PAGES PROLETARIENNES

mercredi 16 mars 2016

LA JEUNESSE : CLIENTELE ELECTORALE OU FORCE REVOLUTIONNAIRE DE DEMAIN ?


Par Lucien Laugier

publié dans « Le Prolétaire » n°10 (1964)

Quelle saveur a ce texte pour ceux qui ont vécu les fifties et les sixties ! Un rare texte maximaliste à avoir anticipé mai 68 ! Quelle actualité si vous remplacez twist par rap, chrétien par musulman, et communisme par islamisme! Et si vous gaussez vous aussi de l'amplitude journaleuse attribuée à la catégorie « jeune », qui reste le cadet des soucis de l'Etat bourgeois, surtout pour les non-diplômés et les sans grades. Et si vous avez compris que la vie... politique bourgeoise est un éternel recommencement. Mémorialiste profond et théoricien marxiste en constante évolution, longtemps après avoir cessé de militer au parti bordiguiste, Lucien Laugier reste méconnu. Il serait temps de lui rendre justice, comme on le fait en ce moment pour Grandizio Munis. Il faut louer le travail remarquable de moine copiste de François Langlet qui a regroupé et fait circuler un grand nombre de textes lumineux de Laugier (cf. « Les deux crises du PCI », matériaux pour une histoire de la Gauche italienne, volume I, et avec sa revue électronique Tempus Figut) ; Hé Ho les éditions anars oecuméniques Cahiers Spartacus et Agone, au lieu de fuir en criant maman chaque fois que vous apercevez le mot parti, qu'est-ce que vous attendez?
Vous pouvez consulter sa biographie sur le site de Smolny et ses textes sur mes deux principaux blogs politiques (celui-ci et Archives du maximalisme). Etonnant parcours de ce postier, proche de Bordiga (je tâcherai de publier un jour leur étonnante correspondance) qui, au fur et à mesure qu'il développait son travail de mémorialiste1, s'est rapproché vers la fin de sa vie des positions du CCI. Voilà qui fera grincer des dents à certains.Voici une des meilleures...« plume » incontestable du mouvement maximaliste moderne. Il a le sens de la formule et il fait mouche.

Champion suprême de la démocratie parlementaire, le parti dit « communiste » sait se préoccuper de ses électeurs. Non seulement de ses électeurs présents, les adultes, mais aussi de ses électeurs futurs, les jeunes. Ces derniers se passionnent pour la guitare et le twist au détriment de la politique ? Qu'à cela ne tienne, le communisme à la mode de Moscou peut très bien s'en accommoder. Qui dit coexistence pacifique dit émulation « culturelle » : le PCF, appliquant les lois des « voies nationales » au socialisme, se fait fort d'offrir à la jeunesse twist, guitare électrique et surbooms à gogo !
Mais les « Sports et loisirs » ne sont pas tout. La jeunesse moderne est essentiellement pratique, « concrétiste », paraît-il. Elle veut des carrières, des professions rémunératrices. Le PCF ne l'ignore pas. Il promet, en cas de victoire électorale et de règne de la « démocratie véritable », des crédits pour l'enseignement et pour la recherche scientifique. Les jeunes comprendront à demi-mot et traduiront tout de suite : possibilités plus grandes de réussite professionnelle, foire d'empoigne pour laisser l'usine aux petits copains moins instruits. Quant à l'abolition du salariat, comment les jeunes y croiraient-ils encore alors que leurs aînés du « plus grand parti de France » n'y croient plus depuis longtemps ?
Mais toute la gauche démocratique, du PSU aux syndicalistes chrétiens, de Deferre à Guy Mollet ou Mendès-France, ne promet-elle pas la même chose que le PCF ? Heureusement pour lui, il a sur tous ces gens-là une supériorité incontestable qui lui vient de sa maison-mère l'URSS inégalable en matière de recherche scientifique et de réussites spatiales. Or la Russie est « communiste ». Nul ne songe à le nier, hormis quelques « fous » qui s'avisent de découvrir dans l'économie soviétique des preuves de capitalisme. D'autre part, le parti communiste est communiste... par définition. Personne n'en doute plus, sauf évidemment ces mêmes fous qui, par une logique triviale rappellent que les communistes n'ont pas de patrie et qu'un parti devenu patriote ne saurait plus être un parti prolétarien... Dieu merci, personne ne les écoute, tous ces citoyens conscients, toutes les personnes réalistes ont depuis longtemps compris qu'on ne peut sans contradiction être à la fois patriote et internationaliste, révolutionnaire et chrétien, ennemi de l'exploitation et collaborateur du patronat, communiste et défenseur de la propriété. Cela les générations d'adultes l'ont parfaitement admis, pourquoi les jeunes, encore plus réalistes que leurs aînés, ne le saisiraient-ils pas aussi ? M.Thorez, qui s'est dérangé exprès pour eux à Marseille, le mois dernier, en est fermement persuadé. « La jeunesse, a-t-il dit, sait faire la différence entre ce qui est vieux et ce qui est nouveau. Elle se tourne vers le communisme qui est la jeunesse du monde ». Ainsi tout est pour le mieux et la campagne « pro juventus » du PC s'annonce bien. Ce qui est « nouveau », c'est – on le devine aisément – la programme électoral de la « démocratie véritable ». Ce qui est « jeune » parce que communiste, c'est – est-il nécessaire de le préciser ? - le régime politique de M. Khrouchtchev.
Un seul point noir dans le beau raisonnement. Toute la jeunesse n'est pas intoxiquée par le « yé-yé ». Toute la jeunesse n'est pas apte à se conquérir un job lucratif grâce à la « démocratisation » promise de l'enseignement. Il y a cette masse inquiétante de jeunes inadaptés, de « sauvages », dont les excès défraient la chronique. Pour nous, communistes internationalistes, l'existence de cet abcès social incurable qu'est la jeunesse semi-délinquante constitue une manifestation du caractère explosif de la société moderne, la preuve aussi que, des jeunes générations, on peut attendre tout autre chose que la servile imitation de leurs aînés que leur propose le PCF, la certitude enfin que la jeunesse, ce n'est pas seulement l'inconsistant engouement pour les modes bruyantes ou le froid carriérisme des « raisonnables », mais encore et toujours « la révolte » contre l'ordre constitué.

Pour nous, qui nions et l'existence du communisme en Russie et le caractère communiste de ses partis occidentaux, il n'existe pas de « problème de la jeunesse », mais seulement le « problème du prolétariat ». La révolution socialiste internationale a été perdue, l'oeuvre de Lénine détruite, la classe ouvrière du monde entier trahie par les épigones des bolcheviks. Ou le prolétariat subira encore longtemps l'influence des renégats patronnés par Moscou, et la domination du capitalisme pourrissant se perpétuera, rien ne pouvant empêcher la corruption et la déchéance des jeunes, comme des vieux ; ou le prolétariat s'émancipera du contrôle de ses faux chefs, se dressera contre le capitalisme et le détruira. S'il est bien vrai que cette dernière perspective repose essentiellement sur les jeunes, il n'est pas moins vrai qu'ils ne semblent guère plus capables que leurs aînés de la réaliser. Avant de leur en faire grief, il faut d'abord s'expliquer pourquoi.

« Apolitisme », « incivisme », voilà les deux reproches essentiels qui sont faits à la jeunesse d'aujourd'hui. En ce qui nous concerne, la dialectique de Marx nous aura au moins appris que dans le « mal » d'aujourd'hui se trouve la solution, donc le « bien », de demain. Stérile dans l'immédiat, la désaffection des jeunes à l'égard de la politique n'en exprime pas moins le dégoût pour la politique opportuniste des partis. Quant à leur incivisme, il dissimule tout simplement leur « refus » des normes et règles d'une société qu'ils voient bien telle qu'elle est : pourrie. Sous ces deux formes, l'attitude des jeunes est grosse d'un rejet général des valeurs de la société bourgeoise. Cela ne peut que nous réjouir, nous qui, alors que Thorez et les siens travaillent à un « replâtrage » démocratique du capitalisme, luttons pour sa « destruction ».
Dégoûtée par la politique, la jeunesse pourrait l'être à moins. On lui présente comme « neuf » un révisionnisme que Marx a fustigé il y a plus d'un siècle. On lui sort des « nouveautés » aussi vieilles que les nationalisations, la participation des syndicats à la gestion des entreprises, la réforme fiscale et autres slogans éculés de toutes les batailles électorales de toutes les républiques. Sans craindre de se moquer du monde, Thorez dit aux jeunes « De Gaulle vous a trompé », oubliant que c'est précisément là le rôle d'un chef d'Etat bourgeois. Mais que dire de prétendus « communistes » qui lui ont servi de caution, qui ont tenu et tiennent encore le même langage que lui, qui parlent comme lui des « intérêts nationaux » au-dessus des classes, exaltent comme lui la « grandeur du pays » ? Que dire en particulier de ce même Thorez qui fût vice-président du Conseil aux côtés du même De Gaulle, qui tança les mineurs parce qu'ils n'étaient pas assez enthousiastes pour descendre dans leur antre de forçats, qui appela les ouvriers encore en armes à s'incliner devant les « forces de l'ordre », à vénérer l'armée française, à glorifier le fleuve de sang versé par les ouvriers au profit du capitalisme « national » ? Faut-il s'étonner que les jeunes boudent la politique lorsque le « communisme » se présente à leurs yeux sous le jour du communisme officiel, c'est à dire comme un spectacle d'histrions exécutant des pirouettes ? Le souvenir est là encore tout frais, d'un parti soi-disant d'opposition qui vota les pleins pouvoirs au gouvernement au cours de la guerre d'Algérie et permit ainsi à l'impérialisme français d'utiliser les jeunes.

Sans rire, Thorez dit : « La jeunesse est passionnée de nouveau. Ce système capitaliste, ce pouvoir personnel d'inspiration monarchiste sont ce qu'il y a de plus vieux ». Certes le capitalisme n'est que trop vieux. Mais la « démocratie » chère à Thorez est ce qu'il y a de plus vieux dans le capitalisme ; plu décrépite, plus hideuse encore que le « pouvoir des monopoles » qui, au moins, a le mérite d'exposer sans fard ce qu'est « tout » gouvernement bourgeois : la dictature du capital. Le communisme, répétez-vous à satiété, est la jeunesse du monde. Il est plus que cela, il est le monde de « demain ». Mais un monde entièrement à conquérir. Un monde auquel la Russie des Staline et des Khrouchtchev fait obstacle. C'est seulement comme « doctrine sociale », comme « théorie de l'histoire » que le communisme existe déjà ; mais cela remonte à un siècle : à 1848 et au Manifeste de Marx et Engels. Dans le monde d'aujourd'hui ce qui est nouveau n'est pas communiste, ce qui est communiste n'est pas nouveau. Mais le programme et la doctrine de M. Thorez ne sont ni nouveaux ni communistes.

Quant à l'incivisme des jeunes, Thorez s'en tire avec quelques pirouettes, invoquant l'éternel conflit entre les générations, le manque de stades et de piscines. C'est pourtant quelque chose de bien plus sérieux ; quelque chose d'incurable comme les contradictions profondes du mode capitaliste de production, précisément parce que cet incivisme a pour base matérielle la folie productive de l'économie moderne et comme mobile idéologique la faillite morale de la société bourgeoise. Thorez, sur ce sujet, est optimiste : il s'agit des plus « désabusés » « qui font quelques mauvais coups ». Pourquoi sont-ils « désabusés » ces jeunes que guette la délinquance ? Parce qu'ils se sont vite convaincus au spectacle de leurs aînés condamnés au salariat à vie, qu'aucune réforme ne pouvait les en sauver eux-mêmes. Parce qu'ils sentent bien que « les chances égales pour tous » que leur promettent les Thorez et Cie cachent la plus sordide et la plus terrible des « concurrences » entre les ouvriers, une concurrence pour laquelle eux, les enfants délaissés des cités-casernes, les ratés qu'élimine l'incohérente sélection scolaire sont les plus mal armés. Parce qu'ils ont sous les yeux l'image de générations avilies et battues qui ont subi passivement guerre meurtrière et paix scélérate, abondance et crise, chômage et surtravail. Parce que tout ce que les partis leur offrent – et le parti « communiste » tout le premier – n'est que replâtrage d'une société immonde qu'ils sentent confusément et intuitivement ne plus pouvoir, à jamais, à tout jamais être reformée, amendée, améliorée.

Cette frange dévoyée et perdue de la jeunesse n'est que l'expression négative de la violence et de la révolte qui couvent sous la croûte de la fausse prospérité du monde capitaliste pourrissant. Mais son désespoir n'en témoigne pas moins de la force subversive qui s'accumule au sein de cette société. Quand le parti de classe renaîtra, la révolte sera consciente, la conscience s'emparera de la révolte et les jours du capitalisme seront comptés. Alors cette jeunesse, dont tous les philistins moralisateurs déplorent le manque de civisme, pourra manifester toutes les vertus des classes en luttant jusqu'au bout et avec joie pour le seul but qui en vaille la peine, non pas une « place au soleil » et beaucoup de députés de « gauche » au Parlement, M. Thorez, mais le triomphe de la révolution communiste.



1 Lucien connaissait très bien Bilan, projetait une étude sur la guerre d'Espagne (« une bourgeoisie incapable d'assumer le pouvoir sans que le prolétariat la prenne à la gorge »). Dans l'immédiat après-guerre il avait croisé la route de Marc Chirik, puis ils s'étaient perdu de vue. A l'hiver de sa vie il avait cherché à le recontacter. Il en parle dans son grand plan de travail historique du « documenteur » Marc : « Après la mobilisation de 1939, dislocation des relations entre les fractions belge et française ; rupture de tout rapport entre noyaux bordiguistes au plan international ; isolement à Marseille d'un petit groupe replié dans la zone sud après l'armistice de 1940. Dont fait partie le « documenteur » probable de la thèse universitaire d'où est tirée la brochure du CCI » (p. XV des Matériaux de F.Langlet).

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