PAGES PROLETARIENNES

vendredi 1 avril 2016

MARX ET LA RUSSIE


par Roger Dangeville (1967) (*)

La Russie, les Etats-Unis et le « Capital »

La chronique nous rapporte que le plus souvent le général (Engels) était satisfait. Son ami, Karl Marx, avait du génie et élaborait essentiellement la théorie en se livrant aux recherches fondamentales et en laissant à ceux qui avaient simplement du talent le soin des questions secondaires et des recherches moins ardues sur l'histoire et l'actualité, la politique et la politique immédiate du parti.
Mais, il arrivait, paraît-il, que l'auteur du « Capital » délaissât les sentiers escarpés qui mènent aux sommets lumineux de la science pour se disperser dans les détails et le quotidien. Ainsi perdrait-il son temps, pendant des années, à préparer des interventions et des rapports détaillés et minutieux pour un petit cercle d'ouvriers plus ou moins instruits (comité central de la Ire Internationale), ou bien il dévorait et annotait des milliers d'ouvrages traitant des sujets les plus disparates. Il allait même jusqu'à faire ces travaux dans le plus grand secret, et on assure qu'Engels fut surpris lorsqu'il recensa l'héritage littéraire de Marx, car il écrivit à Sorge : « Il y a aussi 3 ou 4 cahiers de mathématiques. J'ai eu l'occasion de montrer à ton fils un exemplaire sur les bases nouvelles du calcul différentiel. S'il n'y avait pas eu l'énorme matériel sur l'évolution de la Russie et des Etats-Unis (plus de deux mètres cubes rien qu'en matériel et statistiques russes), le deuxième livre du « Capital » serait depuis longtemps à l'impression. Les études de détail ont accaparé Marx pendant des années. Comme toujours, il tenait à ce que tout soit parfaitement tenu à jour, et maintenant tout est anéanti, à l'exception de ces extraits ».
Il arrivait alors, poursuit la chronique, que le général s'impatientait et entrait dans des colères noires. Mais, ici, elle devient mauvaise langue et insinue que certains travaux sont accessoires, voire inutiles dans l'oeuvre de Marx. Qui plus est, elle en appelle à l'autorité d'Engels. En réalité, comme nous allons le voir, ces travaux « secondaires » illustrent le mieux les desseins de Marx : ne portent-ils pas sur des événements qui, après la mort de Marx, ont bouleversé la vie de millions d'êtres humains et de générations entières ?
Pourtant Engels avait bien pris soin de lever toute équivoque. Sur la tombe même de Marx, il
précisait que les recherches de son ami ne s'expliquaient pas seulement par son goût pour les études, mais par ses desseins révolutionnaires. Engels ne disait là que la stricte vérité, mais il heurtait le bon sens même, car on ne tient pas les hommes politiques pour des hommes de science. Il avait beau expliquer que la révolution ne se fait pas en agitant des idées et en travaillant les esprits, mais en aillant une connaissance profonde de ce phénomène matériel, inscrit dans le développement même de la société. Certes, c'était comme un ouragan qui se déchaîne soudainement, mais, en fait, les condensations qui engendrent des formations sociales nouvelles et plus développées s'accumulent plus lentement et progressivement à partir des contradictions sociales de toute l'époque précédente et sont donc parfaitement connaissables. Et justement il s'agit de ne pas se laisser surprendre par l'orage, car alors il est trop tard pour mener à bonne fin les transformations sociales qui sont possibles dans les périodes de bouleversement.
En effet, l'expérience historique de plusieurs révolutions manquées avait révélé que si l'on voulait éviter qu'à l'heure de la décision le prolétariat hésite, louvoie ou renouvelle les errements qui lui avaient fait lâcher prise si souvent, il fallait qu'un parti révolutionnaire enregistre les expériences faites dans le passé et prévoie le déroulement des phases successives de la révolution. Engels rappelle ainsi qu'en 1849 il avait écrit....

lire la suite ici :http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1967_num_5_1_3084

(*) Cher lecteur, après mon exhumation régulière du grand mémorialiste du maximalisme marxiste, le postier Lucien Laugier (compagnon de combat à Marseille, et ami proche de Bordiga) tu vas imaginer : 1. que le bordiguisme fût une solide école de formation marxiste moderne, 2. que les militants d'importance du parti bordiguien (comme Dangeville et Camate dans les fifties, Laugier dans les sixties) ne sont jamais aussi bons dans leurs contributions théoriques au futur mouvement prolétarien - bon excepté Camate le papy des modernistes - que lorsqu'ils ont quitté le parti "invariant", et tu auras raison.

Mais c'est la "branche italienne" du maximalisme révolutionnaire international dont il ne faut pas oublier l'apport fondamental et pas seulement par sa branche bordiguiste; j'en profite mon fidèle lecteur et ami pour te fournir cet extrait d'un vieil article de PU consacré à Angelo Tasca, le papa de la ministre socialeuse.

"...Aucune étude n’a été consacrée au nombre considérable de théoriciens produits par ce mouvement transalpin, incomparablement supérieurs à ce qui a éclot dans tant d’autres pays pour tout le XXe siècle. Pis encore les rares défricheurs puis militants de cette école ont souvent eux aussi, en privilégiant tel ou tel personnage d’envergure parmi les fondateurs du premier parti communiste d’Italie, contribué à édulcorer la richesse de l’ensemble de ces acteurs de la lutte de classe, les uns privilégiant Bordiga comme le summum de la pensée bolchevique appliquée à l’Europe occidentale, d’autres son concurrent Damen, d’autres encore les théoriciens de la revue en Belgique Bilan, avec Vercesi pendant la Seconde Guerre mondiale. Ont été systématiquement rejeté dans l’ombre ceux dits de « l’aile droite » comme Angelo Tasca, au même titre que Boukharine en Russie (du fait de son alliance opportuniste et malheureuse avec Staline) tout comme Gramsci. Or, ces théoriciens dits de « l’aile droite » ont des choses à nous apprendre, même dans leurs reniements; ils ont été partie prenante des multiples débats dont le contenu ne peut être dissous en qualifiant « l’aile gauche » maximaliste d’infaillible et pour continuer à oublier les objections et contributions de « l’aile droite » taxée de minimalisme et d’opportunisme, où toute la problématique oscille entre les diverses fractions sans toujours présenter des délimitations claires et en se fixant sur la trajectoire d’un tel ou de tel autre.
 La négligence historique des petits cercles révolutionnaires est comparable à la méthode anarchiste qui rejette toute la IIème Internationale comme intégralement bureaucratique bourgeoise, quand l’on sait, pour qui a pris connaissance des débats dans cette Internationale, que de l’affrontement des points de vue opposés, où chacun n’a pas entièrement tort et où apparaissent de lumineuses idées, est née la configuration des partis les plus marquants du début du XXème siècle. Les historiens pipoles ont pour leur part cadenassé la réflexion et la prise de connaissance des clivages par une fixation rigide sur  la fracture de 1920 et les 21 conditions de l’Internationale communiste. L’ossification de la théorie bolchevique en stalinisme a tendu à simplifier outrageusement les questions essentielles, en gommant ou en stigmatisant comme bourgeoises et dépassées les objections des perdants de « l’aile droite », comme s’ils avaient toujours été des fourriers du capitalisme et des réformistes intrinsèques.
Or la pensée communiste ne peut se laisser enfermer dans les carcans ou aléas de l’histoire des partis successifs. Une tâche immense reste pour des historiens conséquents de rétablir certaines vérités qui ont résistées à l’usure du temps. Il est de notoriété publique désormais que Bernstein et Kautsky n’ont pas dit que des âneries ; un Lénine conseillait même de relire leurs vieux écrits. Pour illustrer ce début d’investigation je me propose de réhabiliter le « droitier » Angelo Tasca. Contrairement à la plupart des autres initiateurs du courant maximaliste[2], Tasca a fait œuvre d’historien avec plusieurs livres de référence à son actif.
Tasca n’est pas n’importe qui, il a été lui aussi un des fondateurs du PC d’Italie de l’époque héroïque. Jeune étudiant socialiste il s’est fait remarquer en 1912 lors du débat dans la Jeunesse socialiste avec l’autre jeune marquant Amadeo Bordiga  sur la question des socialistes face à la culture et à l’éducation. Tasca, pas encore proche de Gramsci, défendait des thèses favorables à l’assimilation de la culture bourgeoise par les jeunes socialistes et s’opposait à l’orientation antimilitariste, anticléricale et anti-réformiste de la presse socialiste des jeunes. Bordiga défendait une orientation de la presse comme organe politique et non culturel de la lutte de classes et s’opposait à sa transformation en un périodique culturel. Par rapport à l’éducation, Tasca proposait une réforme du système éducatif italien dans le sens laïc et démocratique. Bordiga contestait que cette réforme puisse changer le caractère bourgeois et anti-socialiste de cette éducation. Bordiga caractérisait la culture et l’éducation bourgeoises d’anti-solidaire, compétitive, individualiste et darwiniste. La politique socialiste se devait d’être solidaire et altruiste et ne pouvait se développer que comme négation de la culture dominante, dans la pratique de la lutte de classes.  Amadeo Bordiga fût considéré comme vainqueur de la polémique. Dans la dynamique vers la création du parti communiste, les barrières des différents groupements sont mouvantes. On assiste dans la section de Turin à une fusion d’une partie des  abstentionnistes (Parodi, Boero), des communistes électoralistes (Togliatti, Tasca, Terracini) et du groupe «éducation communiste» (Gramsci, Bianco). Les partisans de la fondation du parti communiste en Italie se réunissent en une Conférence nationale de la Fraction communiste du PSI à Imola. Y participent les abstentionnistes, les deux groupes ordinovistes, des maximalistes de gauche et la Jeunesse socialiste. On prépare une motion pour fonder le parti communiste lors du prochain congrès du PSI. Les ordinovistes ont alors abandonné leurs thèses conseillistes[3]. Tasca semble avoir été fustigé par le centre maximaliste et la gauche bordiguiste parce qu’il souhaitait le rattachement des conseils ouvriers aux syndicats existants[4]. Il aurait été abonné à Bilan, après son exclusion de l’IC stalinisée, la revue de la fraction italienne de gauche en exil à Bruxelles mais aucunement dans une démarche d’approfondissement des principes de classe ; les anciens exclus s’observent toujours du coin de l’œil [5]!

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Dans le PC qui succède au parti socialiste – parti qui avait de beaux restes puisqu’il avait été le seul parti avec le PS russe à refuser de participer à la guerre – on retrouve les mêmes clivages avec une direction « maximaliste » qui signifie alors une mixture d’idéalisme radical et de réformisme dans les actes. Sans entrer dans les détails de la configuration classique – centre (groupe dirigeant maximaliste), gauche (les dits abstentionnistes et Bordiga) et droite (Gramsci et Tasca) – il faut considérer que les clivages sont mouvants[6]. Ainsi en 1920 Tasca rompt avec Gramsci, lequel reste isolé quand le vieux socialiste Terracini et Togliatti (encore plus ou moins abstentionniste et futur caïd stalinien) se rapprochent de la direction maximaliste. En 1924, au cours de la Conférence clandestine du PCI à Como,  la Gauche du PCI obtient la majorité mais surgissent trois fractions : Droite (Tasca), Centre (Gramsci), Gauche  (Bordiga)[7]. La gauche avec Bordiga se réclamera plus tard d’un maximalisme conséquent et non pas de sa première variété sentimentalo-réformiste.

BORDIGA EMPORTE A NOUVEAU LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS D’USINE

Après échec de la grève des aiguillles en 1920 Gramsci s’était rapproché des positions de Bordiga.  Dans le n°1 d’Il Soviet Bordiga avait mis tout le monde d’accord et marqué une leçon indélébile d’histoire pour les positions de principe :
« Avec le développement de la révolution, avec l’élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques mais dans un premier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier plan. Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste. Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin, qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique »[8].
C’est clair et net, et la force du raisonnement de Bordiga découle des leçons issues du long travail polémique de la IIème Internationale. Cette analyse place non seulement la gauche en tête du jeune parti communiste mais en fait un digne rejeton de l’expérience en Russie. Mais les choses vont se compliquer avec l’apparition du fascisme dont Bordiga est chargé de décrire la nature par les instances de l’Internationale communiste, et il le fait brillamment ; la résolution de l’IC de 1923 caractérise à sa suite le fascisme comme « phénomène de décadence »[9] . Ce n’est pas l’objet de cet article de revenir sur les diverses interprétations du fascisme et son utilisation comme diable moderne n°1 et éternel pour la bourgeoisie mondiale actuelle.
Il nous fallait réexaminer, à côté des rabachages des textes « intangibles » de la gauche par les minorités maximalistes contemporaines, la contribution plus argumentée et sociologique de Tasca, que beaucoup n’ont d’ailleurs jamais lu. Tasca écrit son livre en 1938, près de dix ans après avoir été exclu de l’IC stalinisée. Il s’est éloigné du credo communiste et tente une approche plus culturelle mais qui reste néanmoins solidement reliée aux analyses marxistes, et fidèle à son brillant discours au congrès du PCF à Marseille en 1922 (cf. ma note 7). Il estime que la victoire du fascisme a été plus due aux divisions du mouvement communiste et socialiste qu’au fascisme lui-même, plus force policière que rival politique ; la bourgeoisie italienne disposait de forces policières en trop faible nombre[10]. Il tombe dans l’œcuménisme de la théorie du « front unique » qui aurait pu soi-disant éviter au fascisme de triompher, ce qui est totalement erroné, comme il le démontre d’ailleurs souvent par devers lui : des fronts uniques ont été mis en place, cartels de partis impuissants à rallier l’ensemble de la classe ouvrière ou même au niveau activiste militaire des Arditi del popolo. Bordiga défendait lui aussi l’idée de front unique mais des masses ouvrières socialistes et communistes. Tasca se contredit en analysant près de deux décennies plus tard tour à tour les principales raisons, d’abord le soutien de la police bourgeoise aux bandes fascistes, la dispersion puis le désarroi du prolétariat lui-même, duquel il finit par dire qu’il était vaincu déjà depuis l’échec des grèves de 1920, avec une analyse pertinente comme on le verra de la gréviculture  anarcho-communiste, voire maximaliste et de ses insuffisances[11].
L’ambivalence du fascisme italien à ses débuts prête à sourire quand on le compare avec les mesures anti-ouvrières que prend l’actuel « gouvernement socialiste » en France, et à ses souteneurs comme la vice-présidente du Sénat Caroline Tasca, fille d’Angelo. Les faisceaux de combat défendent initialement un programme à faire rougir les supporteurs du programme commun français des années 1970 et leur tonton Mitterrand : « Suppression du Sénat (…) Création de Conseils nationaux techniques (comme ceux de Kurt Eisner en Bavière), journée légale de huit heures, Retraite pour les vieux travailleurs à 55 ans, remplacement de l’armée permanente par une milice nationale, expropriation partielle de toutes les richesses, confiscation des biens de toutes les congrégations, révision de tous les marchés de guerre avec prélèvement de 85 % sur le bénéfice ». Même nos pauvres gauchistes et anarchistes, avec leur slogan thorézien « faire payer les riches » font figure de pâles réformistes démagogiques face à ce « maximalisme fasciste » ! Sans oublier l’origine mussolinienne du concept altermondialiste des nations du sud face aux riches du nord ; pour Mussolini la SDN était un piège tendu par les nations riches aux « nations prolétariennes » ![12]
Un thème est récurrent dans l’ouvrage de Tasca, c’est sa critique et moquerie du maximalisme, et de ses expressions successives (alors qu’à la fin de sa carrière il vantera le réformisme spécieux de Gramsci). Il en réfère en 1919 au parti socialiste, alors que n’a pas encore eu lieu la scission, parti oscillant, dominé par la fraction maximaliste (les centristes pas encore la gauche avec Bordiga, encore qu’on ne voit pas en quoi il aurait été hostile dans la forme au Manifeste qui suit), qui publie en août ledit manifeste :
« L’instauration de la Société socialiste ne peut s’accomplir par décret ou par décision d’un Parlement ou d’une Constituante. Les formes hybrides de collaboration entre Parlement et Conseils ouvriers devront également être condamnées et rejetées. Il faut au contraire pousser le prolétariat à la conquête violente du pouvoir politique et économique, qui devra être entièrement et exclusivement confié aux Conseils des Ouvriers et des Paysans, avec des fonctions en même temps législatives et exécutives »[13]. Mais en même temps ce maximalisme radical en apparence prône de lutter « sur le terrain électoral et dans les institutions de l’Etat bourgeois » ! Tasca a raison de taxer ce maximalisme de « réformisme honteux ». A ceux qui pourraient sourire de l’aspect radical du manifeste d’août, il est compréhensible pour Tasca qui rappelle la gravité de la situation sociale: « entre octobre 1919 et mai 1920 quelques centaines d’ouvriers et de paysans ont été tués ou blessés dans toutes les régions d’Italie ».
Là où Tasca devient passionnant dans son témoignage c’est lorsqu’il sort des généralités maximalistes ultérieures (à la Bordiga qui font fi des nuances en parlant en général du prolétariat), en rentrant dans le détail des grèves orchestrée par l’aristocratie syndicaliste sous la manœuvre bourgeoise :
« Au cours de la grève des cheminots, en janvier 1920, les syndicats « blancs » avaient donné l’ordre de continuer le travail, et la grève non seulement s’était terminée par un accord signé avec la seule organisation « rouge » qui l’avait déclenchée mais le ministre des Travaux avait livré aux représailles du Syndicat des cheminots les membres de l’organisation catholique qui n’avait pas suivi ses ordres »[14]. L’épidémie de grèves « sévit et atteint son maximum en 1920, en Italie comme ailleurs : elle tombera partout sous la douche froide de la crise économique (…) C’est une énorme dispersion d’énergies, une cascade de mouvements qui arrivent à paralyser, dans certaines zones rurales, la production pendant de longues semaines et des mois, mais dont le coefficient politique reste nul »[15]. Ces mouvements débordent le parti socialiste et les syndicats mais : « On traite cette hypersensibilité des masses par une sorte de douche écossaise, en leur recommandant le calme et ne leur promettant la révolution (…) derrière ce bavardage il n’y avait absolument rien ».
1920 n’est pas 1910 : « Le parti socialiste et la CGL ne sont plus les organisations d’une « aristocratie » ouvrière : des masses nouvelles sont entrées en mouvement ; pour les guider il faut autre chose que les expédients et les recettes d’autrefois (…) Une bourgeoisie de plus en plus intelligente » (suite dans l’extrait en fin de cet article). Ce même parti socialiste se dédouane de l’échec du mouvement en rejetant ses flous tactiques sur « l’apathie des masses », tout comme il se permet de mépriser les anciens combattants, les laissant ainsi dans les bras des cliques fascistes.

LE FASCISME UN SIMPLE PARASITE DE LA CONTRE-REVOLUTION

Tasca, comme Trotsky et Bordiga, n’estime pas la montée résistible du fascisme comme la contre-révolution, son chapitre VII s’intitule : « La contre-révolution posthume et préventive ». En postface il combat la légende selon laquelle « le fascisme aurait sauvé l’Italie du « bolchevisme » : « Le fascisme a utilisé un changement qui s’est produit dans la situation italienne par réaction contre les erreurs des socialistes et l’échec de leur « révolution » ; il a été le parasite et non l’agent de cette mutation. Le maximalisme « bolchevique » s’est détruit de lui-même, succombant à sa sottise et à son impuissance » (p.382)[16].
A la fin de 1920, le fascisme généralise ses « expéditions punitives » criminelles. En 1921, les bandes fascistes exploitent les rancoeurs contre  les « allogènes », les « slaves » et les « communistes ». Ils finissent par détruire toutes les Bourses du travail, les syndicats et coopératives. Ils essaiment dans les régions où le prolétariat agricole est moins nombreux, avec l’aide vengeresse des commerçants et des agrariens.
Selon Tasca 20 ans après son discours de Marseille et moins sûr de ce qu’il défendait à l’époque, l’infériorité dans laquelle finit par se trouver la classe ouvrière ne s’explique pas par le simple écroulement des idéaux socialistes (faiblesse des chefs et d’une partie des masses) mais dans « le caractère militaire de l’offensive fasciste » ; on voit là la contradiction de Tasca qui regrettait une forme idéale du « front unique » puisqu’il révèle a posteriori que la répression fascisto-policière est bien l’élément déterminant et aussi in fine une faiblesse historique de la classe ouvrière italienne, pas la simple politique aléatoire du parti socialiste.
Puis il ajoute une autre explication plus profonde encore qui expliquerait mieux la dispersion du mouvement socialiste face à la réaction fasciste : « Le manque d’une conscience nationale achevée, le cloisonnement municipal ont constitué un très grave handicap pour le socialisme italien ». C’est le même type d’explication qui fût celui des révolutionnaires allemands après la défaite länder par länder à la même époque dans cette Allemagne aussi tardivement unifiée ! Sans rejoindre la thèse d’Arno Mayer sur un fascisme aux sources aristocratiques – pour Bordiga le fascisme n’est nullement un retour au féodalisme[17] - il faut bien reconnaître que la faible centralisation bourgeoise lui a été d’un grand secours et nous permet de comprendre de nos jours l’invention de la « communauté européenne » avec ses « régionalisations européennes », arme typiquement anti-prolétarienne, qui découpent les nations en morceaux beaucoup plus contrôlables !
Tasca rectifie encore son point de vue en manière de résumé, et il semble là bien proche de l’analyse de Bordiga : « du milieu de 1921 à octobre 1922 (…) l’infériorité militaire de la classe ouvrière italienne a été la conséquence d’une infériorité politique, due à l’atmosphère « maximaliste » dans laquelle elle était plongée (…) Or, le maximalisme italien était un maximalisme de foules inarticulées, chaotiques, sans cohésion d’esprit ni de perspectives (…) C’était la fourmilière à la merci de la légion » ; « Dans la classe ouvrière, paralysée par la scission politique et par la crise économique, le recul est évident ». Ce recul se traduit au niveau électoral par l’affirmation du parti fasciste dont les « communistes » ont favorisé l’ascension en s’attaquant principalement à leur ancien parti socialiste en mai 1921 : « Le « bolchevisme » italien était désormais bien peu dangereux, puisqu’on pouvait confier, fin mai 1921, des arsenaux et des fabriques d’armes à cette même Fédération métallurgique qui avait, huit mois auparavant, décidé l’occupation des usines »[18].
Pourtant, là encore Tasca est contradictoire, il vient apporter une autre explication que la simple division électorale des partis qui se réclament chefs du mouvement ouvrier. Le ministre Giolitti opère à une grande manœuvre avec les commissions parlementaires en faisant approuver de nouveaux tarifs douaniers pour « défendre l’industrie et l’agriculture nationale ». Montebourg était d’accord avec Giolitti.
« Dirigeants de la CGL et dirigeants industriels sont d’accord à ce sujet, car cette mesure va « créer du travail » et permettre à nouveau un certain partage des surprofits entre capitalistes et ouvriers syndiqués du Nord ». Pas de pot le gouvernement Giolitti est renversé cinq jours après, mais le chemin est encore long pour Mussolini et ses bandes. Tasca vante une renaissance du « front unique » gênante pour Mussolini alors qu’il s’agit en fait surtout de réactions dispersées certes mais extrêmement violentes du prolétariat, créant ses propres groupes armés jusque dans les campagnes, qui rend encore coup pour coup aux exactions fascistes » (cf. les Arditi del Popolo).
Tasca se prend à rêver en postface, écrire une histoire du socialisme qui : « … amènerait à juger d’une façon moins négative le maximalisme lui-même, cette avitaminose, cette « maladie infantile » du socialisme italien. Le maximalisme trahit certes une grave absence de maturité politique (il vise aussi le maximalisme ultérieur de la gauche avec Bordiga, classés dans les « infantiles » par Lénine soi-même, ndr); il permet tous les alibis, naïfs ou calculés, en face des problèmes qui commandent l’action. Mais il tire sa force de sentiments élémentaires et sains, de cette primauté des facteurs moraux que Roberto Michels avait remarquée il y a longtemps déjà dans notre mouvement socialiste. Il existe un maximalisme des masses dont les premiers élans furent l’expression d’un idéalisme militant qui subsiste même dans ses tâtonnements. C’est de là que sont partis les socialistes dignes de ce nom pour provoquer, accélérer la formation au sein de la classe ouvrière et autour d’elle, d’une conscience politique adéquate ; c’est de là qu’il faudrait encore partir pour reprendre leur œuvre. Ces sentiments élémentaires sont aujourd’hui exploités pour empêcher le développement d’une véritable conscience ; la chose est possible parce qu’ils n’ont pas été fixés en doctrine et, par conséquent, subissent ou alimentent des schèmes mentaux qui les corrompent ou les trahissent. Les communistes qui ont liquidé dans leur camp le maximalisme trotskiste, utilisent sans scrupules les poussées du « maximalisme des masses » pour une politique et à des fins où le socialisme perd, en même temps que sa sève la meilleure, sa propre raison d’être ».
Par le terme « communistes », utilisé ici par Tasca, il faut entendre à l’époque de cet écrit les « staliniens » évidemment puisque les vrais communistes italiens ou autres sont en prison au goulag ou chez Mussolini, et que le « communiste Tasca » a été parmi les premiers exclus. Tasca incrimine aussi la « découvert » tardive du marxisme par certains intellectuels italiens. On a vu qu’au congrès du PCF à Marseille en 1922, Tasca, délégué du PC d’Italie, avait expliqué dans un français très correct, que l’échec de 1920 avait été dû à l’absence d’un parti politique fortement organisé, quand vingt après il ne défendra plus cette vision de type trotskiste et bordiguiste, car comme la poule et l’œuf, le prolétariat italien dispersé et sans fortes traditions n’avait pas pu pondre le parti adéquat à la sensation de révolution qui était dans tous les esprits.

pas mal non?

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