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mardi 15 octobre 2013

RECTIFICATIONS SUR LA VIE PUBLIQUE DES MINEURS





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… Il s’agit d’un entretien sur la vie des mineurs de fond de la période d’après-guerre aux années 1970. J’ai voulu confronter la réalité d’une enfance dans une famille de mineurs comparée à l’analyse sociologique qui en en été faite par un universitaire, Olivier Schwartz qui a produit sa thèse sous forme de livre : « Le monde privé des ouvriers » (1990, PUF). D’abord il ne peut pas prétendre étudier toute la classe ouvrière, ensuite il défend tout le long une thèse assez zemmourienne de prise du pouvoir de la femme sur l’homme à la fin du XXe siècle, assez discutable, et ne possède qu’une vision étriquée de la classe ouvrière – ce qui n’est pas étonnant puisque cet universitaire était membre du parti stalinien. Il dit pas mal de bêtises concernant les mineurs et leur mode de vie. J’ai donc voulu confronter ses dires et analyses qui ont pu épater les salons des milieux intellos parisiens mais qui, sous des aspects peu ordinaires voire fantastiques, véhiculent des considérations invraisemblables pour celles et ceux qui ont été élevés dans les corons. Petite-fille et fille de mineur MARTINE sait de quoi elle parle et elle va vous livrer ses rectifications des délires de l’observateur intellectuel.

JLR : Tu me diras à chaque fois à chaque étape de mon résumé du bouquin si tu es d’accord ou pas. Pour cet auteur il y a dans le milieu des mineurs une mobilisation familiale très importante. Il faut que les enfants arrivent à « s’en sortir » à monter dans la société afin qu’ils ne soient pas employés à la mine. C’est vrai ?
MARTINE : Les parents souhaitent que les enfants poussent les études à toutes les époques. Au moins depuis Jules Ferry.
JLR : L’auteur définit avec le tournant de la récession charbonnière des années 60 trois stades selon lui, qui conditionnent la vie prolétarienne jusqu’à nos jours:
-          La strate prolétarienne
-          La déprolétarisation
-          La précarisation.
Historiquement, par delà ces trois stades, l’ouvrier est marqué par une constante, il reste subalterne dans la division du travail. Il note justement (je l’ai vécu aussi) que l’ancienne génération ouvrière utilisait le terme « se priver » et pas « se frustrer ». Le mineur à l’époque, comme l’ouvrier en général, dépense sans compter au moment de la paye. C’était le cas de ton père ?
MARTINE : non j’ai pas vu ça à la maison…
JLR : et un attachement à la famille assez conservateur. Les ouvriers divorcent moins que les autres classes sociales… il y a une forte exigence de loyalisme familial.
MARTINE : oui à l’époque les moyens et les besoins ne sont pas les mêmes en bas… l’insécurité tient le couple… et il a raison sur un point l’insécurité est une donnée permanente de la condition ouvrière.
JLR : la télé fonctionne toute la journée…
MARTINE : Faux. Jamais. Juste le soir.
JLR : Dans l’intérieur les objets ne sont pas fixes. Ils se déplacent.
MARTINE : Pour les mères de famille il y a une fierté, et leur fierté c’est leur intérieur, tu comprends, qu’il soit bien mis, qu’il soit propre. Elle ne déplacent pas spécialement les gros meubles qu’elles ne pourraient pas bouger seules, mais les menus objets. Et puis il y a l’état dans lequel leur homme rentre du travail. Il y en a certains qui prennent la douche et se lavent sur le lieu de travail et d’autres qui préfèrent le faire à la maison. Donc à l’époque, ils se lavent dans une bassine un grand bac en fer. Ils sont donc poussiéreux. Ils ont même de la poussière de charbon incrustée dans la peau et autour des yeux. Pour l’enlever cette poussière de charbon, on en met partout et ils sont très propres. Et comme leur fierté à eux aussi c’est leur intérieur, tout est soigneusement nettoyé autour aussi après. Mais c’est le rôle principal de la mère de famille de veiller à la propreté et cette propreté retrouvée est vécue comme un plaisir.
JLR : Est-ce que tu es d’accord que la pauvreté vient de l’absence de qualification, de l’absence de soutien familial et de l’isolement ?
MARTINE : Oui mais de tout temps il y a toujours eu des personnes intelligentes qui n’avaient pas besoin de diplômes pour arriver. Je pense que la pauvreté c’est surtout la solitude.
JLR : Est-ce que tu as eu souvent des conduites de fuite par rapport aux loyers c’est la dernière chose qu’on paye en général ?
MARTINE : Non du tout. C’était l’époque où on était fier de pas être endetté du tout fier même de payer ses dettes, tout le contraire de maintenant. L’idée d’avoir des dettes était effrayante.
JLR : Il y a souvent des achats substantiels, comme on sait « compensatoires ». Avez-vous eu des voisins qui s’étaient mis dans la merde, qui ne voulant pas « se priver » achetaient du gros matériel électro-ménager ou une belle voiture ?
MARTINE : Non chacun tenait son budget.
JLR : Est-ce que tu as fait le constat que vous les familles de mineurs étiez un peu en dehors du système monétaire, avec vos quotas de charbon, vos jardinets et autres prestations que l’auteur évoque… Dans cette sorte d’autoproduction est-ce que tu as eu l’impression que vous aviez un rapport moindre à l’argent que le reste de la population
MARTINE : Non, l’argent sert pour s’habiller. Je n’ai pas eu le sentiment qu’on était protégé. Le jardin c’était aussi pour nourrir tous ses enfants, les familles nombreuses étaient nombreuses alors avec la fierté d’arriver à s’en sortir tout seul. Aujourd’hui le jardin est en friche les gens prennent le chemin de la mairie, ils téléphonent aux services sociaux. Maintenant les gens hein… bon ! C’était la fierté de s’en sortir tout seul.
JLR : Maintenant concernant la vie des couples de mineurs. Est-ce qu’il y a une pression de chaque partenaire pour limiter les absences ? La femme de mineur est-elle possessive : où tu vas chéri, tu vas traîner au bistrot ? Et elle la femme du mineur toujours fourrée chez les voisines à cancaner. Enfin je veux dire que les couples de mineurs sont souvent possessifs ?
MARTINE : Déjà il faut comprendre une chose importante à l’époque : les femmes ne travaillent pas. C’est la vie à la maison. On élève les enfants. Donc la maman elle est cantonnée les trois quart de sa journée à la maison et papa va travailler. Je trouve que par rapport à l’époque actuelle c’était beaucoup plus moraliste. Eventuellement certains en sortant de la mine allaient au café du coin boire un petit verre de vin et rentraient après à la maison. J’avais pas du tout la sensation de voir ce que j’ai pu voir plusieurs années après.
JLR : L’auteur dit que les femmes surveillent de près le retour de leur mari et tentent toujours de les séparer de leurs copains.
MARTINE : C’est la même chose qu’aujourd’hui. Si tu as un compagnon qui est un peu porté sur la bouteille et qui aime traîner un peu après le travail, avec ses copains au bistrot. Au bout d’un moment je suppose que soit elles acceptent soit elles refusent allant même jusqu’à aller rechercher leur homme jusqu’au Café.
JLR : Tu as ta mère aller rechercher ton père ?
MARTINE : Jamais. Par contre il y en a d’autres qui rentraient direct, quelques fois même pas lavés direct à la maison, tu vois. C’est pas une question de milieu mais d’hommes et de femmes dans un rapport de couple.
JLR : Le fait de faire plusieurs enfants selon l’auteur ne relèverait pas selon le lieu commun d’une soumission fataliste et d’une attente d’allocations pour « s’enrichir ». D’après lui c’est une valorisation narcissique. Quand on est pauvre le fait d’avoir plusieurs enfants équivaudrait à être riche…
MARTINE : Non je suis totalement contre cet avis, totalement. A partir du moment où il y a trop d’enfants ce n’est pas voulu… je dirais à partir du cinquième enfant. Jusqu’à quatre c’est déjà lourd.
JLR : En général l’aîné des gosses est utilisé comme substitut du père pour exercer l’autorité à la maison… le père est à la mine ou il est mort. Et la fille aînée par contre est auxiliaire des tâches ménagères.
MARTINE : Non la première fille de la fratrie si l’aîné n’est pas un garçon.
JLR : En HLM les gens se fréquentent moins que dans les cités minières. Vous vous rencontriez plus facilement entre voisins des corons ?
MARTINE : Moi je n’ai pas connu les HLM. J’ai connu les cités minières, les corons, toutes les maisons
collées les unes aux autres.
JLR : Et tu avais l’impression que les gens que tu rencontrais cherchaient l’évasion de leur monde  en sachant que avec les barrières de classe, comme le dit l’auteur d’ailleurs,  les gens « intéressants » ne cherchent pas à rencontrer les ouvriers. Est-ce qu’il y avait un sentiment d’infériorité par rapport aux autres couches les plus riches de la population en dehors des corons?
MARTINE : Moi je pense que les gens ne se mélangeaient pas. Les ouvriers restaient avec les ouvriers.
JLR : Et les contremaitres, porions, entre contremaîtres.
MARTINE : Voilà. Et les ouvriers avec les ouvriers, pourquoi ? Parce qu’il y a une certaine défiance. On reste dans son monde. Les mères de famille restent entre mères de famille et on discute entre nous.
JLR : Où est la politique là-dedans ? Est-ce que les femmes de mineurs discutent de politique ?
MARTINE : On fait de la politique quand on discute de la vie de tous les jours. Comment on décide de mener sa vie, son avenir, l’avenir de ses enfants. On fait de la politique quand on choisit de vivre d’une certaine manière.
JLR : A quoi est du la prépondérance des familles précaires ? A l’insécurité, à une large fécondité, à la prédominance féminine ou à une sorte d’invisibilité sociale ?
MARTINE : A  une large fécondité.
JLR : Et même à ton époque ?
MARTINE : Oui.
JLR : Alors que dans la couche haute des ouvriers et chez les porions il y a une fécondité restreinte et où, selon la thèse soucieuse de cet auteur, l’influence prépondérante masculine est maintenue. Alors que, selon lui, dans la paupérisation c’est la femme qui prend le couvre-chef. Cela ne semble pas faux souvent le mec s’est barré ou il est alcoolique. Dans la pauvreté l’homme ne domine plus… Tu ne sembles pas d’accord, tu penses que l’homme continue à faire la pluie et le beau temps ?
MARTINE :  L’homme s’il est toujours en activité, s’il travaille il est respecté. De toute façon les mineurs étaient adulés par leurs femmes. L’homme ramenait la quinzaine à la maison. C’est lui qui faisait vivre la fratrie.
JLR : Mais comme on en avait parlé l’autre jour, il y avait une soumission à la gestion unitaire des ressources par la femme.
MARTINE : La femme gère le budget même de nos jours. J’ai connu la femme qui gérait le budget à fond à l’époque. Maintenant est-ce que certains couples géraient ça autrement  je suis trop jeune pour le savoir.
JLR : Les vêtements d’enfants sont reprisés jusqu’à la corde. On donne aux derniers nés les vêtements usés des aînés. Tu l’as vécu ça.
MARTINE : Oui tout à fait.
JLR : Les culottes de tes frères
MARTINE : Non les robes de ma sœur.(rires)
JLR : Tu n’as pas l’impression qu’il y a une chute de l’autorité masculine avec le temps qui s’est écoulé ?
MARTINE : Là on sort du contexte des mineurs. On est dans la société en général. On n’est plus dans le sujet quoi.
JLR : Il y a quand même une précipitation à se marier jeune chez les mineurs ?
MARTINE : C’est toujours la même histoire. En général on se mariait beaucoup plus jeunes. Ce n’est pas non plus un problème qui serait spécifique aux mineurs.
JLR : A l’adolescence il y avait plus de liberté pour les garçons que pour les filles ?
MARTINE : C’est pareil, cela relève du social en général comme le reste.
JLR : Est-ce que le recours au mariage jeune des filles est dû au fait qu’elles veulent échapper aux excès de l’emprise maternelle ?
MARTINE : C’est vrai.
JLR : La femme au foyer vit mal la grisaille de  l’enfermement, elle a souvent un désir de travailler ou retravailler, elle est menacée par le vide.
MARTINE : ça c’est après mon époque cela touche une période plus récente. A mon époque il était hors de question pour une femme de mineur d’aller travailler. Elle avait tellement de charges déjà à la maison que je ne vois pas comment elle aurait pu faire autrement.
JLR : Tu crois qu’elles ne s’ennuyaient pas ? Elles devaient se faire chier quand même après les tâches ménagères
MARTINE : Mais non si elles pouvaient disposer d’une heure ou deux dans la semaine c’était l’occasion pour aller boire une tasse de café avec la voisine de papoter, de discuter comme toutes les femmes des enfants des maris…
JLR : L’auteur dit que dans le 62 et le 59 le taux d’activité des femmes est le plus faible de France et il cite une interviewée : « moi si je n’ai pas de contact je deviens folle ». C’est un peu vrai.
MARTINE : Oui c’était ça de toute façon de tout temps. Moi j’ai vécu les deux situations une situation où je travaillais et une situation où j’étais chez moi. J’étais incapable de rester plus d’une journée enfermée.
JLR : En lien avec ça il ya tout de même un vécu de la femme avant et après. Il semble quand même que la sphère privée est étouffante. Il cite la parole d’une femme de mineur : « Ce qu’il veut c’est que je sois là quand il est là. Il veut que je sois sa chose ». Bon ça c’est un peu tous les hommes… et pas seulement chez les mineurs.
MARTINE : Voilà. Absolument. L’asservissement domestique n’est pas nouveau.
JLR : Par contre là on touche au chômage. Face à la perte de travail l’homme déserte progressivement son identité de prolétaire. Bon ça on le constate partout à toutes les époques. L’auteur développe une théorisation de la réaction des femmes à la domination masculine : la privation sexuelle. A un moment donné les femmes seraient de moins en moins motivées pour l’activité sexuelle…
MARTINE : bof…
JLR : Bof oui, c’est plutôt lié à une vie de con, cela sent encore la généralité vaseuse, OK. Mais cela confirme ta critique générale de cet auteur que tu cloues au pilori comme intellectuel dans les nuages. Ah oui plus loin il parle d’une volonté de mettre un point final à la sexualité, bon tout cela reste à mon avis discutable. Autre chose : le repas est souvent constitué de tartines beurrées.
MARTINE : comment veux-tu qu’on se contente de tartines beurrées alors que quasiment la plupart des personnes cultivaient leur jardin. On ne peut pas cultiver un jardin et se contenter de tartines beurrées ! C’était la soupe tous les jours les légumes. On avait des poules, des lapins. On tuait le cochon à deux ou à trois familles tu sais. On s’arrangeait avec un boucher, on faisait tuer le cochon et après on le découpait. C’était la fête et les mamans cherchaient après des draps blancs, bien propres. On enroulait les morceaux de viande dans des draps bien blancs et après avoir découpé à nouveau on fabriquait du pâté etc. Ils se débrouillaient tous pour bien partager. C’était la marque d’une solidarité incroyable.
JLR : Bon maintenant on va aborder le chapitre distraction. L’auteur cite un mineur de l’ancienne époque lequel disait : « On était tellement habitué à travailler qu’on n’aimait pas s’habiller pour aller se promener »…
MARTINE : On s’habillait le dimanche. Le dimanche c’était sacré. Il y avait un plaisir tout simple à aller se promener. C’était pas cher ! tu comprends ? (rires)
JLR : Il y en a un autre qui aurait dit à l’auteur : « voici le lundi, vivement le weekend et quand le weekend arrive je m’emmerde tellement que je me dis vivement le lundi ».
MARTINE : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
JLR : Maintenant il fait une analogie entre travail et boisson. Le travail comme la boisson absorbe toutes les forces sinon c’est l’ennui, l’angoisse, l’attaque contre soi. Il ajoute que la médiocrité du travail est tel qu’il se trouve mis en cause sur le plan familial, la crédibilité de l’homme est contesté par un non négligeable contrepouvoir féminin… là aussi il mélange les problèmes de société et ceux de classe…
MARTINE :  ouais…
JLR : Et il explique qu’il y aurait eu jubilation solitaire et non pas collective pour ceux qui allaient à la pêche qui s’occupaient du jardin, des colombes et du bricolage. Il déconne un peu, la joie était collective comme lorsqu’on tuait le cochon…
MARTINE : Mais oui bien sûr. C’est des conneries. Même les coulonneux … ceux qu’on appelait les coulonneux c’est ceux qui avaient des coulons c'est-à-dire des pigeons. C’était pas un plaisir solitaire. En fait ils faisaient des concours. Quand tu fais un concours c’est pas individuel.
JLR : Toujours selon cet auteur les deux grands plaisirs auraient été en allant au café de boire et de parler…
MARTINE : Ben oui se retrouver parce qu’il n’y avait pas la télévision. Et après si t’as un budget qui est assez restreint, tu vas faire attention. En plus si t’as une télé tu ne vas pas la faire marcher toute la journée… ça c’est pour les imbéciles de maintenant. A cette époque là on avait conscience de ce qu’on consommait. Tu sais. Et en plus on a gardé, de nos jours encore, la culture de prendre des repas ensemble. Il paraît qu’en France on arrive encore à se nourrir pas trop mal parce qu’on mange encore ensemble. Le papa était pas forcément là le midi ou le soir. S’il faisait des postes il pouvait être de nuit mais de toute façon tous les enfants et la maman mangeaient ensemble le midi et le soir. Tu vois.
JLR : Vous mangiez en regardant la télé.
MARTINE : Non je n’ai pas ce souvenir la. Par contre on n’avait pas le droit de parler.
JLR : Ils avaient un désir d’ailleurs avec les produits du bricolage. Ils avaient l’impression de s’émanciper…
MARTINE : C’est des conneries parce que les pères de famille bricolaient énormément pour réparer ou entretenir la maison.
JLR : Est-ce que tu es d’accord avec la formulation suivante concernant femmes et pouvoir : « celles-ci ont envie tout pour principe de compenser une soumission au destin domestique par une prise de pouvoir à l’intérieur des limites de ce destin ? Tu penses que les femmes s’émancipaient parce qu’elles commandaient à la maison ?
MARTINE : Pas du tout. C’est une question de caractère. Cela concerne le couple. Ma maman elle a des diplômes mais avec ses quatre grossesses successives elle était empêchée d’aller travaille.
JLR : Ce n’est donc pas une question de prise de pouvoir, c’était factuel, circonstanciel.
MARTINE : Ouais voilà. C’est avant tout une question de caractère.
JLR : Est-ce que tu es d’accord avec la notation de l’auteur selon qui beaucoup de mineurs souhaitaient devenir petits patrons contre la menace d’anéantissement social, une formulation qui révèle la trouille de la condition ouvrière par notre intellectuel observateur et juge ?
MARTINE : on s’en fout.
JLR : Le chômeur est menacé d’isolement dans la cité minière ou il garde des relations ? Qu’est-ce qu’il devient celui qui perd sa place à la mine ? Est-il éjecté de la cité ?
MARTINE : Je ne peux pas répondre à cette question. J’étais trop jeune.
JLR : Bon alors passons à la question de la solitude dans les années 60-70 : « La vie quotidienne se réduit à l’alternative du foyer et du supermarché, l’espace est fermé, le temps est vide, la cité absorbe peu à peu ses membres et leur impose sa durée, morne répétitive et improductive ». Tu as cette impression qu’on s’emmerde dans les corons de ces années-là ?
MARTINE : Non. D’abord le supermarché c’est faux. Les supermarchés quand ça s’est ouvert vers 1970… moi j’ai connu mon premier supermarché ce devait être en 1974. On allait au supermarché en bus, il était loin. Mais le plus important était encore d’aller au marché faire ses courses. Les supermarchés étaient rares et au départ il fallait s’y habituer. On ne change pas ses habitudes comme ça. Par contre dans nos habitudes on savait qu’au marché on avait la mercerie, le magasin qui vendait aussi bien des bassines en plastique que des bigoudis tu vois, des chaussettes de tout quoi. Le supermarché c’était encore pour nous une sorte de marché ambulant. Les supermarchés sont arrivés très tard et comme pour tout ce qui est nouveau on n’était pas prêt à s’y précipiter.
JLR : Tu n’avais pas un sentiment d’ennui, les enfants jouaient sans soucis vous n’étiez pas tristes ?
MARTINE : Pas du tout. Si une voisine deux maisons plus loin tombait malade c’était pas comme maintenant on ne s’en fichait pas. On se tenait au courant. Tu vois. Il y avait une solidarité. Et une super solidarité entre les femmes des mineurs, les hommes entre eux, parce que la vie était très dure. Il y avait toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. C’est pas du chômage dont on avait peur, je me demande même s’il y en avait, c’est de l’accident de travail qu’on avait peur. L’accident de travail et la maladie, tu vois.
JLR : Alors notre auteur intello continue à délirer : « le chômeur reflue vers la famille ce qui signifie désormais qu’il passe dans l’orbite féminine » ; il voit systématiquement le chômeur devenir l’inférieur de la femme…
MARTINE : C’est une connerie ! Que, au bout d’un certain temps, si le chômage dure trop longtemps – comme maintenant d’ailleurs – ça détruit le couple, ça finit par polluer toute la famille. Ou t’as des gens qui deviennent alcooliques…
JLR : Je continue : « le chômage tend à diminuer le poids économique de l’homme au profit de celui de la femme »… même si elle est pas riche…
MARTINE : Mais c’est quoi ce mec ? C’est un misogyne ?
JLR : non il est féministe c’est pire ! « il se retrouve en situation de dépendance par rapport à sa femme » !
MARTINE : Et encore à condition que sa femme travaille, s’il y a pas de boulot, il est dépendant de quoi ? (rires)
JLR : « Que deviennent les raisons de sortir ? Regarder la télé et bricoler n’excite-t-il pas l’ennui et le sentiment de culpabilité » ?
MARTINE : On partait pique-niquer. On emmenait tout tout tout, du morceau de pain jusqu’au dessert, en passant par les bouteilles d’eau, le ballon, le cerf volant. On va dans la nature, dans les champs. On va cueillir des mûres. On se partage les frais. On a parlé tout à l’heure des jardins. Justement une famille emmène un gros plat d’haricots verts, l’autre famille emmène ça, les mamans font un gâteau et on part tous passer la journée à la campagne. Les enfants jouent. Les parents discutent. Et puis on s’assoit sur une couverture parce qu’il y a pas de chaises. On n’est pas riche. On a emmené des glacières en bois bien chargées et puis voilà.
JLR : Continuons avec l’obsession de notre auteur : « la trop constante présence de l’homme à la maison
devient un obstacle jusque là inconnu d’elles jusqu’à mettre en cause leur autorité domestique ». C’est encore une banalité. Si l’homme ne travaille plus à l’extérieur le couple commence à être en guerre, c’est pas la faute à l’homme ou à la femme. Mais c’est aussi une réalité, la femme continue à balayer pendant que l’homme est « dans ses pieds » à regarder la télé.
MARTINE : Exactement, mais on est des mamans et on a encore à élever des garçons, avec une certaine idée… que le garçon une fois grand c’est lui qui ramènera le pain à la maison…
JLR : Oui mais là il est là, il est plus garçon, il est au chômage depuis quelques mois et sa bonne femme l’a dans les pieds pour ne pas dire dans le nez…
MARTINE : Et ben il se retrouve comme un con parce qu’il s’est jamais occupé d’autre chose que de son boulot… Il n’est inutile qu’au bout d’un certain temps si ça dure trop longtemps. Mais au départ c’est tout le monde… l’homme au chômage est déphasé et on ne peut pas lui en vouloir. C’est au bout d’un certain temps que la machine va gripper.
JLR : « Le chômage fait rebondir la lutte pour le pouvoir dans le couple quand le manque d’argent interdit de faire marcher la voiture , d’acquérir des tickets d’autobus pour sortir en ville»… C’est pas la lutte pour le pouvoir dans un couple c’est la lutte pour la survie !
MARTINE : Il n’y a pas de pouvoir là-dedans. C’est une bagarre pour s’en sortir.
JLR : « Le passage de la femme au travail signifie pour les hommes la perte de l’exclusivité des préoccupations féminines domestiques et un risque de concurrence ». ça veut dire que les hommes vont se mettre à la vaisselle c’est plus sympa.
MARTINE : Oui mais quand tu écoutes les dernières enquêtes, la cuisine a bien du mal à se « démocratiser » pour la majorité des tâches domestiques dans la maison mais bon les hommes compensent par d’autres choses. Ils bricolent de plus en plus. C’est un partage il n’y a rien de dévalorisant.
JLR : « Plus encore qu’une volonté de maintenir des positions de pouvoir dans la société (les ouvriers de toute façon n’en ont guère) c’est une lutte pour la possession et l’emprise sur le désir de la femme qui constitue le noyau dur de l’attitude masculine ». Le mec il a pas le désir de pouvoir sur sa femme, il a le désir de sortir de la merde.
MARTINE : ouais sincèrement.
JLR : « se cacher, car l’installation dans le chômage permanent délégitime entièrement son être social et l’oblige à fuir le regard des autres ». Le chômeur se cache, il sort plus, il reste à la maison. C’est pas faux, il reste enfermé ou bien il va au bistrot.  « D’innombrables personnages masculins passent désormais leur temps en dehors du travail, chez eux ».
MARTINE : C’est triste.
JLR : Bon passons à la violence dans le couple. « Rien ne contribue plus sûrement à faire monter la tension au zénith avec cette habitude féminine de déstabiliser l’autorité de l’homme en la soumettant à des défis de plus en plus élevés ».
MARTINE : Il parle de la violence dans le couple… La violence dans le couple vient d’un manque d’intelligence. Lorsqu’on en vient à la violence c’est parce qu’on n’est pas capable de régler les problèmes avec la réflexion. On frappe parce qu’on n’est pas assez intelligent ni instruit. On n’arrive pas à régler les problèmes par la parole.
JLR : Ce n’est pas dû à la pauvreté à l’alcool ?
MARTINE : ça joue la pauvreté, l’alcool, mais ça va ensemble malheureusement. La pauvreté ce n’est pas seulement la pauvreté pécuniaire c’est la pauvreté d’instruction le manque d’éducation, l’absence d’ouverture d’esprit, de lecture.
JLR : Passons à la vie dans les corons. « C’est vrai que dans un coron il faut que tout le monde fasse la même chose et en même temps. La voisine lave les draps, faut que tu laves tes draps. Le voisin fait son jardin, faut que tu fasses ton jardin ».
MARTINE : Il a tout faux ! Faire le jardin ce n’est pas faire le jardin quand on veut. Faire un jardin, cela nécessite une organisation selon les saisons. On ne plante pas, on ne sème pas du persil au mois de décembre. Donc de toute façon les tâches jardinières ne peuvent pas se décaler sur plusieurs semaines seulement sur trois ou quatre jours. Le moment de faire quelque chose c’est le moment de le faire. Ton voisin dort dans la journée donc tu le vois pas pendant la journée donc il n’aura pas le temps de faire son jardin  dans la journée donc lui il va le faire la semaine d’après. Ton auteur n’a rien vu ni compris concernant les jardins des corons. Et ensuite l’organisation d’une maison quand tu as quatre cinq, six enfants… tu as intérêt à être organisée parce sinon c’est … le bordel complet ! Mais les femmes elles ont mis en place … avant… le jour de la lessive, tu ne peux pas et surveiller ta lessive et préparer un gros repas pour les mômes… donc ce jour-là tu fais des pâtes. Il faut surveiller parce que tu fais bouillir le linge dans une grosse marmite sur un pied en fonte après avoir parsemé de copeaux de savon de Marseille. C’est une marmite en fer avec un cône et l’eau remonte par un tuyau… ça fait comme un champignon… ça s’étale et tu as des trous comme la pomme de douche. L’eau bout et remonte par là. Elle retombe sur le linge et ça bout pendant plusieurs heures. Faut surveiller et après faut rincer. Il faut aller chercher le linge avec une pince en bois, le rincer à nouveau le re-rincer, après faut le tordre, puis faut l’étendre sur le fil à linge. Pendant que tu fais ça tu ne peux pas surveiller et faire à manger à tes marmots. Si tu fais ta lessive par exemple le samedi, tout le monde sait que untel il va manger des pâtes. Comme tu passes des heures à faire bouillir ta lessive, tu ne peux pas passer des heures à préparer un repas.On ne laisse pas approcher les enfants parce que c'est dangereux. Quand le linge est sec, quelle fierté de l'exhiber blanc comme neige!
JLR : Heureusement le capitalisme a inventé la machine à laver pour envoyer les femmes à l’usine et au bureau !
MARTINE : ben oui et à tambour ! Faire bouillir le linge on appelait ça « faire le blanc » c’était « le jour du blanc ». Après il y avait « le jour du marché ». Comme je t’ai dit, on n’allait pas au supermarché au début, le jour du marché est le mardi matin. C’est pareil, tu pars le matin, t’as pas de voiture. Tu vas à pied ou tu prends le bus. Tu emmènes ta grande fille ou ton grand fils s’il est là. Faut pas oublier que tu vas acheter pour six personnes. Et t’achètes tout quasiment au marché, t’as le boucher, le charcutier, la mercerie, les chaussettes, donc tu reviens chargée comme un baudet.
JLR : donc les activités au même moment cela n’a rien à voir avec un mimétisme ou une obligation collective.
MARTINE : Oui c’est totalement faux. Je t’ai expliqué pour les postes. Si tu es de jour ou si tu es de jour, tu sais bien … et après il y a aussi l’heure du boulanger qui passe avec sa camionnette, un vieux machin comme celui de Louis la brocante ça existait encore. Tu vas pas venir me dire que le boulanger lorsqu’il passe les femmes iraient le voir pour ses beaux yeux elles y vont parce qu’il klaxonne pour signaler qu’elles peuvent venir acheter leur pain !
JLR : Bon passons à l’adultère dans les couples de mineurs puisque l’auteur y consacre au moins deux chapitres. On va voir comment ça se passe dans les corons. « Quand il y a un déficit d’échanges sociaux il ne tarde pas à se faire sentir… il dit que c’est chez les femmes , y a pas forcément une grande attirance vu le nombre de pots à tabac : « c’est chez les femmes de la classe ouvrière que l’on trouve les plus forts tours de taille. Ce sont elles qui pensent le plus fréquemment paraître plus que leur âge, persuadée d’être d’une beauté inférieure à la moyenne qui disent régulièrement ne rien faire pour perdre du poids ».
MARTINE : Mais c’est complètement… Mais alors ce mec je vais lui tordre le cou ! Quel connard ! Est-ce que tu crois que quand t’as quatre enfants, voire cinq ou six enfants tu ne fais rien de ta journée ! Bien sûr il y a pas beaucoup d’argent et puis elles ont pas beaucoup de temps. Mais c’est l’époque de poudre de riz, l’époque des bigoudis. On s’habille le dimanche. Il y a une journée qui est consacrée au bain et là on fait sa mise en pli. Après il y a la génétique, t’as des maigres et t’as des fortes, comme maintenant.
JLR : Et elles se foutent de leur mensuration et de la génétique, elles se maquillent toutes à la mode…
MARTINE : Il y a la mode aussi. Les sourcils complètement épilés, etc. Une mode féminine pour toutes à ce moment-là. C’est sûr que quand tu travailles chez toi, tu ne mets pas ta plus belle robe pour faire ta lessive ou préparer le repas. Bon après, c’est comme maintenant tu en as de plus jolies que d’autres. C’est sûr que le travail manuel, jour après jour, année après année, des grossesses successives, quelques fois trop rapprochées… pas comme maintenant où on peut choisir, ça abîme.
JLR : Autre idée que tu vas trouver parfaitement ridicule. Il définit la violence en milieu ouvrier ainsi : « Moins on est sûr de sa position et de sa parole, plus on est porté à l’agression physique comme forme d’imposition de soi ». Est-ce parce qu’on est pauvre et con qu’on est forcément violent ?
MARTINE : Non pas du tout, j’ai connu des pauvres très dignes. C’est une question d’éducation et d’instruction qui ne sont pas le privilège des seules classes élevées.
JLR : Sur la sexualité, il dit que le désir est coûteux et que la famille ouvrière est en position défensive il ne faut pas qu’elle soit bouleversée (= appauvrie) par un divorce ou un adultère qui entraîne séparation: « Le désir ne libère ses habitants mais les précarise », « le coût d’une déstabilisation familiale c’est finalement révélé élevé pour les deux couples qu’il a pu étudier sans fard et sans honte avec une exposition à un fort risque de paupérisation. Les conséquences financières d’une tromperie en milieu ouvrier sont immédiatement financières ce n’est pas faux ?
MARTINE : ben oui. On sait très qu’à l’époque s’il n’y avait pratiquement pas de divorces c’est parce que les femmes n’avaient pas de revenus. 
JLR : Le cas d’une divorcée  ouvrière, déléguée syndicale: « elle tient d’abord à s’assurer la jouissance d’une vraie vie sociale, ce qui suppose d’éviter la claustration forcée » ; elle assume son échec : « t’es toujours obligé de tricher pour tenir compte de l’autre… ou bien tu mens ou bien tu perds ton libre arbitre ». La tromperie suppose « une capacité d’écart de la norme familiale » ; « le pôle familial ne se fonde plus dans le pôle communautaire ». Il y a une dissociation de la famille et de la communauté des mineurs, toute la société a été individualisée. Il s’est produit, en même temps que l’envol des supermarchés si je puis dire un desserrement des frustrations et une certaine détente des conditions de vie, comme le note enfin cet auteur, un peu trop bienveillant pour le capitalisme moderne. Il a raison de dire qu’il persiste la recherche d’un « ailleurs » ; « le monde ouvrier reste un monde fermé  par nécessité  sur fond de dépossession, isolement, sous-reconnaissance, les femmes étaient pétrifiées dans le fonctionnement familial ».
MARTINE : ce n’est pas par nécessité c’est plutôt le résultat d’une situation.
JLR : est-ce que tu es d’accord que cet éclatement familial a fait aussi éclater la vie sexuelle des couples même en milieu ouvrier ? Et le fait que les gens ne puissent plus vivre comme avant en couple supporter toute la vie le même mec la même nana, c’est pas négatif ?
MARTINE : On essaie toujours de s’en sortir mais c’est aussi parce que la vie est plus douce.
JLR : Deux dernières questions qui me taraudent. En milieu ouvrier on n’aime pas les instites en général, ils servent malgré eux à reproduire les inégalités sociales, ils se la pètent, etc. Dans ton cas pourquoi as-tu gardé rancune contre cette corporation de petits fonctionnaires de base ?
MARTINE : D’abord parce que lorsque l’instituteur nous donnait une punition, on en prenait une seconde celle de nos parents qui croyaient dur comme fer à la parole de l’enseignant et qui se laissaient impressionner par lui. Ma critique des enseignants a toujours était intériorisée, on les croyait au-dessus de nous.
JLR : D’ouvrière sans qualification tu passes un jour à employée qualifiée, le fait de verser dans les cols blancs te donne-t-il un sentiment de supériorité et de réussite sociale ?
MARTINE : pas du tout, je me sentais toujours ouvrière, mais mon nouveau statut social me donnait une confiance en moi que je n’avais jamais eu dans ma famille où je n’étais pas considérée.






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