éléments ouvriers indéterminés comme en Angleterre, mais la logique de fer des déductions marxistes appliquées à l'action du parti. En réalité, cet étrange mélange de bonheur et de malheur pour la social-démocratie allemande s'explique par ce fait qu'elle agissait dans un pays semi-absolutiste, sans parlementarisme, sans responsabilité ministérielle, sans opinion publique et par dessus le marché comme minorité, en d'autres termes « bon gré mal gré » préservée des dangers du ministérialisme ou d'une participation, sous quelque forme que ce soit, à un gouvernement quelconque : voilà la situation qui lui permettait de faire à son aise des déclarations socialistes au parlement et de se donner ainsi comme la gardienne du trésor marxiste.

3° Parce que les succès évidents dont la social-démocratie allemande pouvait se vanter, n'étaient pas le moins du monde possibles dans un autre pays. Elle qui a eu la bonne chance d'avoir plus tôt que les partis socialistes des autres pays, un système électoral favorable et d'avoir ainsi devancé tous les autres partis socialistes dans la lutte parlementaire et légale, devait servir à tous de modèle. Les grandes et fréquentes victoires électorales, par conséquent l'augmentation des députés socialistes au Reichstag, exercèrent une influence magique. Le chiffre des voix recueilli par le parti étant bien supérieur à celui recueilli par les partis socialistes réunis du monde entier, devait enchanter les socialistes étrangers comme une légende d'utopie, en les déterminant ainsi à renoncer peu à peu aux allures révolutionnaires et à l'idéalisme fervent, pour s'adonner à une action pratique qui, à leurs yeux, n'était que l'action électorale. Jusqu'à la fin de 1870, les députés socialistes allemands sont les seuls dans tout le monde qui ont recueilli des voix socialistes, et meme en 1878, dans le chiffre total de 438.231 voix socialistes de tous les pays, le parti socialiste allemand figurait pour 437.158.

4° Parce que l'épaisseur et la solidité, non réalisées ailleurs, d'une organisation unitaire quoique ramifiée dans toute l'Allemagne, avec son brillant décor bureauratique et sa discipline volontaire, qui semblait avoir donné au parti une grande puissance, complètement inconnue aux autres partis, inspirait partout une admiration mêlée d'un profond respect.

5° Parce que les qualité admirables que possédait la classe ouvrière allemande, grâce à son organisation exemplaire, la rendaient indispensable en beaucoup de questions, lui assurant ainsi une hégémonie, au point de vue de l'organisation, sur les autres classes ouvrières. Elle possédait avant tout la qualité la plus admirable parmi toutes : l'esprit de sacrifice financier. Certes, la social-démocratie allemande a prêté toujours son concours aux partis socialistes étranger, et beaucoup plus qu'elle n'en pouvait recevoir d'eux. Combien ridicule apparaît la modique somme de 50 lires votée par le groupe socialiste parlementaire italien, comme subside aux grévistes allemands du bassin minier de la Ruhr, à côté du fort subside accordé par le parti socialiste allemand au journal socialiste français L'Humanité, et à côté des sommes énormes données pour la révolution russe !
La supériorité du parti socialiste allemand se manifestait, non seulement dans les questions d'argent, mais aussi et plus encore dans les congrès internationaux et dans sa manière d'établir des rapports internationaux, en somme partout où il est besoin non seulement de supériorité financière, mais aussi de supériorité bureaucratique, d'exactitude scrupuleuse et de discipline. Tandis que les français ne sont pas capables d'organiser un congrès et les anglais de diriger un secrétariat central, les organisations ouvrières allemandes peuvent servir de modèle dans l'art d'organiser des Congrès et de s'acquitter de leurs devoirs internationaux. Ce sont ces qualités nécessaires, techniques surtout, qui nous donnent la clef du rôle dirigeant des allemands dans le domaine syndical.

6° Parce que l'histoire même a voulu que la social-démocratie allemande jouât le rôle de directeur dans le mouvement socialiste international. La victoire des allemands en 1870-71, qui a eu une importance décisive sur les destinées de l'Internationale, n'était, au fond, qu'une victoire de l'organisation sur la désorganisation. Quoi d'étonnant, alors, que le socialisme du pays victorieux ait pris cette leçon de l'histoire pour exemple ?
C'est ainsi que l'esprit de l'organisation forte, de la centralisation de l'Empire allemand, qui, pendant 30 ans, aspira à l'unification de ses petits Etats anémiques, fut transplanté dans l'Allemagne ouvrière qui espérait pouvoir, par la concentration de ses propres forces, vaincre la concentration des forces ennemies, l'Etat. Le parti socialiste allemand devint, comme l'a très bien dit un observateur portugais, un parti de gouvernement, c'est à dire un parti qui, organisé comme un gouvernement en miniature, crût pouvoir prendre le gouvernement en bloc. Cette méthode sembla bonne et les autres partis socialistes l'adoptèrent sans hésitation.

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