PAGES PROLETARIENNES

lundi 1 octobre 2012

DELINQUANCE ET BOLCHEVISME



Les deux jeunes gens tués vendredi dans un quartier sensible de Grenoble ont trouvé la mort dans une "bagarre d'une grande banalité", "ayant tourné à un déchaînement de violences difficilement explicable", a indiqué samedi le procureur de Grenoble, Jean-Yves Coquillat, au cours d'une conférence de presse. Ce procureur  de Grenoble a écarté la thèse du règlement de comptes : "on n'est pas du tout dans le contexte qu'on voit parfois de règlement de comptes, de gangs, les deux victimes n'étaient pas connues des services de police", a-t-il expliqué. "L'un d'entre eux était étudiant en master, sa mère est pédiatre. Nous n'avons pas à faire à des délinquants. On n'est pas du tout dans le cadre de l'appropriation du territoire ou du trafic de stupéfiants", a-t-il souligné. Les deux jeunes gens, de 21 et 22 ans, auraient voulu protéger leurs petits frères, à l'origine d'une altercation survenue à la sortie d'un lycée d'Echirolles, dans la banlieue grenobloise. "Un mauvais regard" pourrait en être à l'origine. 
Le procureur  a qualifié " de "bagarre d’une grande banalité (sic )" le lâche assassinat à coups de barre de fer, de battes de baseball et de couteaux des deux jeunes grenoblois, l’un noir et l’autre d’origine arabe mais bien français dans la mort tous deux (pour moquer le stupide Zemmour qui voit ce couple arabo-africain comme un danger et une généralité explicative). Ces victimes sont de jeunes hommes qui ne demandaient qu’à vivre, aimer et travailler dans ce pays. La banalisation du fonctionnaire de justice de classe et la dédramatisation des médias ont quelque chose d’hallucinant.  Donc il n’y a rien qu’un mauvais regard… et au journaliste qui faisait quand même remarquer (mais de quoi il se mêle !) que « de son temps « (20 ans en arrière précisa-t-il), les mauvais regards ne se traduisaient pas par des lynchages à armes blanches, l’observateur des tensions imaginaires (ou d’un nom approchant) répondit en résumé : et bien aujourd’hui c’est comme ça (!) ; ou quasiment ! L’explication apaisée et « démineuse » se révélait finalement plus terrifiante que les plus funestes commentaires : puisque désormais en effet c’est « pour rien », pour un « mauvais regard » que le simple passant serait conduit à laisser toute espérance en une vie banale au coin d’une rue aussi banale ! Hallucinant cette dédramatisation organisée qui va jusqu’à organiser une « marche blanche » avant toute arrestation ou toute enquête (comme s’il ne fallait pas déranger les poulagas pendant leur week), ou comme si la gauche mollasse voulait prévenir une émeute « légitime » du quartier hébergeant les bandes de tueurs lâches, quoique adolescents défavorisés !
Ces ados défavorisés, échoués scolaires des banlieues, ont de la chance de vivre sous le règne de l’arbitraire bourgeois et policier contre les victimes, en temps de guerre ou de révolution, ados ou pas, les auteurs d’actes de barbarie sont passés illico par les armes. On peut argumenter en long et en travers sur « la faute à la société »…
et il y a une faute à la société car le capitalisme encourage tous les jours le meurtre sous toutes ses formes. Dès la maternelle, puis à l’école publique, les enfants sont encouragés à se tuer les uns les autres, c’est à celui qui aura les fringues les plus au top, qui humiliera celui ou celle qui n’a point les moyens de s’en offrir, qui le poussera à les lui voler, en frappant fort s’il le faut. L’acquisition des diplômes est ensuite une distinction qui vous élève en éliminant les autres. Le sans-diplôme est une merde pour toute sa vie. Le chômeur français aura la haine pour l’immigré qui a trouvé du travail. Dans tous les pays la hiérarchie en entreprise pousse de plus en plus de prolétaires à se suicider parce qu’elle les a décrétés « incompétents » ou à charge. L’assassinat n’est donc pas du simple domaine du faits divers dramatique, il suinte de cette société pourrissante qui se soucie plus du manque de réserve en pétrole que du manque d’humanité.
On peut penser au surplus qu’il y a une croissance de la violence interindividuelle comme jamais, de nos jours. Signes évidents de décadence générale du capitalisme : l’adolescence est devenue un « problème à risque » - relayant et dépassant la peur de l’islamisation générale - avec ces constats de faillite éducationnelle, familiale et sociétale : décrochage scolaire, retards à l’apprentissage, troubles émotifs, ultra-violence chez les garçons, détresse psychologique  chez les filles, troubles du comportement, déficits d’attention, déficience intellectuelle légère, comportements anti-sociaux, appartenance cachée à un gang, drogue et alcool, cruautés physiques… quand ce n’est qu’une infime minorité qui commet les délits les plus graves.
Tous ces constats ne pourront jamais calmer la douleur des proches et parents des victimes, ni la promesse de la belle société communiste sans violence et pétrie de bonheur pour quand on sera tous morts…
Et pourtant, si l’on comprend fondamentalement que le capitalisme décadent – pas en soi par paupérisation, mais par confusion et incitation au meurtre subliminal dans la compétition – est responsable des cruautés d’enfants et d’adolescents, et pas simplement les carences dans l’éducation et la nullité de l’Eduque naze républicaine, comment ne pas se poser la question des héritages funestes en vue d’une autre société. Comment ne pas comparer avec les efforts au cours de la révolution russe, par la nouvelle réorganisation bolchevique, où l’on voit que l’opposition entre répression aveugle et efforts de réinsertion restent patents.
L’historienne italienne Dorena Caroli a analysé cette période où les fondateurs de la République des Soviets envisageaient  de donner aux « jeunes abandonnés » et délinquants un travail pour en faire des « hommes nouveaux ». L’Etat « ouvrier » mit en place un système de prévention et de réinsertion en s’appuyant sur un corpus de textes administratifs imposant des commissions chargées des affaires de mineurs, des orphelinats, des communautés de travail et divers types de travaux pour adolescents. Dorena Caroli fait renaître la réalité sociale et institutionnelle des deux premières décennies de la révolution communiste en Russie, au cours desquelles la situation des enfants et des adolescents abandonnés a continué de s’aggraver malgré les tentatives d’une commission centrale pour améliorer leur vie. Guerre civile, famine, planification économique donnent le cadre de cette histoire sociale qui s’étend de l’époque de Lénine où primaient l’éducation et la formation de « l’homme nouveau », jusqu’à la période stalinienne où la punition des enfants abandonnés (hooligans) a pris le dessus et où, simultanément le droit pénal a glissé vers le droit administratif policier.
Dorena Caroli commence par nous apprendre que, selon la légende, Rome et d’autres villes célèbres de l’Antiquité ont été fondées par des enfants abandonnés selon le rite divin (cf. J.Boswell, Au bon cœur des inconnus, Les enfants abandonnés de l’Antiquité à la Renaissance, Gallimard 1988). Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que les Etats ont commencé à se soucier de ces enfants comme catégorie à risque, susceptible de menacer l’ordre social de la bourgeoisie et des monarchies. La quantité d’enfants sans famille augmenta d’une façon catastrophique en Russie à la suite de 14-18, puis la guerre civile jusqu’en 1920 et par la famine dans le bassin de la Volga. A la fin de l’année 1920 on comptait plus de deux millions d’enfants abandonnés… Ce n’était pourtant pas la faute du pouvoir bolchevique, mais cette masse d’enfants exhibée servit à symboliser l’horreur du bolchevisme pour toute la bourgeoisie mondiale.
Calqué sur le statut élaboré avant la révolution par le juge pour enfants de la capitale tsariste en 1913, le statut bolchevique adopté en 1918 déboucha aussi sur la création, unique en Europe, d’un « droit de l’enfance », qui regroupait toutes les branches du droit qui concernaient d’une façon ou d’une autre la condition des enfants et leur relation avec le milieu environnant : lois concernant la protection du développement physique, intellectuel, l’éducation à un comportement social, lois concernant la protection des droits de propriété ainsi que du travail juvénile. L’effort portait vers une individualisation du traitement des mineurs, de prévention et de réinsertion, dans un respect de chacun évitant la politique des cheveux ras ou, comme on pourrait dire, l’obligation pour tous du col Mao ;
L’amalgame des concepts de jeune abandonné et jeune délinquant présentait cependant des limites dans la mesure où sa raison d’être dépendant du succès de la mise en place des réformes éducationnelles. Au fur et à mesure que la révolution croupissait dans l’isolement et avec la croissance de l’esprit militariste stalinien, la garantie d’une prise en charge équitable de tous les enfants et ados dans l’esprit du communisme à venir, s’est effritée. Les jeunes se mirent à retomber dans la délinquance et la marginalisation sociale. Dans le premier cas, ils tombaient dans les filets de la justice, avec de moins en moins d’espoir de se réinsérer ; et dans le second cas ils devenaient encore plus rétifs à l’organisation de plus en plus militaire du travail. Ils furent progressivement inclus parmi les « éléments étrangers », « désorganisateurs » et « ennemis du peuple ».

Il me faudra revenir une autre fois le parcours d’un éducateur qui m’avait fasciné il y a plus de trente années : Anton Séménovitch Makarenko (1888-1939). Instituteur à 17 ans, il grimpera dans la carrière scolaire – directeur d’école puis professeur d’histoire – mais pour se consacrer après la révolution de 1917 à l’organisation d’une colonie de réinsertion de mineurs grands délinquants –la « colonie Gorki » - près de Potlava – qui se constituera malgré des heurts et des rixes. Les « poèmes pédagogiques » de Makarenko seront connus et admirés dans le monde entier. Les adolescents de la colonie sont mis devant des responsabilités civiles réservées d’habitude aux adultes : ils travaillent pour vivre (activité agricole), gardent les routes et font la police dans leur secteur. Il y aura jusqu’à 97 jeunes à la fois. Makarenko aura pu continuer son expérience depuis 1920 jusqu’à sa mort en 1939. Il récusait que la situation éducationnelle soit limitée à la seule relation éducateur-éduqué. Il considérait qu’au départ l’éducation familiale devait donner les notions de dévouement et de justice, et qu’elle devait apprendre à l’enfant à avoir conscience de ses responsabilités. L’éducation au respect des autres commence très tôt : ce qui n’a pas été fait avant trois ans est difficile à rattraper. Le travail anoblit l’homme, encore faut-il qu’il ne soit ni contraint ni aliénant. Le jeu permet à l’enfant de pendre confiance en ses forces. Makarenko pense qu’il faut « être vrai » avec les jeunes enfants délinquants. L’école est une société en réduction, l’enfant y est membre d’une communauté où il peut apprendre à se conduire d’une manière efficace… Mais voilà tout cela n’est pas applicable dans notre société d’injustice et de loi du plus fort où les profs considèrent leurs élèves comme des « inférieurs » et les élèves leurs profs comme des flics…
C’était un petit coup de chapeau aux pionniers d’une société en transition, qui n’efface pas le chagrin face aux meurtres impunis de Grenoble.

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