PAGES PROLETARIENNES

samedi 24 mars 2012

LE PROLETARIAT N’A PAS CHANGé DE PLACE DANS LA SOCIéTé MODERNE



De nouveaux prolétaires pas si nouveaux…

Les nouveaux prolétaires de Sarah Abdelnour 
(ed textuel, petite encyclopédie critique, 140 pages,
 janvier 2012) 9 ;90 euros.

Un petit livre rare, intelligent et frais qui restaure la nature et la pérennité du prolétaire, bien qu’il y manque la dimension politique et historique « messianique ».
« Le terme prolétaire semble incarner une réalité d’un autre temps. Il désigne dans l’Antiquité romaine le citoyen de la dernière des six classes du peuple, sans droit ni propriété, et exclu des charges politiques. Plus tard chez Marx, il se confond avec l’ouvrier de la grande industrie du  XIXe siècle, exploité, aliéné, et en lutte contre les capitalistes ». Bon début et la suite est encore meilleure et autrement plus précise que le bla-bla ouvriériste des gauchistes ou des maximalistes ringards d’orgas hyper-hiérarchisées : « Les prolétaires, ce sont donc avant tout des travailleurs dominés par la hiérarchie, vivant dans une forte insécurité matérielle et dans une position sociale vulnérable, loin du prestige social et du pouvoir politique » Plus brillant encore : « La notion de prolétariat permet alors d’être attentif au renouvellement des formes historiques de l’oppression, de ne pas céder à une vision enchantée de la modernité vue comme marche linéaire vers le progrès social, et de continuer à voir le travail comme un univers de rapports de force ».
De bonnes questions vont se succéder : éternels prolétaires ? Les prolétaires sont-ils toujours des ouvriers ? Des travailleurs ? Pour cerner au plus près les nouveaux habits de la domination du travail :
L’auteure affine son propos en commençant par traiter des notions de salariat et de précariat, confondues pourtant aux origines, pour comprendre les conditions ou raisons du décrochage des deux notions à la fin des années 1970. Elle revient sur l’arsenal de répression de la mendicité et du vagabondage mis en place au temps de la féodalité sous la férule de la bourgeoisie montante. Au 18ème siècle des travailleurs étaient enchainés par des colliers de fer dans les mines de Newcastle. Le paupérisme est une théorie bourgeoise qui, mêlant commisération et condamnation morale, vise à soumettre les prolétaires nouveaux en les plaçant sous la tutelle des élites riches.
L’auteure saute un peu rapidement aux années 1930, esquivant la faille révolutionnaire des années 1920, pour considérer (un peu tardivement) une intégration des « barbares » à la structure sociale bourgeoise, et s’appesantir sur la protection sociale, facteur non négligeable de paix sociale et d’absence d’émeutes contrairement au siècle écoulé. Elle fait tomber un peu rapidement la « barrière infâmante du lumpenprolétariat » (selon Marx) pour réintégrer toutes les catégories de chômeurs à la classe prolétarienne ; ce qui reste discutable pour une part des « assistés professionnels » naturellement racistes et réacs. Concernant le statut de la femme, les analyses lumineuses d’Engels restent valables : « dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ». Même carence pour les immigrés en général que pour les chômeurs. Tous les immigrés ne sont pas des prolétaires, ils comportent nombre d’exploiteurs en tout genre comme la classe bourgeoise autochtone ; dès lors il eût été nécessaire de démontrer en quoi ils sont en général « doublement prolétaires » (« dominés dans le travail comme dans la citoyenneté »).
Contre les vieux machins anars décadents dits communisateurs (les Gorz, Negri et autres crétins) Sarah Abdelnour dévoile calmement leur idéalisme : « … tout en critiquant Marx, leurs travaux présentent eux-mêmes davantage un prédiction et un souhait qu’ils ne décrivent une réalité sociale. Les travaux de ces philosophes manquent également parfois d’assise empirique ».
On ne peut nier l’importance numérique du groupe ouvrier « qui contraste avec sa relative invisibilité ». « Louis Chauvel estime ainsi que les employés sont d’un point de vue structurel des ouvriers des services, c'est-à-dire des travailleurs routiniers du tertiaire dont le travail est tout aussi peu valorisé économiquement que celui des ouvriers ».
Dans le renouvellement des habits de la domination bourgeoise, à côtés des constantes historiques (exclusion des charges politiques et domination hiérarchique), la souffrance et la précarisation sont le lot des prolétaires modernes, de façon plus visible que naguère : « La nouveauté réside dans le fait que les tensions sur l’emploi ont tendance désormais à masquer les souffrances au travail, pour les travailleurs comme pour les observateurs de la réalité sociale. Et cela alors même qu’emploi précaire et travail difficile sont très liés. Finalement, plutôt que de parler de fin du travail et de dégradation de l’emploi, nous pouvons presque conclure sur une formule inverse, celle de la fin de l’emploi salarié stable qu’accompagne une accentuation de la dégradation du travail ».
Les travailleurs sous-employés, avec « une image sociale dégradée » : « … forment donc un rouage de la société capitaliste, rouage fortement dominé, et semblent en cela avoir toute leur place dans la constellation actuelle du prolétariat. Nous pouvons d’ailleurs emprunter à Marx le concept d’armée industrielle de réserve pour saisir le rôle central joué par ces travailleurs en marge ». Rôle central ? Cela n’est pas démontré pour autant.
Les contours de la précarité restent flous, mais concernent, interrogent et terrorisent tous les prolétaires. Ce qui est nouveau dans le capitalisme n’est pas un amoindrissement, une disparition ou un changement de place du prolétariat mais les « divisions introduites par les formes nouvelles d’emploi comme reflet de discriminations entre activités centrales et périphériques, ainsi qu’entre salariés protégés et salariés précaires.  La notion de précarité n’apparait pas cependant comme une condition favorisant l’unification internationale du prolétariat ; en partie juste, cette affirmation aurait demandée à être mieux démontrée.
La focalisation bourgeoise et médiatique sur la  précarité, évacue bien sûr la notion de prolétariat, au niveau d’un concept nouveau de la classique pauvreté, et déplace le regard du centre vers la périphérie du prolétariat : « En focalisant notre attention sur les exclus, les marginaux, comme on le faisait auparavant sur les vagabonds, on regarde un résultat mais sans saisir la dynamique qui l’entraine ». Le concept  de précarité n’est-il donc pas, par conséquent, une arme au service du capitalisme ? : « … il semble en effet que ce recours à la flexibilité  constitue un moyen de « reporter sur les salariés, mais aussi sur les sous-traitants et autres prestataires de services, le poids de l’incertitude marchande ».  « Dans les deux cas, on observe une individuation des travailleurs, soit par des politiques de carrière et de rémunération de plus en plus axées sur l’individu, et non sur des garanties collectives, soit par un déficit d’intégration plus général » (qui génère un « fatalisme dominant »).
Dans les nouveautés, le capital a su de plus intégrer les dénonciations anti-hiérarchiques gauchistes et le bla bla des anarchistes sur l’autonomie ; les textes des radicaux en peau de lapin ont été pleinement intégrés à la littérature du management, et révèle ainsi « la mise en place d’une exploitation volontaire, dans la même logique que la servitude volontaire de La Boétie » (NB, évident pour comprendre les suicides à la Poste et à France Télécon).
L’Etat est seulement complice de la précarisation par son laissez-faire ultra-libéral, dont seule la conséquence négative soulève notre colère : « La solidarité est sérieusement ébranlée, laissant place à des formes de jalousie sociale, de sentiments d’injustice que l’on peut qualifier d’horizontaux puisqu’ils ne sont pas tant dirigés vers les riches que vers des alter ego sociaux supposés profiter davantage des aides sociales »…
Les nouveaux prolétaires une nouvelle classe sociale ?
Où veut donc en venir l’auteure en constatant, sans s’en réjouir, que le marxisme a perdu de sa prégnance depuis les années 1979 ? D’abord elle a constaté la faille du potentiel contestataire du prolétariat moderne du fait de l’affaiblissement de la critique (elle aurait du ajouter de la critique… politique, et de l’effacement de toute visibilité des fractions politiques marxistes du prolétariat… comme rançon du maintien de la domination bourgeoise) ; et elle souligne à nouveau le fatalisme, le sentiment d’échec qui domine encore largement en milieu prolétaire. Certes mais son propos n’est pas tout à fait clair concernant le rôle d’encadrement des syndicats, jadis « instruments de savoir-faire militant et d’unification des luttes dans le monde ouvrier en formation »… très très lointain ! Elle frôle pourtant les raisons de la démoralisation face aux trahisons successives des partis de gauche et des syndicats « institutionnalisés », avec ce qu’elle nomme « la perte de sens du clivage droite/gauche », avec cette belle formule de Roger Cornu : « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été ». Pourtant la classe ouvrière est encore… ce qu’elle a toujours été ! Notamment cette « détérioration profonde du rapport des ouvriers à l’espace politique », donc ce qui caractérise les prolétaires depuis l’Antiquité : l’exclusion des charges politiques ! Et de nous détruire avec précision le mensonge bourgeois le plus répandu en France : « le premier parti des électeurs populaires n’est pas le FN mais l’abstention ». Merci Sarah Abdelnour.
Autres causes du fatalisme, temporaire, une absence de « socialisation politique » : « Les dynamiques de fragmentation mais aussi de précarisation des travailleurs permettent alors de mieux saisir le refus d’identification au monde ouvrier, surtout chez les jeunes, et le manque d’unité du groupe ».
Peut-il encore lutter le prolétariat ?
« Les classes populaires voient donc leur conscience de classe confrontée à un obstacle de taille : celui du fatalisme issu du discours des classes dominantes. En l’occurrence, les nouveaux prolétaires pourront incorporer les discours les renvoyant à leur échec scolaire, à leur manque de motivation ou encore à leur position d’assistés. Si l’on peut dans cette perspective mieux comprendre la difficulté d’émergence des luttes sociales, difficile ne signifie pas impossible et les conditions demeurent régulièrement réunies pour que des mobilisations collectives se mettent en place, et que se jouent ponctuellement des épisodes de la lutte des classes ».
Il ne faut pas déflorer toutes les analyses pertinentes de ce petit ouvrage, qui en contient des tonnes (et fort pertinentes comme par ex sur les tristes coordinations maquées par les « virtuoses du militantisme », le sens réel des émeutes ou la « plasticité » négative de la notion de précaire).
L’auteure n’est pas une représentante politique d’un parti, ni déterminée à argumenter en faveur de la création d’un parti de classe pour la révolution, et nécessaire pour l’homogénéité du prolétariat, on ne la couvrira pas de reproches car elle avance tout doucement en conclusion vers le chemin qui y mène du fait de son constat, anti-fataliste : « … si des luttes sociales se maintiennent,  dans l’univers du travail comme à ses marges, elles manquent toutefois nettement de groupe central comme de mots d’ordre fédérateurs ». Et, en toute honnêteté, qu’elle soit remerciée encore pour les banalités de base si réconfortantes et si vraies de la permanence du mouvement ouvrier, et pour avoir traité avec intelligence des possibles sorties de l’ornière dominante… en rappelant les formes classiques de l’union grandissante des prolétaires, sous-jacentes, masquées encore par l’individuation dominante : la solidarité et la capacité d’agir ensemble, toutes catégories confondues.

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