PAGES PROLETARIENNES

jeudi 12 novembre 2009

MESSIANISME PROLETARIEN ET INVECTIVES



Un camarade de « Controverses » de Belgique m’a fait parvenir des messages de critiques tout à fait fraternels, et je lui en suis reconnaissant. Je souhaites qu’il ne prenne pas mal mes réponses où j’ai tâché de modérer mes « invectives » habituelles et consaguines.



Salut Jean-Louis,



Tes remarques introductives à propos de la situation de la classe ouvrière sont très justes. De plus (désolé si je vais t'énerver), c'est nettement plus lisible lorsque tu écris sur ce ton que ce que tu nous offres à lire habituellement (rangé des voitures et autres invectives). Sans prendre les vieux barbus en exemple et pour des demi-dieux ... ils ont très rarement écrit comme çà, et quand ils l'ont fait (Misère de la philosophie ou l'Anti-Dürhing), ce ne sont pas du tout les parties polémiques que l'on retient ou cite, mais les autres passages où ils expliquent clairement leurs positions. Je dois sûrement être le nième à te le signaler, mais tu dois t'en balancer comme de l'an 40 : le ton que tu emploies rebute plus le lecteur qu'autre chose, tu obtiens l'effet inverse à ce que tu recherches. Ceci dit, s'il est vrai qu'il ne suffit pas d'évoquer la faiblesse quantitative des statistiques de grèves pour les apprécier et qu'il faut développer une appréciation qualitative :


a) Se limiter à décrire (très bien comme tu le fais) que la classe ouvrière a le dos au mur ne suffit pas, encore faut-il expliquer pourquoi elle ne réagit pas alors qu'elle se retrouve de plus en plus acculée.


b) Si le lien n'est pas automatique, il y a quand même un certain rapport entre le quantitatif et le qualitatif. S'il n'y a pas plus d'expressions de la classe ouvrière d'un point de vue qualitatif, c'est aussi qu'elle ne s'exprime pas plus d'un point de vue quantatif. En effet, pour qu'il y ait un mouvement de généralisation, il faut des luttes à généraliser, donc, le stade qualitatif de la généralisation dépend aussi quelque part d'une multiplication quantitative des grèves. Or, cette multiplication quantitative manque cruellement aujourd'hui : ce niveau quantitatif est nettement en deçà du niveau de la prospérité d'après-guerre pour reprendre les comparaisons que tu décris, ce qui est quand même très interloquant. Autrement dit, analyser les statistiques des grèves n'est pas inutile et contient aussi une signification très intéressante et à expliquer.


c) Enfin, ta conclusion est un peu courte : "Si l’Etat bourgeois depuis une cinquantaine d’années a jonglé dans son « aménagement du territoire » avec cette ambiguë et opaque « mixité sociale », en favorisant le racisme ou la peur permanente de l’agression, et qu’il a réussi à ce que la colère ne s’exprime que sous la forme d’émeutes, il n’a pas réussi à éradiquer complètement non seulement la solidarité « propre au monde ouvrier » mais non plus à supprimer toute « conscience de classe ». Sa force réside simplement du fait de l’absence de la perspective révolutionnaire clairement revendiquée par des organisations politiques ayant pignon sur rue et force de conviction. Heureusement, en politique, rien n’est définitif". Cela ressemble trop à deux idées que je ne partage pas ou plus :



1) La classe serait prête, seule manque le(s) organisation(s) qui expriment sa perspective avec conviction.


2) L'expression d'une radicalité ouvrière comme un éclair dans un ciel bleu ... cela fait 40 ans que le CCI l'annonce (tout comme l'écroulement du capitalisme parce que les marchés extra-capitalistes sont épuisés) et cela fait 40 ans que cela ne s'est pas réalisé (pour l'écroulement, cela fait aussi presqu'un siècle que cela ne n'est pas réalisé et que cette prévision a régulièrement été démentie). Ces questions, tu ne les règles pas avec quelques belles formules ou invectives dont tu es friand, cela doit se comprendre et s'expliquer, et ce n'est pas simple. En tout les cas, ce que tu en dis (ou ne dis pas) ne répond pas à ces questions.


A+.



Ma réponse :



Pour moi il ne s'agit pas de mépriser la théorie, sinon je n'aurais pas écrit 28 livres, mais sa nécessaire acquisition ne doit pas se présenter sous forme élitaire ou rébarbative. Nous nous sommes contentés de grands simplismes pendant des décennies comme militants. Par ex on pouvait lire l'Anti-Dühring simplifié par les éditions sociales, no problem, cool; malheureusement quand on tombe sur l'édition complète (par ex des gens de sciences marxistes) aïe aïe aillaillaïe, le texte est dense, compliqué comme du Spinoza, peu accessible au lecteur cultivé et encore moins au lecteur moyen. Quel con cet Engels, me dis-je alors que je croyais jusque là qu'il écrivait plus limpidement que KM!


Le Capital, bonjour aussi. Très très peu l'ont lu ou le liront...


La querelle entre la raréfaction des marchés et la bttp n'a jamais empêché un prolétaire de faire grève consciemment.


Début 2008 j'ai publié "Dans quel Etat est la révolution?" (mon livre le mieux vendu) où j'arrivais aux mêmes conclusions que toi: en théorie on s'est longtemps basé sur des à-peu-près voire des trucs faux. Ce que tu dis sur l'oppression de la femme, moi je l'étends à bien d'autres questions (agressivité, désir de meurtre, pulsions...impulsions...) où il appert que tout ne peut pas être mis sur le dos du capitalisme. donc:


1. je ne me bats pas pour une vision puriste d'une autre société


2. je pense que le prolétariat peut nous mener s'il s'affirme révolutionnairement à une société plus humaine mais où demeurera longtemps encore à mon avis le règne de la nécessité encore, où les contrôleurs devront être contrôlés, où l'individu (de type dominant) devra être modéré (à cet égard je ne pense pas que la différence entre émulation et compétition et les bonnes pensées philosophiques et morales de M+E puissent nous être utiles pour le futur).


Je ne cache pas que, pour ma part, la révolution demeure une improvisation avec les moyens de l'époque concernée, mais avec les acquis théoriques des malheureuses fractions du XXe siècle.



Doit-on approfondir en cercles théoriques ou préparer


une nouvelle organisation de combat?



Telle est la question qui nous oppose, il me semble. Et nous en reparlerons après que tu auras lu mon pavé sur le maximalisme, qui j'espère sera aussi un élément de réflexion pour tous dans les "poubelles" ou les "assiettes". Ma théorie sur les avanies du CCI est bien connue depuis mon lourd bilan de faillite du CCI (L’organisation eggregore):



1. d'une part, pendant les 30 premières années on a un combat entre une tendance petite bourgeoise anarchiste et une tendance marxiste (tenue à bout de bras par le "vieux"Chirik) qui est elle-même faible mais en phase avec la nécessité d'être une orga politique et pas un cénacle de penseurs;



2. tu verras avec mon historique que les analyses de RI et Cie des 70 aux 80 sont assez "impulsives" (= maximalisme adolescent, la révolution est au coin des rues du Chili et du Portugal). Les années 80 manifestent une maturité indéniable (dont je me revendique encore), avec deux bémols: on n'a pas pris assez en compte la signification de l'implosion du PCI (ce qui fait que comme tu le dis on s'est glissé dans sa fourrure néo-bolchévik) et la force idéologique de la bourgeoisie (MC l'a vu mieux et avant nous tous avec la chute de l'Est). L'intervention ne fût pas frénétique pour moi, même si nous eûmes peu de résultats; je ne peux pas développer ici mais je pense que nous avons eu raison contre les "approfondisseurs", mais que l'histoire a tourné une autre page, que l'histoire ne nous a pas offert la révolution, et quand on n'obtient pas ce qu'on désire on devient fou (je cite en conclusion Wittgenstein). Permets-moi une blague : « Quelles sont les deux tendances qui divisent alors l’organisation ? Les marteaux et les fossiles » !



Je me branle des termes fractions, oppositions (comme ces pauvres autistes de la fraction interne (sic) – mes proches voisins en banlieue à qui j’ai téléphoné plusieurs fois en vain pour les faire sortir de leur cocon - mais je ne suis pas prêt non plus à m'associer à des intellectuels en chambre qui ronronnent comme on sait depuis des années et étalent leurs conneries révisionnistes à longueur de web, de Sander à Raoul. Ce petit milieu végète dans une démarche essentiellement intellectuelle de has been d'une organisation qui les a laissés sur le bord de la route à différentes époques, pour des raisons différentes. Je ne peux m'associer à un front anti-CCI non plus qui serait improductif. Je ne remets pas en cause les positions programmatiques de base acquises dans le CCI. Cette organisation « que nous avait confié la classe » (dans le langage messianique de MC) a été en effet un produit de cette classe, et cette dernière porte aussi une part de responsabilité dans l’étiolement ou l’étouffement de ses « avant-gardes ». Pose-toi plutôt la question : et si notre catastrophisme s’était vérifié – plongée drastique de la crise ou guerre mondiale – notre impact n’aurait-il pas été bien différent ? Rappelle-toi que Rosa n’hésita pas à rendre responsables les masses en 1918 en Allemagne d’avoir été coresponsables de la défaite. Nous ne chions toujours pas cependant sur ces masses, comme modernistes et communisateurs. Comme nous-mêmes, les masses subissent un capitalisme qui ne fût pas, qui n’est pas encore moribond. Je dis donc que c’est la bourgeoisie qui a été plus forte que nous. La phrase de « sainte » Rosa que tu cites sur la puissance du mouvement basé sur « connaissance (essentiellement) théorique », je ne la fais pas mienne. Dans le domaine politique nous disons que la conscience est le facteur premier, pas la connaissance. La connaissance vient après. La démarche intellectuelle de la petite bourgeoisie part de ses connaissance culturelles pour aboutir, c’est encore le cas de nombreux militants ou ex, à une compassion philanthropique. Chez Rosa, que j’aime toujours, il y a un côté fleur bleue qui est absent chez Lénine, et qui explique les tiraillements entre les deux. Si nous prétendons être l’expression d’une classe qui vit, qui souffre, qui croit un autre monde possible, nous ne pouvons nous ériger en nouveaux théoriciens coupés de la prise de conscience. Je ne vais pas te faire un cours, que tu connais bien, sur la non séparation de la praxis et de la théorie, mais l’engagement politique ou plutôt la restauration du projet de parti (car il en faut un) ne passe pas par de nouvelles recettes culinaires d’intellectuels qui découvrent qu’en anthropologie les organisations marxistes ont été assez minables jusqu’à l’époque actuelle, ni par de savantes discussions sur les analyses divergentes de la crise systémique ou de la morale ad hoc. Cela n’interdit à personne d’écrire des livres ou de rédiger des articles sur ces sujets, avec ce bon esprit qui est le tien (le vôtre) en renvoyant à des thèmes de lecture.


Mais de ce petit milieu où vous voulez nous rejouer la comédie du « regroupement des révolutionnaires » has been, il ne sortira rien. Pourquoi ? Parce que vous vous basez sur la « recherche », l’archéologie d’un savoir « rénové » qui redonnerait vie à un marxisme fossilisé par le pouvoir terriblement dominant. Parce que vous vous basez sur l’échange d’idées, la « discussion fraternelle » comme si, tel un miracle, cette bonne intention allait nous permettre de guérir de la sectarisation du CCI. La fraternité je ne l’ai pratiquement jamais connue dans RI-CCI dans les combats de rue comme dans les congrès. Nous sommes restés des bâtards d’une époque bizarre, confortable (pas un d’entre nous n’a été en prison) où le réformisme est resté efficace, contrairement à la rengaine idiote de RI. Or, si nous espérons tous une renaissance, essayons de comparer avec ce qui a permis l’embellie des sixties : le cadre d’ICO. ICO, petit de S ou B, ne fût pas un cercle de mirlitons usés par des purges successives d’une secte, mais un lieu de rencontre de « jeunes » étudiants et prolétaires qui, boosté par des luttes réelles du prolétariat, a permis de reposer la question du parti pas de fonder de nouveaux cénacles à la S ou B ou Arguments, EN LIEN AVEC LES LUTTES, avec une intervention dans la classe. De là sont sortis les jalons de véritables petits groupes maximalistes, non seulement RI, mais aussi le For, le PIC, le Glat, et –par les polémiques – qui réussirent à faire sortir de leur trou quaternaire les bordiguiens et assimilés.


Le mouvement de demain, pareillement, n’est pas assujetti à une meilleure connaissance mais à une praxis liée aux nécessités de la lutte des classes, que la connaissance ne peut que renforcer dans la mesure où elle ne se présente pas comme des leçons d’une élite quelconque. Paradoxalement, R.Camoin a suivi le même chemin que vous, il est devenu « gramsciste ». Il recopie à tour de bras tout ce qu’il trouve sur des sujets éclectiques ou littéraires dans la bibliothèque de Marseille. Pour lui les ouvriers sont des cons consommateurs. Un autre versant de désenchantés du prolétariat et du parti de classe, les communisateurs, prise également un langage abscons avec de lourdes références culturelles anthropologiques et structuralistes, qui mène certains à un néo-fascisme ou à des bluettes écologistes.


Si nous ne sommes pas capables de partir des besoins de la principale classe exploitée, qui se confondent avec l’avenir de l’humanité, d’autres le feront à notre place, comme disait Marc Chirik, et ce sera tant mieux



Je ne pense pas qu'on va faire de nouvelles et brillantes découvertes avec un marxisme "approfondi" mais que nous dépendons d'une capacité non seulement à analyser et critiquer le monde actuel avec des armes déjà "affûtées, seulement émoussées par des tirades bêtes en fin d'article (cf. au début de RI surtout et à sa fin), mais nous dépendons de ses bouleversements: aggravation crise et guerres, phénomènes qui obligent à "prendre position", à "réaffirmer le rôle du prolétariat".


Sur le regroupement vers 1917 tu te trompes, les plus proches de Lénine n'étaient pas ce milieu glauque d'intellectuels réfugiés de l'émigration parisienne, mais en Russie une avant-garde autrement déterminée. La plupart des cercles que vous avez listés ne sont composés que de vieux chaouis impuissants et incapables des mener une activité organisée, marqués par un gentil sentimentalisme relationnel. Je te redis, sans être le démagogue de la jeunesse en soi, que je crois plus à l'apport du sang neuf qu'aux divers vieillards de la maison de retraités du CCI, car ces cercles viennent en effet de la même maison-mère. Or, d'autres anciens courants ne sont pas tout à fait disparus et restent sur des positions de classe opposés à tous les "modernisateurs". On retrouve et on retrouvera les mêmes tiraillements entre une droite académiste et une gauche activiste (ou l'inverse) et un centre pour tempérer ou tomber dans une des deux ailes...



L’INVOCATION DES GRANDS ANCETRES…



La « fraction interne » du CCI (externalisée) comme la « Lettre internationaliste » du seul membre (indépendant) du BIPR en France, comme vous-mêmes à « Controverses » qui n’êtes pas « un groupe politique mais un projet derrière lequel toute une série de participants se sont reconnus », ni une « scission du CCI », et où « existent d’autre analyses sur la crise », vous vous réclamez des « tâches de l’heure » de Bilan. Or la poignée de militants italiens réfugiés en Belgique pendant la guerre, malgré leur indéniable apport théorique, n’est pas la messe. Ce groupe de vétérans d’Octobre 17 se dissout à la veille de la guerre et ne doit sa pérennité qu’à l’effort théorique de la GCF de Chirik. Déjà, avec son leader théorique Perrone la fraction avait fini par remettre en cause l’existence du prolétariat et fini en eau de boudin dans le comité antifasciste de Bruxelles. Le risque de se placer sur le terrain abstrait des « nouveautés » ou de « l’approfondissement intellectuel » » est clair : c’est celui de se couper de la réalité de l’existence du prolétariat et de lui demander de faire ce qu’il n’est pas encore en mesure d’accomplir. La démarche qui consiste à dire « pendant 40 ans on a répété que le capitalisme était en train de s’effondrer » et que, par conséquent, comme on s’est trompé, il faut ausculter un peu mieux l’état du monstre, est anti-marxiste. Marx s’est trompé plusieurs fois dans l’attente de la révolution au XIXe siècle, mais sa motivation n’était pas que les prolétaires soient capables de faire la différence entre la baisse tendancielle du taux de profit et la saturation des marchés, ni un pur volontarisme. Quoiqu’il soit contradictoire souvent avec son « jamais une société n’expire avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités » (de mémoire), les moments des révolutions sont toujours soudain ou inattendus. Les analyses fournies depuis des décennies par les « minorités révolutionnaires marxistes » n’ont pas plus la science infuse que les meilleurs prix de l’économie bourgeoise ; et le débat picrocholin que vous menez avec « Perpsectives internationalistes » n’est pas autre chose que la lecture du marc de café. On renifle plutôt de vieux règlements de comptes entre ex du CCI, un pinaillage qui n’intéresse personne dans la classe ouvrière.(cf. votre réponse à l’analyse de la crise à la réunion de Bruxelles). Cela confine au débat d’esthètes et ne répond pas aux questions « politiques » qui se posent dans la classe ouvrière qui n’attend pas la « faillite finale du capitalisme » pour « se réveiller ». Le marxisme a établi l’essentiel politiquement. La « tâche de l’heure » reste la dénonciation des crimes et de l’exploitation du capitalisme jusqu’à ce qu’il pose les conditions de son renversement. Ce sont peut-être pour toi « belles formules » et « invectives » , mais cela participe d’un combat politique qui n’est pas analyse de cénacle dans l’attente de belles grèves « sauvages » ou de la vérification de la bttp ou de la vérité de la saturation des marchés. Il est évident que la situation morose et incertaine de la lutte des classes dans un monde « shakespearien » ne favorise nul activisme ni regroupement précipité d’intellectuels culpabilisés par leurs échecs de prédiction successifs, ni de renier des recherches théoriques, qui passent encore, hélas peut-être, par une réelle réappropriation e ce que nos ancêtres ont voulu nous transmettre : ne pas séparer l’action de la théorie, ne pas douter du rôle historique de la classe ouvrière jusqu’à ce que la révolution ait lieu ou pas. Nous ne sommes pas là pour débattre comme les observateurs bourgeois au même niveau de leur doute (naturel) et de leur négation (intéressée) de la « mission du prolétariat ».



LA QUESTION DE LA REVOLUTION EN PERSPECTIVE



Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin considérait en 1940 que le matérialisme historique ressemble à cet automate qui, jouant aux échecs, gagne à chaque coup. Un pantin actionné, en réalité, par un « nain bossu , maître dans l’art des échecs », dissimulé sous la table. Selon Benjamin, « la marionnette appelé « matérialisme historique » peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de toute manière priée de ne pas de se faire voir ». Pour les intellectuels bourgeois cela renvoie au « messianisme marxiste » car le mouvement ouvrier a partie liée avec le christianisme de Saint Paul. Le Christ aurait été un personnage manipulé par Saint Paul pour faire croire que tout était possible sur terre. Pour Benjamin l’arrivée des temps messianiques pourrait être accélérée par l’action révolutionnaire. Or les marxistes révolutionnaires sont tout sauf mystiques. La semaine dernière, sur une chaîne de télévision la diva médiatique Attali déclarait que la politique mondiale procédait plus de Shakespeare que du marxisme. Pour les élites bourgeoises la possibilité de renversement du capitalisme reste une utopie, le « mythe du salut prolétarien », malgré sa longue marche triomphale au XXe siècle est encore moribond et une génération entière ne suffira pas à ranimer le mort, au moment où toute la bourgeoisie mondiale républicaine et mafieuse commémore la chute du mur de Berlin vingt ans après comme si celle-ci était un triomphe définitif contre toute alternative politique « communiste ». La société serait en mesure désormais d’apprendre à vivre avec « le réel » : la pérennité de la division en classes, le règne de l’argent, les guerres permanentes et l’exploitation inévitable de l’homme par l’homme.


L’histoire est notre école et notre guide. Bien que j’ai émis de sévères critiques contre sa façon de renâcler contre la classe ouvrière des supermarchés par Robert Camoin, j’ai trouvé un fond politique autrement plus judicieux chez ce vieux révolutionnaire dans son invocation d’un nouveau 1905.



UNE REVOLUTION PREMONITOIRE : 1905 EN RUSSIE



Tous ceux qui doutent, tous ceux qui auscultent l’état du capitalisme malade, tous ceux qui se lamentent qu’il n’y ait pas de grèves « révolutionnaires » devraient réfléchir à nouveau sur l’apparition de cette révolution inattendue même dans le mouvement ouvrier moderne, qui n’est pas une vulgaire image d’Epinal mais hante la peur des plus lucides des classes biens pensantes.



Un conflit mineur du travail avait éclaté à la mi-décembre 1904 aux usines Poutilov. Des usines de constructions mécaniques qui fournissaient la défense nationale et n’employaient pas moins de 13.000 ouvriers, représentaient le plus gros complexe industriel de la capitale russe. Quatre ouvriers avaient été licenciés et les membres de l’ « Union des ouvriers de l’industrie mécanique » réclamaient leur réintégration. Dans le contexte de la guerre avec le Japon et la chute du réduit russe de Port-Arthur (des milliers de morts) et avec le refus du patronat de Poutilov naît spontanément l’idée de grève totale, qui est reprise par le syndicat du pope Gapone. La grève se généralise en partie grâce au dynamisme des militants socialistes. De proche en proche, chantiers navals de la Néva, filatures de coton, manufactures d’Etat sont progressivement paralysés. Début janvier 1905 la grève est totale aux usines Poutilov. Les autres secteurs importants basculent les jours suivants dans la grève, conducteurs de tramway, employés des centrales électriques. Cette grève apparaît sans précédent et à quelque chose d’universel et de mystérieux pour tous les observateurs. , car elle outrepassait le pouvoir de mobilisation d’un parti et prenait de court l’Etat tsariste.



La pétition supplique au tsar de Gapone connaissait entre-temps un immense succès. Mélange de revendications prolétaires et de foi mystique dans le tsar cette supplique n’avait pas été prise au sérieux par les éléments socialistes révolutionnaires. Lors de la manifestation du 9 janvier la réponse du tsar est de faire tirer dans le tas. Les « militants bolcheviques » ne sont que 28 ! Le « dimanche rouge » est un véritable massacre. En faisant irruption sur la scène de l’histoire les ouvriers, remisant au second plan les jérémiades syndicalistes et mystiques de Gapone allaient porter un coup fatal à l’Etat tsariste. Ce meurtre de masse fera plus pour la conscience révolutionnaire que des années de propagande impuissante des révolutionnaires de tout acabit. Les ouvriers étaient incapables pourtant dans ces circonstances, étant donné l’effondrement de tout l’univers politique traditionnel (tsariste et libéral) d’envisager une solution de rechange. Les seuls à même de dénoncer l’impéritie et la barbarie de l’Etat tsariste restèrent pour un temps cependant les partis bourgeois libéraux qui disposaient d’une presse légale à fort tirage. La révolution gardait un caractère décousu et incohérent. Sa répercussion était avant tout mondial quand l’Etat tsariste persistait à n’y voir qu’un incident mineur, changeant simplement quelques fusibles et lançant avec sa police la chasse aux suspects « payés par l’ennemi ». Le tsar avait condescendu à accorder 50.000 roubles aux familles des victimes et invitait les ouvriers à reprendre le travail. Face à une délégation ouvrière le tsar « leur pardonne leur faute » ; cette même délégation est conspuée à son retour par les assemblées générales. Cette tartufferie est dénoncée sans écho par un certain Lénine : « Le prolétariat russe n’oubliera jamais le dimanche sanglant et parlera un jour au tsar sur un autre ton ». Les représentants des ouvriers refusent désormais de participer à toute commission de conciliation au mois de février. ; ces mêmes représentants seront à l’origine de la formation du premier conseil ouvrier de la capitale.


Les éléments intellectuels, les étudiants, étaient descendus à leur tour dans la rue pour faire des quêtes en faveur des victimes du massacre. La manifestation du 12 janvier à l’occasion de obsèques d’un étudiant tué par la police, tourne à la manifestation politique où l’on prête serment de « venger les victimes ». Les universités resteront fermées jusqu’à la fin de l’été. Des portraits du tsar sont lacérés. Des résolutions sont votées contre la guerre, la « criminelle aventure » d’Extrême-Orient. Avocats, ingénieurs, savants et intellectuels se prononcent à leur tour par diverses formes de protestation. Les patrons eux-mêmes réclament l’instauration de libertés civiques. Toutes ces couches ne pouvaient pas prétendre exprimer seuls l’indignation générale. La protestation ouvrière reprend le dessus par une série de grèves de solidarité, qui sont spontanées et faiblement politisées. La plupart des centres industriels finissent par être touchés malgré les occupations de la police. Les provinces non russes voient également se développer une mobilisation plus contre la guerre qu’en solidarité avec les ouvriers russes. A la mi-janvier, à Varsovie se déclenche une grève générale insurrectionnelle qui aboutit à une centaine de victimes. La classe ouvrière n’était pourtant mobilisée que pour à peine un tiers de ses effectifs. Tiré de son sommeil, le monde ouvrier sonnait l’alarme sans que les biens pensants n’en mesurent les conséquences. Le massacre sert alors le mouvement socialiste comme jamais et l’on se met soudainement à parler du socialisme comme alternative à une échelle inconnue jusque là. Il s’agit bien d’une véritable révolution des esprits dans ce puzzle révolutionnaire dont personne ne voit clairement les possibles aboutissements. Une des premières conséquences est l’émergence de partis hors légalité et étroits. Des unions de toutes professions se créent un peu partout. L’Union pour la libération du travail de Plékhanov avait incité toutes celles-ci à les créer et à se fédérer entre elles.


Le monde paysan qui se sentait étranger au monde urbain des ouvriers s’y met à son tour., il avait déjà anticipé lors des émeutes agraires de 1902-1903. Des émeutes s’étaient produites en février 1905. En Pologne le mouvement fût plus prolétarien marqué par les grèves et manifestations de salariés agricoles.


En mars, en Russie on ne comptait plus que 70.000 grévistes et le mouvement semblait s’essouffler. Les ouvriers polonais reprenaient l’initiative en renforçant leur mouvement. Il prend un tour insurrectionnel à Lodz où sont dressées des barricades. Ce regain relance à nouveau le mouvement en Russie où les grèves repartent de plus belle dans les principaux centres industriels. Elles présentent un caractère bon enfant et ne mobilisent pourtant qu’à peine 10% de la classe ouvrière. La propagande socialiste en faveur du renversement du tsarisme ne rencontre encore que peu d‘échos. Les ouvriers persistent à n’avancer que leurs revendications traditionnelles sur les conditions de travail. Bien que peu révolutionnaires, ces grèves vont pourtant accoucher d’une institution aussi nouvelle qu’inquiétante : le soviet. Non plus simple comité de grève mais institution ramifiée dans le pays et antagoniste au pouvoir, avec pour principale revendication troublante : le droit pour les ouvriers de se réunir librement « pour débattre de leurs besoins ». Le premier soviet, dans le « Manchester russe » Ivanovo-Voznesenk qui ne comporte que peu de militants socialistes, tendance menchévique, se réunissait en rase campagne au milieu de la foule des ouvriers prend des mesures de type « étatique » : fermeture des débits de boisson, maintien de l’ordre en ville. Il se permet de demander la convocation d’une assemblée nationale élue au suffrage universel. Le mouvement se radicalise face à la répression des cosaques. Au mois de juin se généralisent des actes de vengeance contre l’autorité, une épidémie de pillages et d’incendies. Impuissant à limiter les émeutes, le soviet décide d’interrompre la grève et en juillet la reprise du travail est effective. Cette reculade face au risque de décomposition de la révolution n’est pas une défaite en soi. La classe ouvrière a révélé son sens de l’organisation et des responsabilités pour l’ensemble de la société totalement étrangère à l’accusation de chaos invoquée par l’autocratie capitaliste. De simple comité de grève le soviet avait mué en organe représentant les besoins et les volontés des ouvriers de la ville d’Ivanovo-Voznesenk, reconnu par l’Etat et les patrons comme interlocuteur incontournable et sérieux. Quoiqu’il ait été indifférent à toute conquête du « pouvoir », il posait les jalons pour une véritable « prise du pouvoir » ultérieure.


A la ville voisine de Kostroma, l’assemblée « de députés des grévistes » s’était faite le porte-parole de toutes les entreprises de la province et publiait un Bulletin d’information « Izvestija » rendant compte scrupuleusement du déroulement de la grève et des négociations. Elle obtint une réduction de la journée de travail sans prendre en compte les appels à l’insurrection d’une poignée de militants bolchéviques. On était loin du chaos antérieur des divers comités et cette forme d’organisation commençait à en imposer aux militants social-démocrates mencheviks et bolcheviques qui ne croyaient jusque là qu’aux formes syndicat et parti.


Face à ces « enfants inattendus de la révolution », les mencheviks pensèrent pour leur part qu’ils n’étaient que l’expression d’une « révolution bourgeoise ». Ils n’étaient, selon eux, qu’une étape vers la mise en place d’une assemblée constituante. Les bolchéviques misaient eux plutôt sur des « groupes de combat » pour prendre le pouvoir et considéraient ces soviets comme une institution rivale, refusant de « subordonner le conscience à la spontanéité ». dans son ouvrage paru à Genève en juillet 1905 Lénine commençait à considérer les soviets comme des instruments possibles de l’insurrection armée. Au total mencheviques comme bolcheviques ne jouèrent qu’un rôle mineur lors des premiers mois., mais leur influence au sein des soviets devait s’affirmer progressivement. Cette influence est renforcée par le Trafalgar militaire de l’armada russe. Au mois de juin, l’émeute dans le cuirassé Potemkine allait porter un nouveau coup au pouvoir, faisant culminer la révolution.


Leçons


La puissance et la vigueur du mouvement révolutionnaire de 1905 ont montré la force du prolétariat organisé comme classe. D’emblée, c’est lui qui s’est trouvé à la tête du mouvement révolutionnaire. Certes, la propriété des moyens de production est restée entre les mains des capitalistes, et le pouvoir gouvernemental entre celles des bureaucrates tsaristes. Mais le Soviet de Petrograd a disposé de fait des ressources nationales de la production et des moyens de communication.


La principale méthode de lutte appliquée par le Soviet a été la grève générale politique. Son efficacité révolutionnaire est venue de sa capacité à désorganiser le pouvoir. La classe ouvrière a pu ainsi créer l’anarchie au niveau de l’autorité tsariste, sans jamais devenir elle-même la victime de cette anarchie : au contraire, elle est demeurée tout au long de cette année révolutionnaire une force rigoureusement organisée, par les réunions politiques permanentes et le fonctionnement du Soviet des députés ouvriers.


L’importance du prolétariat,a souligné Trotsky, dépend entièrement du rôle qu’il joue dans la production à grande échelle. Les trois millions d’ouvriers que comptait alors la Russie produisaient par leur travail la moitié des revenus annuels du pays. Les moyens de production appartiennent certes à la bourgeoisie, mais le prolétariat est le seul à pouvoir les mettre en mouvement : « de là résulte sa puissance sociale ». Les ouvriers en lutte ont la force de suspendre, par la grève, le fonctionnement de l’économie ; par conséquent, « l’importance du prolétariat croît en proportion de l’importance des forces productives qu’il met en mouvement ».


L’état de développement des forces productives est donc fondamental quant à la possibilité, pour un mouvement révolutionnaire prolétarien, d’être victorieux. Quoi de plus actuel ? Il n’en est cependant pas l’unique facteur. Trotsky écrivait : « Le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du développement des forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale, et, enfin, d’un certain nombre de facteurs subjectifs : les traditions, l’initiative et la combativité des ouvriers (…). Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, il n’en reste pas moins vrai que le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d’influer sur la politique mondiale dans un avenir proche sont incomparablement plus grands. ». L’état du capitalisme et des forces productives, avec Internet et les crises de plus en plus déstabilisantes, est donc essentiel à la révolution socialiste : les grandes entreprises doivent surclasser les petites afin que soit permise et efficace économiquement la socialisation de la production. Mais elle se complète par une prémisse socio-économique : il faut qu’existe une force sociale qui ait intérêt, du fait de sa situation objective, à réaliser le socialisme, qui s’organise comme classe et qui soit assez puissante pour pouvoir l’emporter.


Comment ne pas comparer dans les potentialités moderne de cette classe en Russie si minoritaire en 1905 avec sa place, autrement plus impressionnante dans la société actuelle, en tant que force démultipliée au XXIe siècle et riche de potentialités occultées?


Bien sûr nous ne sommes pas encore dans les conditions d’une guerre mondiale ou de la gravité de celle qui opposa le Japon à la Russie, mais ces conditions dramatiques, d’une façon ou d’une autre, en renouvelant ses mystifications ou ses complots, la bourgeoisie nous les prépare pour demain. On ne saura guère se contenter alors certes de « belles formules » ou d’invectives. Il faudra passer à la pratique. Comme naguère. Et toujours dans l’improvisation, mais avec des leçons du passé à retenir.







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