PAGES PROLETARIENNES

jeudi 29 février 2024

GUERRE MONDIALE : pourquoi il faut prendre au sérieux Macron ?

 


« La mobilisation n'est pas la guerre ; dans les circonstances présentes elle apparaît au contraire comme le meilleur moyen d'assurer la paix dans l'honneur. Fort de son ardent désir d'aboutir à une solution pacifique de la crise, le gouvernement, à l'abri de ces précautions nécessaires, continuera ses efforts diplomatiques et il espère encore réussir. Il compte sur le sang-froid de la noble nation pour qu'elle ne se laisse pas aller à une émotion injustifiée ; il compte sur le patriotisme de tous les Français et sait qu'il n'en est pas un seul qui ne soit prêt à faire son devoir. À cette heure, il n'y a plus de partis, il y a la France éternelle, la France pacifique et résolue. Il y a la patrie du droit et de la justice tout entière unie dans le calme, la vigilance et la dignité »  Le président de la République Raymond Poincaré (2 août 1914)

«L'empire russe ne peut exister sans la guerre... Tout ce qu’ils inventent en ce moment, en plus d’effrayer le monde entier, est une menace réelle de conflit avec utilisation de l’arme nucléaire et donc de destruction de la civilisation.» Vladimir Poutine


Samedi 1er août 1914, entre 16 heures et 17h30, la France apprenait qu’elle entrait en guerre. L’ordre de mobilisation fut rapidement affiché sur les murs des villes, parfois confirmé dans les campagnes par le tambour ou le clairon d’un garde champêtre. Sur tout le territoire, dans les bourgs éloignés qui ne possédaient pas le téléphone, des gendarmes arrivèrent au galop pour annoncer la nouvelle. Bientôt, le tocsin retentit d’un village à l’autre, figeant les paysans occupés à la moisson, prenant tout le monde de court. La première impression fut une profonde stupéfaction car personne ne croyait la guerre possible. ce fut un sentiment partagé partout par des millions de Français. Jusque-là, l’opinion n’était pas inquiète. L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin, paraissait lointain, on ne voyait pas comment il pourrait déboucher sur un conflit mondial.

Ceux qui pressentaient la venue de la guerre et y étaient généralement opposés ne se faisaient pas trop d'illusions. Durant les semaines précédant la déclaration de guerre, se manifesta ainsi, un peu partout en France, un refus de la population de prendre les armes. Des voix s’élevèrent de tous côtés pour refuser le combat. Celle de Jaurès mais aussi celles des responsables syndicaux qui promettaient de déclencher une révolution en cas de conflit. La CGT, le syndicat ouvrier, et son secrétaire général Léon Jouhaux agitaient la menace d’une grève insurrectionnelle générale en cas de mobilisation. Le 27 juillet encore, des dizaines de milliers de manifestants pacifistes, surtout syndicalistes et socialistes, se massèrent sur les Grands Boulevards parisiens. Durant les quatre jours qui suivirent eurent lieu quelque 150 manifestations contre la guerre : de la distribution de tracts jusqu’à des fermetures d’entreprises décidées par les ouvriers dans la région industrielle du Vimeu, en Picardie. Le mouvement fut très fédérateur : à Montluçon, ville de l’Allier qui comptait alors 33 000 habitants, plus de 10 000 personnes se rassemblèrent.

La situation, pour la Sûreté générale (ancêtre de la Police nationale), était à ce point préoccupante qu’une liste de 2 500 noms de personnes susceptibles de saboter la mobilisation avait été établie. Ce fichier, répondant au nom de code de "Carnet B", regroupait les antimilitaristes les plus virulents, des chefs syndicaux ou encore des membres de la SFIO (Section française de l’International ouvrière,) qu’il était prévu d’emprisonner dès le déclenchement des hostilités. Et pourtant, cette précaution s’avéra inutile. Les autorités n’eurent pas à se servir du "Carnet B", la mobilisation s’effectuant finalement sans grand encombre ni contestation. L’état-major avait pronostiqué que 13 % des appelés tenteraient de se dérober à l’appel sous les drapeaux. Il fut, là encore, tout étonné de voir ses prévisions contredites : les cas réels d’insoumission et de désertion n’atteignirent que 1,22 % des mobilisables. Plus incroyable encore : près de 3 000 réfractaires, qui avaient refusé d’effectuer leur service militaire en temps de paix, se présentèrent d’eux-mêmes dans les casernes pour s’enrôler. De vieux leaders pacifistes tournèrent casaque en un temps record. Symptomatique, à cet égard, est le revirement de Gustave Hervé. Le fondateur du journal "La Guerre sociale" était depuis des années un des plus farouches antimilitaristes et antinationalistes. Il avait même connu la prison pour avoir appelé la classe ouvrière au sabotage en cas de guerre. Or, le 1er août 1914, jour de la mobilisation, Hervé titra en une de son journal : "Ils ont assassiné Jaurès, nous n’assassinerons pas la France !" Et il fustigea dans ses colonnes les défaitistes et les tièdes qui rechigneraient à aller se battre.

C’est là un des faits les plus troublants de cette période : à peine la mobilisation générale était-elle décrétée que tous les slogans "A bas la guerre !" se turent soudainement pour faire place à des cris "A Berlin !". Peut-on cerner les causes de cette surprenante métamorphose ? D’abord, même si les manifestations antimilitaristes furent nombreuses et suivies, les Français n’étaient pas dans leur ensemble des pacifistes convaincus. D’autre part, les autorités rassurèrent la population en expliquant que mobilisation ne signifiait pas forcément guerre. Mais surtout, la majorité des gens passa tout simplement de la stupeur à la résignation.

La France était un pays encore largement rural. Dans les campagnes, les hommes se mobilisèrent dans le calme et abandonnèrent familles et moissons pour partir au front, sans se révolter. Mais il n’y eut pas de conversion à la guerre : globalement, les conscrits partirent sans enthousiasme. Certes, il y eut des mouvements d’effusion, mais comme les manifestations d’hostilité à la mobilisation, ils furent limités. Certains eurent lieu lors des défilés organisés avant le départ dans les villes de garnison ou dans les gares où se rassemblaient les soldats. Des régiments, musique en tête, partaient acclamés par la foule, les femmes jetaient des fleurs, embrassaient les conscrits, les hommes leur offraient du vin. Mais, souvent, la joie de ces recrues sonnait faux. Un instituteur de Mansle (Charente) se souvient : "Les wagons sont fleuris […] Les soldats plaisantent, s’interpellent et cherchent surtout à s’étourdir. On devine tout ce qu’il y a de factice dans cette gaieté bruyante."

Quels sentiments animaient les combattants ? Pour l’historien Jean-Jacques Becker, ils n’étaient pas motivés par un esprit de revanche, lié à la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Selon lui, les Français partirent sur le front davantage parce qu’ils avaient le sentiment de subir une agression. "Dès ses premiers mouvements, le 2 août, poursuit- il, l’armée allemande violait la neutralité du Luxembourg, puis celle de la Belgique deux jours plus tard. Dans ces conditions, il était impossible d’éviter le combat, il fallait se défendre. " Ce qui explique peut-être aussi les flambées de violence anti-allemande des premières journées d’août. Des commerces dont les noms avaient des consonances germaniques furent pris pour cibles à Paris : la taverne Pschorr, la brasserie Muller, le magasin d’alimentation Appenrodt… Ces débordements ponctuels furent circonscrits aux grandes villes.

Voilà un bon résumé de la faillite de toutes les oppositions présumées fermes à la guerre et qui nous laisse les bras ballants aujourd'hui. Quand généralement on oublie de préciser que le fort sentiment nationaliste et revanchard a été : on va reprendre l'Alsace et la Lorraine en trois jours ! Comme aujourd'hui l'Ukraine espère reprendre la Crimée.

La mobilisation révèle rapidement le nombre insuffisant des effectifs français face aux troupes allemandes. La guerre courte apparaît comme une option crédible, l’empire colonial commence à être perçu comme un réservoir de soldats (et d'ouvriers, cf. partie 1 : comment les paysans tombent dans le prolétariat). Ce sont les lois pour la guerre qui sont rapides. Et en même temps qu'il est anticipé que la mobilisation va désorganiser les usines et les campagnes, comment oublier non pas immigration nouvelle puisqu'elle est à portée de garde-chiourme dans les colonies ; et qu'on peut mieux « assimiler sous l'uniforme.

« C’est la loi du 15 juillet 1889, à l’élaboration de laquelle les députés des colonies ont pris une part active, qui est le triomphe des idées d’assimilation et du service obligatoire, égal pour tous. » Cette loi sera remise plusieurs fois en question jusqu’à la veille de la guerre et par décrets successifs comme celui de 1912, qui permet d’enrôler pour quatre ans des Sénégalais de 20 à 28 ans, ce qui augmente immédiatement les effectifs. La police indigène mais également les missionnaires se rendent dans les villages pour haranguer la population, lors de longs palabres, montrant l’importance de participer à une œuvre commune, quoique sur la base du recrutement forcé, contre les barbares turco-allemands attaquant la « mère patrie ». Laquelle adopte sans rechigner les enfants des autres. Deux bataillons algériens, formés antérieurement en Algérie, sont envoyés en Belgique où ils sont décimés en novembre et remplacés par des tirailleurs sénégalais, eux-mêmes écrasés devant Arras. Devant ces échecs, un recrutement forcé autre que celui d’engagés volontaires non préparés, s’imposait. Cette idée est appuyée par des lobbies coloniaux et une partie de l’autorité militaire, dont le général Mangin. Le 10 octobre 1914, un décret décide que les anciens tirailleurs sénégalais non réservistes seront engagés. « Il nous faut 500 000 hommes de troupes indigènes. » Un deuxième corps d’armée est alors constitué avec des réservistes français et des Sénégalais, ce sont les premières unités mixtes.

En 1916 et 1917, 45 % des Sénégalais sous les ordres du général Mangin sont tués, blessés ou prisonniers, lors de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames. Cela provoque la dispersion des compagnies de Sénégalais dans des tâches subalternes et un ralentissement du recrutement dans les colonies car les jeunes hommes restés au pays et les familles connaissent les résultats de ces batailles meurtrières. De plus, l’économie se ressent de ces départs de jeunes agriculteurs, les villages souffrent de pauvreté et les colons se plaignent de ne pouvoir fournir la demande des armées.

Les remplacements de soldats sont supprimés en Afrique, tous les « indigènes » doivent être recensés, ils commencent à se rebeller. Des révoltes éclatent en Afrique du Nord, en Afrique noire, en Indochine, à Madagascar, en Nouvelle-Calédonie ; les villageois et villageoises s’opposent au recrutement et aident les déserteurs. La répression est très dure dans la plupart des cas et l’année 1918 s’annonce difficile. Les tirailleurs sénégalais formeront finalement 137 bataillons qui combattront en France et sur le front d’Orient où ils sont très appréciés. Cependant, on les surveille à cause de leur religion qui peut les rapprocher des ennemis turcs musulmans. Recrutés pour trois ans dans l’armée, ces hommes occuperont l’Allemagne en 1919 et aideront aux travaux de déminage après la guerre.

L'Etat français se sert de l'islam pour renforcer la mobilisation

Dès la déclaration de guerre du 2 août 1914, l’Algérie avait été mise en état de siège, le gouverneur Lutaud craignait des troubles, lorsque deux croiseurs allemands le Göben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville. Il s’adresse ainsi à la fierté des Musulmans : « Les Allemands auraient-ils craint quelque défaillance ou trahison ? Ce serait pour vous un sanglant outrage. Dieu n’aime pas les traîtres [...]. Musulmans, la République est résolue à faire respecter partout l’ordre et la sécurité. Aidez-nous dans cette tâche, rendez toute précaution inutile. » Mais aucun soulèvement n’a lieu et c’est un véritable concours généreux de toutes les classes sociales qui entraîne le premier geste de reconnaissance, d'assimilation comme on dit aujourd'hui, le 31 décembre 1914. Le plan de mobilisation prévoyait 27 783 tirailleurs des troupes régulières auxquelles sont ajoutés bientôt 5 000 auxiliaires que des grands chefs du Sud lèvent à leurs frais. 6 000 spahis se joignent aux tirailleurs. L’engagement volontaire se fait sous pression, d’autant plus que le retour des blessés en septembre 1914 choque la population. Les congés de convalescence au pays vont être, de ce fait, obtenus plus difficilement par crainte des réactions de la population.

Le Congrès américain a voté lui la déclaration de guerre à l'Allemagne le 6 avril 1917 par 82 voix contre 6. L'annonce fait l'unanimité dans la presse française quotidienne, qui réserve une place centrale à l'évènement car cela réjouit toujours généraux et industriels qu'une guerre puisse s'étendre.. Les 6 sénateurs qui ont voté contre sont montrés du doigt.

On n'en a jamais fini avec la Première Guerre mondiale. Pourquoi ? Parce qu'elle a posé des problèmes de classes jamais résolus et restés plus ou moins enfouis pendant la Seconde boucherie mondiale : guerre ou révolution ? Car il faut radoter que l'Armistice aurait été le seul moyen d'arrêter le massacre grâce aux bons offices des Etats « démocratiques » pourtant aussi dictatoriaux en temps de guerre que n'importe quelle autocratie. La vérité reste que c'est la révolution en Russie et le début de son extension en Allemagne qui a fait trembler les généraux du monde entier.

Les traités c'est comme les jeunes filles et les roses

L'ex député gaulliste Pierre Lellouche, a été un des rares spécialistes de politique internationale à ne pas tomber à bras raccourcis sur le Macron va-t-en guerre. De plus cet homme, très avisé en géopolitique, nous rappelle ce matin, dans un article mesuré et pertinent, la classique hypocrisie internationale, par un général qui mérite plus de reconnaissance politique que le criminel de guerre Clemenceau (ils se font face au bas des Champs Elysées) :

« Les traités, voyez-vous, sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que ça dure ! », avait confié un de Gaulle dépité à des visiteurs à l’Élysée, en juillet 1963, à propos du traité stratégique franco-allemand qu’il avait signé six mois auparavant avec Adenauer, et qui venait d’être dénaturé par le Bundestag dans son processus de ratification. En cas de victoire russe et de prise de Kiev, qui pourrait garantir que le régime de Poutine ne songe à attaquer d'autres anciennes républiques de l'ex-URSS, comme les pays Baltes?

Le fondateur de la Ve République avait également été très frappé, alors qu’il n’était encore qu’un simple capitaine, par la très courte protection que le traité de Versailles (1919) avait donnée à la France. Alors que le président américain avait passé neuf mois à Paris pour le négocier puis le signer, ce texte, qui empêchait toute remilitarisation de l’Allemagne, ne fut pas ratifié par le Sénat, pour des raisons de politique politicienne intérieure américaine. La conséquence en fut que l’Amérique n’adhéra pas à la SDN, finança le réarmement allemand, accepta la remilitarisation de la Rhénanie (1936), refusa d’aider la France en 1940 face à l’armée nazie lorsque le président Paul Reynaud le lui demanda solennellement (…) Comprenant que l’alliance américaine était susceptible de fluctuations pour des raisons de politique intérieure, le général de Gaulle fit le choix de doter la France d’une dissuasion nucléaire entièrement indépendante. Aujourd’hui, dans le monde dangereux qui nous entoure, il n’y a pas un Français qui ne lui en soit reconnaissant.».

Décidément, pas seulement au niveau des tranchées russo-ukrainiennes, cette Première Guerre mondiale semble nous narguer d'un bis repetita. Pourquoi double-t-elle en quelque sorte la Deuxième plus effroyable encore ? Au risque de vous apparaître simpliste, je pense que c'est parce que la situation s'est inversée ? Dans la longue période qui ouvre la marche à la seconde guerre mondiale, les carottes sont cuites à petit feu jusqu'à être brûlées complètement. Dans l'ordre : échec de la révolution en Russie, montée des fascismes, enfermement pacifiste dans les Fronts populaires (le choix du mot Front était déjà sinistre et synonyme de préparation à subir la guerre en cassant les grèves), fin tragique de la guerre d'Espagne dont la fuite massive des civils augurait de la fuite éperdue de la population en France en 1940 face à la Blitzkrieg.

QUI PEUT EMPECHER LA DER DES DER ?

Nous sommes en 2024. Il n'y a plus d'Archiduc à Sarajevo, plus d'Alsace-Lorraine à reconquérir, plus d'empire colonial européen dominant, ni français ni anglais. Il n'y a plus cette configuration d'un monde capitaliste coincé dans un équilibre de la terreur, sauf que la terreur persiste. Déséquilibrée. Où l'on s'accuse mutuellement de vouloir utiliser l'arme atomique. Or, les dirigeants des grandes puissances ne sont pas fous. Poutine en est l'exemple type. Traité par la propagande occidentale de tous les noms, il est certainement moins fou que Trump. Sa déclaration citée ici en exergue en est la preuve. Seul un nouvel Hitler ou un Staline pourrait s'en servir...Quoiqu'on ne puisse oublier que la seule fois où cette arme a été utilisée ce fût sur deux villes japonaises, et qu'on prétend toujours que c'est « grâce » à ce massacre de milliers de civils que le fascisme japonais a été mis à bas et close la deuxième guerre mondiale, font baptismal pendant près de 80 ans pour la domination du plus grand empire de tous les temps : l'impérialisme US. "La Russie ne peut plus vivre sans guerre"...le capitalisme et ses principaux Etats non plus.

Au risque de choquer quelques marxistes fossiles je pense même que la troisième der des der est encore impossible pour toutes les bourgeoisies militarisées. Non par un prolétariat qui consomme et qui dort. Non plus par souci d'humanité. Mais, comme l'indique Poutine, parce que un tel usage a inévitablement un effet boomerang sur toute la planète et que, non seulement la planète, mais nous tous pouvons y passer.

L'idée de ma secte préférée que seul le prolétariat empêche la troisième saloperie mondiale est une rêverie d'enfant. Comme le rappelle mon long résumé de la marche à la guerre en 1914 ci-dessus, le mouvement ouvrier avait une telle force des syndicats aux partis ouvriers qu'on pouvait imputer leur faillite comme Lénine le fît magistralement qu'à la trahison de la Seconde Internationale devenue carrefour de partis pacifistes plus prêts à collaborer avec la bourgeoisie plus qu'à aider le prolétariat à s'émanciper ou à stopper les guerres capitalistes.(cette trahison nous apparaît pourtant encore aujourd'hui encore insensée et assez inexplicable comme le comportement moutonnier des masses)

Les questions historiques fondamentales posent aussi problème aux bourgeoisies dominantes, mais elles, c'est la destruction totale ou rien... Leur système n'est pas seulement gangrené de l'intérieur mais il est fichu. Autant en retarder l'effondrement complet. Un quitte ou double nucléaire !?

S'il faut s'aventurer plus loin, ils tenteront l'aventure. Macron n'est pas un idiot. Il a fait un test, souhaité par les minorités bourgeoises qui tirent les ficelles : banquiers, militaires, industriels, etc. Il a été assuré (mais pas vérifié) qu'envoyer de jeunes troufions occidentaux au casse-pipe était une « erreur » voire presque un crime pour les Mélenchon, Le Pen et autres opposants faux-culs. La presse a exhibé un sondage montrant que 70% des « français » sont opposés à une participation de nos soldats au front ukrainien. Super ! ont exulté les opposants de pacotille, dont certains dits extrêmes, Mélenchon et Le Pen sont plutôt du côté de Poutine. Ils rappellent bien sûr plus les artistes collabos Fernandel, Raimu, Le Vigan et Michel Simon, que les tueurs Henri Lafont et Jean Filliol. Nous savons aussi, grâce à notre mémoire, que l'erreur peut aussi vite se transformer en nécessité patriotique d'une « union nationale » pour tous ces faux-culs. Macron a été chargé de convoquer cette conférence du 26 février des souteneurs de la bourgeoisie ukrainienne par ces versatiles et péteux alliés européens pour chanter: « La Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre ! ». Après avoir prétendu quelques mois auparavant qu'il « ne fallait pas l'humilier ». Haro sur le baudet ! Bof en temps de guerre les mensonges se suivent et ne se ressemblent pas. Et si cette déclaration intempestive n'avait été qu'une sortie électorale de plus pour tenter de réduire l'avance du RN ce "collabo de Poutine"?

Le chauvin Chevènement comprend Macron tout en disant ne pas comprendre sa sortie « provocatrice », seul reproche, pas d'envisager la guerre mais en faire dépendre l'annonce des moutons parlementaires : « La Constitution dit clairement que, dans un processus qui nous mène à la guerre, le Parlement doit être consulté. Le président de la République ne peut pas décider tout seul ».

Or les sondages ne sont que des girouettes pour les politiciens. La versatilité de la population américaine est légendaire. Jusqu'à Pearl Harbor (7 décembre 1941) les sondages montraient une population largement hostile à l'entrée en guerre. En une journée « l'opinion » fut renversée ! Après avoir laissé sa marine se faire massacrer à Pearl harbor (avec la fable de télégrammes arrivés en retard), Et la bourgeoisie américaine entrer franchement dans la guerre mondiale en cours, sans craintes pour ses arrières sociaux... contre l'Axe des japonais. La guerre déclarée contre l'Allemagne datait elle du 11septembre ; mais seulement trois mois après de l'invasion de l'armée allemande en Russie en juin 1941. NOTA BENE : au cas où Hitler aurait pu les débarrasser du « communisme ! Roosevelt avait été prévenu d'un effondrement probable de « l'Union soviétique ». Biden aurait-il été aussi informé d'un effondrement probable de Poutine ? Ou comme son collègue Trump n'attend-il pas un effondrement de l'Europe dans la guerre en développement ?

Où l'on retrouve une temporalité et un agenda similaire non à 1914 mais à 1940.

De la même manière qu'au moment actuel on retrouve une temporalité et un scénario de neutralité supposée en Ukraine, non pas comparable à 1914 mais à 1940 ; comme quoi les événements se répètent toujours deux fois, dixit grand-père Marx, ou peuvent se répéter tragiquement ?) . Au cours des deux premières années du conflit, les États-Unis avaient maintenu une neutralité officielle, comme officialisé dans le discours de quarantaine prononcé par le président américain Franklin D. Roosevelt en 1937, tout en fournissant au Royaume-Uni, à l'Union soviétique et à la Chine du matériel de guerre par le biais du Prêt-Bail, promulguée le 11 mars 1941, ainsi que le déploiement de l'armée américaine pour remplacer les forces d'invasions britanniques en Islande..

La technique du simple attentat individuel (cf. Sarajevo) a été si perfectionnée au point de faire pâlir Sun Tzu, Machiavel et Clausewitz. Et cette provocation d'Hitler qui, après expédié un groupe de ses soldats déguisés en soldats polonais et chargés d'attaquer la frontière allemande, se déclare victime et en profite pour envahir la Pologne. Des milliers d'attentats et de complots de tout ordre ont jalonné le siècle dernier et les débuts de celui-ci. Ils ont tous été incapables de déclencher la der des der jusqu'à présent. Celui de 2001 à New York, nous sommes quelques-uns à penser que tel en était le but. Et personne ne doute plus de la capacité de manipulation terriblement cynique et sanglante des puissants, depuis la fable des armes de destruction massives jusqu'au spécialiste en meurtres déguisés Poutine. Sans oublier le 7 octobre dernier en Israël où l'armée prétendument la mieux équipée du monde assiste à l'égorgement de tant de jeunes gens par des tueurs en ULM  !!! et quand auparavant l'Etat "hébreu" avec son criminel de guerre Netanyahou avait favorisé des années durant l'expansion du néo-fasciste Hamas; le massacre du 7 octobre a surtout permis à l'impérialisme israélien de justificatif à ses visées sur les nappes de gaz  en Méditerranée quitte "foutre les arabes à la mer" et à massacrer des milliers de femmes et d'enfants sans cesse, sans impunité et sans grande protestation de la communauté internationale comme au temps du génocide des juifs.

La question à se poser maintenant : est-ce qu'un attentat, plus terrible que tous les autres pourrait généraliser cette guerre mondiale déjà commencée ou qui sait, l'interrompre ?

Ou ne nous reste-t-il plus qu'à enfouir notre tête dans le sable de l'oubli et du désespoir, sachant qu'à un moment donné la bourgeoise ne maîtrise plus sa marche à la guerre. Ni les conséquences terribles et impitoyables. Pourquoi se gêner leur dit Macron ? L'éclatement de la société en cours, des conflits corporatifs incessants et sans tête, des paysans antiquement incorrigibles, des problèmes à tous les niveaux, sans oublier la chance de n'avoir en face qu'un prolétariat amorphe et sans parti. Allons, voyons, soyez sérieux ! Une bonne guerre mondiale mettrait tout le monde d'accord !


mardi 27 février 2024

COMMENT LES PAYSANS TOMBENT DANS LE PROLETARIAT? (3)

 


L'immigration massive n'est-elle pas un boomerang de la question paysanne et un poids ambigu dans le prolétariat

3 ème partie

ORIGINE SOCIALE DES MIGRANTS

Au cours des deux précédentes parties on a vu comment le capitalisme – sous ses habits libéral, nazi et stalinien - a fait tomber massivement les paysans dans le prolétariat par la guerre et la famine. Quittons 1914 et la Chine. Examinons comment se passe l'intégration ou la non intégration en France comme sans doute en général en Europe.. On verra qu'on ne peut définir le prolétariat comme une classe d'immigrés, définition wokiste de la secte qui régresse vers la conception tiers-mondiste bordiguiste des années 1970 où l'immigré était supposé être le stade suprême de la révolution prolétarienne à venir ; voire le principal porteur de la conscience de classe internationaliste.

Penchons-nous d'abord sur le rapport statistique de l'INSEE.

« En 2019-2020, les descendants d’immigrés âgés de 18 à 59 ans et vivant en logement ordinaire viennent plus souvent de milieux sociaux modestes que les personnes ni immigrées ni descendantes d’immigrés. 52 % des descendants d’immigrés ont un père qui était ouvrier à leurs 15 ans, contre 35 % pour la population sans ascendance migratoire ou ultramarine directe. Être issu d’un milieu ouvrier est particulièrement fréquent pour les descendants d’immigrés originaires du Maghreb, d’Afrique sahélienne ou d’Europe du Sud. Par ailleurs, les pères des descendants d’immigrés étaient plus souvent des ouvriers non qualifiés (dans 18 % des cas) que les pères des personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine (10 %). Les descendants d’immigrés venant d’Afrique guinéenne ou centrale se distinguent par des origines sociales plus élevées : 20 % d’entre eux avaient un père cadre ou exerçant une profession libérale, contre 16 % des pères de personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine. Cette surreprésentation des catégories sociales supérieures s’explique par la sélectivité de l’émigration dans ces pays : les personnes venant de catégories sociales plus élevées ont plus d’opportunités d’émigrer en France. Les descendants d’immigrés de Turquie ou du Moyen-Orient viennent quant à eux plus souvent d’un milieu agricole, artisan ou commerçant (22 %). 23 % des descendants de natifs d’Outre-mer ont un père qui était employé à leurs 15 ans, contre 10 % des personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine.  10 % des descendants d’immigrés d’origine algérienne ont un père qui était agriculteur, artisan ou commerçant lorsqu’ils avaient 15 ans. 

Si les descendants d’immigrés viennent en moyenne de milieux plus modestes, la mobilité sociale entre générations est plus fréquente pour eux que pour les personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine directe. Parmi les descendants d’immigrés âgés de 30 à 59 ans, seuls 19 % appartiennent à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père lorsqu’ils avaient 15 ans, contre 26 % des personnes sans lien à la migration. La mobilité ascendante est forte : 33 % des descendants d’immigrés dont le père était ouvrier non qualifié deviennent cadres ou exercent une profession intermédiaire ; une telle mobilité concerne 27 % des personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine (figure 2). La mobilité descendante est également plus fréquente chez les descendants de deux parents immigrés venant de milieux favorisés : 63 % de ceux dont le père était cadre appartiennent à une catégorie socioprofessionnelle salariée inférieure. Ces déclassements ne concernent que 44 % des descendants d’un seul parent immigré dont le père était cadre, et 50 % des personnes sans lien à la migration.

 L’accès à une catégorie sociale plus élevée que celle du père varie selon le sexe : quel que soit le statut des parents vis-à-vis de la migration, les hommes ont plus souvent des mobilités ascendantes que les femmes et moins souvent des mobilités descendantes. L’écart en faveur des hommes est cependant plus prononcé pour les personnes sans aucun parent immigré que pour celles en ayant au moins un : 28 % des hommes sans lien à la migration atteignent un statut social plus élevé que leur père, contre 21 % des femmes. Pour les descendants d’un seul parent immigré, cet écart est de 3 points, et de 5 points pour ceux ayant deux parents immigrés ».1

Ces statistiques de l'INSEE sont évidemment passionnantes. Chacun en tirera les conclusions qu'il veut. Pour ce qui me concerne voici la première. Contrairement à un vieux préjugé, qui était aussi le mien, en tout cas concernant les catégories étudiées, la majorité de ces immigrés, au sud de l'Europe ou depuis l'Est, proviennent de parents ouvriers. J'en vois certains ricaner et me dire : tu vois bien que les migrants sont bien tous des enfants de la classe ouvrière et pas des envahisseurs parasites ! Tu regardes trop CNEWS !

Or deux points viennent contredire ce satisfecit plus humanitaire que politique. Le premier est que les immigrés viennent de deux ouches différentes, pour ne pas dire classes : une couche plus élevée, petite bourgeoise qui « a les moyens de migrer ». Et le deuxième : la mobilité ascendante est deux fois plus importante pour « les catégories sociales supérieures » que pour ceux qui sont issus des couches plus défavorisées.

Ce constat implique une question : au de-là des diverses causes (crise, guerre, persécution politique) qu'est-ce qui se dégage de ces  statistiques : une volonté d'intégrer la classe ouvrière ou un simple arrivisme personnel ? Ces statistiques confirment bien que c'est la volonté de « monter » dans la nouvelle société d'adoption, volonté de grimper l'échelle sociale toutefois plus restreinte pour les femmes.Avant de montrer les implications d'un état d'esprit concurrentiel plutôt étranger à une conscience de classe non corporatiste, voyons comment fonctionne l'immigré de l'intérieur qu'il vienne de Bretagne ou de Lozère grâce à des sociologues honnêtes.

L'immigré de l'intérieur : MONTER A PARIS OU GRIMPER A L'USINE DU COIN

 En France comme en Italie, bien avant la crise de 1973, les attributs de la prospérité contribuaient à multiplier les déracinés, de nouveaux urbains déclassés. Les anciens ruraux étaient d’autant plus désorientés que l’émigration vers la ville signifie souvent la sortie d’une structure sociale paternaliste dominée par la figure autoritaire du père ou du patron, notamment en Toscane où les métayers tissent, selon l’expression locale, des « liens d’amours et de reconnaissance » avec les propriétaires .A l'époque, les cas d'agriculteurs qui quittent sont rares et continuent à travailler à la ferme tout en étant devenu cheminot à la SNCF, ce qui marque plus un souci de la « gagne » individuelle qu'une prédisposition à faire grève.

La socialisation ouvrière est le résultat d’un long processus de séparation entre travailleurs des champs et travailleurs de l’industrie, la genèse de la classe ouvrière française est étroitement imbriquée aux milieux agricoles. Souvent associés au XIXe siècle avec ce que l’on a appelé les « ouvriers paysans », les deux groupes se séparent progressivement au tournant du XIXe siècle et la classe ouvrière du XXe siècle se forme à partir d’une main-d’œuvre essentiellement d’origine agricole, y compris pour sa composante étrangère. Au début du XXIe siècle, les deux groupes se distinguent par un degré d’autoreproduction plus élevé que les autres catégories socioprofessionnelles: ceux qui deviennent agriculteurs ou ouvriers d’usine sont très majoritairement issus respectivement de familles agricoles ou ouvrières. La genèse et la morphologie des groupes ouvriers sont étroitement associées à la longue histoire du passage des agriculteurs et de leurs enfants dans l’industrie. Ce processus est souvent réduit à la question de « l’exode rural » qui a vu, à partir surtout de la fin du XIXe siècle, le départ de ruraux vers les villes. Ce type de migration est bien sûr massif et déterminant pour le monde ouvrier jusque dans les années 1970. Bien d’autres mouvements de sortie de l’agriculture, mais de proximité, étaient également à l’œuvre, en restant dans région et en conservant la même mentalité : s’embaucher dans des entreprises implantées dans les campagnes où il existe une longue histoire d’industrie rurale.

Après les usines les services publics sont demandeurs, Poste, SNCF, EDF, etc. La perception des nouveaux ouvriers aux origines agricoles par ceux qui sont depuis longtemps ancrés dans la condition ouvrière, peut être conflictuelle ; voire problématique pour les militants syndicaux qui ne comprennent pas leur refus de faire grève.

 En raison de leur poids démographique, les agriculteurs ont participé activement, jusqu’à aujourd’hui, à la constitution d’une main-d’œuvre industrielle. Anciens paysans et surtout enfants de paysans alimentent traditionnellement les mondes industriels qu’ils soient urbains ou ruraux. Si certaines industries propres aux espaces ruraux comme les mines et le textile déclinent au cours du XXe siècle, la présence industrielle en milieu rural se renouvelle continuellement. Elle est notamment relancée dans les années 1960 et 19702 dans le cadre d’une politique d’aménagement du territoire et de stratégies patronales favorisant la décentralisation industrielle. Des usines métallurgiques, du secteur automobile en particulier, accueillent une nouvelle vague d’ouvriers issus des milieux agricoles. 

Les fils d’agriculteurs restent nombreux à devenir ouvriers mais leur surreprésentation se réduit : le long processus qui, pendant deux siècles, a conduit les fils d’agriculteurs à former les nouveaux contingents de main-d’œuvre ouvrière s’achève lentement avec le rétrécissement des exploitations agricoles (à l'échelle de la France pas de la Chine). Et, comme le disait Bourdieu, une grande partie des enfants d’agriculteurs devenus ouvriers est-elle issue des groupes agricoles les plus modestes, ceux qui subissent une crise de reproduction non seulement économique mais aussi symbolique, les parents échouant à transmettre l’envie de devenir agriculteur. 

Les recherches ont montré que les ouvriers d’origine agricole étaient en général peu qualifiés en raison de leur scolarité courte. Certaines études ont aussi souligné que le départ de l’exploitation pour l’usine était subi plus que souhaité même si cela permettait d’améliorer ses conditions de vie. 

Déjà dans les années 1950, la population agricole baissait continuellement sous l’effet de la concentration des terres. Les villages s’ouvriérisaient en même temps que les « gros » agriculteurs éliminaient les « petits » dans un contexte où la présence d’emplois locaux dans l’industrie et l’artisanat facilitait ces sorties de l’agriculture.  

À la charnière des XIXe et XXe siècles, le mouvement de sortie de l’agriculture pour l’accession à des positions ouvrières a été un phénomène massif. L'attrait des services publics, pas seulement pour les enfants des agriculteurs, c'est Cependant, l'ouvrier-paysan le pari de la conversion professionnelle ou de l’école afin de stabiliser une condition ouvrière ou d’accéder aux emplois de bureau. Dans un contexte de craintes accrues quant à la précarité de l’emploi industriel, des enfants de métallos sont incités à rejoindre la SNCF même si les salaires y sont moins importants. Aux côtés des « cheminots paysans », une fraction des agents de la SNCF est d’ascendance « métallurgique ». Enfants d’agriculteurs et de métallos recherchent de meilleures conditions de travail que celles que connaissent leurs proches (et qu’eux-mêmes expérimentent souvent lors de leur premier emploi) sur les chaînes des usines (bruits, cadence, travail posté, etc.) 

Cependant, l'ouvrier-paysan conserve une idéologie entrepreneuriale et méritocratique, forte , valorisant une éthique de l’effort individuel et rentable. Cet état d'esprit est décrié par les anciens et les syndicalistes, pourtant eux-mêmes arrivistes de par leur fonction d'encadrement social. Du point de vue des ouvriers établis, la sortie de l’agriculture pour l’entrée à la SNCF n’est en effet pas perçue comme une promotion sociale mais plutôt comme le résultat d’un échec à se maintenir dans un monde considéré comme plus doté économiquement. Les cheminots d’origine agricole sont vus comme des descendants de « grandes familles » qui ont été obligés de devenir ouvriers.

Du point de vue des militants de la CGT, ces paysans ont subi une « déchéance » en intégrant le monde industriel. Mais, du fait de leur ancrage dans le monde agricole, associé à la détention d’un patrimoine mobilier et immobilier distinctif, ils sont aussi perçus comme des cheminots singuliers, plus dotés économiquement : ils habitent sur des terrains familiaux, possèdent des meubles et des machines de valeur, cumulent des activités rémunératrices grâce à leurs réseaux familiaux, etc. . Deux cheminots d’origine agricole, qui militent au syndicat depuis les années 1980, sont ainsi appelés les « barons rouges ». Ces cas sont des exceptions, car les « cheminots paysans » sont plutôt perçus dans le collectif militant comme des adversaires du syndicalisme. Jouant le jeu de la carrière professionnelle et de la bonne entente avec la direction de l’atelier, ils auraient une promotion plus facile et on les retrouverait surtout dans les bureaux, aux postes administratifs, et dans l’encadrement.

Pour certains syndicalistes, les « paysans » de l’atelier peuvent même être désignés comme des « anti-cheminots » dans le sens où ils ne participent pas aux actions collectives de défense du statut, aux grèves notamment. Ce sont des « jaunes ». Se rejouent dans l’univers usinier la rivalité et la stigmatisation croisée entre ouvriers et agriculteurs, les premiers étant vus par les seconds comme des « fainéants » et les seconds perçus par les premiers comme des « trouillards ». Les premiers ne sont pas de « vrais travailleurs ». Les seconds ne sont pas de « vrais cheminots ». Les conflits municipaux portent la trace de ces luttes : les agriculteurs, avec d’autres indépendants (artisans, commerçants, professions libérales, etc.), s’allient avec des membres de l’encadrement usinier contre les listes ouvrières de gauche. Ils dominent les conseils municipaux des petites localités jusqu’aux années 1980 et gardent depuis une surreprésentation qui contraste avec la marginalisation des classes populaires salariées.

 L'intégration sociale et de classe n'est pas impossible. La pression amicale des camarades d'atelier l fait comprendre à l'ouvrier-paysan qu’il peut résister à la hiérarchie et s’opposer aux ordres des supérieurs. Par rapport aux entretiens réalisés avec des cheminots d’ascendance ouvrière, son entretien est singulier car il est plein d’expressions de surprise devant les normes du monde ouvrier qu’il découvre. La présence syndicale dans cet atelier est importante. Rapidement, sollicité par les militants, il demande à celui qui l’a fait embaucher s’il doit se syndiquer.

Fils d'un père devenu ouvrier qui, lorsque cela bardait avec ma mère, j'étais témoin à chaque fois de l'insulte suprême : paysan ! Mon père haïssait pourtant le souvenir de sa jeunesse aliénée à la campagne. Bien avant qu'une autre société ne mette fin au capitalisme, celui-ci réussit à faire disparaître la paysannerie, laquelle, industrialisée et hiérarchisée, ne peut plus fonctionner qu'avec des employés ? Ce qu'il en reste ne doit plus être qu'une résidence secondaire à bobos.

La gentrification rurale met fin à la plongée dans le prolétariat

La sortie de l'agriculture se fait plus par le haut et les études supérieures. Contrairement aux petits exploitants, ici très peu se destinent à devenir ouvrier. Protégés par le patrimoine familial, en cas de difficultés scolaires, ils reprendront l'exploitation ou s'installeront indépendants dans la région. 

L'ancien modèle est aujourd'hui rattrapé par les jeunes agriculteurs bobos. Ces couples rénovateurs souvent plus diplômés et pourtant plus proches du salariat que les autres, se distinguent plus particulièrement par leurs épouses qui, toutes, ont une forme d'extériorité à l'agriculture locale, sont indépendantes grâce à un emploi en ville. En plusieurs endroits on peut constater que la dépaysannisation semble achevée. Leur embourgeoisement devient perceptible dans les loisirs, le rapport au corps, l'élégance vestimentaire, l'apparat des épouses, la consommation de véhicules pour certains luxueux, la pratique de la langue, les études supérieures de leurs enfants et leurs aspirations à devenir cadres... fleurissent leurs éoliennes, panneaux solaires et récupération de l’eau de pluie. On voit en Bretagne des fermes bio de quatre cents hectares avec des robots de traite, y compris en circuit court3.L'ascension sociale observée ici est conservatrice. Elle n'a pas conduit à une contestation symbolique de la réalité sociale.

Comme on le ressent lors du déroulement du conflit en ce moment, l' affrontement entre la Confédération paysanne et la FNSEA peut s'assimiler à un conflit entre les pôles économiques et culturels des élites agricoles. Sans solution de continuité. Ainsi, les positions différentes, l'espace social, positions en partie héritées mais bien plus produit récent de l'évolution des marchés agricoles et de la massification scolaire, contribuent en retour au renforcement des différenciations politiques, fissurant l'unité syndicale paysanne qui longtemps a réussi l'illusion d'unir en un groupe politique et social la grande diversité des mondes agricoles. Or, historiquement, contrairement à la classe ouvrière, la paysannerie a été incapable de s'unir ou de créer un parti homogène, du fait de sa nature...mercantile avant tout et sacralisant une propriété privée qui ne leur appartient même plus..

Le paysan reste un roublard dont l'Etat se méfie à juste titre (cf. les révélations lors des divorces). Comme les autres couches indépendantes, les agriculteurs mettent individuellement en  oeuvre diverses stratégies éprouvées de minimisation de leurs revenus déclarés, selon un continuum allant de la négociation à la fraude. Les montants déclarés au fisc ne sont pas contrôlés par un tiers, l'employeur, mais reposent sur la comptabilité de l'entreprise et incorporent de nombreuses exonérations.

 Causes des suicides

Karine Lemarchant est la vitrine qui tente de cacher la misère sexuelle et la solitude des agriculteurs4. Certains passent à l'acte parce qu'ils ont peu de chances de retrouver une compagne, mais la cause la plus probable reste l'endettement faramineux pendant de leur propre ambition démesurée et de la peur de « tomber » dans la condition ouvrière, alors qu'ils vivent dans des conditions de travail plus contraignantes et pires que ce que vivent la plupart des salariés. Lors des procès pour divorce, c'est un classique, c'est toujours la femme qui est désavantagée.

 Depuis 2018, les élus bourgeois régionaux ont mis en place un "coaching" à destination des agriculteurs et des éleveurs qui souhaitent changer de métier. Depuis quelques années, les cas d'agriculteurs qui quittent tout ne sont plus rares. Un accompagnement a d’ailleurs été mis en place pour des « personnes perdues ».

En grande difficulté face à la contraction du marché depuis 2021, les filières biologiques échangent depuis plus d'un an avec le ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire sur le soutien que l'Etat devrait apporter face à cette situation. En période de salon de l'agriculture, elle sont arrivées à la douloureuse conclusion que malgré l’objectif de presque doubler les surfaces bio en 5 ans, le soutien gouvernemental tant espéré ne vient pas (sic). De plus dans la crise le bio ne marche plus.

Enchaînés à l’impératif du rendement, montrés du doigt pour leurs pratiques polluantes, cernés par les résidences secondaires, les agriculteurs conventionnels du Morbihan observent avec désarroi le succès de leurs collègues qui se sont tournés vers le bio, la vente directe, les circuits courts, etc. Des cultures différentes cohabitent… sans qu’émerge une solution globale au modèle agricole dominant5. En revanche c'est leurs collègues bios maintenant qui se retournent vers eux : est-ce qu'on peut redevenir conventionnels ?

LE BOUMERANG DE L'IMMIGRATION MASSIVE

Comme seule explication au manque de bras « pour les tâches pénibles » les médias ressassent le refus du travail par les jeunes français fainéants. Mais, outre que les nouvelles générations ont hérité du mépris du travail manuel (explosion des emplois de bureaux), la véritable source de la prolétarisation, le monde rural, s'est tarie. Donc la véritable raison de l'arrivée massive des migrants n'est pas la guerre, la persécution politique, et. mais les besoins du capitalisme lui-même. En conclusion de cette étude je peux même affirmer que les migrants ne sont pas responsables de leur migration.

Au grand jadis le flux migratoire était naturel, cyclique, bien mal venu mais assimilable. Aujourd'hui c'est le symbole du chaos capitaliste qui déborde partout sans solution. Dans le passé, l'immigration était soluble dans la classe ouvrière, renforçait sa dimension internationaliste. Aujourd'hui pour une majorité qui va rester dans la misère, se faire humilier ou expulser, une solide minorité, complètement arriviste, débarque pour gravir l'ascension sociale. De plus en plus de toubibs arabes, des chefs de service et des journalistes noirs.J'ai vécu cette transformation au cours des dernières années de travail à EDF au début des années 2000. Je m'en fichait d'avoir une chef de service arabe, des contremaîtres ou chefs syndicaux noirs. Seule importe la compétence, pas vraiment heureuse souvent.... Or il s'agissait de l'installation de l'idéologie d'Etat « anti-raciste », admirable moyen de diviser une classe ouvrière qui est traditionnellement d'abord autochtone mais, outre qu'elle doit être caractérisée comme « couche moyenne » est vouée désormais à être une couche républicaine diversifiée. Cette immigration massive , encouragée par l'Etat et ses patrons, accessoirement par les révolutionnaires en chambre, n'est plus un renforcement du prolétariat mais un fait utilisé contre lui.




NOTES

2Cf. «La fin des paysans » (Mendras, 1967)

4On n’est donc pas surpris d’entendre un jeune homme déclarer : « Il y a plein de célibataires dans le coin. » Il fustige des émissions comme « L’amour est dans le pré », un programme de téléréalité très populaire (environ quatre millions de téléspectateurs à chaque épisode) diffusé depuis 2005 dans lequel des agriculteurs célibataires en quête du « grand amour » accueillent pendant une semaine dans leur ferme des « prétendantes » citadines. 

5 par  Maëlle Mariette.

COMMENT LES PAYSANS TOMBENT DANS LE PROLETARIAT (2)

 


L'élimination de la paysannerie enjeu du capitalisme décadent dès les débuts du 

XX ème siècle

2 ème partie

« Ainsi, jusqu’à la mort de Mao et au-delà (1953-1978), n’importe quel villageois réussissant à se faire embaucher comme manœuvre dans une usine ou décrochant un emploi de balayeur au service d’une municipalité ou d’un « comité révolutionnaire » urbain devient automatiquement un privilégié par rapport à 95 % des travailleurs de la terre. Comparés aux damnés de la terre (condamnés à ne pas la quitter), les ouvriers, surtout ceux qui travaillent dans les entreprises d’État, ont, durant la période maoïste, font figure de privilégiés – mal payés certes, mais pas tellement moins que les intellectuels et les cadres » Lucien Bianco 2009


UNE AUTRE FACON DE TOMBER DANS LE PROLETARIAT

 (la famine après la guerre)

On a vu dans la première partie que les paysans ne sont pas responsables en tant que tels de la contre-révolution qui a suivi l'échec de la révolution russe. On va voir maintenant qu'ils ont été, en nombre, les principales victimes du XX ème siècle décadent, via les nécessités de mécanisation et de centralisation capitaliste avec des booms industriels – reconstruction en Europe et bond en avant chinois – pas prévus par la théorie marxiste.

Personne ne l'imaginait en 1920, ou plutôt la plupart des marxistes et ceux qui étaient au pouvoir en Russie les premiers, dans la décadence le capitalisme ne pourrait plus se développer et les zones « arriérées » ou en retard, les ex-colonies en particulier, ne pourraient plus accéder au même type de révolution industrielle qui avait été celle de l'Europe et de l'Amérique du nord ; qui plus est dans un pays comme la Chine peuplé d'un plus grand nombre de paysans que le pays de Lénine.

Tout faux. Bien sûr la plupart des libérations nationales n'ont été que des escroqueries successives pour les prolétaires et les paysans. Jusqu'à la fin des années 1970 pourtant maoïstes et trotskiens crurent à un développement d'un simili « mode de production asiatique »1 original en voie vers le communisme.

Pierre Souyri puis Simon Leys détruisirent pour des cercles restreints de lecteurs ce mythe néo-stalinien, qui reposait d'ailleurs sur un autre mythe ; l'égalité révolutionnaire voire la confusion de la classe ouvrière et de la classe paysanne. Mais ces auteurs courageux n'eurent pas le temps de se pencher sur le miracle capitaliste chinois, et on ne trouva personne pour nous expliquer comment un pays stalinien rongé par la misère de millions de paysans a pu devenir en quelques en quelques décennies quasiment la première puissance économique du monde, sans rien devoir à Mao.

Alain Peyrefitte, un banal député gaulliste, avait lu Simon Leys (Les habits neufs du président Mao) lorsqu'il se décida à, écrire le prémonitoire : « Quand la Chine s'éveillera », que la plupart des marxistes méprisèrent2.

Même les explications alambiquées d'un Marcel Roelants ne m'avaient pas éclairé. C'est pourtant simple. Deux orientations-clés ont expliqué cette croissance ultra-rapide et continue : tout d'abord la décision de convertir la Chine à l'économie de marché prise à la fin des années 1970 par Deng Xiaoping, successeur du dieu Mao délirant, et concrétisée par la nouvelle constitution de 1982 ; ensuite, l'adhésion de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce au début de l'année 2002, qui couronne vingt années de réformes économiques et légales soigneusement planifiées, et quinze ans de difficiles négociations. C'est cette deuxième étape, ardemment attendue par les dirigeants chinois les moins maoïstes, qui a ouvert le marché mondial à la Chine, et fait d'elle le premier but des investisseurs étrangers. On peut ajouter, même s'ils restent nombreux, cet énorme déplacement des paysans qui « tombent » dans les villes donc dans un prolétariat capable de devenir l'usine de la planète ; avec cette exigence de construction de logements pour les 10 ? à 15 millions de paysans qui quittent les campagnes chaque année pour les villes. C'est cette prolétarisation « immobilière » qui fait fonctionner la machine à exporter.

La Chine n'est pourtant pas vouée à devenir éternellement toute puissante et c'est pourquoi la guerre mondiale est aussi indispensable pour ce grand empire. Comme l'Europe ou le Japon elle est concernée par le risque du vieillissement démographique, accéléré par l'obligation maoïste ringarde de ne procréer qu'un enfant. Ce continent présente un autre risque, majeur, qui handicape sa montée en puissance. Le pays présente des risques d'explosion sociale, liés à l'inégalité entre régions côtières et villes d'un côté, arrière-pays campagnard de l'autre. De l'aveu même des dirigeants chinois, les huit cents millions d'agriculteurs que compte encore le pays obligent à considérer la Chine comme étant toujours un pays en voie de développement. Les tensions nées de cette situation sont accrues par les inégalités sociales et la corruption notoire de certains hauts fonctionnaires. Par ailleurs, le pays reste encore très dépendant de l'étranger pour sa technologie comme pour ses exportations. Enfin, les approvisionnements énergétiques ou l'impact de la croissance sur l'environnement ne sont pas aujourd'hui totalement maîtrisés.

LES COMPARAISONS DE LUCIEN BIANCO

Probablement le plus lucide spécialiste de la Chine, Bianco a expliqué et démontré la guerre contre les paysans par les deux plus longues dictatures du XX ème siècle (en voici des extraits, mais il est conseillé de lire en entier son article  : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2009-1-page-81.htm


'Les catastrophes et les crimes résident, d’une part, dans la collectivisation agricole en URSS au début des années 1930 et le Grand Bond, préludes à deux famines (1931-1933 et 1959-1961), dans la Grande Terreur (1937-1938) et, de l’autre, la révolution culturelle. Si la ressemblance avec Staline suffit à condamner Mao, la comparaison entre ces tragiques épisodes le disculpe un tout petit peu : le Grand Bond apparaît davantage comme une catastrophe que comme un crime, comparé à la guerre faite par Staline aux paysans ; la révolution culturelle est un crime à coup sûr, mais commis avec un brin ou une illusion de justification qu’on serait bien en peine de reconnaître dans la Grande Terreur stalinienne.

 « Ainsi, jusqu’à la mort de Mao et au-delà (1953-1978), n’importe quel villageois réussissant à se faire embaucher comme manœuvre dans une usine ou décrochant un emploi de balayeur au service d’une municipalité ou d’un « comité révolutionnaire » urbain devient automatiquement un privilégié par rapport à 95 % des travailleurs de la terre. Comparés aux damnés de la terre (condamnés à ne pas la quitter), les ouvriers, surtout ceux qui travaillent dans les entreprises d’État, ont, durant la période maoïste, font figure de privilégiés – mal payés certes, mais pas tellement moins que les intellectuels et les cadres ». Mao approfondit le gouffre entre les deux Chines, l’une, rurale majoritaire, l’autre, urbaine « privilégiée » si l’on peut dire ! Ostensiblement propaysanne, sa politique a en fait spolié les paysans, empêchés de disposer librement de leur récolte et condamnés à végéter, sans espoir d’émerger de la misère

La fin (socialisme) étant conditionnée par l’obtention des moyens (modernisation économique, urbanisation, industrialisation), il était assez naturel qu’on se concentrât sur la poursuite des moyens, au point que « construire le socialisme » finit dans les années 1930 par devenir synonyme d’édifier des usines et des villes. Après tout, en dehors de l’Europe occidentale, le marxisme a été perçu comme une idéologie modernisatrice autant que révolutionnaire, comme le moyen de reproduire (en plus juste) cette modernité enviée, détenue par ce petit coin d’Europe, bientôt rejoint et dépassé par son rejeton américain.

En 1958, la Chine reproduit le schéma stalinien du début des années 1930 : main-d’œuvre mobilisée sur une vaste échelle comme en temps de guerre (c’est une véritable guerre qu’on mène, à l’arriération et à la nature), impatience, ignorance des coûts, plans trop ambitieux révisés à la hausse, méfiance à l’égard des experts « bourgeois » et exaltation concomitante de la politique et du volontarisme. Dans l’un et l’autre cas, c’est surtout la paysannerie qui fait les frais de l’opération – laquelle a néanmoins entraîné, outre de graves déséquilibres, des progrès industriels rapides et une urbanisation accélérée. Cette dernière s’avérera néanmoins temporaire en Chine, la famine contraignant à renvoyer dans leurs villages plusieurs dizaines de millions de nouveaux citadins.

La famine a tué beaucoup plus de Chinois entre 1959 et 1961 que de Kazakhs, d’Ukrainiens et de Russes en 1931-1933, mais guère plus en proportion de la population totale. Dans un contexte politique différent, certains éléments de la stratégie du Grand Bond ont fait leurs preuves ailleurs (Japon, Taiwan, Corée du Sud) et se révéleront fructueux en Chine plus tard : mobilisation d’une main-d’œuvre agricole sous-employée durant la morte-saison, développement des petites industries rurales, recours aux techniques intermédiaires, décentralisation, etc

 En 1958, le problème qui préoccupe les dirigeants consiste alors à se demander à quoi servira tout le grain dont disposeront les paysans, une fois les livraisons à l’État effectuées. La compétition entre les cadres incite à faire toujours mieux, à dépasser le voisin, à lancer des « satellites » (allusion au Spoutnik soviétique de l’année précédente) qui s’élèvent sans cesse plus haut dans les airs. Lorsque les producteurs spoliés commencent à mourir de faim, de nombreux cadres prennent le réflexe de dissimuler une famine qui révélerait leurs mensonges, de n’exhiber devant les hauts fonctionnaires en tournée que les villageois les moins mal nourris, voire d’accumuler et de mettre en évidence le peu de grain restant. Or, masquer une famine, c’est empêcher les secours d’arriver et condamner à mort une plus grande proportion de la population locale.

COMME SOUS HITLER DES FORMES DE PROTESTATION PASSIVES (sous-titre de JLR)

 « Les paysans ont, comme en Chine, préféré les formes passives de protestation aux révoltes ouvertes, néanmoins notables dans l’un et l’autre cas. Se sont donc multipliés, à partir du début de l’année 1930, les refus de livrer le grain et de travailler pour le kolkhoze (ou le travail indolent, « les bras baissés »), et les cas d’extermination du bétail afin qu’il ne devienne pas propriété collective : tout juste reconstitué en 1928, le cheptel est abattu deux ans plus tard. Cette similitude dissimule néanmoins une première différence : certaines de ces formes d’action, comme le massacre du bétail, sont surtout caractéristiques des années 1953-1955 en Chine, lors des débuts d’une collectivisation antérieure au Grand Bond ; d’autres, comme le travail au ralenti sur les champs collectifs, se sont étendues sur l’ensemble de la période 1953-1978. En Russie, la simultanéité des deux mouvements (collectivisation accélérée et prélèvements de grains meurtriers) a rendu la situation plus critique.

Une raison souvent alléguée (exacte mais insuffisante) du plus grand degré d’inhumanité observé en URSS est la faible implantation rurale du parti communiste, comparée à celle de son homologue chinois. En dépit de l’appoint décisif des soulèvements paysans de l’été 1917, la révolution bolchevique était une révolution urbaine, créatrice de villes et d’usines. En comparaison, la révolution chinoise se voulait propaysanne, et Mao lui-même attribua les dissimulations de grains et les troubles ruraux de l’hiver 1958 à la défense par les paysans de leurs intérêts « légaux et légitimes » – du moins jusqu’au moment où la critique non moins légitime de Peng Dehuai le rendit aveugle à ces mêmes intérêts .

La relance criminelle du Grand Bond après Lushan hisse sans doute les responsabilités de Mao au plus près de celles de Staline : décidé à corriger les erreurs « gauchistes » de sa stratégie, il ne supporte pas qu’un autre lui fasse la même recommandation. 

Dès 1961, il s’impatiente, quand le peuple persiste à mourir de faim. Pour sortir de la crise, une nouvelle formule est expérimentée, et elle sera étendue au pays entier deux décennies plus tard, une fois la Chine délivrée de Mao : le fameux « système de responsabilité des ménages » (cf. supra), qui permet à chaque foyer paysan de cultiver son lopin de terre sans trop de contrôle. Cette désertion des champs collectifs préfigurant aux yeux de Mao un inacceptable abandon de la collectivisation,

Entre les crimes suprêmes des deux dictateurs (purges, procès de Moscou, Grande Terreur d’une part, révolution culturelle de l’autre), il faut néanmoins distinguer. Les horreurs perpétrées pendant la révolution culturelle défient l’imagination. Ce n’est qu’en les comparant à la froide et méthodique terreur de 1937-1938 (ou à la Shoah) qu’on risque de les faire paraître comme moins monstrueuses qu’elles ne furent,

Plus véhémente que radicale, la critique de la bureaucratie communiste esquissée par Mao ne comportait rien de vraiment neuf, mais il était émouvant – et, pour les naïfs, de bon augure – de voir des arguments exprimés depuis longtemps et avec plus de cohérence par des libéraux, des anarchistes et des trotskistes redécouverts par celui-là même qui trônait au sommet de la hiérarchie bureaucratique.

Staline avait déjà, avant de déclencher la Grande Terreur, débité les thèmes ressassés par Mao durant la révolution culturelle. Ne manquait même pas à l’appel l’expression de « révolution culturelle », répandue en Russie dès 1930 et véhiculant déjà des refrains repris par Pékin et diffusés dans le monde entier trente-cinq ans plus tard : lutte contre la bureaucratie, sa routine et ses privilèges, le théâtre « bourgeois » et l’élitisme culturel. Déjà aussi le pouvoir suprême manipulait l’iconoclasme de la jeunesse et son hostilité à l’autorité et aux institutions.

 Accessoirement, il (Staline) règle des comptes anciens, après avoir attendu son heure et ourdi sa revanche. De même que la Grande Terreur fournit l’occasion de sortir des camps des milliers d’anciens trotskistes, droitistes et autres koulaks pour les fusiller immédiatement (et faire place à de nouveaux zeks), la révolution culturelle donne l’occasion de ressortir les anciens « contre-révolutionnaires », voire les droitiers à la Peng Dehuai, ennemis de classe et autres pour les critiquer, les arrêter, les torturer ou les battre à mort.

 La Grande Terreur est plus contrôlée, plus bureaucratique, mieux maîtrisée que la révolution culturelle, plus proche en somme du formalisme nazi. Ce n’est pas Staline qui aurait pris le risque de soulever les masses contre le parti qu’il dirigeait ; lui ne laisse à personne d’autre – sinon au NKVD qu’il contrôle – le soin de le décimer.

(…)  entravé par le carcan stalinien, la révolution chinoise est d’emblée stalinisée. Une raison supplémentaire réside dans la mise au pas des militants effectuée par Mao à Yan’an entre 1942 et 1944. Dès 1949, la révolution chinoise commence, de ce point de vue, au stade où la révolution russe est parvenue en 1929, une fois l’opposition de droite réduite au silence ou à l’autocritique.

Les différences entre les deux dictateurs ont commencé à être évoquées à propos du Grand Bond et de la révolution culturelle. En deux mots, Staline est plus pragmatique et pire que Mao à de nombreux égards ; plus pragmatique en dépit de nombre de décisions irrationnelles, plus prudent et calculateur froid, moins casse-cou, moins fou . Les succès actuels de la Chine incitent à reposer à propos de Mao la fameuse question : « Staline était-il vraiment nécessaire ? » Voir en Staline un agent « nécessaire » de la transformation de la Russie en nation industrielle moderne soulevait déjà de sérieuses objections , mais attribuer à Mao et aux affres subies durant la révolution culturelle le mérite de la modernisation contemporaine est un paradoxe insoutenable. En réalité, de 1955 à 1976, Mao a été un obstacle à la transformation du pays, et donc au succès de la révolution. Il était nécessaire d’être débarrassé de lui pour aller de l’avant.

 En ce sens, le Grand Bond apparaît comme une navrante réplique des errements soviétiques. Le rapprochement vaut également pour d’autres épisodes. Dès juillet 1955, Mao impose le tournant radical qui permettra d’effectuer en dix-huit mois ce qu’on avait prévu d’accomplir en quinze ans : la transformation socialiste de l’agriculture. En digne émule de Staline, il en conclut que les difficultés matérielles ne représentent pas un obstacle aussi considérable… en omettant de préciser que ces « difficultés matérielles » sont celles d’une paysannerie forcée d’obtempérer, dictature oblige

 Mao et Staline ont été réellement populaires, et leurs dénonciations de la bureaucratie massivement approuvées. Il est vrai qu’elles mettaient l’accent sur des maux très réels, dont chacun avait été témoin ou avait souffert , ce qui renforçait la communion entre un peuple vengé et le Guide justicier. Le guide est, lui, au-delà de toute critique : celui qu’adorent les Gardes Rouges comme son sinistre prédécesseur, sincèrement pleuré à sa mort par des foules bouleversées

Lénine avait souvent dû batailler dur pour faire triompher son point de vue et il n’y réussit pas toujours. De fait, sa prééminence indiscutée n’avait pas encore vidé de tout contenu le concept de direction collégiale. La rupture avec l’héritage léniniste et, plus précisément, avec les « normes léninistes » (Frederick Teiwes) d’exercice du pouvoir est un autre signe des libertés croissantes que les deux dictateurs prennent avec la moindre règle censée préserver un semblant de démocratie au sein d’une oligarchie dépossédée de tout pouvoir.

L’essentiel des similitudes entre les deux dictateurs découle donc du système. Comme Rosa Luxemburg et Trotski l’avaient d’emblée prédit, la formule léniniste (matrice du régime chinois comme du régime soviétique) devait aboutir (et a abouti) à la dictature du parti sur l’ensemble de la société (prolétariat compris), puis à la dictature d’un homme ». 



Enfin notre troisième partie analysera, via l'amenuisement de la population paysanne si longtemps recherchée par la mécanisation du profit capitaliste (puis son informatisation) en quoi l'interrogation paysanne conditionne la crise de l'immigration mondiale et pèse encore sur la classe ouvrière en tombant dedans souvent de façon inattendue.

NOTES

1Le Mode de production asiatique, du lointain passé, qui avait attiré l'attention de Marx, peut se définir ainsi : dans le cadre de cette formation socio-économique, la société est divisée en deux grands groupes : la paysannerie et la bureaucratie étatique (soutenue par le clergé, etc.). La paysannerie est en théorie libre, mais l'impossibilité de vendre la terre et les redevances à payer à l'État rappellent la dépendance féodale qui a eu cours en Europe. Sur le sujet on lira l'extraordinaire travail de Roger Dangeville :Ecrits sur la Chine de Marx présentés par Roger Dangeville :

https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/chine/chine.pdf