PAGES PROLETARIENNES

jeudi 24 janvier 2008

EN AVANT LA ZIZIQUE :

MŒURS SEXUELS DE 68

OU POLITIQUE DES MOEURS ?

Formidable moment de remise en cause du pouvoir d’Etat et de toutes ses hiérarchies, période intense quotidienne de jubilation et d’inquiétude, d’attente de l’épisode suivant, du retournement de situation, mai 68 dérange encore. Comme avec le salut à notre dernier poilu (pourtant très dérangeant lui aussi) on s’efforce de saluer avec l’hypocrisie et la lâcheté de l’arrière. C’est parti. FR3 a lancé la commémo. L’épatante fille Drucker dirigea de main de maître l’inventaire télévisuel hier soir. Rien de bien nouveau pourtant au milieu des poncifs récurrents. Tout le monde a fini par connaître par cœur : répression des étudiants, trahison du PCGT, fuite de De Gaulle, retour au calme et élections « piège à cons », fermez le ban.

Avant une série de colloques, d’expos et radotages divers dans l’hexagone où on dissèquera grammaticalement Rimbaud, on s’aperçoit que « le pouvoir » actuel n’a rien de nouveau à nous en dire ni rien de plus à effacer. Il peut convoquer sur le plateau des vaches quelques clowns rassis, le Cohn-Bendit de service, le bêta Balladur, les navrants Fiterman et Juquin, le geignard Geismar, le nullissime Max Gallo ; c’est encore la jeune journaliste Marie Drucker, pas née à l’époque, qui pose les questions les moins idiotes et qui semble plus lucide que les épaves qui défilent devant son bureau. Cohn-Bendit fait le dur en affirmant que Marchais était une ordure (Marie en reste bouche-bée) mais le Bibi Fricotin a tellement sorti d’âneries dans sa vie politique officielle qu’il est remis à sa juste place par les images d’archives : un banal leader étudiant petit bourgeois. Oui Marchais était une ordure mais Cohn-Bendit lui a succédé en proclamant qu’il avait toujours fait semblant et que la question en 68 n’était pas celle du pouvoir mais de s’éclater… et il conclut : « heureusement qu’on a perdu politiquement » ; mais il ne parle qu’en son nom et pour une frange de la petite bourgeoisie plus très verte. (En 1985, sur Canal+, j’ai eu l’occasion de dire son fait au petit « Dany le rouge ».)

Principal poncif : les mains fragiles des étudiants n’ont pu serrer celles, calleuses, des ouvriers. Je trouve toujours un côté surréaliste à cette manif d’étudiants qui va à Billancourt pour tenter la jonction avec les ouvriers tenus en cage par la CGT et le PCF. Ni les étudiants, désordonnés et impulsifs, ni les plus gros bras CGT, n’eussent pu empêcher les ouvriers de tenir des AG et d’accueillir qui ils voulaient s’ils en avaient eu la volonté… Or ni les orateurs étudiants ampoulés ni les crétins des partis de gauche ne représentaient une alternative crédible dans cet éveil brumeux, opaque et incertain d’une révolution balbutiante et inachevable pour l’heure. Revenons à la prosaïque chaîne publique n°3, qui resta benoitement sur le seul quadrilatère franchouillard comme si 68 n'avait été qu'une simple affaire du cru, comme si l'éclat de 68 se délimitait à un mois, comme la France avait été isolée du monde, comme si les mouvements concomittants des années suivantes n'en avaient pas été partie intégrante: Italie (69), Pologne (71), Angleterre (72)... pauvres journaliers de l'écran incompétants en séismologie de la lutte des classes!

La seule innovation de l’émission est sa révélation que les CRS furent les héros de 68. Braves gars, fils de paysans ou d’ouvriers venus chercher la sécurité de l’emploi à Paris, voilà-t-il pas qu’ils se prirent des caillasses dans la gueule ! Pasolini, acoquiné aux partis staliniens, avait déclaré lui que les flics étaient fils d’ouvriers et les étudiants fils de bourgeois. En suivant la description misérabiliste de l’uniforme sans défense et des boucliers couvercles de poubelles de nos pauvres CRS, avec des séquences d’étudiants hargneux protestant avec dédain sous les coups e matraque, moi, téléspectateur averti, ne pouvais-je pas en déduire que (certes par procuration) le fils d’ouvrier en uniforme matraquait son futur cadre chef de service ou commissaire ?

Finalement tous ces CRS ne furent-ils pas les gentilles victimes d’un mai 68 petit-bourgeois arrogant ? Non, sous l’uniforme, ces lascars n’étaient plus fils d’ouvriers mais des brutes épaisses qui n’ont jamais cessé de frapper à terre les manifestants (n’en déplaise à l’onctueux et hypocrite Grimaud). Braves CRS de 68 qui, peu avant (en 1961) avaient massacré des centaines d’ouvriers algériens et qui eussent recommencé contre les foules étudiantes si leurs chefs ne leur avaient pas hurlé fréquemment : « gaffe, y a nos gosses là-dedans ! ».

Plus dérisoire que la défense sarkozienne du CRS victime de 68, l’interprétation conjointe de la fuite impulsive du Général par les râclures du PCF et de son embonpoint Balladur : une manœuvre habile ! Ouaf ! Surtout quand la parole est donnée au sinistre Pasqua qui fût un des organisateurs de l’ombre de la manif gaulliste des Champs Elysées, présentée comme éteignoir de la « majorité silencieuse ». Comme nombre de curieux restés sur les trottoirs, j’ai été moi-même vérifier le tonus de cette manif « organisée » : minable et inconsistante ! Toutes les possibilités de répression dure et même de massacre ont été soupesées par De Gaulle (comme il le suppute dans son discours glacial du 30) et les officines mafieuses comme le SAC et le milieu OAS étaient prêts mais ont été réduits à organiser la manif « pacifiste » plus payante après le poignardage de la CGT. Un des conseillers de Pompidou, Joël Lecat nous livre la vérité. Le jour de la manif d’adieu à De Gaulle, le gouvernement interdit de rue les CRS : « …il valait mieux laisser le service d’ordre de la CGT s’occuper des gauchistes que de leur renvoyer les CRS » (qui auraient été enclin au bain de sang).

Mai 68 n’est plus si bon enfant qu’on a bien voulu nous le radoter quand on examine ainsi le rapport des forces !

L’émission s’efforce ensuite de gonfler la possibilité de l’alternative de « l’opposition de gauche ». Mitterrand qui ramène sa fraise et propose un gouvernement avec Mendès. Mais qu’est-ce qu’on s’en foutait ! Mitterrand n’était pas du tout crédible, ni Mendès qui d’ailleurs s’était dégonflé à Charlety (ou bien avait-il été l’objet de menaces occultes de mort par SAC ?).

Pour boucler le tout et refermer l’éteignoir, l’inventaire de la fille Drucker nous sort le dernier poncif : la libération des femmes. Et de nous raconter qu’elles n’avaient pas droit à la parole et qu’on était tous des machos… Le système idéologique sarkozien se dédouble pour faire oublier le conservatisme de ses pairs : la mixité n’existait pas encore dans les écoles, De Gaulle avait donné le droit de vote aux femmes en 1945 parce que le socialisme n’y avait pas pensé, deux fois sur trois chaque fois qu’une femme prenait las parole en public elle était l’objet d’une raillerie masculine, la CGT revendiquait des augmentations de salaires mais pas le droit pour les femmes de posséder un carnet de chèques, etc. Mais l’émission n’élève pas le niveau et détruit son propos féministe en montrant les ouvrières grévistes qui se battent en tant que membres d’une classe sociale, digne et dangereuse si elle prend en charge la question politique vue non comme une hausse des salaires mais pour « changer la vie ». Paradoxalement, cette émission nous a rappelé, par contre, notre sympathie pour toute une génération de journalistes virés brutalement qui nous enchantèrent (De Caunes, Desgraupes, Dumayet, Chapatte, Pottecher, etc.) qui eurent le courage de faire grève, mais trop tard. Les fayots comme le répugnant Bernard Volker ou le sire Mourousi (SM) et Cie connurent une bonne carrière mais la télé était morte pour les années 1970 et le mépris dont elle est l’objet chez la majorité des prolétaires date de cette époque. La défaite de 68 est avant tout politique. Les ouvriers n’ont touché que des clopinettes et on leur a institué la police syndicale d’entreprise. Les journalistes, derniers grévistes, voient leur mouvement cassé et divisé par des augmentations de salaires. Ils disent alors, tristes et dégoûtés, mais comme au nom de toute la classe ouvrière : « on ne s’était pas battus pour ça ! ».
JLR

PS : Mai 68 est surtout important au fond pour sa répercussion inouïe. Dans la période qui suit immédiatement, je suis encore abasourdi et envahi par le doute.

Dans les lycées mai 68 s’apparente déjà à un conte de Noël ou à un bon western. Début mai 1969, dans la cour du lycée Buffon, mon ami Denis Martignon, anarchiste échevelé avec la même coupe de cheveux que Georges Sand un long manteau noir et des rangers, s’avance porteur d’une bougie fixée sur un pavé, suivi par une centaine de lycéens. Il stoppe au milieu de la cour face au chef des maoïstes, Nicolas Peskine, flanqué du petit chef de la Ligue boufonne, l'aîné d'Albert-Paul Lentin, entourés par leur cohorte de porteurs du livre rouge. Tous les deux jouent du menton quelques instants avant de retourner en classe avec les autres. Nombre de bons marcheurs des manifs qui ont traversées Paris trouvent bien ridicules tous ces gauchistes et considèrent le gauchisme comme un versant secondaire et plutôt ridicule de mai. La répercussion sur les marcheurs-spectateurs ser surtout politique et dans le domaine essentiel, celui de la représentation. J’ai raconté mon itinéraire dans « Les montagnes ne se rencontrent pas », mais j’ai oblitéré que j’avais été délégué de classe en terminale, ce fût la seule fois de ma vie où j’ai accepté ce rôle dérisoire de « délégué syndical », que j’ai parfaitement ridiculisé. Nous n’étions que trois fils d’ouvriers en classe de philo, et me voilà élu pour défendre des « congénères ». Lors de ma candidature j’avais, à mon corps défendant, tenu un discours parfaitement démagogique et hypocrite (« je défendrai ici chacun et tous indépendamment de ses opinions politiques », et je pensais « même les enculés de fils à papa » ???). Mais surtout, je m’étais engagé à ne trahir personne et à rendre compte intégralement des débats avec les profs et le proviseur. Lors du conseil de classe pour le bac, je me présente avec mes cheveux longs, une longue cape noire, mes chaussures à grosse boucle Louis XIV et des mi-bas roses. Le proviseur fixa un moment ces curieux bas. Cet accoutrement visait à tromper l’adversaire car, dans ma sacoche posée au sol, il y avait mon magnétophone Philips qui enregistra à l’insu de tous. Je défendis les plus mal lotis intellectuellement de mon mieux, en particulier mon copain Dominique Borde (le futur critique de cinéma du Figaro) mais il était trop nul pour bénéficier d’encouragements et incapable de passer le bachot. Le lendemain, je convoquai toute la classe pour faire écouter l’enregistrement et faire valider mon honnêteté comme délégué, et je remis ma démission. Apprenant l'existence du scandaleux enregistrement secret, l'association des parents d'élèves (cette officine nuisible et superflue que nous dénoncions comme étrangère aux élèves) me fit savoir par une lettre sévère que je méritais d'être foudroyé! Je fis circuler la lettre bien évidemment dans toute la classe pour la joie de tous.

Mon idée révolutionnaire fût reprise par les ouvriers polonais en 1980, bien qu’ils aient eux finalement réclamé le « direct » (micro dans la salle de négociations gouvernement-syndicat et répercussion par les hauts parleurs de l‘usine). Les années sont courtes et passent si vite. Douze ans c’est rien. Le mouvement des ouvriers polonais fût aussi une répercussion sonore de 1968, plus puissante puisqu’on ignore encore que c’est cette lame de fond qui devait mener à l’écroulement d’un bloc impérialiste… et non pas la simple pression militaire des USA.

Je me tiens à l'écart des groupuscules gauchistes du lycée qui me navrent. Je délaisse ma passion pour la littérature américaine et russe pour m'intéresser de plus en plus aux essais politiques de Daniel Guérin, Marx, Trotsky, etc. Le GMPCT (groupe marxiste pour le pouvoir des conseils ouvriers) - avec son cercle GUMR (Groupe d'union marxiste révolutionnaire) dans les parages de "pouvoir ouvrier" et des bordiguisants (avides lecteurs d'Invariance) ne vont pas tarder à m'influencer, mais lentement car ce sont des potaches peu sérieux qui passent leur temps à picoler en rond et à se moquer des gauchistes - ce qui est certes un pas important pour se démarquer des imbéciles petits bourgeois - mais pas suffisant pour évoluer vers l'engagement marxiste du combat de toute une vie.

L’image ci-joint est restée ma préférée de 1968, l’émission Droit d’inventaire se lamenta qu’elle fût la seule représentant la femme. Et alors ? Même avec une seule image, la femme restait partout en 1968 dans l’âme des poètes et des révolutionnaires. Il y a longtemps que votre serviteur a choisi cette image comme sigle de ses éditions du pavé !



1 commentaire:

  1. Bonjour Hempel,
    que penses-tu des travaux de J.C. Michéa ? As-tu lu son dernier livre sur la "civilisation libérale" ?
    Je serais assez curieux de connaitre ton point de vue à ce sujet.
    A bientôt.

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