PAGES PROLETARIENNES

vendredi 23 juillet 2010

LA LITTERATURE ECULEE D’UNE SOCIETE FINISSANTE




AMOUR AMOUR

Par Octave Mirbeau (1925)

A part quelques rares exceptions, peu encouragées d’ailleurs, la littérature ne s’élève guère dans la région supérieure des idées, des connaissances expérimentales et des hautes spéculations psychiques. Elle demeure, immuablement, à l’état de divertissement public. Son rôle social est d’amuser les oisifs et les passants, de faire rêver les femmes ; elle ne l’entend pas autrement. Si, parfois elle tente une incursion timide dans le domaine intellectuel, la critique, chargée de veiller au maintien du bon ordre littéraire, pousse des cris d’alarme. Il lui faut de l’amour. Et le public qui lit et qui achète, répète avec la critique : « Il me faut de l’amour ».
Alors que la science s’efforce de désembroussailler les sources de la vie de toutes les erreurs métaphysiques qui les cachent, mornes ronces, à notre raison ; alors qu’elle conquiert des mondes inexplorés, qu’elle interroge l’infini de l’espace et l’éternité de la matière ; alors qu’elle va, cherchant au fond des mers primitives, la matière primordiale d’où nous sortons et qu’elle suit son long développement à travers les millions d’années et les millions de formes, jusqu’à son évolution la plus parfaite, l’homme ; la littérature, elle, en est encore à vagir de pauvres chansons sur deux ou trois sentiments artificiels et conventionnels qui devraient cependant être bien épuisés, depuis le temps qu’ils servent à nous amuser, car il paraît qu’ils nous amusent.
Elle n’a tiré aucun profit, pour son rajeunissement, des modes magnifiques et nouveaux d’éducation que la science lui apporte, ni des beautés esthétiques nouvelles qui en peuvent surgir. Avec une obstination invincible, elle se refuse à entrer avec elle, ouvert à toutes les activités mentales et artistes de l’homme. Et elle s’acharne à l’amour, c'est-à-dire à l’unique et palpitante question des avoir si Jean épousera Jeanne, et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon et vice versa. Il lui faut de l’amour.
Là-dessus tous les littérateurs sont d’accord, naturalistes, idéalistes, véristes, modernistes et psychologues. Des œuvres comme Germinal où Zola nous montre le terrible et étrange fantôme de la question sociale, sont rares. Elles sont rares aussi, celles qui, comme l’Anna Karénine, de Tolstoï et le Mal du siècle de Nordau, remuent les idées profondes et projettent de puissantes lumières sur l’avenir de l’humanité. Et l’on a bien vite faite de revenir aux alcôves adultères où l’amour bêle sa complainte éternelle.
Quand on y réfléchit une minute, il arrive une chose incroyable et folle. Dans le guignol littéraire, les personnages de roman n’expriment et ne possèdent qu’une préoccupation : aimer. Ils aiment depuis la première page jusqu’à la dernière, et lorsqu’ils ont fini d’aimer dans un livre, ils recommencent dans un autre. C’est à croire qu’ils ont une anatomie spéciale et inachevée, car, avec une facilité étonnante, ils suppriment tous les autres besoins de la vie physique, une particulière structure crânienne, car, d’un trait de plume, ils biffent toutes les manifestations de la vie intellectuelle, peu différents de ces crétins des Alpes, à l’occiput aplati, au cerveau dépourvu de circonvolutions et de matière grise, à qui, dans la nuit de leur animalité inférieure, il ne reste de vivant et de fonctionnant que l’instinct sexuel.
L’amour a du bon. On lui doit, dans la jeunesse, des heures d’illusion charmante, des croyances vite déçues, et des douleurs aussi, rarement fécondes. De plus il invite l’homme à des actes anormaux, les uns tragiques, les autres comiques, tous ou presque tous d’une démence significative, dont l’étude est intéressante mais trop encombrée. Enfin, il continue l’espèce, malgré lui. L’amour est à la fois délicieux, extravagant, déshonorant, abêtissant, criminel et reproducteur. Il est donc juste qu’il ait dans la littérature la place importante qu’il occupe dans la vie. Mais dans la vie, il n’y a pas que l’amour. Oserai-je dire qu’il y a beaucoup d’autres choses, sans qu’il y paraisse ?
M. Francis Magnard demandait, l’autre jour, que, après l’histoire éternelle, éternellement contée de notre cœur, quelqu’un voulût bien se décider à écrire enfin l’histoire de notre cerveau. Voilà un organe bien négligé. Pourtant ce serait un beau livre à faire, et les matériaux ne manquent pas. « Le monde est étroit, dit Schiller, le cerveau est vaste ». Et Huschke s’écrie : « Le cerveau est le temple de ce qui nous intéresse le plus au monde. Oui, la destinée du genre humain est étroitement liées aux 65 ou 70 pousses de la masse cérébrale, et l’histoire de l’humanité s’y trouve inscrite, comme dans un grand livre plein de hiéroglyphes ». Il y a peu de chances, pourtant, qu’un tel livre soit tenté, de longtemps, dans la littérature, du moins. Les raisons en sont nombreuses et excellentes, en dehors de l’incurable ignorance dont sont atteints les littérateurs modernes. D’abord le sujet manquerait de cette gaieté saine et de cette émotion cordiale, tant recommandées par les critiques qui tournent leurs pouces sur le nombril de M. Renan ; et le livre qui risquerait pareille aventure risquerait fort de ne pas se vendre. Or les livres ne sont faits que pour être vendus ; et l’amour seul se vend chez les éditeurs, aussi bien que sur les trottoirs. La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit.
Stuart Mill, qui n’était pas un fantaisiste, en sa qualité de logicien, mais qui aimait la musique, comme la seule consolation aux angoisses morales qui l’assaillirent durant une période critique de sa vie, faillit devenir fou, à la pensée soudaine que les accords musicaux pouvaient s’épuiser. « L’octave, écrit-il dans ses Mémoires, se compose de tons et de demi-tons, qui ne peuvent former qu’un seul nombre de combinaisons dont quelques unes seulement sont belles. La plupart ont déjà été inventées ? Il pourrait donc arriver que l’humanité ne vît plus naître un second Mozart ». Cette crainte l’amena au seuil du suicide.
Nous n’avons pas à redouter une catastrophe semblable en ce qui concerne l’amour. Les tons et demi-tons de son octave ont depuis longtemps épuisé leurs combinaisons ; et l’humanité voit, tous les jours, naître des romanciers qui recommencent sans jamais nous fatiguer, les combinaisons littéraires de leurs aînés. D’ailleurs, il ferait beau voir qu’ils voulussent imposer au public une autre marchandise dont celui-ci n’aurait ni l’habitude, ni l’emploi. Nous avons déjà assisté à une révolution terrible et qui faillit mal tourner pour les littérateurs. Autrefois, l’amour était, dans les œuvres dites d’imagination, l’exclusif privilège des hautes classes. Il fallait être au moins baron ou vicomtesse pour avoir droit à l’amour des romanciers. Qu’une blanchisseuse par exemple, et un menuisier pussent s’aimer, cela ne se concevait pas. On savait bien qu’ils faisaient des enfants, mais c’était sans doute, un effet du hasard et non un résultat de l’amour.
Quelques écrivains hardis et brutaux, rompant tout à coup avec la tradition des amours élégantes et titrées, imaginèrent d’introduire dans leurs romans des blanchisseuses, des menuisiers et de les faire s’aimer comme s’ils étaient des marquises et des ducs. C’était une prétention insoutenable et malhonnête. Aussi le scandale fut-il énorme. On protesta au nom du bon goût, de la morale et de la vérité. Les critiques décidèrent que c’était la fin du monde. Mais les écrivains novateurs tinrent bon. Ils déclarèrent en de mémorables préfaces, où il était question de déterminisme, d’enquête sociale, de sciences naturelles, que non seulement ils continueraient à faire s’aimer menuisiers et blanchisseuses, mais qui on leur cherchait noise, ils les « feraient penser ». Devant cette menace, le scandale s’apaisa peu à peu, et l’on se dit, après tout, que si improbable que fut l’amour d’une blanchisseuse, c’était encore de l’amour, et que cela valait mieux que rien.
Aujourd’hui les critiques ont fini de lutter. Ils acceptent le mouvement, c’est-à-dire qu’ils s’en désintéressent d’une façon absolue, qu’ils ne s’occupent plus que de dîner en ville et de se pousser les uns les autres aux honneurs et aux succès. M. Jules Lemaître célèbre M. Anatole France ; M. Anatole France célèbre Jules Lemaître, et, dans la Revue des Deux-Mondes, le tendre M. Brunetière , parlant de Voltaire et de M. Faguet, nous montre un tout petit Voltaire et un très grand Faguet. Il va sans dire que M. Faguet rend à M. Brunetière sa politesse. Cela n’en finit plus et nous vaut des volumes presque aussi nombreux que le roman d’amour où l’on voit, non sans émotion, les critiques se tresser de réciproques couronnes et parler de leur génie, avec de touchantes piétés. Entre temps, ils renaissent. Il est vrai qu’ils tolèrent encore à côté d’eux trois écrivains non point à cause de leur talent indiscuté et de la beauté de leurs œuvres, mais parce que les deux premiers sont priés chaque jour, à des tables recherchées, et que le troisième est marin. Cela les étonne et ils admirent.
Tel est l’état actuel de la littérature. Il n’y a pas d’indice pour qu’il change de longtemps. Nous sommes encore condamnés à de longs adultères et à d’innombrables « Dis-moi que tu m’aimes ». Et la plume qui doit écrire le livre rêvé par M. Magnard, le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes, n’est pas près d’être forgée.
Pourtant le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologique, anthropologique, astronomique, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supra-naturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politique, économique et sociale, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur.
Nous oscillons entre un passé auquel nous ne croyons plus et un avenir encore incertain et mal défini qui nous effraie et nous attire en même temps ? Il en résulte un malaise général qui se traduit chez les uns par la résistance décuplée aux dépossessions fatales, chez les autres par l’impatience de précipiter le mouvement vers des formes de vie plus rationnelles, plus scientifiques.
En réalité nous ne sommes qu’au seuil de la civilisation. Si nous comparons la durée relativement courte du développement de la civilisation à celle des temps préhistoriques ; si, comme le remarque le grand Buchner, nous observons qu’une portion restreinte du globe se prépare à ce développement ; si nous songeons que la vitesse du progrès s’accroit au fur et à mesure de sa continuité ; si nous ne perdons pas de vue qu’au milieu de notre vie raffinée, subsistent encore, en nombre considérable, les impulsions et les instincts grossiers de notre passé barbare, et que le struggle for life, dont le caractère sauvage s’est transmis des animaux à nous, fait rage, toujours, parmi les hommes ; alors nous reconnaitrons que nous sommes à l’aurore de la civilisation et que nous n’avons parcouru qu’une petite partie du chemin de lumière ouvert devant nous. Nous nous croyons des décadents et nous ne sommes qu’une façon de sauvages. Un savant russe, le professeur W. Betz, je crois, en étudiant ce qu’il faut de fibres nerveuses et de cellules nerveuses pour l’élaboration d’une idée, a trouvé, dans le cerveau humain, une quantité prodigieuse de places vides, de steppes immenses peu utilisées, qui attendent pour se remplir et se fertiliser, l’ondée bienfaisante du Progrès et de l’Evolution.
Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce avec des histoires de l’autre monde.

PS : Mirbeau est un écrivain considérable, toujours négligé en France. En Juin 1968, à Amsterdam, au milieu des fumées hallucinogènes de la faune hippie dans le vaste dancing Paradiso, un étonnant jeune hollandais me fît connaître cet auteur français, me confiant sa grande admiration et son projet de poursuivre son œuvre. Qu’est-il devenu ? En Hollande, Mirbeau est notoirement connu et apprécié. Il eût même pour lecteur un certain Pannekoek. Wikipédia fournit une très intéressante et complète biographie du grand Octave Mirebau. Ce grand démystificateur avait senti venir la révolution russe mais hélas est mort l’année de son surgissement.

2 commentaires:

  1. J'aimerai bien que certains écrivains du XIXe siècle, comme William Morris, ne soient pas connus en France que pour leurs écrits politiques. "Histoires de l'autre monde" écris-tu ? "Progrès" et "Evolution" écris-tu également avec des majuscules... Quelque-chose me dit que tu n'aimes pas la littérature de l'imaginaire, le fantastique, la fantasy, la science-fiction... Toi, il te faut du rationnel, du progressiste, du scientifique (jusqu'à la nausée peut-être), du rêve exclusivement social et politique... L'esthétique, la recherche artistique, l'évasion créatrice, l'imagination hors des sentiers battus de la "rationalité" (prolétarienne ?), évidemment, à ce compte-là, ce n'est pas important... Mais pour moi, il n'y a pas de littérature qui vaille si la forme n'accompagne pas harmonieusement la forme... Si la qualité littéraire, artistique (selon mes goûts), d'un livre n'est pas au rendez-vous de la lecture, ce n'est pas le fond qui me fera l'apprécier pour autant, ce fond fut-il pertinent sur le plan de la réflexion sociale ou politique.
    Tu m'as dis un jour que tu n'aimais pas Zola, mais tes préférences littéraires semblent te pousser tout droit dans ses bras... Cela dit, tu préfères parler de Mirbeau, et tu as raison car ce dernier est injustement méconnu. On pourrait aussi parler de Maupassant, dont les écrits, parmi ceux des naturalistes lus quand j'étais plus jeune, sont ceux dont je garde le meilleur souvenir, avec ceux de Flaubert...

    Il y a quelque-chose de froid, de glacé, dans ta vénération de la science censée être la lumière du monde au dépends de l'art... Et pourtant j'aime beaucoup les romans de Jules Verne... Les choses sont tellement plus compliquées qu'une histoire de "Progrès" et d'"Evolution". Les romans d'amour ne sont pas particulièrement ma tasse ma thé et peuvent facilement m'ennuyer, mais les romans uniquement centrés sur la question sociale sont tout autant de nature à potentiellement m'ennuyer... Tout dépends du cadre dans lequel l'auteur situe son histoire... En vérité, les mondes imaginaires, inspirés de l'histoire et des mythologies anciennes, me paraissent plus propices à exprimer des idées profondes, proprement cérébrales en quelque sorte, que le monde "réel" contemporain si cher aux amoureux de la pensée systémique (eh oui, Jean-Louis, toi aussi, quelque part, tu es un amoureux, y compris sur la plan socio-politique)... Mais c'est un sujet tellement vaste, dont je ne crois pas qu'il t'intéresse si tu considères, comme tant d'autres, que les littératures de l'imaginaire sont des "gamineries" destinées à endormir la population (aux origines du genre fantasy, on trouve pourtant un certain William Morris, entre autres)... Il faut en tout cas, lorsque l'on parle de littérature, ne pas se cantonner à la littérature dite "blanche", celle qui n'est pas "de genre", et qui s'étale dans les rayons des librairies chaque automne et fait le bonheur des jurys des prix littéraires... Les choses sont plus compliquées que des histoires de succès éditoriaux et de machines commerciales et médiatiques allant avec...
    Il est là question de création... et la création est, en vérité, la seule chose qui compte... sans qu'il soit utile de l'enfermer dans une pensée systémique pour prétendre en apprécier la valeur "progressiste" ou "scientifique"... L'art, la création, sont des choses qui nous dépassent, bien que nous en soyons à l'origine sur un plan factuel... et c'est sans doute ce qui les rend si respectables en tant que tels...

    Je ne sais pas si mon commentaire est très clair... mais il est vrai qu'il n'a nulle prétention "scientifique"... Un simple ressenti exprimé spontanément, en quelque sorte...

    Amicalement,

    Hyarion.

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  2. P.S.: Je ne connais qu'assez peu William Morris, dont trop peu d'écrits ont été traduits en français... mais si tu as lu certains de ces livres, ça m'intéresserait d'avoir ton point de vue... même s'il est critique.

    Amicalement,

    Hyarion.

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