PAGES PROLETARIENNES

vendredi 30 octobre 2015

La critique marxiste de..."L'Argent" de Zola



Par Paul Lafargue




La fin du XIXème siècle est sans âme, pèse encore le désarroi de l'échec sanglant de la Commune de Paris. En littérature et en peinture vont poindre le naturalisme et l'impressionnisme, créations plus attachées à la forme qu'au contenu, un désarroi qui sera encore plus marqué avec l'apparition de l'expressionnisme, par Munch et son « cri », comme une prescience du chaos de 14 après la fin de dieu. L'ancien ministre des Affaires étrangères, Douste-Blazy raconte un échange avec le président iranien Ahmadinejad lors de l'émission « Quai d'Orsay » : « Il me demande qu'est-ce qu'il y a après Dieu ? Décontenancé je ne sais quoi lui répondre et je lui retourne la question. Il me répond : après Dieu il y a le chaos ». Ce n'est pas faux, mais maintenant il y a vraiment le chaos et non seulement plus de dieu (sauf pour ceux qui s'accroche aux fétiches religieux) mais plus de parti messianique. La politique officielle est chaque jour un peu plus ridicule et ennuyeuse ; un Président en exercice organise des funérailles d'accidentés de la route comme une étape de campagne électorale quand son principal adversaire, un blaireau incorrigible, va ridiculiser, tout aussi électoralement, le Quai d'Orsay à Moscou en se prenant pour le prochain récipiendaire. En face, le prolétariat ne peut plus se soucier de ces milliers de petits arrivistes concurrents pour des postes régionaux où ils paradent complètement inutiles aux besoins des populations ; ces parachutés de partis oligarchiques dissolvent toute conception de démocratie réelle, comme contrôle permanent et activité non de prestige mais humble.
Le texte du génial Lafargue que je reproduis ici ne prend pas en compte cette phase de « décadence » qui marque la fin du XIXe siècle en Europe, à quelques encablures de la Première grande boucherie mondiale, mais, sur les plans littéraire, de la spéculation et de la mesquinerie du personnel politique et journalistique, il est très très actuel.
L'éditeur à Montréal de la correspondance de Zola, Alain Pagès, décrit assez bien l'ambiguïté sociale de la fin du XIXème pour les écrivains élèves de Zola :
« Quelle situation historiques trouvent-ils devant eux. Ils n'ont connu politiquement ni le Second Empire, ni la Commune. La République est pour eux désormais un régime bien installé, malgré la fronde royaliste et les rivalités qui déchirent les factions au pouvoir. Comme le note Madeleine Rebérioux, les années 1884-1886 marquent « la fin de l'ère des fondateurs » (Gambetta étant mort et Ferry disparaissant de la scène politique) et le début de la « fracture républicaine », avec la montée en puissance de Clemenceau. Rien de bien exaltant, donc, pour un esprit avide d'idéal, d'autant plus qu'une crise économique et sociale s'installe pour plusieurs années. Aux incertitudes que connaissent les institutions financières s'ajoute la multiplication des grèves. « Ce sont des arrêts de travail, écrit Madeleine Rebérioux, qui, plus que tout, ont frappé, parfois ému l'opinion. Or la houle gréviste la plus puissante – par le nombre diversifié des différentes branches professionnelles et la vigueur des revendications – s'est déployée de 1878 à 1882. Dès 1883 la décrue a commencé ; 1884-1885: c'est l'étiage. Mais un étiage qui témoigne de l'acclimatation à la grève du monde ouvrier : en 1884, grèves et grévistes sont plus nombreux qu'en 1867-1869, lors de la vague du Second Empire finissant. Le public s'est-il lui aussi habitué ? Il ne semble pas. A la différence des grèves offensives du bon Kondratieff(x), les grèves de récession en effet s'engagent le plus souvent pour défendre un salaire, très bas, une journée de travail, très longue, contre des patrons qui, non sans remords parfois, tentent de maintenir le profit. Voilà qui explique (au moins en partie) ce sentiment de peur sociale, cette angoisse de la catastrophe que l'on perçoit dans « Germinal ». Mentionnons parallèlement un fait qui est loin de relever de l'anecdote : la France subit au cours des étés 1884 et 1885 deux épidémies fort sérieuses, de choléra, qui font plusieurs milliers de victimes. A feuilleter les journaux de l'époque qui consacrent à ce problème de fréquentes chroniques, on mesure l'importance du phénomène et l'impression de malaise ou d'insécurité qui s'empare des esprits. L'heure est donc à l'inquiétude. De ces sentiments diffus à l'idée littéraire de la « décadence », il n'y a qu'un pas qui sera aisément franchi » (cf. La bataille littéraire, 1989, ed Librairie Séguier).
Toute littérature est le produit de son époque.Nul mieux que Georges Lukacs, comme principal intellectuel marxiste de la fin du XX ème siècle n'a mieux analysé les rapports de la politique et de la littérature (lire : Lectures de Zola: https://dea.lib.unideb.hu/dea/bitstream/handle/2437/168762/SRSLT_21_titkositott.pdf;jsessionid=370F9E3D412A7440E09EBF4E9661BD1B). Lukacs est beaucoup plus critique de Zola que Lafargue, qui lui concède un certain talent. Pour toute l'époque stalinienne Zola était devenu l'écrivain « prolétarien » de référence, il est donc intéressant de lire l'exception Lukacs, bien qu'il ait fini par céder à la fin de sa vie au rouleau compresseur du marxisme de caserne. Mais la force de Lafargue est de situer le petit bourgeois Zola au cœur de la pourriture de la bourgeoisie française. Rien que de très actuel.
JLR
  1. Cet auteur fait référence humoristiquement à un vieil conomiste sur la sellette à la fin des années 80, et qui semble hélas bien oublié. L'économiste russe Kondratieff proposait la thématique dès les années 20 d'une analyse des «cycles longs» ou «ondes longues» du capitalisme. A l'onde longue impérialiste de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème aurait succédé l'onde longue fordiste, puis la suivante lancée par la Seconde Guerre mondiale, après laquelle nous avons vécu dans une «onde » de croissance . Le ralentissement mondial actuel serait donc une « onde » de décroissance plutôt inquiétante. La théorie des cycles, de type marxisante, pren en compte comme thermomètre l'ampleur des grèves et des adhésions syndicales pour expliquer les « tournants » d'une période à une autre.


CE QUE LE ROMAN DOIT A ZOLA
Une charmante et innocente manie sévit dans le clan des écrivains parisiens : chacun d'eux se considère comme le créateur d'un nouveau genre littéraire, l'un dans le domaine du lyrisme, l'autre dans celui du roman ; chacun s'intitule chef d'école ; chacun passe à ses propres yeux pour si original qu'il se situe lui-même aux antipodes de tous ses honorables collègues. Pourtant ces messieurs sont étroitement unis par le mépris dont ils honorent réciproquement leurs œuvres géniales et par la crainte de voir contester leur prétention à l'originalité. Quand ils s'adressent les uns aux autres, ils ne manquent pas de se qualifier réciproquement de " maîtres ", avec la plus grande politesse et le plus grand sérieux. Les frères Goncourt, si habiles dans l'art d'écrire ennuyeusement, estiment que l'Académie officielle est trop petite pour contenir tous les génies à la poursuite de l'esprit qui court les rues, et ils ont fondé à côté du " Théâtre libre " de Monsieur Antoine, et à son image, une fabrique libre d' " immortels " ; ils l'ont dotée d'une somme qui, il est vrai, ne doit être payée qu'après leur mort !
Pour gagner les lauriers dont ils ceignent eux-mêmes leur tête – les meilleurs compliments sont ceux qu'on s'adresse à soi-même, – les lyriques et les romanciers ne se sont pas embarrassés d'un bagage incommode de pensées et de réflexions originales, ils n'ont même pas pris la peine de créer une nouvelle forme littéraire. Le grand public, dont ces messieurs convoitaient les applaudissements et la monnaie sonnante et trébuchante, ne devait pas être déconcerté et surpris par l'originalité : on se contentait de cultiver les formes utilisées et usées par les prédécesseurs. L'histoire verra dans le manque absolu d'imagination la particularité la plus remarquable des " chefs " des différentes " écoles " contemporaines. Tous leurs efforts et leurs aspirations se sont borné à enlever au vers et au roman – pour ce qui est du drame ils avaient été chassés des théâtres à coups de sifflets par le public – l'élan juvénile et la fantaisie débordante qui faisaient le charme du romantisme de 1830 : à leur place, ils ont offert des échantillons de leurs patients et pénibles efforts. Ils nous ont donné une littérature de magisters ennuyeux et orduriers.
L'observation la plus superficielle, qui ne remonte jamais des conséquences aux causes, qui ne va jamais de l'effet immédiat au résultat final, voilà le triomphe des " réalistes " ; leur psychologie atteint son point culminant dans l'analyse indiciblement banale de leur " moi " niais et peu intéressant. A ce qui leur manque, ils essaient de suppléer par la langue : toute la virtuosité de ces maîtres s'exprime dans une langue extrêmement maniérée, tourmentée et qui tourmente le lecteur. L'un d'eux, maître éminent, a donné sous le titre de Contes sans qui ni que un volume de récits d'où les innocents pronoms qui et que sont sévèrement bannis [1]. Quand ils écrivent, les poètes et les écrivains modernes prêtent plus d'attention aux mots qu'aux choses que ces mots représentent, ils sont perpétuellement à la recherche de nouvelles tournures de style ; il leur importe moins de voir juste et de décrire juste que de mettre sur pied quelque tournure inédite ou de jeter " des feux étincelants ". Pour eux, les mots en soi ont leur valeur propre, indépendante des idées qu'ils expriment. Peu leur importe donc que les mots revêtent une idée juste ou fausse ou ne contiennent pas d'idée du tout, pourvu que leur place et leur disposition dans la phrase soient nouvelles, inattendues, surprenantes, stupéfiantes. Les maîtres de la poésie et du roman martyrisent leur pauvre cervelle pour en tirer des titres qui suppléent dignement à leur manque d'imagination. Ainsi, il y a quelques mois, un nouveau venu sur le marché littéraire publia un récit sentimental à la manière de George Sand et, naturellement, il s'empressa de s'attribuer un titre : chef de l'école du " roman romanesque " ! Beaucoup de titres et aucune réalisation, tel est, en fin de compte, le bilan des " maîtres " de la littérature moderne.

Zola est, lui aussi, tombé jadis dans les fautes que nous venons d'indiquer : il s'est donné pour le créateur du roman expérimental, du roman naturaliste, et cela, après Sorel, l'abbé Prévost et Balzac [2] en France, Fielding et Smollet en Angleterre, Quévédo, Cervantès et Mendoza, l'auteur de Lazarillo de Tormès, en Espagne. Zola lui même n'attribuait aucune signification au titre qu'il se donnait, ce n'était qu'une cocarde mise à son chapeau pour attirer les regards. Alors qu'aujourd'hui il a victorieusement surmonté toutes les difficultés rencontrées à ses débuts, que sa renommée, répandue sur tout le globe, lui assigne une place unique parmi les écrivains actuels, il se contente d'écrire des romans assurés du plus grand succès et du plus gros rapport ; il ne pense à son école que lorsqu'il s'agit de soutenir les écrivains qui s'agrippent à ses basques.
Zola a aussi peu fait école que les autres " maîtres " – la particularité des maîtres modernes est de ne pas avoir de disciples ; pourtant il se distingue de la foule de nos chefs d'écoles littéraires, car il a introduit dans le roman un élément nouveau.
Les romanciers voudraient nous faire croire à la réalité des personnages qu'ils décrivent, aussi leur donnent-ils des noms empruntés au Bottin, ils leur mettent dans la bouche des mots, ils leur attribuent des actes qu'ils ont cueillis à droite et à gauche dans leur entourage et surtout dans les journaux, conservés, rassemblés, comparés et catalogués avec soin. Malgré cela, leurs personnages ne donnent pas l'impression de la vie, d'êtres réels de chair et de sang. Ils sont étrangers à notre existence, ne parlent pas des intérêts qui nous agitent, ne sont pas soutenus par nos illusions ni tourmentés par nos appétits. Ils semblent des marionnettes bourrées de son, dont l'auteur tire les ficelles pour les manœuvrer selon le cours de l'action et l'effet désiré.
Les Victor et les Julien, nés dans les romans, vivent, aiment et meurent, mais ils n'agissent jamais qu'à leur guise, sans obéir aux besoins impérieux de leur propre organisme, ni à l'influence de leur milieu social ; ce sont des créatures extraordinaires qui s'élèvent au-dessus de la nature humaine et dirigent les événements sociaux.
A Rome, les auteurs de comédies avaient recours au " Deus ex machina ", au dieu descendu soudain d'en haut pour dénouer les situations embrouillées. Leur procédé si naïf, maintes fois ridiculisé, a été repris et perfectionné par les romanciers qui font jouer à leurs héros et à leurs héroïnes le rôle de ces dieux. Zola s'est efforcé, et il faut l'en louer, de bannir du roman cette sorcellerie ; il a au moins essayé d'enlever à ses personnages une part de leur toute-puissance et de lier leurs actes à des causes déterminées ; souvent même, il va jusqu'à les priver de leur libre arbitre, à les plier sous une double dépendance, l'une intérieure et physiologique, l'autre extérieure et sociale.
Zola nous présente ses personnages comme atteints de tares héréditaires ; cela pour expliquer leur conduite. Quelques-uns de ses héros sont des alcooliques [3], d'autres sont atteints de folie héréditaire, dans certains cas ils sont désaxés par quelque accident. Plusieurs de ses héroïnes deviennent anormales pour toute leur vie parce qu'elles ont été brutalement déflorées. Les événements de chacun de ses romans sont groupés et classés de telle sorte qu'ils facilitent le développement du phénomène morbide [4].
La nécessité pathologique à laquelle sont soumis les personnages de Zola ne détermine pas seulement leur caractère et leurs actes, elle influence l'auteur lui-même. Elle le rend aveugle et l'empêche de voir comment les choses se passent dans la vie réelle, comment les qualités héréditaires les plus profondément enracinées sont modifiées sans cesse par le milieu dans lequel se développe l'individu. Il ne manque pas d'exemples de pareilles transformations. L'ordre et l'économie qui caractérisent depuis des générations le philistin tant qu'il vit dans des conditions modestes et petites-bourgeoises se transforment en l'espace d'une génération et tournent subitement à la licence et à la prodigalité dès que ce même philistin s'est taillé une place dans les milieux du grand commerce et de la haute finance.
Comme les sciences naturelles sont devenues à la mode aujourd'hui, Zola les a invoquées pour donner un aspect scientifique aux nouveautés introduites par lui dans le roman. Il s'est déclaré disciple de Claude Bernard et a rendu le grand physiologue responsable de ses propres fantaisies pathologiques et littéraires. L'excuse que peut invoquer Zola, c'est son ignorance absolue des théories de Claude Bernard qui attribuait au milieu organique une influence décisive sur la vie des éléments physiologiques. La théorie que suit inconsciemment Zola n'est pas celle de Claude Bernard, mais celle de Lombroso, théorie que ce dernier n'a d'ailleurs pas trouvée lui-même, mais qu'il exploite pour se créer une renommée européenne grâce à l'ignorance des gens soi-disant cultivés.
La théorie de 1' " homme criminel " de Lombroso n'est que du fatalisme vulgaire. Comme le héros de l'Assommoir qui devait forcément succomber à l'alcoolisme par suite de sa lourde hérédité, tous les criminels sont prédestinés au crime par leur organisme. Ils ont beau vivre dans les conditions et les circonstances les plus diverses, ils accompliront nécessairement, qu'ils le veuillent ou non, des crimes ; la société doit donc chercher à s'en débarrasser comme de serpents venimeux ou de bêtes féroces. Cette théorie fataliste nous conduit à la même conclusion que la théorie des déistes sur le libre arbitre ; l'une et l'autre rendent l'individu seul responsable de ses actes ; elles donnent toutes deux à la société le droit de frapper l'individu, sans aucun remords et sans chercher si la société elle-même ne porte pas une part de responsabilité pour chaque acte criminel. Comme on sait, le grand statisticien Quételet imputait à la société les crimes qui se répètent d'année en année avec une régularité quasi mathématique. La théorie de la criminalité de Lombroso a été tirée de l'enseignement de Darwin, inexactement exposé par Haeckel, Spencer, Galton et compagnie, qui réussissent, en l'invoquant, à expliquer la situation sociale des capitalistes par leurs remarquables vertus individuelles héréditairement transmises.
Zola a su utiliser à merveille la théorie de l'homme criminel, elle simplifie extrêmement sa tâche de chroniqueur des mœurs ; elle lui permet de recourir à des effets nouveaux et lui évite d'étudier l'action et les réactions du milieu social dans lequel vivent ses héros, puisque ceux-ci sont soumis à une fatalité organique qui devient une sorte de " Deus ex machina " ; elle lui permet d'esquiver l'analyse psychologique pour laquelle il témoigne un dédain évident.
Faire de la psychologie, dit-il quelque part, c'est se livrer à des expériences sur le cerveau de l'homme,
et lui-même émet la prétention de se " livrer à des expériences sur l'homme entier ". Les idées de Zola sur ce qu'il entend par expérience et par rôle du cerveau dans l'organisme humain sont extrêmement embrouillées et obscures. [5]

Dans les romans de Balzac nous retrouvons aussi une nécessité physiologique, mais d'une tout autre nature que chez Zola. Balzac se réclame de Geoffroy Saint-Hilaire, l'élève et le successeur de Lamarck, le représentant génial de la théorie du milieu, théorie qui met en lumière l'action du monde extérieur sur les êtres qui se développent dans son sein ; il est partisan de la loi de corrélation des organes, à laquelle se ralliait également Goethe. Chaque changement du monde extérieur trouve pour ainsi dire un écho dans une modification correspondante chez les animaux et les plantes et toute modification survenue dans l'organe d'un animal agit nécessairement sur ses autres organes. S'il était possible, par exemple, de modifier la forme des dents du lion, cela entraînerait un changement dans la forme de ses mâchoires, en même temps que se modifieraient ses autres organes et les particularités de son caractère, comme le courage, la cruauté, etc. Les mêmes phénomènes se reproduisent quand on transporte des animaux de leur milieu naturel dans un milieu artificiel, comme cela se produit, par exemple, pour les animaux domestiques. Le changement entraîne nécessairement une modification des organes, de l'esprit et du caractère de l'animal.
Balzac, qui était pénétré de la justesse de cette théorie, s'est appliqué, avec un soin infini, à décrire les conditions dans lesquelles vivaient et agissaient ses personnages.
Il n'a pas esquivé l'analyse des " mille causes complexes " qui effraient Zola, et qui pourtant déterminent les actes des hommes et influent sur leurs passions. Bien plus, Balzac les a analysées avec tant de plaisir qu'il semble parfois ennuyeux au lecteur qui cherche dans la lecture du roman une distraction et non un enseignement. Flaubert, Zola, les Goncourt, la plupart des romanciers qui prétendent jouer un rôle important dans la littérature, se plaisent à des descriptions brillantes qui rappellent les prouesses des virtuoses au piano. Ce sont la plupart du temps des tableaux de genre, travaillés souvent à l'avance et conservés soigneusement dans un tiroir pour un usage éventuel. Ces descriptions sont introduites dans le roman comme des images ou des vignettes à la fin des chapitres. Elles prouvent le grand art d'exposition de l'auteur, elles ne sont en elles-mêmes qu'un accessoire laborieux et inutile qui nuit à l'intérêt du livre. Si l'on saute ces descriptions, les œuvres n'en souffrent pas, au contraire, souvent elles y gagnent.
Par contre, les descriptions magistrales et profondes de Balzac nous font mieux comprendre le caractère et l'action qu'il décrit ; parce que ses héros et ses héroïnes vivent dans telles ou telles conditions, ils doivent développer en eux des passions déterminées, qui correspondent à ces conditions, et agir en conséquence.
Les personnages de Balzac sont, sans exception, dominés par une passion qui devient pour eux un destin physiologique. Même quand ils ont apporté en venant au monde le germe de cette passion, elle ne se développe que lentement, sous l'influence du milieu. Mais sitôt qu'elle a atteint son apogée, comme l'amour chez Goriot, l'avarice chez Grandet, la recherche scientifique chez Balthazar Claës, la vanité chez Crevel, la sexualité chez le baron Hulot, elle devient souveraine, elle écrase et étouffe, tour à tour, les autres sentiments et fait de sa victime un monomane. Les romans de Balzac sont des épopées de la passion triomphante : l'homme y est le jouet d'une passion qui le domine et le martyrise comme il était, dans la tragédie grecque, le jouet d'une divinité qui le poussait tantôt au crime, tantôt à l'action héroïque. Depuis Eschyle et Shakespeare, – ce dernier fait aussi de ses héros les victimes d'une passion et les laisse déchirer par elle, – aucun écrivain n'a montré, comme Balzac, avec cette rigueur inexorable et cette puissance dans la description, les passions poussées jusqu'à leur paroxysme, jusqu'à la folie.
Zola prétend continuer Balzac, mais il diffère de lui en tout : par sa philosophie, sa langue, la manière dont il fait ses observations, travaille ses romans, introduit et fait agir ses héros, décrit leurs passions. Il en diffère encore par un trait nouveau, caractéristique pour son œuvre et qu'il a le premier introduit dans le roman, ce qui lui donne une indéniable supériorité sur les autres romanciers modernes, bien qu'il le cède parfois à quelques-uns, à Daudet dans l'art de la description et à Halévy pour l'esprit et la finesse. L'originalité de Zola réside en ce qu'il montre comment l'homme est jeté à terre et broyé par une force sociale. Balzac avait eu, pour parler comme Zola,
la grande originalité de donner à l'argent en littérature son terrible rôle moderne [6];
mais Zola est le seul écrivain moderne qui ait osé consciemment montrer comment l'homme est dominé et anéanti par une nécessité sociale.
Du temps de Balzac (il mourut en 1850), la colossale concentration des capitaux qui caractérise notre époque n'en était encore en France qu'à ses débuts. On ne connaissait pas les magasins géants dont les couloirs se prolongent sur des kilomètres, dont les vendeurs et les vendeuses se chiffrent par milliers, ces magasins géants où les marchandises les plus diverses sont centralisées et exposées, par rayons, de sorte qu'on y trouve des garnitures de bureau et de la parfumerie, des ustensiles de ménage, des chapeaux, des costumes, des gants, des bottines, du linge et des articles de sellerie. Il n'y avait pas de filatures, de tissages, d'usines métallurgiques, de hauts fourneaux occupant un peuple entier d'ouvriers et d'ouvrières. On ne connaissait pas ces sociétés financières qui manipulent des dizaines et des centaines de millions. Certes, la lutte pour la vie existait alors comme elle a toujours existé, – bien qu'elle n'eût pas encore ni sa théorie ni son nom, – mais cette lutte présentait d'autres formes, d'autres aspects que de nos jours, où les organismes économiques géants dont il vient d'être question l'ont essentiellement modifiée. La lutte pour la vie n'était pas démoralisante, elle ne dégradait pas l'homme, mais développait en lui certaines qualités, le courage, la ténacité, l'intelligence, l'attention et la prévoyance, l'esprit d'ordre, etc. Balzac observait et par conséquent décrivait des hommes qui luttaient les uns contre les autres, n'ayant recours qu'à leurs forces, physiques ou spirituelles. La lutte pour la vie que les hommes menaient alors ressemblait beaucoup à la lutte pour la vie entre les fauves qui cherchent à vaincre avec leurs griffes et leurs dents, par agilité et par ruse.
De nos jours, la lutte pour la vie a pris un autre caractère, plus âpre et plus accusé à mesure que la civilisation capitaliste se développait. La lutte des individus entre eux est remplacée par la lutte des organismes économiques (banques, usines, mines, magasins géants). La force et l'intelligence de l'individu disparaissent devant leur puissance irrésistible, aveugle comme une force de la nature. L'homme est pris dans leur engrenage, projeté, secoué, lancé de tous côtés comme une balle, aujourd'hui au sommet du bonheur, demain au fond de l'abîme, emporté comme un fétu de paille, sans qu'il puisse offrir la moindre résistance, malgré son intelligence et son énergie. La nécessité économique l'écrase. Les efforts qui permettaient aux hommes, du temps de Balzac, de parvenir – en grimpant sur les épaules de leurs concurrents et en enjambant leurs cadavres, – ne leur servent qu'à végéter misérablement. L'ancien caractère de la lutte pour la vie a changé, et avec lui s'est modifiée la nature humaine, elle est devenue plus vile, plus mesquine.
L'homme n'est plus qu'un estropié et tin nain, et cela se reflète dans le roman moderne. Le roman n'est plus rempli de folles aventures dans lesquelles le héros se précipite, comme un animal furieux dans l'arène, pour affronter en vainqueur les événements les plus merveilleux et les plus extraordinaires ; le lecteur ravi admire alors le courage audacieux, l'ardeur passionnée des personnages magiquement évoqués devant lui : rien ne les effraie, aucune des difficultés en apparence insurmontables, semées à dessein sur leur route. Quand les romanciers modernes veulent satisfaire l'intérêt que les lecteurs de certaines classes portent aux péripéties de la lutte d'un individu, ils choisissent leurs héros dans le monde des escrocs et des filous, où, par les conditions du milieu, l'homme civilisé est obligé de lutter pour sa vie avec toute la ruse, le courage et la cruauté du sauvage. Ailleurs, la lutte est à ce point grise et uniforme qu'elle manque de tout intérêt. Les romanciers qui écrivent pour les classes soi-disant supérieures et cultivées, sont obligés de bannir de leurs œuvres toute situation dramatique ; le dernier mot de l'art pour la nouvelle école est de renoncer à l'action, et comme ses représentants n'ont ni sens critique, ni sens philosophique, leurs œuvres ne sont que des exercices d'acrobatie verbale et eux-mêmes ne sont que des élèves de rhétorique [7].

Lorsque Zola atteignit l'apogée de son talent, il eut le courage d'aborder les grands phénomènes sociaux et les événements de la vie moderne ; il tenta de décrire l'action exercée par les organismes économiques sur la société. Dans son livre : Au Bonheur des dames, l'auteur nous fait connaître la vie d'un de ces monstres économiques qu'est un grand magasin de Paris. II nous montre le Minotaure qui dévore les petites boutiques du voisinage, engloutit leur clientèle, asservit leurs propriétaires, en fait ses employés et ses salariés ; il nous montre comment il éveille et développe parmi ses sujets, – les commis, les vendeurs et les vendeuses, – des intérêts, des passions et des rivalités inconnus ailleurs ; comment il allume en eux, lors des expositions, le désir fiévreux de vendre à tout prix, de même que le signal de l'attaque stimule sur les navires de guerre l'ardeur du combat.
Dans Germinal, nous voyons la mine, le monstre tapi sous la terre, engloutir les hommes, les chevaux, les machines et cracher du charbon ; il transforme la nature, épaissit et empoisonne l'atmosphère, tue la végétation tout autour de sa gueule béante ; il réunit en armées les hommes qui auparavant vivaient isolés en petits propriétaires paysans ; il leur vole leur lopin de terre, les condamne à ne plus voir la lumière du jour, à peiner à la pâle et vacillante lueur d'une petite lampe, au milieu des dangers auxquels ils s'exposent chaque jour, sans avoir conscience de leur héroïsme ; nous voyons le monstre tapi sous la terre unir ces hommes par la souffrance et la misère communes, par les tortures endurées sous le joug du capitaliste qui, comme le Dieu de Pascal, est partout et n'est nulle part et les pousse à la grève, aux luttes sanglantes, au crime.
Tracer au roman une voie nouvelle en décrivant et en analysant les organismes économiques géants de l'époque moderne et leur influence sur le caractère et le destin des hommes était une entreprise hardie ; l'avoir tenté suffit à faire de Zola un novateur et lui assigne une place de choix, une situation exceptionnelle dans la littérature contemporaine.
Un roman de ce genre impose à l'auteur une tâche bien plus difficile que les histoires habituelles d'amour et d'adultère de nos littérateurs du jour, stylistes sans doute accomplis, niais d'une ignorance extraordinaire quant aux phénomènes et aux événements de la vie quotidienne qu'ils prétendent décrire : abstraction faite de leur grammaire, de leur vocabulaire et de quelques ragots colportés sur les grands boulevards ou de salon en salon, et aussi des nouveautés et des communiqués de police publiés dans les journaux sous la rubrique des faits divers, ils savent si peu qu'on pourrait les croire tombés de la lune. Pour écrire un tel roman, et pour l'écrire comme il le faudrait, l'auteur devrait avoir vécu dans le voisinage immédiat d'un de ces colosses économiques, pénétré son être intime, senti dans sa propre chair les griffes et les morsures du monstre, il devrait avoir frémi de colère à la vue des horreurs dont il est la cause. Un pareil auteur n'a pas existé jusqu'ici, il nous semble même impossible qu'il existe. Les hommes pris dans l'engrenage et le mécanisme de la production sont tombés, par suite de l'excès du travail et de la misère, à un degré si bas, ils sont tellement abrutis qu'ils ont seulement la force de souffrir, mais non pas la faculté de raconter leurs souffrances. Les hommes primitifs qui ont créé l'Iliade et les autres poèmes épiques qui appartiennent aux plus belles productions de l'esprit humain, étaient ignorants et incultes, plus ignorants et plus incultes que les prolétaires de nos jours qui savent lire et parfois écrire, mais ils possédaient le génie poétique : ils chantaient leurs joies et leurs souffrances, leurs amours et leurs haines, leurs fêtes et leurs combats. Au prolétaire devenu un appendice de la grande industrie, le don étincelant de l'expression poétique est refusé, ce don que possèdent le sauvage et le barbare et même le paysan à demi civilisé de la Bretagne. La langue des salariés modernes est malheureusement si appauvrie qu'elle ne contient plus aujourd'hui que quelques centaines de mots qui servent à exprimer les besoins les plus urgents et les sentiments les plus élémentaires. Depuis le XVIe siècle, la langue française, populaire aussi bien que littéraire, s'anémie de plus en plus ; ce fait est le symptôme d'un dépérissement croissant.
Le roman social, tel que nous l'avons défini plus haut, est forcément écrit par des gens qui ne participent pas à la vie des ouvriers salariés, et ne la voient que de l'extérieur. Un savant qui a longuement étudié les rouages de l'organisation économique moderne et observé quelles épouvantables conséquences elle entraîne pour la classe ouvrière, pourrait sans doute aborder cette tâche, si aujourd'hui les savants n'étaient pas murés dans leurs spécialités, s'ils étaient capables de s'arracher pour un temps à leurs recherches afin de donner une forme artistique aux phénomènes sociaux de leur temps. Voilà pourquoi la mission en revient à des hommes de lettres qui, par suite de la faiblesse de leurs connaissances pratiques, de leur genre de vie et de pensée, n'y sont généralement pas du tout préparés. Il leur manque l'expérience et ils n'observent que superficiellement les hommes et les choses du monde qu'ils veulent décrire. Bien qu'ils se targuent de peindre la vie réelle, leur regard s'arrête exclusivement à la surface des choses, ils ne saisissent le drame de la vie quotidienne qui se joue sous leurs yeux que dans ses aspects extérieurs et les plus superficiels. Brunetière, le critique de la Revue des Deux Mondes, dit avec raison :
Leur œil et leur main sont ainsi faits qu'ils ne voient, n'observent et ne reproduisent que ce qu'ils considèrent comme particulièrement propre à éveiller la curiosité du public auquel ils s'adressent.
Il faut malheureusement constater que Zola, sous ce rapport, ne constitue pas une exception.

Zola (né en 1840) a commencé sa carrière comme employé dans une grande librairie parisienne, qu'il abandonna bientôt pour se consacrer au journalisme : il écrivit d'abord dans le quotidien la Cloche, qui, sous l'Empire, s'efforçait de devenir le " Figaro républicain ". Après la chute de Napoléon III, Zola suivit Gambetta à Tours et à Bordeaux, et lorsque commença la chasse furieuse des bourgeois républicains aux places et aux honneurs, lorsque retentit le grand hallali du butin à partager entre eux, il réclama pour sa part une sous-préfecture. Sa demande fut repoussée, et la conséquence en fut qu'il tourna le dos à la politique et se consacra exclusivement à l'activité littéraire, à la composition de ses romans. Il ressent pour la politique la colère d'un homme blessé dans sa vanité ; comme le rapporte Vallé, il en parle avec mépris comme d'un " métier malpropre ". Il vit très retiré, tel " un ours ", selon sa propre expression. Depuis peu, sa vanité s'est de nouveau réveillée ; il est sorti de sa solitude, s'est fait élire président de la Société des gens de lettres, et il rêve d'entrer à l'Académie et au Sénat, ces deux maisons de retraite pour les écrivains et les hommes politiques réformés, affaiblis par l'âge, racornis.
Pour donner à son œuvre littéraire une apparence d'unité, Zola, à l'instar de Balzac, l'a intitulée : Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. Il a fait en sorte que, dans chacun de ses romans, un membre de cette famille joue un rôle prépondérant. L'unité qui devait être ainsi obtenue est plus conventionnelle que réelle. Elle réside moins dans cette histoire de toute une famille que dans le plan d'étudier les organismes sociaux qui constituent le squelette de la société capitaliste.
Il est regrettable qu'un homme qui possède le talent incontestable et incontesté de Zola mène la vie d'un ermite, ce qui ne lui permet pas de décrire avec exactitude ce qu'il veut représenter. Le naturaliste et le chimiste se retirent du inonde, mais ils s'enferment dans leurs laboratoires pour pouvoir examiner de plus près les êtres et les choses qui les intéressent et qu'ils désirent connaître. Par contre, quand Zola vit et crée au fond de sa retraite d'ermite, il s'éloigne des êtres et des choses qui sont l'objet de ses études ; il est ainsi obligé de " peindre de chic ", pour me servir de cette locution des peintres.
Il croit pallier aux inconvénients de cette méthode par un coup d'œil rapide sur la réalité qu'il veut décrire. Ainsi, il fait un parcours de 50 ou 100 kilomètres sur une locomotive pour éprouver les sensations d'un mécanicien ; il visite les grands magasins, il observe, les jours d'exposition et de soldes, les allées et venues pour surprendre les sentiments qui agitent le commerçant et son personnel ; il passe huit jours dans une région minière ou dans la Beauce pour peindre les conditions de vie des mineurs et des paysans d'après ses propres observations, et ces observations hâtives, il les complète par une documentation tirée de livres, de journaux et de conversations particulières. En somme, Zola agit comme les reporters des journaux. Dès qu'un événement se produit, ils accourent, sans préparation aucune, ne perdent pas de temps à étudier leur sujet, doivent tout embrasser d'un regard ; c'est pourquoi ils ne voient que les apparences des phénomènes qui ne peuvent échapper à personne. Ils sont incapables de suivre les faits dans leur développement essentiel, de remonter à leurs causes, de saisir la complexité de leurs actions et de leurs réactions. Il ne faut pas s'étonner de ne trouver dans leurs remarques, comme dans celles de Zola, que peu d'observations originales.
Zola voit en passant, avec l'œil de l'artiste, l'extérieur des choses qu'il retient, et, comme il possède un grand talent d'exposition, il cache la banalité de ses observations derrière des tableaux d'un coloris romantique qui empoignent et captivent le lecteur, mais ne le transportent pas sur le lieu de l'action et ne lui en donnent pas une représentation exacte. Un peintre peut sans peine brosser un tableau d'après les récits d'un voyageur qui raconte simplement et sobrement, sans prétention littéraire, ce qu'il a vu ; par contre, il est difficile, sinon impossible, de dessiner d'après la description d'un romancier qui ne songe qu'à éblouir par le coloris de sa langue et la richesse de ses images.
Zola cherche le succès pour le succès ; il estime le talent d'un écrivain par le nombre de ses éditions. Comme le public bourgeois a horreur du nouveau, il se garde bien de lui en offrir. Scribe, qui connaissait parfaitement cette faiblesse de l'esprit bourgeois, répondit à un ami qui lui citait un bon mot :
– Répétez-le, imprimez-le, faites-le circuler, et quand il aura fait son chemin, et qu'il sera dans la bouche de chacun, je l'introduirai dans une de mes pièces. Tous ceux qui l'auront entendu et répété l'applaudiront.
Les lecteurs qui trouvent Balzac ennuyeux – et ils forment la grande majorité du public qui lit – ne goûteront jamais une œuvre profonde, une étude sérieuse et véritablement documentée, pour employer l'expression qu'aiment tant Zola et ses amis. Ils désirent que les scènes et les personnages défilent rapidement sous leurs yeux comme les figures d'une lanterne magique et n'exigent aucun effort d'attention ; toute pensée est pour eux un casse-tête inutile.
Zola connaît les goûts du public, il multiplie les descriptions ; par contre, il ne crayonne qu'à la hâte et à grands traits ses personnages qui, observés et étudiés en passant, s'adaptent mal d'habitude aux situations. La plupart du temps, ce sont des produits de seconde main, ils ne sont pas peints d'après nature. Ainsi, on raconte que Zola fit dessiner un mineur, grandeur naturelle, dans toutes les positions qu'il prend pendant son travail, pour pouvoir le décrire dans Germinal. Le premier chapitre du roman la Terre ne relate pas une scène réelle, il n'est qu'une transposition poétique du célèbre tableau de Millet, le Semeur, agrémenté d'un épisode qui y a été introduit – la saillie d'une vache, qu'avant Zola, Rollinat, avec force détails, avait racontée en vers.
Paul Alexis, le biographe de Zola, nous révèle, en nous disant comment fut confectionnée Nana, la méthode de travail du maître. Zola entasse des notes, qu'il tire de livres, de journaux, de conversations, les trie soigneusement et les classe, les met en fiches et les enregistre dans un catalogue ; puis il introduit une action dramatique dans ces notes, il les relie entre elles, et voilà son roman terminé. Brunetière croyait embarrasser Zola en prouvant qu'il avait plagié l'écrivain anglais Otway [8]. Zola aurait pu lui répondre : " Si vous connaissiez les journaux et les livres d'où je tire ma documentation, vous pourriez trouver dans mes romans des centaines de plagiats semblables. Comment puis-je éviter les plagiats quand je veux décrire des milieux que je ne connais pas et que je ne peux les traverser qu'à la vitesse d'un train express ? "
Cervantès, d'Aubigné, Smollett, Rousseau et Balzac n'ont écrit qu'après avoir vécu et appris à connaître la société, en frayant avec les milieux les plus divers, en observant la vie et la conduite des hommes dans la réalité. Par contre, les romanciers de notre temps, qui s'intitulent naturalistes et réalistes, et prétendent peindre d'après nature, s'enferment dans leur cabinet de travail, entassent de véritables montagnes de papier imprimé et couvert de gribouillages, où ils croient sentir battre les pulsations de la vie réelle ; ils ne quittent leurs confortables demeures que de temps à autre pour des investigations de dilettantes, afin de rapporter de leurs excursions les sensations les plus nécessaires et les plus superficielles. Les Goncourt et Flaubert ont poussé à son point culminant cette étrange méthode de l'observation réaliste : ils prétendent qu'un écrivain doit, non seulement se tenir à l'écart des luttes politiques de son temps, mais encore demeurer étranger aux passions humaines pour pouvoir d'autant mieux les décrire, être de marbre pour bien apprécier la vie !
Peut-on imaginer que Dante eût écrit la Divine Comédie si, en bon philistin, il s'était enfermé entre quatre murs, indifférent à la vie publique, et s'il n'avait pris passionnément parti dans les luttes politiques de l'époque [9] ?
La méthode des réalistes est plus commode pour les écrivains qu'avantageuse pour leurs œuvres. Leurs romans " documentaires " fourmillent d'inexactitudes, aussi fréquentes que fâcheuses. Aurélien Scholl, qui a traîné dans tous les lieux mal famés de Paris, s'est amusé à relever les nombreuses erreurs qu'on trouve dans Nana. Si le jeune provincial, foulant pour la première fois le pavé de Paris, peut ajouter foi aux descriptions qui retracent l'existence des filles de joie de toutes catégories, ces peintures ne provoquent qu'un haussement d'épaules chez le véritable Parisien, au courant de cette vie.
Pourtant le talent de Zola est si puissant que, malgré les défauts de sa méthode d'observation, malgré les nombreuses erreurs de sa documentation, ses romans demeurent les événements littéraires les plus importants de notre époque. Leur immense succès est mérité, et s'ils ne sont pas, tels Monsieur et Madame Cardinal et certains romans de moindre envergure, des chefs-d'œuvre, cela s'explique par le fait que la matière à dominer était immense et qu'il aurait fallu la force d'un titan pour la soulever, la pétrir, la retourner et jouer avec elle. En vérité, Zola, en comparaison avec les pygmées qui l'entourent, est un géant.
L'Argent, son dernier roman, et peut-être le plus significatif, fait apparaître en pleine lumière toutes ses qualités et tous ses défauts.
II
" L'ARGENT "
L'Argent peut être considéré comme la réplique et le complément de Pot-Bouille, où Zola, avec une acuité et une sévérité impitoyables, a décrit la petite bourgeoisie. Ce qui la caractérisait jadis, c'était une vie réglée, sage et tranquille, une stricte honnêteté, un esprit borné de philistin, et ces vertus ont fourni aux écrivains du passé des modèles pour leurs types comiques. Aujourd'hui, elle nous apparaît telle qu'elle est représentée dans Pot-Bouille, entièrement dégradée et corrompue. Ce n'est pas la soif de l'or qui a modifié la physionomie du petit bourgeois, mais le besoin d'argent qui le talonne et le broie ; ce n'est pas la poursuite des plaisirs et des voluptés, mais la lutte pour une existence misérable, pleine de soucis et de chagrins. Le petit bourgeois doit calculer, économiser parcimonieusement, avant de pouvoir acheter un colifichet à sa femme, un joujou à son enfant ; il est contraint, sous peine de mort, de compter par centime.
Dans son roman l'Argent, Zola nous introduit dans un monde différent, en opposition complète avec les milieux petits-bourgeois, un monde où l'on calcule non par centime, mais par billets de mille. Ici, nous voyons l'or liquide et mobile rouler en vagues plus rapides, plus précipitées, plus bouillonnantes que dans les eaux aurifères du Pérou ; ici, l'or est devenu le sens et le but de toute vie, de toute pensée, de toute action. Cet or, on le pourchasse, non pour assurer son existence ni celle de sa famille, ni pour donner une réponse à l'éternelle question : " Comment réussir à manger et à se vêtir ? " On travaille et l'on souffre non par nécessité, mais pour entasser millions sur millions, par amour de l'or, pour l'or. Le millionnaire juif Gundermann, que Zola a présenté dans l'Argent, n'a aucun besoin. Un étudiant, joyeux drille, qui apparaît, dans une des œuvres de Balzac, aussi pauvre d'écus que riche d'esprit, se console de son impécuniosité en remarquant philosophiquement que ni Napoléon, ni l'homme le plus riche du monde ne sauraient déjeuner deux fois par jour, ni avoir plus de maîtresses qu'un simple étudiant en médecine. Gundermann n'arrive même pas à ingurgiter un déjeuner par jour, la femme n'existe pas pour lui. Son estomac détraqué ne supporte que le lait, et quand il veut mener joyeuse vie, il savoure du jus de raisin ; son cœur ne bat que pour la hausse et la baisse des valeurs de Bourse.
Mais l'amour de l'or, qui caractérise les personnages du monde dépeint par Zola, n'est pas du tout l'amour de l'or métallique, de l'or solide, de l'or qui brille et resplendit, qui réjouit et séduit les yeux par son éclat rayonnant, les oreilles par son tintement harmonieux. Grandet, l'avare de Balzac, aime tendrement l'or pour ses qualités physiques, pour sa couleur, pour son bruit ; il entasse les brillantes pièces d'or en lieu sûr, joue avec elles, les fait glisser entre ses doigts, il éprouve une volupté incomparable à plonger ses mains dans le trésor, à le sentir, à le palper ; il parle de son or avec des mots tendres, l'ivresse d'un poète brûlé du feu de la passion.
Allons, va le chercher, le mignon, dit-il à sa fille. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.
Pendant des heures, il jouit du spectacle des louis d'or empilés les uns sur les autres, dont l'éclat chatoyant l'hypnotise véritablement, de sorte qu'il s'écrie, enthousiasmé : " Ça me réchauffe ! "
Les boursiers ne connaissent plus l'or, " cette larme dérobée au soleil " ; ce qui glisse dans leurs mains, ce sont seulement des bouts de papier qu'ils froissent et chiffonnent avec des gestes fiévreux. Pour eux, la fortune n'est pas quelque chose de visible, de tangible, de palpable, c'est une suite de chiffres abstraits, de valeurs métaphysiques. Quand on parle d'actions de compagnies de gaz, d'actions de chemins de fer, d'actions de mines de charbon, ils ne se représentent pas quelque gazomètre géant pareil à une cloche qui reçoit et emprisonne le gaz fluide, extrait du charbon ; ils ne voient pas, avec les yeux de l'imagination, des locomotives fumantes, des voies ferrées s'étendant à l'infini, des galeries souterraines et des wagonnets remplis de charbon... Non, devant leurs regards, danse la cotation abstraite de ces chiffons de papier, appelés actions, que l'homme de Bourse considère comme des valeurs incorporelles et supraterrestres : il lui est absolument égal que les choses représentées par elles existent ou non.
Zola aurait dû intituler son roman non pas l'Argent, mais la Bourse, car il nous peint des milieux que la spéculation boursière maintient dans une tension fiévreuse et une excitation perpétuelle, des hommes dont elle détraque le système nerveux. Dans son circuit, l'argent reflète tous les processus et les phénomènes de la société capitaliste. Pour quelques francs, l'ouvrier se vend à la journée, à la semaine, au mois, il livre sa femme et son enfant au capitaliste, il les condamne aux travaux forcés à l'usine ; pour l'argent, les fabricants de rails contrefont le poinçon de garantie et mettent ainsi en danger l'existence de milliers de voyageurs ; pour l'argent, le président Grévy, dans de sales trafics, usa de l'influence politique que lui conférait sa situation de plus haut dignitaire de l'Etat ; pour l'argent, l'officier risque sa vie, le caissier demeure honnête, le poète et l'écrivain composent leurs œuvres. Le développement capitaliste a fait descendre l'humanité à un niveau si bas qu'elle ne connaît plus et ne peut plus connaître qu'un seul mobile : l'argent. L'argent est devenu le moteur principal, l'alpha et l'oméga de toutes les actions humaines. Balzac l'appelle " l'ultima ratio mundi " [10]. Zola n'a jamais essayé de représenter, dans le cadre de son roman, les vertus et les vices engendrés par l'argent roi.
Tous les personnages de son dernier livre gravitent autour d'une spéculation financière ; la Bourse est le champ de bataille où ils engagent une lutte à mort. La Bourse n'est pas un laboratoire magique où se créent des richesses, elle est une caverne de brigands où les financiers, qui rivalisent de ruses, de duplicité, de mensonges et de perfidie, se partagent le butin : les millions et les milliards créés par le travail des champs, dans les mines, les fabriques et les usines de l'univers. Les agioteurs, qui concentrent dans leurs coffres-forts et leurs portefeuilles d'immenses quantités de richesses, n'ont eux-mêmes jamais rien produit de leur vie. Leur seul travail intellectuel consiste à tendre insidieusement des pièges et des filets dans lesquels doivent se prendre les millions créés n'importe où et par n'importe qui – où et par qui, de cela, ces messieurs n'en ont cure !!
Saccard, le héros du roman de Zola, incarne ce monde étrange. Au moment où il paraît, il ne possède plus rien, les gens qu'il connaît l'accueillent froidement ou font semblant de ne pas le voir ; c'est un homme ruiné, et, dans ce milieu, il n'y a pas d'amis. Objet du dédain général, il parvient cependant à se tirer d'affaire et il triomphe soudain, adulé et encensé par ceux-là même qui lui avaient naguère tourné le dos et s'étaient écartés de sa route. La cause de ce brusque revirement ? Saccard dirige une opération financière favorisée par la chance et couronnée de succès : ses actions montent et, malgré les craintes les plus justifiées, malgré les intrigues et la trahison de ses associés, malgré les combinaisons astucieuses de ses concurrents, elles atteignent des cours fabuleux. La paternité de l'opération n'appartient pas à Saccard ; il ne s'est pas occupé du côté technique de l'affaire. C'est un modeste ingénieur, à l'âme mystique, tombé dans cette bande d'aigrefins, qui a tout inventé, tout organisé ; Saccard n'est que le " fondateur ", l'homme aux formules magiques qui ouvrent le porte-monnaie des actionnaires, l'homme qui possède l'art merveilleux de duper les gens ; et ceux-ci lui donnent leur bel or, leur or tintant, en échange de chiffons de papier, bien que cet or leur soit plus cher que leur honneur, leur femme, leur enfant et leur chien favori !
Le roman de Zola a été inspiré par des faits réels qu'il a poétiquement arrangés : c'est l'histoire de l'Union générale, société financière dirigée par Messieurs Bontoux et Fœder, qui mettait au pillage la France, l'Autriche, la Serbie et la Roumanie, en y créant des banques, des mines, des voies ferrées et des usines. L'Union générale a été un certain temps une miraculeuse caisse d'épargne, protégée par la bénédiction papale ; elle versait aux bons catholiques des intérêts fabuleusement élevés, même pour l'usurier juif le plus avide ; elle allait devenir la banque du pape et de tous les catholiques ; et son krach – l'un des plus grands qu'on ait vus jusqu'ici – ébranla le monde de la finance et affecta les milieux les plus divers.
Saccard est un financier retors, rompu à tous les stratagèmes, un animateur d'affaires véreuses. Il sait fort bien qu'une spéculation réussit quand elle est menée, non par des gens honnêtes et avertis, mais par des filous qui jouent un rôle important à la Bourse ou qui, par leur antique blason, leur titre de député ou même une simple décoration, en imposent aux imbéciles, dotés de plus d'écus que de cervelle. Il choisit, en conséquence, les membres du conseil d'administration pour la société véreuse qu'il a fondée. Saccard sait aussi que la réussite d'une affaire dépend de sa publicité.
On pouvait croire que Zola, qui veut passer pour un écrivain ultra-réaliste et qui se plaît aux descriptions les plus répugnantes, que Zola, qui, par défi et sans hésiter, emploie les locutions les plus ordurières, aurait ce courage : révéler toute la vérité, qu'il connaît bien, sur la publicité financière, cette escroquerie perpétuelle, et sur le rôle que la presse y joue.
Mais le courage lui a manqué dans l'Argent comme dans Germinal. Dans le premier de ces romans, il a ménagé la presse, cet " entrepôt de venin ", selon l'expression de Balzac [11]. Il n'a pas eu le courage de montrer comment toute la presse bourgeoise est vendue à la haute finance, comment elle s'efforce, pareille à une prostituée, de mériter ses faveurs par des supplications et des menaces. Maupassant est le seul écrivain moderne qui ait osé, dans Bel Ami, soulever un coin du voile et révéler la vénalité et les hontes de la presse bourgeoise de Paris [12]. Zola a bien représenté un journaliste, perdu de dettes et de vices : il écrit des articles de commande où aujourd'hui le blanc est noir et demain le noir est blanc ; ce qui lui attire quelques mésaventures. Mais ce journaliste appartient à la bohème littéraire, il ne jouit d'aucune considération, ne possède aucune influence, sa bassesse morale apparaît comme exceptionnelle et l'honnêteté la règle de la presse bourgeoise. Quand Zola passe sous silence la profonde corruption des journaux, ce n'est point par ignorance. Il connaît bien la presse, il a été lui-même journaliste, il entretient encore des rapports constants avec elle. Ce milieu, qu'il a observé, où il a vécu, sur lequel il possède une documentation exacte, puisée aux sources, il craint de le montrer tel qu'il est. Zola, qui, comme tous ses chers collègues de la plume, est un bon commerçant, veut ménager les journalistes qui peuvent, par leur réclame, influer sur la vente de ses livres. D'abord, les affaires ; ensuite, quand on le peut, l'art ! Voilà pourquoi il s'est gardé de montrer comment les feuilles les plus respectables et les plus respectées, les plus sérieuses et les plus ennuyeuses, mettent à la disposition des magnats de la finance leur première page, afin qu'ils puissent tromper et détrousser les bourgeois, dont ces journaux sont la lecture préférée [13]. Par contre, il raconte deux fois, en y trouvant du plaisir, un cas, qui, s'il s'est vraiment produit, est plutôt une farce qu'une réclame [14]. Rien n'est plus digne, rien n'est plus moral que les prospectus des spéculateurs ; ces messieurs pourraient donner aux jésuites des leçons de jésuitisme.
A la Bourse, la banque catholique de Saccard et la banque israélite de Gundermann – pseudonyme de Rothschild – sont aux prises. Retiré tranquillement dans son antre, plein de confiance dans la force miraculeuse de ses millions
" Dieu est toujours pour les plus gros bataillons ", disait déjà Turenne – le Juif froid et flegmatique laisse le chrétien nerveux et fiévreux user ses forces dans une série de spéculations qui font monter les actions de l'Universelle du cours initial de 500 francs à 3.000 francs. Quand Saccard est épuisé par sa victoire à la Pyrrhus, Gundermann jette brusquement ses millions sur le marché, ruine et écrase son concurrent. Du sommet du bonheur, celui-ci roule jusqu'à la prison, et de nouveau tous ceux qu'il a enrichis l'abandonnent et le trahissent. Saccard est battu, mais non vaincu ; dans sa cellule de la Conciergerie, il forge des plans pour de nouvelles entreprises, pour de nouvelles spéculations. Il rêve qu'il est riche, il se voit à nouveau maître et seigneur de la Bourse, avec des centaines de millions entre les mains.
Au cours de la seconde moitié du siècle, il y a eu souvent des batailles acharnées entre la maison Rothschild et les banques qui lui avaient déclaré la guerre et qui s'attaquaient à son hégémonie. Dans les premières années du règne de Napoléon III, Rothschild, enrichi par le placement des emprunts d'Etat, s'en tenait à l'ancienne manière de spéculer ; il n'entreprenait que des opérations sûres et manipulait exclusivement des millions qui lui appartenaient ou dont répondait sa banque. Mais les Péreire et autres, imbus des théories de Saint-Simon, dirigeaient la spéculation dans d'autres voies. Ne possédant pas de fortune, ils se faisaient verser par le public les capitaux dont ils avaient besoin, et, comme ils spéculaient avec l'argent des autres, ne couraient aucun risque et n'avaient rien à perdre, ils se jetèrent à corps perdu dans les aventures financières les plus osées. C'est de cette époque que date la fièvre de spéculation qui tient depuis la nation française dans une agitation perpétuelle. Les spéculateurs de la nouvelle école essayèrent de ruiner Rothschild, mais celui-ci les abattit les uns après les autres, Péreire, Mirès, Philippart, Bontoux. Le vieux Juif avait une foi si inébranlable dans sa victoire finale qu'il laissa inoccupée, dit-on, la table où son plus terrible ennemi, Péreire, avait travaillé du temps où il était employé dans sa banque ; à une remarque qu'on lui fit, Rothschild répondit froidement : " Il reprendra un jour sa place ".
Les vaincus des Rothschild étaient des novateurs dans le domaine de la spéculation. Les idées, les combinaisons et les méthodes qu'ils appliquèrent pour se procurer de l'argent ont révolutionné le monde des affaires et la Bourse. Ils ont centralisé dans leurs mains l'épargne des bourgeois et des masses populaires, pour en diriger les flots tumultueux vers l'industrie et le commerce. Ils sont devenus les pompes aspirantes et foulantes de la fortune nationale. L'appel à l'association des petits capitaux est une formule empruntée à Saint-Simon : sa réalisation était devenue une nécessité pour le développement du capitalisme. Les chemins de fer et les organismes économiques modernes sont des entreprises si vastes qu'il est impossible de les construire et de les faire marcher à l'aide de capitaux individuels. Il fallait les capitaux de la masse, leur concentration gigantesque. Les Péreire et les Mirès ont entrepris cette tâche, et ils peuvent se vanter d'avoir accompli un plus grand miracle que la résurrection de Lazare : ils ont réussi à persuader les petits bourgeois et les paysans de se séparer de leur argent bien-aimé, et de le leur confier. Ainsi, ils ont pu trouver les capitaux dont avait besoin à ses débuts la grande industrie en plein essor. Péreire et Mirès ont précipité le développement industriel et commercial qui se heurtait à certaines difficultés sous l'Empire ; ils ont surtout, contre leur gré, travaillé pour la maison Rothschild, qui, après avoir longtemps contemplé d'un œil placide leur ascension et leur succès, les abattit et s'empara des organismes financiers et industriels qu'ils avaient créés.
Zola ne connaît pas l'histoire de la finance et de la Bourse parisiennes ; en véritable reporter, il s'est contenté de passer quelques heures à la Bourse, d'étudier les lieux – et de noter les bavardages de quelques boursiers aussi peu au courant que lui-même de l'histoire de la Bourse et de leur propre histoire : en effet, du moment que cette histoire n'affecte pas la montée et la chute des cours, elle ne les intéresse que médiocrement. Pour Zola, la lutte entre Saccard et Gundermann est seulement le duel entre le capital de spéculation catholique et juif. Mais les Péreire et les Mirès étaient d'aussi bons Juifs que les Salomon et les Nathan de la famille Rothschild ; ils accusaient ces derniers d'être des Juifs du Nord, des Askenazis, tandis qu'ils s'attribuaient l'honneur de représenter les Juifs du Sud, les Séphardins, qui, selon eux, se distinguaient par des idées plus généreuses.
La maison Rothschild avait résisté à tous les orages, elle était sortie victorieuse et plus puissante que jamais de la Révolution de 1848, qui avait pourtant voulu sa perte ; elle avait fait front contre tous ses ennemis, protégés et favorisés par l'Empire et par les opportunistes, et elle les avait tous vaincus. Cette guerre et la lutte entre les tenants des anciennes et des nouvelles méthodes de spéculation auraient pu servir d'arrière-fond au roman et lui donner une grandeur épique.

Il est difficile de décrire de façon intéressante les gens de Bourse et leurs trafics ; Zola a pourtant su dramatiser la matière ingrate qu'il avait devant lui. Si l'on considère les difficultés surmontées, la richesse des détails, l'habileté au plan, le relief des caractères dont quelques-uns sont remarquablement observés, on doit reconnaître que l'Argent est un chef-d'œuvre. L'exposition est très réussie. Zola, cette fois, ne fait pas un travail d'écolier, il ne copie pas un tableau, comme dans la Terre, il dessine d'après nature.
Dès la première page, le lecteur plonge au sein de cette vie tumultueuse ; Zola le mène dans un restaurant où ceux qui vivent de la Bourse déjeunent et attendent l'heure bénie où ils pourront adorer le Veau d'or. Là, dans le tohu-bohu, des spéculateurs mangent, boivent, fument, vont et viennent, se saluent mutuellement, s'interpellent à voix haute ou échangent à voix basse leurs avis, leurs impressions et leurs pensées sur le seul objet qui les intéresse, la seule question qui les passionne : les cours de la Bourse, et les événements politiques qui peuvent les influencer. De cet univers bruyant, où chacun s'isole dans ses calculs et ses combinaisons, se mure dans son égoïsme, la figure de Saccard se détache en traits vigoureux : infatigable et dédaigné, il roule et prépare dans sa tête le plan d'une nouvelle, d'une vaste spéculation, et il note déjà les personnes dont il se servira et qui peuvent lui être utiles. Bien qu'il soit ruiné, sans crédit et sans protection, que son frère le ministre veuille s'en débarrasser en lui donnant une place de sous-préfet en province, il dresse hardiment le plan qui lui permettra de conquérir Paris.
Zola a voulu donner au lecteur une idée des personnages étranges et spéciaux qui gesticulent à la Bourse comme des possédés, hurlent jusqu'à l'enrouement et qu'on rencontre à chaque pas dans le quartier. Son roman nous présente une foule de silhouettes vivement enlevées. Busch et la Méchain avec son sac de cuir rempli de papiers, représentent des types de bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseau : ils achètent des actions de sociétés en faillite, des reconnaissances de dettes impayées, des billets protestés, classent et cataloguent tous ces papiers sans valeur, puis attendent patiemment quatre, cinq, dix ans l'occasion de s'en défaire avec profit, un profit si minime qu'il ne paie ni le temps, ni les efforts dépensés par ces oiseaux carnassiers des champs de massacre de la finance. A côté du bâtiment de la Bourse, à l'intérieur de l'enceinte qui entoure l'esplanade, plantée de marronniers rabougris, où s'élève le temple du Veau d'or, il y a une autre Bourse, appelée la Bourse des " Pieds humides ". Ce nom bizarre lui a été donné parce qu'elle se tient à ciel ouvert, comme autrefois le marché des valeurs avant la construction de l'édifice. Les " Pieds humides " sont des individus dont on ne sait pas toujours d'où ils viennent et dont le passé, la plupart du temps, est loin d'être irréprochable. Dans leurs paletots usés et minables, leurs chapeaux roussis, crasseux, leurs bottines éculées qui absorbent, les jours de pluie, plus d'eau que leurs propriétaires, ils agiotent sur des valeurs dépréciées, tombées de 1.000 et de 500 francs à 50 francs, et même à cinq centimes – ainsi que les rois de la finance spéculent sur les rentes d'Etat, les actions de chemins de fer, les actions d'entreprises à gros dividendes. Les " Pieds humides " vendent des titres de sociétés en faillite à des âmes simples qui espèrent, contre toute vraisemblance, qu'ils remonteront un jour ; plus souvent encore, ils les cèdent à des filous qui désirent posséder un capital fictif pour éblouir les parents d'une héritière dont ils veulent épouser la dot, ou pour échapper aux rigueurs de la loi et masquer une banqueroute frauduleuse. Dans ce dernier cas, ils se présentent comme les victimes innocentes d'une spéculation qui a échoué. S'ils n'ont, au moment où il faut payer, pas un sou en caisse pour satisfaire leurs créanciers, la faute en incombe à cette opération financière manquée : ils ont acheté 500 francs des actions – ils les ont en mains – qui ne valent plus que cinq centimes. On ne trouve pas dans l'Argent une description de cette basse spéculation si intéressante et si caractéristique, qui est pour ainsi dire le revers de la Bourse véritable ; nous ne pouvons que le regretter, car la Bourse des " Pieds humides " est une satire cinglante des rois de l'or. Mais Zola n'a pas la veine satirique.
Les figures épisodiques du roman sont nombreuses et intéressantes. Dejoie est le type du travailleur honnête qui a épargné durant des années sou par sou pour amasser une dot à sa fille ; après avoir obtenu un petit emploi grâce à Saccard, il le sert avec dévouement, se sacrifie pour lui et lui demeure fidèle alors que tous lui tournent le dos après sa chute : le krach de la banque engloutit ses économies, fruit de toute une vie de peine et de labeur. – La comtesse de Beauvilliers, qui affirme descendre des Croisés, connaît les pires privations, aussi pauvre de santé que d'argent ; elle confie à Saccard les derniers restes de sa fortune, la dot de sa fille, et met dans la spéculation son dernier espoir de redorer le blason de ses ancêtres. – Maugendre représente le petit bourgeois retiré des affaires qui jouit d'une modeste aisance, possède toutes les vertus petites-bourgeoises et une forte dose de bon sens, hait l'engeance des spéculateurs, méprise le jeu et cependant se laisse circonvenir et dépouiller complètement par Saccard. – La noble et orgueilleuse baronne Sandorff, la femme d'un conseiller d'ambassade, est prise dans les tenailles de la spéculation auxquelles on n'échappe pas. Pour couvrir ses pertes à la Bourse, elle se vend à un procureur général en voie de devenir ministre ; elle devient la maîtresse de Saccard afin d'en tirer d'utiles renseignements et jouer à coup sûr, finalement elle le trompe lui aussi, fouille ses poches pendant son sommeil, court rejoindre Gundermann pour lui révéler le secret qu'elle a découvert. Elle espère obtenir une récompense convenable, car le Juif lui a promis de lui donner un bon conseil au cas où elle lui serait utile. Ce bon conseil ne se fait pas attendre :
Ecoutez-moi bien, lui dit Gundermann. Ne jouez pas, ne jouez jamais. Ça vous rendra laide, c'est très vilain, une femme qui joue.
Ces mots sont toute la récompense qu'elle obtient pour avoir causé la perte de son amant, Toujours à l'affût de renseignements boursiers, en proie à sa passion, elle tombe de plus en plus bas et devient finalement la maîtresse de Jantrou, le journaliste de Bourse corrompu et taré, qui la gifle et la bat comme une fille publique, elle, la noble et très orgueilleuse baronne Sandorff. – Le capitaine Chave joue à la Bourse avec la prudence d'un tacticien consommé pour arrondir sa pension et pouvoir satisfaire ses vices de vieux débauché. – Maxime, le fils aîné de Saccard, est un type fin de siècle " très réussi ; il est élégant et soigné comme une courtisane prodigue ; bien qu'il n'ait que vingt-six ans, la vie l'a déjà épuisé, il est égoïste et avare dès qu'il s'agit d'autrui, par contre il ne recule devant aucune dépense quand sa précieuse personne est en jeu ; c'est un homme ennuyeux qui regarde et observe sa vie ennuyeuse et n'est absorbé que par cette contemplation. Il juge bien son père :
Voyez-vous, dit-il à madame Caroline, il faut comprendre papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour lui qu'après l'argent... Oh ! entendons-nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise à n'importe quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sang. Il nous vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l'argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand !
J'omets toute une série de figures intéressantes, car je ne puis ici suivre le roman page par page et l'analyser. Tous les personnages sans exception sont pleins de vie et de mouvement. Zola les a habilement liés à l'action principale, la spéculation de Saccard. L'Argent est un roman solidement charpenté.
Nous y trouvons, à côté de Saccard, une femme pleine de vigueur et de placidité, madame Caroline. Elle vit dans un monde de filous et d'escrocs, comme un lys grandi sur le fumier, sans perdre rien de sa pureté originelle ; sa candeur la préserve, à chaque contact malpropre, de toute souillure. Elle a été l'ange gardien et l'intelligente amie de son frère, l'ingénieur Hamelin, un savant mystique, qui a de grandes idées, mais a besoin d'un financier pour les réaliser ; elle est la conseillère lucide, l'excellente maîtresse de maison de Saccard, avec qui elle vit maritalement et qu'elle admire pour sa flamme, son énergie, son talent d'organisation, mais dont elle redoute les faiblesses morales et surtout les emballements. Madame Caroline aide et défend tous ceux qu'elle rencontre ; en même temps elle n'est ni ennuyeuse ni sotte, elle se distingue ainsi très avantageusement de la multitude des personnages bons et vertueux affligés d'habitude de ces deux défauts dans les romans, en particulier ceux de notre auteur. Zola n'y a pas manqué cette fois-ci encore en nous présentant le jeune ménage des Jordan et il a su le rendre aussi insignifiant et niais que possible. L'homme est un romancier vertueux qui, sans éprouver ni honte ni dégoût, écrit dans le journal de Saccard ; on le paie pour cela et sa vertu se déclare satisfaite. Quand le manque d'argent se fait sentir, la femme, qui est d'une incroyable naïveté, s'exclame :
– Oui, va, ça marchera très bien !... Tu remontes avec moi, n'est-ce pas ? Ce sera gentil, et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard.
Ce merveilleux hareng saur et ces pommes de terre au lard ! Que demander de plus comme réalisme et comme détail documentaire ?
Le monde décrit dans l'Argent n'est pas beau ; on ne peut pas cependant faire à Zola le même reproche qu'à Balzac, à savoir d'avoir " rendu le laid plus laid encore ". La réalité, ici, est beaucoup plus répugnante que toutes les descriptions faites par Zola avec leurs détails scatologiques et leurs fautes de goût. La réalité dépasse en horreur les plus horribles tableaux. Est-ce le désir de se faire accepter par l'Académie ou le caractère spécial du thème traité qui a influencé l'auteur? L'Argent ne contient aucun de ces passages inutilement orduriers que Zola introduit avec tant de plaisir dans son œuvre. La scène où le procureur général Delcambre surprend sa maîtresse, la baronne Sandorff, en flagrant délit avec Saccard, est, certes, osée, mais elle est vraie, et il était nécessaire de l'esquisser à grands traits pour faire pleinement ressortir le caractère des trois personnages. Balzac et Zola n'ont pas essayé d'éviter la représentation du laid qui se trouve dans la vie, mais Zola se plaît vraiment aux descriptions superflues et détaillées de choses dégoûtantes et ignobles, et ces descriptions ont contribué au succès de ses romans. Sans doute, il le cède sous ce rapport à Henry Monnier qui, pour rendre toute l'ignominie de la réalité, a eu recours non pas au roman, mais à de courtes scènes dialoguées. Le lecteur n'aurait pas supporté de descriptions plus longues !
Ce qu'on peut, ce qu'on doit reprocher à Zola, c'est qu'il dépeint sans esprit, sans satire et sans humour ce qu'il prétend être la réalité. Il écrit ennuyeusement, il n'est pas emporté par son œuvre, c'est plutôt un artisan consciencieux attelé à une tâche qui ne l'intéresse pas spécialement.
Le rire et l'ironie n'égaient jamais les pages de Zola ; pourtant l'homme civilisé rit, même quand il vit dans la pourriture et dans la douleur. La sottise humaine a beau être incommensurable, la bouche de l'imbécile le plus complet laisse échapper parfois quelques traits brillants qui révèlent l'esprit. Le monde de la Bourse est composé d'un ramassis d'individus venus de toutes les classes sociales, de tous les coins de la terre. Parmi eux se rencontrent des gens spirituels, des sceptiques – des sceptiques il est vrai très superstitieux, – qui sont plus rusés que des renards, savent se tirer avec humour des situations les plus difficiles et qu'on appelle des " débrouillards ". Zola ne connaît pas ces gens-là : lui qui, pourtant, veut être très documenté, ne se sert pas une fois du mot si expressif de " débrouillard ".
Parmi eux se rencontrent souvent des personnalités intelligentes et très cultivées que leur vie désordonnée – à laquelle correspond souvent un extérieur bohème – a dégradées moralement. Dans leurs rangs se recrutent des écrivains qui écrivent sur la Bourse et pour la Bourse. Il suffit de lire les bulletins de Bourse et les revues financières pour reconnaître et apprécier leur brio et leur talent ; ils savent animer leur sujet et lui donner des couleurs poétiques. Comme l'a déjà remarqué Charles Fourier, la langue de la Bourse est poétique et très imagée, elle insuffle la vie aux valeurs boursières, elle les dote de tous les sentiments que les variations des cours font naître dans l'âme du spéculateur. Les valeurs (le Bourse sont plus sensibles que le mimosa ; dès l'apparition du moindre nuage, elles se recroquevillent, elles languissent, elles s'étiolent, se flétrissent, se cachent effrayées et tombent ; mais dès le premier rayon de soleil, elles se raniment, s'épanouissent, prêtes à la lutte, se redressent, pour recevoir le prix de la victoire.
Zola n'a rien remarqué de tout cela et ses personnages sont monotones [15].

La philosophie est le propre de l'homme et la joie de son esprit. L'écrivain qui ne philosophe pas n'est qu'un artisan. Le naturalisme qui correspond, en littérature, à l'impressionnisme en peinture, interdit les raisonnements et les généralisations. Selon cette théorie, l'écrivain doit demeurer complètement passif, enregistrer la sensation et la rendre, sans aller au delà, il ne doit pas analyser la cause du phénomène, de l'événement, ni en annoncer les conséquences ; son idéal est (le ressembler à une plaque photographique. Cette méthode purement mécanique de reproduire la vie dans l'art est très facile ; elle n'exige aucune étude préalable et ne demande qu'une faible dépense d'énergie intellectuelle. Mais si le cerveau, qui joue le rôle de plaque photographique, n'est ni très sensible ni très vaste, on risque de n'obtenir qu'une image imparfaite, incomplète, plus éloignée de la réalité que le tableau créé par la fantaisie la plus effrénée. Leur méthode prouve seulement que les écrivains naturalistes ont peu de facultés intellectuelles.
Balzac philosophait à tout propos et à propos de tout ; il allait parfois si loin qu'il bourrait ses œuvres de considérations générales et les rendait ainsi indigestes. C'était un penseur profond, qui prêtait son esprit et sa richesse de pensée à ses personnages. La Peau de chagrin, qui ne compte pas pourtant parmi ses meilleures œuvres, contient une suite de conversations endiablées entre journalistes, politiciens, artistes et courtisanes, où il expose sur la société, les mœurs et la politique des idées plus profondes que n'en contient toute notre presse moderne. Zola philosophe habituellement assez peu. Dans l'Argent, il a exceptionnellement mis dans la bouche de deux personnages, Saccard et Sigismond Busch, des considérations générales, – le sujet l'y obligeait, – mais ni l'un ni l'autre ne nous en imposent par leur philosophie.
Saccard est un homme ordinaire. Il a eu une vie très agitée, pleine de vicissitudes ; il a vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses, traversé les situations les plus diverses, il a été tour à tour riche et pauvre ; il a éprouvé les sensations les plus contradictoires, l'ivresse du combat et de la victoire, le découragement momentané de la défaite, l'aiguillon de l'orgueil condamné à l'impuissance ; il a été divinisé et méprisé. Son cerveau aurait dû emmagasiner une foule d'observations et de pensées, son cœur aurait dû déborder de mépris et de sarcasmes pour l'humanité.
Sigismond Busch est une intelligence, un homme surexcité par la maladie, un socialiste imbu, Zola nous l'affirme, de la savante et puissante théorie de Karl Marx. On pourrait donc supposer qu'il connaît à fond le monde de la finance et l'économie capitaliste, qu'il comprend le développement de la société et la nécessité de sa transformation. Lui et Saccard auraient pu jouer à merveille, étant donné la trame du roman, le rôle de penseurs : l'un envisageant la société moderne du point de vue capitaliste, l'autre du point de vue socialiste. Mais au lieu d'exprimer des pensées profondes, ils ne se livrent qu'à un vain bavardage. Cela ne suffit pas à Zola qui fait répéter par madame Caroline ce qu'a déjà dit Saccard. Madame Caroline est une femme
d'une érudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, à brûler de connaître le vaste monde et à prendre parti dans les querelles des philosophes.
S'efforcer de connaître le monde signifie donc pour Zola perdre son temps ! L'écrivain ne voit pas qu'avec une pareille conception il met l'ignorance au-dessus de la science et donne à la sottise le pas sur la raison.
Saccard parle beaucoup et longuement : cela répond non seulement à son tempérament méridional, mais encore à la manière de Zola qui préfère le monologue au dialogue. Saccard se plaît de temps à temps à proférer des axiomes : ainsi, quand il s'agit de publicité, il déclare sentencieusement que " tout bruit était bon, en tant que bruit ". Il veut qu'on amuse le public et conseille à Jantrou d'égayer son bulletin de Bourse par des calembours. Zola aurait pu rendre plus intéressante la nullité intellectuelle de ces boursiers en leur mettant dans la bouche les sentences et les idées qui leur sont habituelles. Leur nullité serait alors devenue une particularité caractéristique, et le lecteur aurait pu apprécier ainsi l'intelligence des capitalistes. Il n'y pense pas. Saccard développe seulement une théorie, la théorie du jeu, de la spéculation :
Il faut l'espoir d'un gain considérable, d'un coup de loterie qui décuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas.
C'est ce qui enflamme la cupidité du bourgeois et fait qu'il se sépare de son cher argent et le confie aux aigrefins et aux escrocs de la finance. De même que les enfants ne seraient pas créés sans la luxure, il serait impossible de réunir les capitaux gigantesques, nécessaires au développement économique et culturel, sans la spéculation et les passions qu'elle allume, passions qui s'emparent des hommes et les grisent. L'argent, cette ordure, devient le fumier où poussent les fleurs de la civilisation ; s'il corrompt tout, il donne au vice un parfum agréable, les coquettes et leurs pitoyables amis sont les créatures les plus odorantes du monde ; l'argent permet aux bonnes âmes, comme la princesse d'Orviedo, dont le mari s'est enrichi par des spéculations honteuses, d'accomplir des actes charitables, de placer des enfants pauvres et malades dans de magnifiques maisons et de leur donner des chemises et des douceurs. Telles sont, brièvement résumées, les pensées profondes qu'exprime le héros de Zola, pensées répétées par Caroline et que Zola ressasse plusieurs fois à plaisir, comme pour souligner la pauvreté d'idées de son œuvre.
Sigismond Busch est encore plus bavard que Saccard. Il peut donc dire plus de bêtises et il n'y manque pas. Zola a sans doute voulu le représenter comme un homme extraordinaire :
Outre le français, sa langue maternelle, il parlait l'anglais, l'allemand et le russe.
En effet, pour le Français qui ne connaît que sa langue maternelle, on est un homme extraordinaire dès qu'on en comprend plusieurs.
En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était devenu le rédacteur le plus aimé de sa "Nouvelle Gazette rhénane" ; et, dès ce moment, sa religion s'était fixée, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entière à l'idée d'une prochaine rénovation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles.
Sigismond Busch correspond régulièrement avec son maître dont il étudie avec une ardeur passionnée les œuvres, surtout le Capital qu'il appelle sa bible. Relevons ici une erreur amusante de Zola. Pour paraître documenté à tout prix, il assure le lecteur que le Capital est imprimé en lettres gothiques, alors que les quatre éditions allemandes sont toutes en caractères latins.
Sigismond Busch, le disciple de Marx, a évidemment aussi peu lu le Capital que Zola l'a feuilleté. Si pourtant, contre toute vraisemblance, il l'a lu, il n'a profité que fort peu de sa lecture. Il exprime bien quelques idées sur la concentration des richesses et le rôle des spéculateurs de Bourse,
car l'Etat collectiviste n'aura à faire que ce que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez exproprié en détail les petits.
Il dit que l'argent cessera de servir à la répartition des produits, comme cela se passe déjà dans l'économie familiale. Mais aujourd'hui ce sont là des lieux communs du socialisme, à ce point rebattus depuis dix ans qu'ils ont fait leur chemin dans les cerveaux obtus des philistins et qu'ils sont répétés même par les anarchistes.
Ces idées sont raisonnables ; elles ne pouvaient donc suffire à Zola pour faire de Sigismond Busch un socialiste. Il a trouvé nécessaire de mettre dans la bouche de ce prétendu disciple de Marx les erreurs de Proudhon que Marx a précisément combattues ; ce lecteur assidu du Capital voit, de même que Proudhon, le signe de la disparition de l'argent dans la baisse du taux de l'intérêt, ce qui prouve seulement l'augmentation de la masse d'argent en circulation. Ce socialiste scientifique est rempli de contradictions dont son papa Zola n'a aucune idée. Il explique comment Marx et Engels ont démontré péremptoirement que la société contemporaine crée dans son sein les éléments matériels et spirituels pour l'édification de la société communiste de l'avenir. En même temps, il passe ses nuits et use ses forces à imaginer comment sera organisée la société future et comment elle fonctionnera ; il s'efforce de découvrir dans le cœur humain les mobiles qui remplaceront l'égoïsme, créé et développé par la concurrence, ce moteur du progrès dans la société capitaliste.
Busch est un idéaliste typique qui ne se doute même pas que Marx, disciple de Hegel, était convaincu du développement dialectique des principes prétendus immuables, qu'il avait dépassé son maître et montré comment l'apparition et la transformation de ces principes dans le cerveau humain étaient étroitement liées au développement des rapports économiques. Mais Busch affirme que la nouvelle organisation sociale reposera sur les principes immuables de la justice et des droits reconnus et rendus à chacun ! Prenant pour modèle Karl Marx
avec lequel il était en continuelle correspondance, il épuisait ses jours à étudier cette organisation, modifiant, améliorant sans cesse sur le papier la société de demain, couvrant de chiffres d'immenses pages, basant sur la science l'échafaudage compliqué de l'universel bonheur.
En un mot, Busch est un cerveau confus et embrouillé, qui se raccroche aux utopies phalanstériennes et icariennes de 1848 ; Zola le représente comme un penseur scientifique, le disciple préféré de Marx. Or, Marx était fermement convaincu qu'il est vain de vouloir monter de toutes pièces une société, de même qu'il est impossible de créer un animal : ce sont les rapports économiques qui créent et développent les formes sociales qui y correspondent. Zola semble croire que Marx est un inventeur de romans. Le " socialiste e Sigismond Busch gâte le roman de Zola, il est le produit d'une fantaisie brumeuse.
Une œuvre comme l'Argent, qui s'élève tellement au-dessus des romans habituels et qui se propose de représenter et d'analyser les phénomènes sociaux, aurait dû exprimer une certaine conception de la société. Il n'en est rien.
L'Argent n'aura pas le même succès que Nana et que l'Assommoir, car l'œuvre n'attirera que les lecteurs qui veulent connaître le monde de la Bourse. Tant pis pour le grand public s'il ne sait pas apprécier ce roman à sa valeur !

De nos jours on parle tant d'un renouveau de la littérature que quiconque se met en tête d'écrire des romans ou des vers s'imagine naïvement fonder une nouvelle tendance, une nouvelle école. Aussi peut-on poser les questions suivantes :
Le roman à la manière de Zola [16] constitue-t-il la suprême tentative faite par des écrivains bourgeois (le renouveler et de rajeunir le roman ? Ou bien ces écrivains sont-ils condamnés à fouler encore la voie tracée par leurs prédécesseurs, à reprendre les vieilles formules avec quelques changements de détail, en les adaptant aux exigences (lu temps, et à s'en servir ainsi, jusqu'à ce que le roman, comme genre, s'épuise, qu'il ait fait son temps et disparaisse, comme ont disparu la tragédie classique et l'épopée ?
Dans un prochain article (*) j'essaierai de répondre à ces questions.
LAFARGUE : " L'Argent " de Zola. Die Neue Zeit, 1891-92. T. I



(*) Cet article n'a pas été retrouvé.
Laura (Marx) et Paul Lafargue

Notes
[1] L'entortillement du style est allé si loin que Goncourt lui-même s'est vu obligé de protester. " C'est mal écrit ", dit-i1, " quand on emploie deux de qui se régissent ; exemple, la fameuse phrase faisant le désespoir de Flaubert : une couronne de fleurs d'orangers. C'est mal écrit lorsqu'on place assez près de l'autre, dans une phrase, deux mots commençant par la même syllabe. On a été plus loin, on a déclaré qu'on ne pouvait pas commencer une phrase par un monosyllabe : ces deux pauvres petites lettres ne pouvant servir de fondation à une grande phrase, à une période ". Journal des Goncourt, tome V.
[2] Balzac, qui était un élève du grand naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, et s'appelait lui-même " simple docteur en médecine sociale ", dit, dans 1' " Avant-propos " de la Comédie humaine, qu'il se propose d'écrire unie histoire naturelle de la société. A la fin du siècle dernier, le fécond romancier Restif de la Bretonne voulait donner " un utile supplément à l'Histoire naturelle de Buffon ". Il ne parlait pas seulement du roman expérimental, mais se livrait réellement à des expériences. " Ainsi ", écrivait-il, " quelque amusement que je prisse, quelques licences que je me donnasse, je ne perdais jamais mon temps : ma consolation, après une sottise, une école, c'était : " Cela m'instruit ; j'en profiterai, puisque j'écris pour instruire les autres à mes dépens ". [Monsieur Nicolas, t. I]
Restif de la Bretonne poussait le réalisme si loin qu'il insérait dans ses romans des lettres d'amour, réponses à de tendres épîtres écrites par lui pour obtenir des " documents humains ", selon l'expression de la nouvelle école. Déjà, au XVIIIe siècle, Crébillon a formulé la théorie du roman expérimental et naturaliste que Zola croit avoir inventée. Il dit dans les Egarements du cœur et de l'esprit :
" Le Roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu'on pourrait rendre le plus utile, s'il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la Comédie, le tableau de la vie humaine... L'homme, enfin, verrait l'homme tel qu'il est ; on l'éblouirait moins, mais on l'instruirait davantage. " [Œuvres, 1772, t. I]
[3] L'Assommoir traite de l'alcoolisme héréditaire. Le héros du roman, couvreur de son métier, est un excellent ouvrier, honnête homme, bon époux et bon père, mais le besoin de la boisson couve en lui. Il le sait et il évite avec le plus grand soin toute occasion qui pourrait développer ce penchant funeste ; il ne fréquente jamais les marchands de vin, sa vie est exemplaire. Mais voici qu'il lui arrive un de ces accidents, si fréquents dans son métier : en voulant regarder sa petite fille, il glisse d'un toit et se casse la jambe. Pendant le loisir forcé qui est la conséquence de sa chute, il commence, pour tuer le temps, à fréquenter les marchands de vin ; la passion qui dormait en lui se développe soudain avec une violence brutale et irrésistible ; il devient un ivrogne de la plus basse espèce. C'est un peu tiré par les cheveux, mais non impossible.
Pourtant, lorsqu'on se donne pour un observateur, on devrait faire d'autres observations. L'alcool est devenu pour la classe ouvrière moderne une nécessité ; dans les centres industriels, sa consommation croît parallèlement au développement industriel. La production capitaliste contraint l'ouvrier à rechercher dans l'alcool une excitation artificielle et temporaire et un fortifiant. La nature de certains travaux rend nécessaire l'absorption de l'alcool par les ouvriers qui s'y adonnent. D'autres circonstances poussent diverses catégories de travailleurs à la boisson. Ainsi, les couvreurs, les typographes, les peintres en bâtiment sont embauchés chez nous, non pas à la semaine, mais à la journée, à la demi-journée et même à l'heure. La plupart du temps, c'est un heureux hasard qui leur apporte du travail, et cet heureux hasard, ils l'attendent forcément dans certains débits de boissons : on les y a retape s, c'est-à-dire qu'on leur donne à crédit des aliments et des boissons ; on leur avance même de l'argent. Les visites involontaires que les ouvriers de ces catégories doivent rendre aux gargotiers expliquent si bien pourquoi le goût de la boisson se développe chez eux qu'il n'est vraiment pas nécessaire d'avoir recours à un accident. Si Zola avait dépeint les circonstances dans lesquelles les couvreurs et d'autres ouvriers doivent chercher du travail et sont embauchés, s'il avait montré les causes extérieure qui poussent son héros à boire, il aurait donné à l'Assommoir une portée sociale que cette œuvre n'a pas.
Bien plus, l'Assommoir doit être considéré comme une mauvaise action. Publié quelques années après la Commune, à l'époque de la pire réaction, alors que la forme républicaine de l'Etat était encore mise en question, ce roman fut très favorablement accueilli par les réactionnaires. II leur plut d'assurer son succès, car ils étaient très heureux de voir représenter la classe ouvrière, devant laquelle ils avaient tremblé, sous l aspect de dégoûtants ivrognes. Quand Zola, dans Pot-Bouille, étala toute la boue de la société bourgeoise, les mêmes éléments qui avaient salué avec enthousiasme l'Assommoir furent saisis d'une indignation morale et esthétique, ils hurlèrent sur tous les tons que ce roman était une profanation de l'art. Ils s'étaient profondément réjouis quand la classe ouvrière avait été couverte de boue, mais ils ne voulaient naturellement rien savoir d'une description fidèle des mœurs de la bourgeoisie.
[4] On peut voir clairement dans l'Assommoir comment Zola compose ses romans. L'auteur a ramassé dans des journaux et des œuvres diverses les locutions employées par les couches les plus basses de la population ; pour les mettre en valeur, il arrange des scènes entières. L'Assommoir n'est pas le fruit d'observations directes ; le roman est bien plutôt écrit pour pouvoir longuement reproduire le parler des ouvriers parisiens.
[5] Zola dit, dans son livre sur le "Roman expérimental",
" que les romanciers naturalistes observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, des phénomènes inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience, pour analyser les faits et s'en rendre les maîtres ".
Cette phrase contient un triple galimatias. Comment peut-on se trouver en face d'une vérité qui n'a ni queue ni tête, ni face ni derrière ? Que peut bien être une idée expérimentale ? Peut-être l'idée de faire une expérience ? Et quel est le romancier qui n'a jamais institué une expérience sur un être humain ? Tout au plus Restif de la Bretonne qui instituait des expériences sur sa propre personne, ce dont s'est bien gardé Zola, qui mène la vie petite-bourgeoise la plus tranquille et la plus plate qu'on puisse imaginer.
Dans son roman l'Argent, Zola critique avec raison "ces récréations psychologiques qui tendent à remplacer le piano et la tapisserie ", et que l'élégant Bourget, le psychologue favori des dames de la bourgeoisie, a mises à la mode.
Madame Caroline, lit-on au même endroit,
" était femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s'épuiser à tâcher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dévidage du cœur et de la cervelle, dans cette analyse raffinée des cheveux coupés en quatre, il n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupées, sans ménage à tenir, sans enfant à aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses à leurs chutes, qui masquent de leur science de l'âme les appétits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge ". [T. I]
Zola met ici sa propre philosophie dans la bouche de Madame Caroline. Comme lui, elle confond le bavardage sentimental des mondaines sur leurs agréables faiblesses, bavardage qui se donne pour de la psychologie, avec l'étude des causes complexes des phénomènes.
[6] [Le Roman expérimental]
[7] Un romancier belge, Camille Lemonnier, qui, avec une virtuosité particulière, maltraite, disloque et estropie la langue française, vient de tirer un drame en quatre actes de son roman, Un Mâle, qui avait obtenu un grand succès. Ce roman relate l'histoire des amours d'un braconnier ; il a dû être pénible à l'auteur de prendre pour héros un outlaw, un hors-la-loi, qui, poussé par une passion violente, mène une lutte acharnée contre les autorités et contre la propriété. Le braconnier symbolise l'homme de la nature. Pour animer son drame et lui donner un ton plus joyeux – les écrivains modernes sont tristes comme des pleureuses orientales – l'auteur a introduit une scène d'Henry Monnier dans laquelle deux paysans discutent sur le prix d'une vache et essaient de se tromper mutuellement. La scène fit rire. Lemonnier regretta de l'avoir introduite dans son drame. Il s'éleva contre l'accueil que lui avait réservé le public et écrivit ces lignes, caractéristiques pour la nouvelle école littéraire :
" C'est une concession à la mode actuelle, au goût du public pour ce qui est matériel, pour l'action pleine de mouvement et de bruit... Cette action demeure, à mon sens, le point faible de la pièce, car elle trouble l'harmonie entre la terre et la créature. Il a fallu pourtant se résigner à l'action, dans l'espoir de temps meilleurs où il sera possible d'écrire une pièce sans action, faite uniquement de nuances, de tableaux, du déroulement rapide des sentiments et des pensées, une pièce qui représente la vie simple et une, sans toutes les complications que nous jugeons indispensable d'apporter. "
[8] Nous citons ici le plagiat découvert par Brunetière, parce qu'il est caractéristique. On lit dans Nana :
D'autres fois, il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les genoux.
Rapporte, César !... Attends, je vais te régaler, si tu flânes !... Très bien, César ! Obéissant ! Gentil !... Fais le beau !
Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d'être une brute. Il aspirait encore à descendre, il criait:
Tape plus fort... Hou ! hou ! je suis enragé, tape donc ! "
Dans l'ouvrage célèbre de Thomas Otway : Venise sauvée, le sénateur Antonio est l'amant d'une courtisane appelée Aquilina.
Et il gamine ; elle le chasse, elle l'appelle idiot, brute ; elle lui dit qu'il n'y a rien de bon en lui que son argent...
Alors, je serai un chien ?
Un chien, Monseigneur !...
Là-dessus, il se met sous la table et aboie.
Ah ! vous mordez, eh bien vous aurez des coups de pied.
Va, de tout mon cœur. Des coups de pied, des coups de pied, maintenant que je suis sous la table. Encore des coups de pied. Plus tort, encore plus fort. Ouah, ouah, rro, rro. "

Zola n'a pas trouvé ce trait de soumission canine dans la lecture de l'œuvre d'Otway, mais dans l'Histoire de la littérature anglaise, de Taine. [Tome III]
[9] Les Goncourt rapportent dans leur Journal cet aveu de Tourgueniev, qui caractérise admirablement ce représentant littéraire d'une époque d'énergie :
" Et comme, Flaubert et moi, contestons pour des lettrés l'importance de l'amour, le romancier russe s'écrie, dans un geste qui laisse tomber ses bras à terre :
" Moi, ma vie est saturée de féminité. Il n'y a ni livre, ni quoi que ce soit au monde qui ait pu me tenir lieu et place de la femme... Comment exprimer cela ? Je trouve qu'il n'y a que l'amour qui produise un certain épanouissement de l'être, que rien ne donne, hein ?... Tenez, j'ai eu, tout jeune homme, une maîtresse, une meunière des environs de Saint-Pétersbourg, que je voyais dans mes chasses. Elle était charmante, toute blanche, avec un trait dans l'œil, ce qui est assez commun chez nous. Elle ne voulait rien accepter de moi. Cependant, un jour, elle me dit :
– Il faut que vous me fassiez un cadeau.
– Qu'est-ce que vous voulez ?
– Rapportez-moi de Saint-Pétersbourg un savon parfumé.
Je lui apporte le savon. Elle le prend, disparaît, revient les joues roses d'émotion, et murmure, en me tendant ses mains, gentiment odorantes :
– Embrassez-moi les mains, comme vous embrassez, dans les talons, les mains des dames de Saint-Pétersbourg.
Je me jetai à ses genoux... et, vous savez, il n'y a pas un instant dans ma vie qui vaille celui-là. "
[GONCOURT : Journal, tome V]
[10] [" Il vit le monde comme il est : les lois et la morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l'ultima ratio mundi. " BALZAC : le Père Goriot, Œuvres, t. IX]
[11] [BALZAC : Illusions perdues, Œuvres t. VIII]
[12] Il n'y a pas longtemps, Portalis, rédacteur en chef du XIXe Siècle, journal parisien sérieux, qui compte parmi ses collaborateurs des députés et des conseillers municipaux, Marinoni, l'administrateur du Petit Journal, et Charles Laurent, conseiller municipal de Paris et rédacteur en chef du Jour, ont lavé leur linge sale en public. Dans leurs journaux et sur des affiches apposées à Paris et en province, ils se sont mutuellement traités de voleurs, de fripouilles, de valets à gages de la finance. Cette boue, lancée à pleines mains, n'a suscité aucune indignation parmi les autres journalistes ; ils tremblaient à la pensée d'être impliqués dans la dispute des trois énergumènes, car ils craignaient des révélations du même genre sur leur propre compte. Le Petit Journal, qui, preuves à l'appui, avait montré que Portalis avait escroqué et extorqué plusieurs centaines de milliers de francs à Secrétan, hommes d'affaires du trust du cuivre, réclama son exclusion du syndicat des journalistes. " Je parie qu'ils ne le feront pas ", répondit seulement Portalis. Bien qu'il ait été stigmatisé et démasqué publiquement, il appartient aujourd'hui encore à la noble confrérie susnommée et entretient des rapports confraternels et amicaux avec les autres journalistes parisiens. " Qui se ressemble s'assemble ", dit un proverbe.
[13] Au mois de mai dernier, le gouvernement se vit obligé de faire une légère concession à l'opinion publique et consentit à intenter des poursuites judiciaires aux administrateurs de Panama qui avaient soutiré aux petits épargnants un milliard cinq cents millions de francs. Le député Delahaye, qui avait attaqué la compagnie au Palais-Bourbon en l'accusant de ne pouvoir justifier ses dépenses que pour six cents millions de francs seulement, les neuf cents autres millions ayant été dilapidés ou volés, déclara à un reporter de l'Eclair : " Monsieur Ferdinand de Lesseps a si bien fait du Parlement, de la presse et de l'Académie ses complices qu'il s'est assuré contre toute poursuite judiciaire. Personne ne se risquera à lui mettre la main au collet ". Lesseps avait acheté tout le monde, aussi l'a-t-on surnommé le " grand Français ". L'instruction, ouverte par le Parquet, traîna en longueur. Lesseps, ses fils et ses complices jouissent, dans une paix bien méritée, des millions qu'ils ont si péniblement et si honorablement gagnés.
[14] Jantrou, le journaliste au service de la finance qui apparaît dans l'Argent, " avait fait tatouer ces mots : Achetez de l'Universelle, aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables, en les lançant dans la circulation ". [T. II]
[15] Paul Alexis est un ami dangereux. Comme on reprochait à Zola d'avoir privé de tout esprit les artistes qu'il mettait en scène dans son roman l'Œuvre, Paul Alexis, qui écrivait dans le Cri du peuple sous le pseudonyme de Trublot, voulut venger l'honneur de son idole et fit cette réponse : " Croit-on vraiment que les artistes et les écrivains aient tant d'esprit et d'humour ? Prenez-moi comme exemple. Je ne suis pas amusant ni spirituel tous les jours ! " L'élève fait penser à son maître...
[16] Zola ne sait pas à quel genre appartiennent ses meilleurs romans : Germinal, la Terre, Au Bonheur des dames, Pot-Bouille, l'Argent. Il emploie tour à tour les termes : " naturaliste ", " réaliste ", " expérimental " et " documentaire ". Ces désignations ne sont pas suffisamment précises, elles peuvent s'appliquer à des romans qui ne ressemblent en rien à ceux de Zola.

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