PAGES PROLETARIENNES

lundi 17 décembre 2012

BORDIGA AU-DELA DU MYTHE DU PARTI MYSTIQUE (II)





Ou la fin du mystère Bordiga par Damen (1893-1979)

Pendant des décennies ce fût un questionnement taraudant dans les milieux révolutionnaires maximalistes: pourquoi Bordiga s'était-il retiré de toute vie politique après son emprisonnement dans les geôles de Mussolini jusqu'à l'après-guerre? Et la lamentable façon fair-play avec laquelle il avait laissé les bolchévisateurs et Gramsci lui succéder à la tête du parti, que cachait-elle? Une capitulation? Une compromission? Des doutes concernant le marxisme et la classe ouvrière? Grâce à la publication en français des textes lumineux de Damen, dont la présentation par M.Olivier n'a pas saisi le sens profond, nous avons la réponse par après.
 
A la fin des années 1 970, le mémorialiste Lucien Laugier estime dans son texte intitulé « L’antikapédisme du PCI » :
« … Il reste de Pannekoek et Gorter qu'ils ont ouvert la première brèche dans l'édifice idéologique du léninisme. Et ce n’est pas, en fait, pour cette seule raison là que le PCI s’en prend à eux. C’est à cause d'un phénomène strictement contemporain : le stalinisme, prolongement atroce du léninisme, a déblayé, en s'écroulant dans le sang et la honte, le terrain d'une subversivité où le PCI ne se retrouve pas. Le KAPD, dans sa lutte même contre l’IC, manifestait l'ultime sursaut d’un mouvement aujourd’hui totalement défunt. Il est donc paradoxal que le PCI procède à son exécution capitale à titre posthume. C’est qu'en réalité, le PCI en un certain sens a besoin de l’actualité du KAPD pour sauver la sienne propre. Aussi ne peut-il comprendre le véritable adversaire qu'il poursuit lorsqu’il s’acharne sur le cadavre de la Gauche allemande. Cet adversaire est autant insaisissable qu'indéfinissable parce qu'il ne se réfère à la Gauche allemande qu'en tant que symbole et caution du doute grandissant que manifeste la nouvelle subversion à l'égard des doctrines du passé ».

Les petites organisations de la Gauche italienne et leurs quelques ramifications internationales avaient survécu autrement plus longtemps à la Gauche germano-hollandaise, effilochée en micro cercles d’intellectuels « conseillistes » qui s’étiolèrent dans les années 1970 pour ne laisser de nos jours que quelques poignées d’intellectuels qui cultivent la « flamme historique » et se la jouent juges des partis du passé, dans une stricte position d’observateurs aigris. Revenu lui-même de la mythologie du parti invariant, Laugier glissait lui aussi vers les théories modernistes dites subversives de l’intelligentsia estudiantine avec ses luttes parcellaires où les noirs, les femmes, les homosexuels et les colonisés venaient symboliser une nouvelle révolution planétaire pour croyants idéalistes désenchantés d’une classe ouvrière désespérément consumériste et électoraliste.

Dans son texte « Le marginalisme des années 50 », Laugier tentait d’expliquer ce désenchantement par un « refoulement » dû à une croyance cadenassée dans une vision dogmatique :
« Tout un pan de l'histoire interne du PCI tient dans le refoulement des impulsions anticonformistes de ses membres. Le "militant achevé" y fut toujours celui qui avait "scientifiquement" réprimé tout ce qu'il y avait d'inconscient ou de non formulé dans ses mouvements les plus intimes de révolte. Il est donc inutile, dans cette évocation  des origines du PCI de ne pas omettre cet aspect, de cueillir ce phénomène auto-répressif  tout à son début, c'est-à-dire alors que les divergences  politico-théoriques ne l'avaient pas encore submergé et qu'il était impensable que la précision et la rigueur des concepts puissent être payées à un tel prix ». Si Laugier constata que Mai 68 avait secoué le cocotier des certitudes les plus pugnaces, le petit PCI allait le payer cher en devenant la voiture balai de la petite bourgeoisie gauchiste : «  La minuscule organisation des années 50, tâtonnante et secouée par d'incessantes cassures, a vécu en France en récupérant, pour une bonne part, l'héritage humain d'une "bohême" à la fois politique et sociale qu'elle s'efforça de "discipliner". La capacité d'ordonner et de transmettre la seule critique de la contre-révolution qui, à l'époque, fut claire et cohérente, était subordonnée en effet, et même du point de vue simplement pratique à l'élimination de ce handicap. Mais cela ne pouvait pas ne pas contribuer à l'implantation future, dans le PCI, de cette politique de l'autruche qui se dissimule les contradictions à affronter en les imputant à des travers de caractère individuel. On devait s'en rendre compte plus tard lorsque le "marginalisme" prit dans toute la société une bien plus grande dimension. Les règles adoptées dans le parti en vue d'introduire un peu d'ordre et de méthode dans un nécessaire travail de clarification perdaient leurs sens initial lorsqu'il ne s'agissait plus de surmonter un imprécis "vagabondage" politico-social mais d'appréhender un phénomène dont les dimensions démontraient l'intolérance croissante de nombreux individus au mode de vie dicté par le capital. D'une période à l'autre, la même "éthique" politico-organisationnelle avait subi une inversion totale : elle permettait auparavant la lucidité et la cohérence, elle n'engendrait plus que le paradoxe et l'aveuglement ».
Le refoulement se maintenait ainsi avec les nouvelles recrues de la « bohème trotskyste » par l’instauration d’une discipline interne rigide, à la façon de la secte de LO finalement, et dont seul le CCI naissant à l’époque était la seule antidote, méprisée toutefois comme anarchiste par le parti bordiguien. La rigidité organisationnelle du parti, dans son décorum strict - réunions publiques réfrigérantes cornaquées par deux ou trois chefs, surtout à Paris, et centralisation interne opaque – ne fit qu’aggraver le mal : « De ces conséquences contradictoires d'un seul et même principe, nous ne mentionnerons que celle qui, dans la coagulation psycho-politique du PCI, se rapporte à l'essoufflement de ce parti face aux situations de la fin des années 60, lorsque "l'invariance" se cristallisa en dogme et la sévérité des rapports internes en occultation de la réalité. A la faveur des indications chronologiques qui suivent nous verrons que, le plus souvent, les premiers adhérents du PCI, en France et en Belgique venaient du trotskysme, l'avait pratiqué ou, de toute façon, avaient subi d'une manière quelconque son influence qui laissa sur les éléments "d'avant-garde" de l'époque une empreinte caractérisée : un style politique, une façon spécifique de concevoir l'intervention, la propagande, l'organisation, etc. corriger cette formation de telle sorte qu'elle fut compatible avec le mode de travail que s'efforçait d'observer le PCI, c'était une tâche qui se confondait avec le déblaiement de la confusion proprement politique du trotskysme. Mais la contrepartie idéologique de ce "redressement" apparaît aujourd'hui dans toute son ampleur, du fait que le marginalisme moral plus ou moins importé dans le PCI par d'ex-trotskystes était extrêmement minoritaire en tant que phénomène social, il accréditait et renforçait le mythe de la "supériorité révolutionnaire" du prolétariat : celui-ci, parce que plié à la discipline productive, était plus "sérieux" que le marginalisme identifié d'emblée à la catégorie contre-révolutionnaire par excellence : celle des petits-bourgeois (de cette façon la place dans la production demeurait un critère primordial comme détermination des aptitudes subversives et de la production existante elle-même, on conservait insidieusement, à l'état de concepts, des données "transportable" dans le socialisme). Les conséquences de cette conviction eurent une importance considérable dans l'évolution du PCI. Au plan idéologique, on s'en tint à l'amalgame indiscuté du marginalisme social et de la décadence philosophique bourgeoise. En ce qui concerne les transformations survenues dans la vie quotidienne au cours des décennies suivantes, au lieu d'y voir des indices de la mutation en cours dans la domination du capital, on leur nia toute signification. Du point de vue organisationnel, on fut à ce point inhibé par la phobie de la "pagaïe" technique qu'on en vint à faire du centralisme une valeur en soi. Quand au travers proprement dit que le PCI surmonta dans ces premières années, il ne le fut qu'au prix d'une mise en condition dont les résultats devaient apparaître ultérieurement dans sa carence de réaction positive aux évènements de mai 68. Le sort  de l'héritage de la bohème trotskyste dans le PCI fut particulièrement paradoxal chez quelques intellectuels : ils furent sans doute guéris de toute séquelle de leur antérieur "vagabondage" individuel, mais pour devenir aveugle à sa généralisation sociale, et ce, sans pour autant se dépouiller de leur surestimation volontariste des ouvriers ». Laugier note par ailleurs que l’aveuglement théorique était renforcé par l’activisme syndical et le soutien dithyrambique à l’émancipation des « peuples d’Orient », déjà totalement illusoire.
L’intervention demeurait donc au fond de type léniniste-gauchiste, où la conscience du parti était apportée de l’extérieur. Laugier rapporte aussi que Bordiga affirma un jour que la conscience de classe ne pouvait exister que dans le parti, à la manière de chaque bonze anarchiste qui prend les prolétaires pour des incapables qu’il faut «organiser ». En dépit d’un glorieux héritage de principes et de longévité politique révolutionnaire, le parti bordiguien (tout au moins celui qui se nommait parti communiste international, avec quelques sections en Europe) finissait comme un condensé mystique d’anarchisme et de stalinisme, d’anarchisme par son marginalisme et le refoulé prolongé de ses militants, de stalinisme par des méthodes internes bien connues depuis les années 1930, dont les pères de la Gauche italienne avaient été victimes, et qui viendraient pourrir aussi le CCI une dizaine d’années plus tard : « généralisation de la méthode des sanctions disciplinaires, « promotions » et «rétrogradations» de militants plus propres à susciter l’hilarité que les conversions et même, après ultimatum démocratique, exclusions pour délit de désobéissance à l’autorité autoproclamée du moment. Le parti historique était mort ».
« Loin de « créer » le parti formel « compact » et « puissant » dont il rêvait dans sa totale paranoïa, l’activisme ne réussit qu’à le pulvériser en plusieurs sectes nouvelles condamnées à grossir le lot pitoyable des anciennes ».
Les ancêtres glorieux de l’ancienne fraction italienne de l’après-guerre, qui auraient pu temporiser – mais est-ce possible de soigner la parano organisationnelle avec de folles conceptions politiques ? - étaient partis depuis longtemps. Au début des années 1970, Lucien Laugier, mémorialiste isolé devant ses pages blanches, avait analysé avec pertinence l’absurdité des dérives bordiguistes (relevant déjà les premiers signes de Paranoïa qui frappera tant d’autres groupes, et le CCI en dernier lieu) en réfléchissant au travail de fond de la GCF, bien antérieur puisqu’il datait de l’immédiat après guerre. Suzanne Voute l’intrangisante admiratrice de Bordiga avait été exclue. André Claisse, l’animateur maximaliste de la grève de Renault en 1947 avait déjà fait ses valises pour se rapprocher du CCI. Il n’existe hélas pas pour cette année 1982 d’implosion du PCI aucun mémorialiste du niveau de Lucien Laugier
pour nous décrire en détail les syndromes et symptômes de la maladie. Il est étrange que Laugier n’ait pas traité des critiques de Battagli Comunista déjà pertinente contre le mysticisme bordiguiste dès le début des années 1950, alors qu’il avait longuement analysé les raisons de la scission de 1952, où les attaques personnelles contre les « damenistes » avaient été virulentes, très typique en fait de l’esprit mystique, « impersonnel » (comme si l’individu communiste n’existait plus), qui reproche aux « impurs » l’infidélité aux principes sacrés, inoxydables s’entend.
A la fin des années 1990, dans mon introduction au tome I des écrits de Marc Chiric, je notais : «  L'aspect impersonnel que certains pleutres, au nom de la mythologie bordiguiste, ont voulu officialiser dans le milieu révolutionnaire pour encenser le "parti historique" - et qui autorise tous les déguisements - n'est pas la mienne. Dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire, excepté les rapports de congrès ou les manifestes, pour des raisons de sécurité, il n'y a jamais eu de raison de faire des articles impersonnels ou sans nom d'auteur, même avec pseudonyme. Mon travail s'est inscrit en contre cette vision mystique ou mythique du parti. Et en particulier contre le mysticisme bordiguiste qui refusait toute signature des articles du "parti intellectuel collectif", envers de la médaille de certains brûlots ou d'individus comme R.C. qui, solitaire, signe "la rédaction" tous ses articles. C'est le règne du bluff: vous croyez avoir affaire à un groupe et c'est un seul personnage qui rédige tout. La vérité est plus proche de la remarque de M.C.: "la défense de l'organisation est souvent passée par des individus". Faut-il regretter et trouver individualiste le recueil des œuvres complètes de Lénine qui, sans cela, seraient restées noyées dans les archives poussiéreuses du Kremlin et au milieu d'autres contributions de moindre importance? Serge Bricianer est-il critiquable d'avoir regroupé les écrits de Pannekoek et de Korsch, et ainsi permis de mieux faire connaître et rendre accessible le courant de la gauche germano-hollandaise jusque là connu de cercles restreints?

UN MYSTICISME DEPUIS LONGTEMPS IDENTIFIE

En 1932, dans un texte cosigné par Treint, Marc Chirik, Sarah et Nelly, le centrisme (stalinisme naissant) est caractérisé comme développant une « mystique pseudo révolutionnaire ». Marc Chiric a été un des premiers à en dévoiler la dérive mystique et l'étouffant monolithisme de comploteurs qui ridiculise toute politique révolutionnaire qui voudrait damer le pion à la subtile démocratie bourgeoise: « Nous nous sommes toujours élevé contre tout opportunisme se cachant derrière une phraséologie révolutionnaire, nous avons combattu avec acharnement toute diplomatie secrète dans les discussions de l'avant-garde, nous nous sommes refusés de répondre par des épithètes à des arguments politiques mais surtout nous n'avons jamais cru que les balourdises de certains  courants de l'avant-garde cachaient une mauvaise foi ignoble » (cf. L'Etincelle n°12, p 254, tome I). J’ajoutais en présentant la contribution de Laugier : « Les deux crises du PCI » sont rédigés en 1971 à l’époque où l’auteur rompit avec cette organisation ; il ne l’avait fait circuler que parmi quelques anciens militants du PCI. Pour la première fois, on vit de l’intérieur une critique de la régression historique du mouvement souvent dénommé « gauche italienne » ou abusivement « bordiguisme », (une) centralisation mystique et caricaturale du « centralisme organique », pourtant opposé au fallacieux « centralisme démocratique » stalinien ». Cette mystique était, comme le précisait Laugier, un héritage de la conception des grands manitous de la IIème Internationale les Bebel, Kautsky et consorts. Une IIème Internationale opportuniste qui se vivait comme une « église ».
LA MISE A MAL DE LA LEGENDE DE BORDIGA PAR DAMEN
La critique du bordiguisme comme mysticisme et néo-stalinisme est plus virulente que celle de la GCF de Marc Chirik du côté de Battaglia Comunista en 1953. Dans Prometeo n°4 de 1953, Onorato  Damen, qui titre déjà « Crise du bordiguisme », dénonce la confusion de la Gauche italienne comme courant historique avec l’inertie bordiguiste fondée sur un rayonnement exagéré du solitaire Bordiga, guru  d’une « secte à la mode maçonnique ». Ce dernier se voit dénié le véritable travail initial d’opposition à la bolchevisation « partisan complaisant et inactif, jamais initiateur ». Bordiga a dormi pendant trente ans avec une « idéologie de la retraite ». Trop de fans de Bordiga sont restés accrochés à l’œuvre personnelle ou aux prétentions des « maîtres » plus qu’aux « idées maîtresses ». Damen tape juste mais le problème est qu’il n’a pas la plume « musclée » de Bordiga, son écriture est lourde, il fait des phrases de vingt lignes (il n’est pas aidé par une traduction bâclée en français et bourrée de coquilles). Jusqu’en 1923, les trois quart de travail théorique est certes de Bordiga ; et au moins le napolitain a-t-il su cesser de considérer le « programme maximal » comme simple stratégie  (p.29). Jusqu’en 1923… Après : « il reprend les motifs que d’autres, avant lui, avaient énoncés et menés à un certain degré de développement, qui avait été rendu possible par un processus donné de maturité de la classe ouvrière » ; « … l’intellectuel révolutionnaire doit s’habituer à dépouiller sa personnalité des apparences du « culturalisme », de la lubie de s’en faire un piédestal pour des succès personnels grâce à la mauvaise habitude des académies du pays, quand ce n’est pas carrément de la secte à la mode maçonnique ». Il faut donc « nettoyer notre maison de l’autoritarisme théorique et de le mentalité de la confraternité sous le signe de l’infaillibilité de l’un et de l’observance servile des autres ». La méthode de Bordiga est « idéaliste et subjective ». Ambiance ! Dans les lettres aigres entre les deux hommes, qu’Invariance avait publié, Bordiga disait à Damen d’aller « se faire soigner » (cf. + l’insulte d’infirmité p.191)…
Damen ne se laisse pas impressionner. Le courant « abstentionniste »n’a-t-il pas été à géométrie variable ? : « … un abstentionnisme qui oscille entre théorie et tactique, jusqu’au congrès de Livourne (1921) ; à partir de cette date et jusqu’en 1924, il accepte de participer aux élections avec une nostalgie abstentionniste plus ou moins accentuée » ! Pauvre abstentionnisme qui « n’est jamais parvenu, comme ces fruits qui restent toujours un peu verts, à une élaboration structurée et suffisante ». Sans oublier « la pauvreté des argumentations du discours de Bordiga au IIe congrès de l’IC » ; « la pratique de l’abstentionnisme, incapable par elle-même de substituer la voie révolutionnaire à la voie parlementaire… ». Damen n’a jamais digéré que Bordiga se soit moqué de son statut d’élu parlementaire, ainsi dans les termes que rappelle en introduction l’anonyme de Tendance communiste internationale dans le livre compil des textes de Damen contre Bordiga (Bordiga au-delà du « mythe » : « … activisme, uniforme historique du renégat », dicté par la frénésie de « jouer au politicard de manière personnelle et électoraliste ».
Ayant ainsi relevé « les vicissitudes humaines et politiques de Bordiga », Damen peut considérer son « traumatisme psycho-politique qui l’accompagna plus de quarante ans », un « complexe d’infériorité qui provoqua chez lui la peur de sortir des vestiges de cette énorme organisation internationale (…) comme à une certitude qui avait plus à voir avec du mystique qu’avec du scientifique » (p.35). Bordiga a choisi de ne pas être responsable, il a laissé tout le boulot à la fraction avec Bilan et son silence pendant la guerre  fait honte à Lénine jusque dans sa tombe, lui qui n’était pas resté les bras croisés en 1914.
Damen explique ensuite comment Bordiga commence à déconner après 1945. Il se contente de jouer l’éminence grise, théorise la révolution russe non comme prolétarienne mais antiféodale, la Russie serait simplement « un industrialisme d’Etat ». Ironique, Damen se refuse encore « à entrer dans les replis d’un drame psycho-politique qui a comme composante la peur, même et surtout physique d’une rupture avec l’expérience passée… » (p.37). En réalité Bordiga avec cette bizarre notion « d’industrialisme d’Etat », récuse la position qu’il semblait partager en 1944 lors de la fondation du parti communiste internationaliste, concernant la caractérisation de la Russie comme « capitaliste d’Etat ». Après une argumentation impeccable sur la notion de capitalisme d’Etat, Damen s’excuse presque d’avoir démonté un « bordiguisme de mauvaise qualité ».
Lorsqu’il aborde la question du parti, Damen va être encore plus féroce contre l’idéalisme de Bordiga, qui pose au conseiller occulte sans se salir les mains dans le militantisme de parti « formel ». Il constate en 1974 (Prometeo n°21) le déclin du rôle du parti comme organisme permanent de la classe ouvrière et comme facteur indispensable et déterminant de l’action révolutionnaire. Pour deux raisons évidentes à la même époque pour le groupe Révolution Internationale en France : la clôture de la phase révolutionnaire et le passage de la Russie à la contre révolution, et l’identification banale du stalinisme et du léninisme. Damen se fait un malin plaisir, citations à l’appui, que c’était dans ce même esprit que raisonnait Bordiga mais… en 1924. Ensuite Bordiga s’est livré à « des interprétations déviantes  et donc arbitraires et étroites ». Pauvre Bordiga qui « n’a jamais eu de chance avec ses épigones habituels », qui se met à livrer une version du parti « quelque peu imprécise et volontairement hermétique qui donne lieu à plusieurs interprétations » : la dictature du prolétariat devient « d’un trait de plume », « dictature du parti » ! Très indiscipliné, donc individualiste, Borrdiga ne s’aperçoit pas, en atténuant le lien entre le parti et la classe, qu’il met l’accent plus sur le rôle du parti que sur celui de la classe, que cela mène à nouveau vers « le pire stalinisme » ; avec cette « façon bornée et gendarmesque de juger » qu’on trouve hélas dans les « Points de base » rédigés en 1951 par Bordiga qui ne craint pas d’aligner des sornettes telles : « le parti interdit la liberté personnelle d’élaboration » (sauf pour maître Amadeo ? ndt), qui est régi par « le contenu de la science de la classe prolétarienne », « construit avec du matériel séculaire et non pas par la pensée des hommes ». Damen se moque de cette discrimination de rares personnes « touchées par la providence divine »… de l’abstentionniste militant ! Ce « vernis extérieur du marxisme » n’est que le reflet de la coupure de l’intellectuel égaré loin de la classe ouvrière.
En 1975, Damen est donc complètement en phase avec Révolution Internationale en France qui démonte aussi l’idéalisme de la soi-disant invariance bordiguienne. Bordiga a un côté pervers narcissique. Il faut faire silence pendant ses exposés et il ne répond pas aux questions. Tel le psychiatre Lacan il se permet des « prises de position désinvoltes et déconcertantes » de grand seigneur, qui le feront aduler par une certaine intelligentsia germanopratine et moderniste, quand en réalité rugissait alors une sorte de politicien néo-stalinien, autoritaire et sermonneur : « avec une brutalité intransigeante qui rendait superflue toute explication ».
Damen n’épilogue pas, mais laisse entendre que, avec certes « un tempérament », Bordiga, comme les staliniens, ne craint pas de se servir « des méthodes les plus abjectes » par des attaques personnelles pour faire triompher son point de vue.
Il faut lire la démonstration imparable ensuite (P.138 et suiv) sur la « minauderie intellectualiste » qu’a transmise la revue Invariance à tous les crétins anracho-bordiguidiens sur la complainte masturbatoire concernant l’usage immodéré du terme Gemeinwesen pour faire ultra radical, sorte de credo qui sert de cantique à la mystique du parti cathare invariant : « La vision d’un vague retour, sous une forme métaphysique, de l’individuel vers l’universel, c'est-à-dire vers sa ‘communauté’ originaire et indifférenciée, la ‘Gemeinwesen’ remise en vigueur, est plus conforme à la dialectique idéaliste du système hégélien qu’à la dialectique matérialiste de Marx ». Damen peut démonter la farce des « révolutionnaires anonymes », du « parti impersonnel » qui va « exterminer tous les partis du Capital et de sa valetaille petite bourgeoise », juste en citant ces bouts ridicules d’un Bordiga jouant le fort des Halles.
Mieux que Chiric et le CCI, sur la même longueur d’onde à l’époque, le grand Damen peut résumer la nature de ce parti virtuel en papier béni : « … caractère universaliste et tendant au mysticisme de ce soi-disant ‘parti historique’ qui n’a jamais existé sinon dans les rêves des poètes et dans les aspirations utopiques du socialisme humanitaire du pré-marxisme, et qui n’existera jamais ». Le parti pur, le parti idéal c’est une vue de l’esprit religieux, car le parti de Livourne, par exemple : « … était constitué bien sûr de héros mais aussi d’opportunistes, qui était imprégné de sacrifices, de prison, de sang mais aussi de corruption ».
La même conception mystique et cucul la praline se retrouve avec la définition bordiguienne perverse du parti qui « représente la société future », et où le PN Bordiga abuse à foison des majuscules pour le Programme et le Parti, telles les enluminures du Moyen Age. Là le bordiguisme atteint sa propre combustion sacrée, il n’est plus que « pathologie politique », « résidus de frustrations idéologico-politiques qui ont frappé particulièrement les jeunes générations d’intellectuels de gauche tendanciellement marxistes issus des événements parisiens de mai 1968 ».
Merci Onorato Damen pour avoir déshabillé le guru de l’ultra-gauche, du modernisme parisien, des vieux staliniens déguisés en maximalistes donneurs de leçons, et confirmé l’adage : on ne peut pas être et avoir été. Et merci d’avoir continué le  combat pour le parti du prolétariat qui n’est ni informel ni mystique, mais un organe de combat réactualisé à la période de son ressurgissement, comme produit d’une volonté unitaire et communiste du prolétariat.

PS: Les négateurs modernistes du prolétariat, en général anciens léninistes et anciens bordiguistes sont des léninistes gouvernementaux qui s'ignorent! Lucien Laugier, le génial méconnu explique bien comme le mysticisme bordiguien (à la suite de la négation de l'élimination du prolétariat à Kronstadt) ne peut conduire d'abord qu'au mépris du prolétariat (selon moi avec la phrase stupide de Marx pour bobos modernistes "le prolétariat est révolutionnaire ou il n'est rien" , répétée à satiété par l'intelligentsia pour laquelle le prolétariat n'est... rien en général qu'une somme de pauvres gens sans qualité et sans diplômes) à sa négation ensuite comme classe capable de construire une alternative au capitalisme décadent:

« L'obstacle ne concerne plus seulement les classes non-prolétariennes, mais le prolétariat lui-même. Durant la période trouble qui vit la répression de Cronstadt (1921) les bolcheviks invoquent la destruction du prolétariat révolutionnaire par la guerre civile et la dispersion dans les campagnes du nouveau prolétariat. Lénine procède alors à une généralisation principielle qui n'est que le pur reflet des conditions russes : le socialisme doit vaincre la force de l'habitude mille fois plus puissante, etc... Le raisonnement a encore une réalité, bien que la tâche de discipline sociale nécessaire au développement du capital entraîne une confusion fâcheuse quant à sa nature réelle du fait qu'elle est justifiée par la voie du socialisme. Mais le PCI, 50 ans plus tard, élève ces "conditions défavorables" de la Russie d'Octobre au rang de données permanentes de l'histoire et évoque, dans la perspective de la révolution future, "l’embourgeoisement moral des ouvriers ", leur "inertie", etc. A ce stade la conception léniniste a achevé son cycle ; elle en vient à nier le postulat historique sur lequel elle était fondée : l’aptitude du prolétariat à être une classe révolutionnaire puisant dans son acte même de libération les conditions nécessaires et suffisantes au rejet des tares léguées par l’ancienne société. (cf L’antikapédisme du PCI)






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