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mardi 20 août 2024

Les famines  soviétiques de 1931-1933 et l’Holodomor ukrainien :une nouvelle interprétation est-elle possible ?

 


Les famines  soviétiques de 1931-1933 et l’Holodomor ukrainien : une nouvelle interprétation est-elle possible, et quelles en seraient les conséquences ?(*)(**) 
4ème et dernière partie

ANDREA GRAZIOSI

 

Tôt ou tard, le peuple soviétique vous mettra au banc des accusés comme traître au socialisme et à la révolution, principal destructeur, véritable ennemi du peuple, organisateur de la famine

— F. Raskolnikov, Ambassadeur en Bulgarie, à Staline, 17 août 1939[1].

 

traduction Jean-Pierre Laffitte 


Suite passionnante: vous l'aurez remarqué, Andrea Graziosi non seulement renouvelle l'étude du déroulement de la contre-révolution, rejetant l'hystérie bourgeoise qui charge systématiquement le parti bolchevique de toutes les horreurs, en majeure partie dues à une société arriérée, mais il souligne comme notre maximalisme l'erreur de s'être emparé de l'Etat, et, en même temps le souci de responsabilité de Lénine grâce à la NEP et au traité de Brest-Litovsk (que les néo-anars comme Sabatier avaient dénoncé stupidement comme "coup d'arrêt à la révolution). Olivier moi avions été lui porter la contradiction à la fin des années  1970 lors de la sortie de sa plaquette aux Cahiers Spartacus).

Et surtout plus étonnant, dépassant nos superficielles analyses sur la décadence, il 'utilise pas cette notion mais "régression" du fait de la guerre de 1914. Remarque fondamentale qui détruit toute la pesante idéologie bourgeoise qui accuse systématiquement la révolution en Russie. Oui famine et massacres ne sont pas à mettre simplement sur le dos de Staline! L'ensemble du capitalisme est entré en régression historique et les démocraties ont laissé faire famines et massacres pendant 50 ans!

JLR

Entre la fin de 1932 et l’été de 1933, la famine en URSS a tué, en deux fois moins de temps, approximativement sept fois plus de personnes que la Grande Terreur de 1937-38. Elle a été le point culminant d’une série de famines qui avait débuté en 1931, et elle a constitué le tournant de la décennie ainsi que l’événement principal de l’histoire de l’avant-guerre soviétique. 

Avec ses quelque cinq millions de victimes (je n’y inclus pas les centaines de milliers, et peut-être plus d’un million, de victimes qui étaient déjà mortes au Kazakhstan et ailleurs depuis 1931), à comparer aux un à deux millions de victimes de 1921-1922 et de 1946-1947, elle a été la famine la plus grave de l’histoire soviétique et un événement qui a laissé sa marque pendant des décennies. Ses conséquences se sont fait sentir dans les pays habités par des communautés immigrées de l’Empire russe et de l’URSS, et son importance, aussi bien politique qu’historique, est encore forte aujourd'hui. Depuis 1987-1988, la redécouverte et l’interprétation de la famine ont joué un rôle-clé en Ukraine dans les discussions entre les partisans du processus de démocratisation et ceux qui adhérent encore à une idéologie procommuniste. L’Holodomor(***) (ce terme a été inventé pour désigner une extermination de masse se fondant sur la faim et impliquant l’intentionnalité) s’est ainsi déplacé au centre du débat politique et culturel, devenant une partie du processus de construction de l’État et de la nation en Ukraine.

Jusqu’en 1986 encore, quand Robert Conquest a publié son ouvrage : Harvest of Sorrow[2], les historiens avaient presque complètement oublié cet événement extraordinaire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait aucune documentation disponible, comme je m’en suis rendu compte en lisant les rapports que les diplomates italiens envoyaient à Mussolini – en fait, de tels documents prouvent qu’il avait toujours été possible de savoir. Grâce aux mouvements massifs de population au XX° siècle – migrations, forcées ou non, déplacements, etc. – et les traces qu’ils laissent, comme les dépêches diplomatiques, les récits de voyage, les mémoires des témoins et des victimes, beaucoup de choses étaient là, prêtes à témoigner[3].

Dans cette optique, il est surprenant de se rappeler à quel point nous savions peu de choses avant la parution du livre de Conquest[4]. Dans le meilleur des cas, des historiens tels que Naum Jasny et Alec Nove ont parlé d’une « famine provoquée par l’homme » (laquelle était encore traitée comme un événement unique) sans toutefois l’étudier en profondeur et en  ignorant généralement son aspect national. Quelques années plus tard, Moshe Lewin a analysé les mécanismes qui ont provoqué la famine, mais il n’a pas traité la famine en tant que telle[5]. Dans le pire des cas, la famine est devenue l’occasion de polémiques attristantes dans lesquelles son existence même était remise en question ou minimisée. En URSS, où les historiens, même après 1956, ne pouvaient parler que de « difficultés alimentaires », l’emploi de terme même de golod/holod (faim/famine) était interdit. En Ukraine, il a été prononcé officiellement pour la première fois en décembre 1987, dans le discours du premier secrétaire Volodymyr Chtcherbytskyi qui célébrait le soixante-dixième anniversaire de la république.

C’est pourquoi le livre de Conquest, fruit du projet du Harvard Ukrainian Research Institute [Institut de recherche ukrainien de Harvard] a été d’une importance cruciale ; il a obligé une profession réticente à traiter une question fondamentale, et il l’a fait en soulignant le lien entre la famine et la question nationale, tout en faisant comme il faut la distinction avec le cas kazakh. L’on peut par conséquent soutenir que l’historiographie sur les famines et l’Holodomor débute avec Conquest, même si d’autres auteurs, tels que  Sergei Maksoudov ou Zhores Medvedev, traitaient déjà sérieusement de ces événements[6]. L’importance de ce livre est même plus grande à la lumière des polémiques qu’il a soulevées. Étant donné que leur niveau a été bien supérieur à celui des polémiques précédentes, elles ont donné naissance à un phénomène positif qui peut être considéré comme faisant partie du processus par lequel les historiens ont finalement pris conscience des dimensions humaines et intellectuelles extra-ordinaires de ces événements. Ce processus a été, et est encore, particulièrement douloureux parce qu’il a eu lieu et qu’il se déroule après qu’un jugement historique a déjà été rendu et qu’une “mémoire collective” s’était installée, tout cela sans que les famines soviétiques fassent partie du tableau. C’était là à la fois une conséquence de la tentative soviétique couronnée de succès de dissimulation, et aussi une manifestation de l’une des caractéristiques clés du vingtième siècle européen – la logique du “prendre parti” qui a dominé le débat. Il a donc fallu, et il faut encore aujourd'hui, introduire les famines dans notre représentation du passé au prix d'une restructuration complète des croyances communément admises.

Puis est arrivée la révolution en matière d’archives et d’historiographie. Elle a permis l’accumulation de nouvelles connaissances et elle a provoqué un bond en avant dans la qualité des polémiques qui, à quelques exceptions près, se sont ensuite transformées en de graves controverses. Un véritable esprit d’érudition et un ferme engagement moral, nés de la conscience de l’immensité de la tragédie dont ils s’occupent, animent les deux camps dans lesquels il est possible de regrouper les positions existantes aujourd'hui, au prix d’une certaine simplification et de beaucoup de schématisation. L’on peut donc considérer ces quelques  dernières années, durant lesquelles les conclusions de Conquest ont été intégrées et en partie dépassées, avec un sentiment de satisfaction, et trouver en elles une certaine raison d’être optimiste.  

En simplifiant encore davantage, les positions de ces deux camps peuvent être résumées de la manière suivante (je vais paraphraser une lettre qu’un brillant jeune universitaire ukrainien m’a écrite récemment). D’un côté, il y a ceux que nous pourrions appeler les gens “A”. Ils soutiennent la thèse du génocide et voient dans la famine un événement organisé artificiellement en vue de : a) briser les paysans et/ou b) modifier (détruire) le tissu social de la nation ukrainienne qui faisait obstacle à la transformation de l’URSS en un empire despotique. De l’autre côté, nous avons les gens “B” qui, bien que reconnaissant pleinement la nature criminelle de la politique de Staline, estiment nécessaire d’étudier la famine comme un « phénomène complexe », dans lequel de nombreux facteurs, allant de la situation géopolitique à l’effort de modernisation, ont joué un rôle aux côtés des intentions et des décisions de Moscou.

Je crois que nous disposons aujourd'hui de la plupart des éléments qui sont nécessaires à une nouvelle hypothèse interprétative plus satisfaisante, capable de prendre en compte à la fois le tableau général et complexe de l’Union soviétique et la pertinence indéniable de la question nationale[7]. Cette hypothèse peut être élaborée en utilisant comme éléments de base les excellents travaux des chercheurs ukrainiens, russes et occidentaux, brisant ainsi le mur qui sépare encore partiellement leurs efforts. Elle s’appuie sur les recherches d’éminents universitaires tels que Viktor Danilov, R. W. Davies et Stephen Wheatcrot, N. A. Ivnitski, D’Ann Penner et Viktor Kondrachine, Stanislav Koulchytski, James Mace, Terry Martin, France Meslé et Jacques Vallin, Iouri Shapoval et Valeri Vassiliev, ainsi qu’Oleg Khlevniouk, dont les travaux sur Staline et son entourage, bien que ne portant pas directement sur la famine, nous ont permis de la situer dans son contexte politique propre[8].

Dans les pages suivantes, je vais essayer d’esquisser les grandes lignes d’une telle interprétation. J’espère non seulement faire avancer l’interprétation de la “Grande famine” (un nom collectif désignant les famines de 1931-1933), mais aussi susciter un débat qui contribuera à briser le mur encore plus haut et plus solide qui isole ses étudiants de leurs collègues qui étudient le XX° siècle européen, un siècle qu’il est tout simplement impossible de comprendre pleinement si l’on ne prend pas ces famines en considération.

Pour formuler cette nouvelle interprétation, nous avons d’abord besoin de définir l’objet de notre investigation. Comme cela devrait être clair à présent, nous avons en réalité affaire à ce qu’il serait plus correct de nommer, à l’échelle pan-soviétique, les famines de 1931-1933, qui avaient naturellement des causes communes et un contexte commun, mais qui comprenaient au moins deux phénomènes très différents et particuliers : la famine et les épidémies au Kazakhstan de 1931-1933 et l’Holodomor de la fin de 1932 au début de 1933 dans le Kouban ukrainien (cette dernière région, bien qu’appartenant à la province du Caucase du Nord de la République russe, étant principalement habitée par des Ukrainiens).

De nombreux malentendus passés ont été provoqués par la confusion entre ces deux tragédies nationales et le phénomène général qui leur a servi de cadre. D’une certaine façon, c’est comme si les étudiants du nazisme confondaient la répression nazie en général avec des cas bien précis et cruciaux, comme l’extermination de prisonniers de guerre soviétiques, ou bien celle des Polonais et des Tsiganes – sans parler de l’Holocauste, un phénomène exceptionnel qui ne peut pas être expliqué simplement comme un aspect ou un élément des massacres nazis en général, et qui en faisait pourtant certainement aussi partie. À la fois la répression nazie en général et ces tragédies “particulières” ont existé, et les deux doivent être étudiées, comme elles le sont en fait, aussi bien en elles-mêmes que dans leurs relations.

Il convient donc d’introduire une distinction très claire entre le phénomène général et ses manifestations à l’échelle de la république ou à celle des régions dans le cas soviétique. Cependant, la plupart des partisans de la théorie “A” parlent en fait spécifiquement de l’Holodomor, tandis que de nombreux partisans de la théorie “B” pensent à l’échelle pan-soviétique. Si nous distinguons analytiquement ce qu’ils font, nous finissons par découvrir qu’à bien des égards, mais pas à tous, ils ont raison dans leurs domaines respectifs.

La deuxième étape vers une nouvelle interprétation consiste à établir une autre distinction analytique. Nous devons dissocier les famines “spontanées” de 1931-1932 – elles aussi, bien sûr, étaient des conséquences directes, bien que non désirées, des choix faits en 1928-1929 – de la famine qui a suivi septembre 1932 dont les caractéristiques terribles ont été provoquées notamment par des décisions humaines. (Les événements au Kazakhstan ont suivi un modèle complètement différent et je n’y ferai donc que quelques références en passant)[9]. Enfin, la troisième étape que nous devons franchir est de rassembler et de combiner les éléments utiles de “A” et de “B” et d’abandonner leurs parties insatisfaisantes.

Les gens du camp “A” ont raison lorsqu’ils attirent notre attention sur la question nationale. Quiconque étudie l’Union soviétique devrait être particulièrement conscient de son importance, comme l’ont été Lénine et Staline eux-mêmes (après tout, c’est le premier qui a décidé de ne pas appeler Russie le nouvel État, et c’est le second qui, initialement opposé à ce choix, n’a jamais inversé cette décision au cours des années ultérieures). L’on devrait être également conscient de la primauté ukrainienne dans cette question. Fin 1919, Lénine a lancé le mouvement d’indigénisation (korenizatsiia)[10], considéré jusqu’alors comme une demande des “nationalistes extrémistes”, en raison de la défaite des bolcheviks ukrainiens de 1919[11], et Staline a donné un nouveau tournant à la korenizatsiia à la fin de 1932 en raison de la crise ukrainienne. Mais en Ukraine, au moins jusqu’en 1933, la question nationale a été la question paysanne. C’est ce que pensaient aussi bien Lénine que Staline, et à juste titre. Au lieu de cela, gens du camp “A” semblent avoir tort lorsqu’ils pensent que la “Famine” (en voulant aussi dire la famine pan-soviétique) a été organisée (« planifiée ») pour résoudre le problème national, ou plutôt paysan, ukrainien.

Les gens du camp “B” nous offrent une reconstruction détaillée des causes et du contexte plus large de la famine à l’échelle pan-soviétqiue, avec toute sa complexité, et ils sont ainsi capables de critiquer de manière convaincante les vues simplistes du camp “A”. Cependant, ils semblent incapables de comprendre pleinement ou d’intégrer le facteur national ; c'est-à-dire de “descendre” du niveau pan-soviétqiue à celui des Républiques. Les gens du camp “B” ne semblent pas non plus toujours capables de voir que Staline, même quand il n’avait pas pris volontairement l’initiative de quelque chose, était toujours très rapide à profiter des événements “spontanés”, en leur donnant une tournure complètement nouvelle. Le parallèle évident ici est avec le meurtre de Kirov que Staline n’avait probablement pas organisé, mais qu’il avait très certainement utilisé de manière “créative”. L’on peut donc utiliser les bonnes données du camp “B” pour le développement de la crise pan-soviétqiue, en soulignant cependant que, à ce niveau aussi, Staline, à un certain moment, a décidé d’utiliser la famine pour briser l’opposition des paysans à la collectivisation. Pour un certain nombre de raisons, cette opposition était plus forte dans les régions non-russes où les événements ont rapidement commencé à suivre leur propre cours. C'est en reconstituant ce cours que nous pouvons percer le secret qui entoure les événements de 1932-1933 depuis leur début – un secret qui, comme la lettre de Raskolnikov semble le suggérer, était connu de l’élite bolchevique.

Que peut-on donc dire ? De 1931 à 1933, des dizaines, peut-être des centaines, de milliers, de personnes sont mortes de faim dans toute l’URSS. Au Kazakhstan, en Ukraine, dans le Caucase du Nord, et dans le bassin de la Volga (Povolzh´e), cependant, la situation a été complètement différente. Mais, pour la Sibérie occidentale, c’étaient les régions céréalières les plus importantes du pays, là où, après 1927, le conflit relatif à la récolte des céréales entre l’État et les villages a été le plus intense. Depuis 1928-1929 en outre, la guerre entre le régime et les paysans et les nomades y avait été particulièrement brutale en raison du rôle croissant de facteurs nationaux et religieux, et, dans la région de la Volga, à cause à la fois des fortes traditions du mouvement paysan russe et de la présence des colons allemands.

À l’exception du Kazakhstan, les causes du phénomène ont été similaires dans toutes ces régions : le bilan humain dévastateur, de même que le bilan concernant la capacité de production, provoqués par la dékoulakisation – un pogrom de facto touchant la nation entière et dirigé par l’État contre l’élite paysanne ; la collectivisation forcée, qui a poussé les paysans à détruire une grande partie de leurs stocks[12] ; l’inefficacité et la misère des kolkhozes ; les vagues de réquisition répétées, et extrêmes, provoquées par une industrialisation en crise et une urbanisation incontrôlée, et une dette extérieure croissante qui ne pouvait être remboursée que par l’exportation de matières premières ; la résistance des paysans qui ne voulaient pas accepter le réimposition de ce qu’ils appelaient un “second servage” et qui travaillaient de moins en moins à cause à la fois de leur rejet du nouveau système et de leur affaiblissement dû à la faim ; et enfin les mauvaises conditions climatiques de 1932. La famine, qui avait déjà commencé à se propager de manière sporadique en 1931 (quand les Kazakhs mouraient déjà en masse(*)), et qui s’était étendue à des zones importantes au cours du printemps 1932, apparaît donc avoir été le résultat non désiré et non planifié de la politique inspirée par l’ideologie visant à éliminer la production marchande et privée. Si l’on se réfère aux résultats de la politique du communisme de guerre en 1920-1921, la famine n’aurait pas dû être difficile à prévoir. Pourtant, si l’on analyse les origines de la famine et les développements qui ont précédé l’automne de 1932 à l’échelle pan-soviétique, il semble malaisé d’affirmer que cette famine était l’objectif conscient de cette politique, comme cela est défendu par ceux qui soutiennent l’hypothèse selon laquelle la famine a été mise en œuvre volontairement afin de briser la résistance paysanne ou d’exécuter un génocide anti-ukrainien planifié par Moscou – (ce qui signifiait parfois par les Russes).

Cependant, l’intensité, le cours et les conséquences, du phénomène, que de nouvelles études et de nouveaux documents nous permettent d’analyser, ont été indéniablement et substantiellement différents selon les différentes régions et les Républiques. Sur les six à sept millions de victimes (les démographes imputent aujourd’hui à 1930-1931 une partie des décès auparavant imputés à 1932-1933), 3,5 à 3,8 millions sont morts en Ukraine ; 1,3 à 1,5 million au Kazakhstan (où les décès ont atteint leur maximum par rapport à la taille de la population, exterminant 33 à 38 % des Kazakhs et 8 à 9 % des Européens) ; plusieurs centaines de milliers dans le Caucase du Nord et, à une moindre échelle, dans la région de la  Volga, où la zone la plus durement touchée a coïncidé avec la République autonome allemande[13].

Si nous considérons les taux annuels de mortalité pour mille habitants dans les campagnes, et si nous prenons l’an 1926 pour base 100, nous les voyons grimper à 188,1 en 1933 dans l’ensemble du pays, à 138,2 dans la République russe (qui comprenait encore alors à la fois le Kazakhstan et le Caucase du Nord), et à 367,7 – c'est-à-dire presque le triple – en Ukraine. Là, l’espérance de vie à la naissance est tombée de 42,9 ans pour les hommes et de 46,3 ans pour les femmes, d’après les registres de 1926, à, respectivement, 7,3 et 10,9 en 1933 (elle serait de 13,6 et de 36,3 en 1941). En Ukraine, il y a eu également 782 000 naissances en 1932 et 470 000 en 1933, à comparer à une moyenne de 1,153 million par an dans la période allant de 1926 à 1929[14]. Ces chiffres extrêmes pour l’Ukraine s’expliquent par l’évolution de la famine, qui a été différente dans ce pays, en raison de la politique différente que Moscou  y a menée et qui en a été largement responsable.

En Ukraine, comme ailleurs, au printemps de 1932, les responsables locaux, les instituteurs des villages et les dirigeants républicains, ont constaté l’extension de la faim et le commencement d’un exode rural massif[15]. Staline, pressé par le parti ukrainien qui lui demandait une réduction des approvisionnements, a reconnu au début juin que c’était effectivement nécessaire, du moins dans les zones les plus durement touchées, et également par « sens de la justice ». Ces réductions devaient toutefois être modérées et locales, parce que, malgré le rapport de Viatcheslav Molotov selon lequel « nous avons aujourd'hui à faire face, même dans les zones productrices de céréales, au spectre de la famine », le Politburo concluait que « les plans d'approvisionnement doivent être respectés à tout prix »[16]. Cette conclusion était dictée par la nécessité d’éviter la répétition, à une plus grande échelle, des émeutes de la faim et des grèves urbaines de ce printemps et d’honorer les factures allemandes arrivant à échéance entre la fin de l’année et le début de 1933.

Dès le mois de juin, cependant, Staline élaborait ce que Terry Martin a appelé une « interprétation nationale » de la famine, bien avant que les Ukrainiens à l’extérieur de l’URSS aient même commencé à y réfléchir[17]. Au début, il fulminait en privé contre les dirigeants républicains qu’il tenait pour responsables de ne pas être arrivé à traiter la situation avec la fermeté nécessaire. Mais entre juillet et août, après qu’une conférence du parti ukrainien a été implicitement en désaccord avec Moscou, et sur la base de rapports de l’OGPU qui accusaient les communistes locaux d’être infectés par le nationalisme, Staline a produit une nouvelle analyse de la situation et de ses causes[18].

Ce qui a été peut-être le dernier désaccord enregistré avec Staline dans une réunion du Politburo a pu aussi jouer un rôle. Le 2 août 1932, quelqu’un, probablement Grigory Petrovski (qui était alors président du Comité Exécutif Central Ukrainien [VUTsVK]), s’est opposé au projet de Staline de ce qui allait devenir le 7 août la loi draconienne de la défense des biens de l’État contre le vol des paysans[19]. Peu après, le 11 août, malgré la récente signature du pacte polonais-soviétique de non agression[20], dans une lettre cruciale envoyé à Lazar Kaganovitch, Staline écrivait que l’Ukraine était désormais le problème principal (c’est lui qui souligne), que le parti, l’État et même les organes de la police politique, de la République, grouillaient d’agents nationalistes et d’espions polonais, et qu’il y avait un risque réel de « perdre l’Ukraine », laquelle devrait au contraire être transformée en une forteresse bolchevique[21].

Une telle interprétation, développée sur la base de l’expérience ukrainienne, a été ultérieurement étendue par Staline aux Cosaques (qui avaient déjà été désignés comme des ennemis du régime en 1919 quand ils avaient été frappés par la décosaquisation)[22], aux Allemands de la Volga et, bien que dans des termes moins sévères, aux Biélorusses. C’est ainsi que la crise a incité Staline à appliquer son modèle, désormais bien élaboré, de répression préventive, fondée sur les catégories et par conséquent collective (qui avait atteint son premier sommet avec la dékoulakisation), à un certain nombre de groupes nationaux et sociaux-nationaux qui, dans son jugement, représentaient une menace pour le régime. Comme les événements devaient le prouver, l’Ukraine et les Ukrainiens sont demeurés au premier plan dans ses préoccupations.

Lorsque, comme l’on pouvait s‘y attendre, les approvisionnements se sont révélés insatisfaisants dans toutes les régions céréalières, Molotov, Kaganovitch et Pavel Postychev, ont été respectivement envoyés en Ukraine, dans le Caucase du Nord et dans la région de la Volga, pour y redresser la situation. La décision d’utiliser la famine, en la renforçant ainsi énormément et artificiellement, afin de donner une leçon aux paysans qui refusaient le nouveau servage[23], a donc été prise à l’automne 1932, quand la crise provoquée par le premier plan quinquennal a atteint son apogée et que la femme de Staline s’est suicidée. La punition était tragiquement simple : celui qui ne travaille pas – c'est-à-dire, celui qui n’accepte pas le système des kolkhozes – ne mangera pas. Staline a évoqué cette politique dans sa célèbre correspondance avec Mikhaïl Cholokhov de 1933. Les « estimés producteurs de céréales » du Don, en faveur desquels l’écrivain plaidait, avaient mené – écrivait Staline – une « guerre “secrète” contre le pouvoir soviétique, une guerre dans laquelle » – ajoutait-il, inversant les rôles – « ils utilisaient la faim comme arme » et dont ils supportaient maintenant les conséquences, c’est-à-dire implicitement la famine[24].

La plupart des régions sinistrées n’ont reçu aucun aide jusqu’au printemps 1933 (les paysans du Don n’ont reçu de l’aide qu’en mai). En outre, tandis que le commissaire aux Affaires étrangères Maxim Litvinov niait officiellement l’existence de la famine dans ses réponses aux questions des fonctionnaires étrangers, l’État « luttait férocement » (selon les termes de Kaganovitch) pour réaliser les plans d’approvisionnement relatifs à ces régions.

Dans ces lieux où la “question paysanne” était compliquée – c'est-à-dire renforcée et donc rendue plus dangereuse par la question nationale (rappelons-nous que Staline a explicitement lié les deux questions dans ses écrits sur le nationalisme, et que les dirigeants soviétiques avaient vu cette hypothèse se confirmer avec les grandes révoltes sociales et nationales des campagnes ukrainiennes de 1919, qui se sont répétées, bien qu’à une moindre échelle, au début de 1930)[25] –, le recours à la faim a été plus impitoyable et la leçon beaucoup plus dure. Selon les données démographiques, en Ukraine, comme dans d’autres endroits, la mortalité dépendait du lieu de résidence, urbain ou rural, et non pas de la nationalité, ce qui signifie que les personnes vivant à la campagne souffraient indépendamment de leur origine ethnique. L’on ne peut pourtant pas oublier que, comme tout le monde le sait, en dépit de l’urbanisation et de l’ukrainisation antérieures, les villages sont restés très majoritairement ukrainiens, tandis que les villes avaient largement conservé leur caractère “étranger” (russe, juif, polonais)[26]. En Ukraine, par conséquent, la campagne a bien été ciblée pour briser les paysans, en ayant pleinement conscience que le village représentait la colonne vertébrale de la nation.

Le fait que, en raison de l’“interprétation nationale”, la décision d’utiliser la famine ait pris des caractéristiques très particulières en Ukraine et au Kouban est confirmé par des mesures qui ont été, du moins en partie, très différentes de celles prises à l’échelle pan-soviétqiue, avec l’exception partielle des terres cosaques du Don. Le 18 novembre 1932, le Comité Central ukrainien, que Molotov et Kaganovitch avaient maté jusqu’à la soumission, a ordonné aux paysans de restituer les maigres avances de céréales sur la nouvelle récolte qu'ils avaient reçues en récompense de leur travail. Cette décision (l’on peut imaginer ce que son application signifiait) a ouvert la voie à la répression des  fonctionnaires locaux qui avaient aidé des familles paysannes affamées en leur distribuant des céréales. Des centaines de ces fonctionnaires ont été fusillés et des milliers arrêtés, souvent sous l’accusation de “populisme”. Pendant ce temps, en Ukraine et au Kouban, l’État a eu recours à des amendes en nature, afin de saisir aussi de la viande et des pommes de terre chez les paysans, une mesure qui n’a pas été étendue à la région de la Volga où – à l’exception peut-être de la République allemande autonome –  Postychev a traité moins durement les cadres locaux (bien que des sanctions moins sévères n’aient pas empêché les décès de masse provoqués par la faim). Des zones particulières du Caucase du Nord et de l’Ukraine, dans lesquelles l’opposition à la collectivisation avait été la plus forte, ont été punies d’autant plus cruellement : tous les biens, y compris non agricoles, ont été retirés des magasins et tous les habitants de certaines localités ont été déportés.

C’est ainsi que la famine a pris des formes et des dimensions bien plus grandes qu’elle aurait eues si la nature avait suivi son cours. Elle a été moins intense, tant en termes de sécheresse que de superficie touchée par elle, que la famine de 1921-1922 (la récolte de 1932, bien que relativement faible, a été néanmoins supérieure à celle de 1945, année où il n’y a pas eu un nombre comparable de décès de masse dus à la faim), et pourtant elle a fait trois à quatre fois plus de victimes – essentiellement à cause des décisions politiques qui visaient à sauver le régime de la crise à laquelle sa politique même l’avait conduit et à assurer la victoire de la “grande offensive” lancée quatre années auparavant.

 La prise de conscience que, en Ukraine et au Kouban, la question paysanne était également une question nationale a déterminé la nécessité de traiter et de “résoudre” ces questions simultanément. Afin de s’assurer qu’une telle “solution” soit applicable, elle a été  complétée par la décision de se débarrasser des élites nationales et de leur politique, qui étaient soupçonnées, comme nous le savons, d’encourager les paysans.

Le 14 et le 15 décembre 1932, le Politburo a adopté deux décrets qui annulaient, mais uniquement dans le cas ukrainien, la politique officielle relative aux nationalités qui avait été décidée en 1923. Selon ces décrets, la korenizatsiia, telle qu’elle avait été appliquée en Ukraine et au Kouban, avait stimulé les sentiments nationalistes au lieu de les freiner, et elle avait produit des ennemis qui possédaient la carte de membre du parti dans leur poche. Les paysans n’étaient pas les seuls coupables de la crise, mais ils en partageaient la responsabilité avec les classes politiques et culturelles ukrainiennes.

C’est dans ce contexte que les programmes d’ukrainisation en République russe ont été abolis. Plusieurs millions d’Ukrainiens qui, à la suite des choix frontaliers pro-russes du milieu des années 1920, vivaient en RSFSR, ont ainsi perdu leurs droits à l’éducation, à la presse et à l’autonomie, dont d’autres nationalités ont continué à bénéficier. Le recensement de 1937 révèlerait que seuls 3 millions de citoyens de la RSFSR se définissaient comme des Ukrainiens contre 7,8 millions en 1926 (au moins une partie de ce déclin a été causée par le fait que le Kazakhstan, antérieurement une République autonome de la RSFSR, a été promu au rang de République soviétique).

Quelques jours plus tard, le 19 décembre 1932, des mesures similaires, bien que moins sévères, ont également frappé la Biélorussie, où – comme en Ukraine – les questions paysanne et nationale coïncidaient largement, un fait qui avait aussi posé des problèmes durant la guerre civile, bien que ce ne soit pas à l‘échelle ukrainienne. Ici aussi, début mars, le parti a été accusé d’encourager le nationalisme, et les cadres du parti et l’intelligentsia nationale ont été réprimés pour ces crimes. La différence fondamentale dans la politique soviétique relative aux nationalités, qui était beaucoup plus tolérante à l’est et au nord de l’URSS qu’à l’ouest, a été ainsi réaffirmée, bien qu’il n’y ait pas eu de renversement de la “biélorussienisation”[27].

Dans la nuit du 20 décembre, à la demande pressante de Kaganovitch, le Politburo ukrainien s’est engagé à fixer de nouveaux objectifs de réquisitions de céréales. Neuf jours plus tard, il a déclaré que la condition préalable à la réalisation du plan était la saisie des réserves de semences[28]. Le 22 janvier 1933, peu après l’arrivée de Postychev, le nouveau plénipotentiaire de Moscou en Ukraine, avec des centaines de cadres centraux, Staline et Molotov ont ordonné à l’OGPU d’empêcher les paysans de fuir l’Ukraine et le Kouban à la recherche de nourriture. Le Comité Central et le gouvernement, écrivaient-ils, « sont convaincus que cet exode, comme celui de l’année précédente, a été organsinée par des ennemis du pouvoir soviétique, des socialistes-révolutionnaires et des agents polonais, dans le but de faire de l’agitation, en “utilisant les paysans” contre les kolkhozes, et plus généralement, contre le pouvoir soviétique dans les territoires septentrionaux de l’URSS. L’année dernière, les organes du parti, du soviet et de la police, ont échoué à démasquer ce complot contre-révolutionnaire… La répétition d’une telle faute cette année serait intolérable »[29]. Au cours du mois suivant, le décret a conduit à l’arrestation de 220 000 personnes, principalement des paysans affamés en quête de nourriture ; 190 000 d’entre eux ont été renvoyés dans leurs villages pour y mourir de faim.

Les villes ukrainiennes, qui étaient bien mieux approvisionnées, bien que miséra-blement, étaient elles aussi entourées de barrages routiers anti-paysans, tandis qu’on laissait les villages mourir de faim[30]. Ce que le secrétaire du parti ukrainien, Stanislav Kosior, a écrit à Moscou le 15 mars confirme que la famine était utilisée pour enseigner aux paysans la soumission à l’État. « Le déroulement insatisfaisant des semailles dans beaucoup de zones », déplorait-il, « montre que la famine n’a toujours pas appris la raison à de nombreux kolkhoziens » (c’est moi qui souligne)[31].Ces mesures ont été accompagnées, et suivies, par une vague de terreur anti-ukrainienne, qui présentait déjà certains traits qui caractériseraient plus tard les “opérations de masse” de 1937-1938. C’est ainsi que s’est terminée l’expérience nationale-communiste née au cours de la guerre civile aussi bien avec le suicide en 1933 de dirigeants importants comme Mykola Skrypnyk et d’écrivains comme Mykola Khvylovy que la répression de milliers de ses cadres.

L’adoption du terme d’Holodomor semble par conséquent aussi bien légitime que nécessaire, afin de marquer une distinction entre le phénomène pan-soviétique de 1931-1933 et la famine ukrainienne d’après l’été 1932. Malgré de leur indéniable étroite relation, ces deux événements sont en réalité profondément différents. Il en va de même pour les conséquences des famines qui étaient elles aussi en partie similaires, mais essentiellement différentes. Tandis que dans toute l’URSS l’utilisation de la faim a brisé la résistance paysanne[32] ; elle a assuré la victoire d’un dictateur que les gens craignaient d’une nouvelle façon et autour duquel un nouveau culte, fondé sur la peur, a commencé à se développer ; elle a ouvert la porte à la terreur de 1937-1938 ; elle a marqué un changements qualitatif dans le mensonge qui avait accompagné le régime soviétique depuis sa création ; elle a permis, au moyen de la soumission de la république la plus importante, la transformation de facto de l’État fédéral soviétique en un empire despotique ; et elle a laissé un terrible héritage de chagrin dans une multitude de familles qui n’ont pas pu y faire face (Gorbatchev a perdu trois oncles paternels à cette époque) à cause du tabou de la famine et du dogme selon lequel la vie était devenue “plus joyeuse” – en Ukraine et au Kazakhstan, la famine s’est enfoncée encore plus profondément.

Au Kazakhstan, les structures mêmes de la société traditionnelle ont été sérieusement ébranlées. En Ukraine, à la fois le corps et le sommet de la société nationale ont été gravement endommagés, ce qui a ralenti et dénaturé la construction de la nation. Je pense, par exemple, que c’est seulement ainsi que nous pouvons expliquer la présence beaucoup plus faible, en comparaison avec ce qui s’est passé en 1914-1922, du mouvement national ukrainien dans la grande crise de 1941-1945 (la Galicie, qui ne faisait pas partie de l’URSS en 1933, a été sans surprise une exception plutôt extraordinaire).

Le nombre des victimes fait passer les famines soviétiques de 1931-1933 dans  l’ensemble des phénomènes qui, dans le cadre de l’histoire européenne, ne peut être comparé qu’aux crimes nazis ultérieurs. Le cours des événements en Ukraine et dans le Caucase du Nord, et le lien que ce cours avait à la fois avec l’interprétation que Staline faisait de la crise et avec la politique qui découlait de cette interprétation, réintroduisent, d’une nouvelle façon, la question de sa nature. Y a-t-il eu aussi un génocide ukrainien ?

La réponse semble être non si l’on pense à une famine conçue par le régime, ou – ce qui est encore plus insoutenable – par la Russie, dans le but de détruire le peuple ukrainien. C’est également non si l’on adopte une définition restrictive du génocide comme étant la volonté planifiée d’exterminer tous les membres d’un groupe religieux ou ethnique, auquel cas seul l’Holocauste remplirait cette condition.

Or, en 1948, même la définition plutôt stricte du génocide donnée par les Nations Unies énumérait parmi les actes génocidaires possibles, à côté du fait de « tuer des membres du groupe et de causer de graves atteintes à l’intégrité physique ou mentale aux membres du groupe », celui de « soumettre délibérément des membres du groupe à des conditions d’existence calculées pour provoquer sa destruction physique totale ou partielle » (les italiques sont de moi). Peu de temps auparavant, Raphael Lemkin, l’inventeur du terme, avait noté que, « généralement parlant, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d‘une nation… Il est plutôt destiné à désigner un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction des fondements essentiels de la vie de groupes nationaux »[33].

En se fondant sur la définition de Lemkin – si l’on pense à la différence substantielle des taux de mortalité dans les différentes républiques ; si l’on ajoute aux millions de victimes ukrainiennes, y compris celles du Kouban, les millions d’Ukrainiens russifiés de force après décembre 1932, de même que les dizaines de milliers de paysans qui ont connu un sort similaire après avoir échappé aux barrages routiers de la police et trouvé refuge en république russe ; si l’on garde à l’esprit que l’on a par conséquent affaire à une perte d’approximativement 20 à 30 pour cent de la population ethnique ukrainienne ; si l’on se souvient que cette perte a été provoquée par la décision, incontestablement un acte subjectif, d’utiliser la famine dans un sens anti-ukrainien qui se fondait sur l’“interprétation nationale” que Staline a développée dans la seconde moitié de 1932 ; si l’on considère que, sans cette décision, le nombre de décès aurait été tout au plus de plusieurs centaines de milliers (c'est-à-dire moins qu’en 1921-1922) ; et en fin de compte, si l’on ajoute à tout ce qui vient d’être mentionné la destruction d’une grande partie de l’élite politique et culturelle ukrainienne, des instituteurs de village jusqu’aux dirigeants nationaux – je crois que la réponse à notre question : « L’Holodomor a-t-il été un génocide ? » ne peut être que positive.

Entre la fin de 1932 et l’été de 1933 :

1.     Staline et le régime qu’il contrôlait et sur lequel il exerçait des pressions (mais certainement pas la Russie ou les Russes, qui eux aussi souffraient de la famine, même si c’était à une échelle moindre) ont consciencieusement mis en œuvre, dans le cadre d’une campagne destinée à briser la paysannerie, une politique anti-ukrainienne visant à une extermination de masse et à provoquer un génocide selon l’interprétation du terme mentionnée ci-dessus, un génocide dont les marques physiques et psychologiques sont encore visibles aujourd'hui[34].

2.     Ce génocide a été le produit d’une famine qui n’a pas été provoquée volontairement avec cet objectif en tête, mais qui a été manœuvrée délibérément dans ce but une fois qu’elle est survenue en tant que résultat imprévu de la politique du régime (il semble que la tragédie kazakhe qui a été encore plus terrible ait été “seulement” le résultat non désiré, bien que prévisible, de la dénomadisation et de l’indifférence coloniale à l’égard du sort des indigènes)[35].

3.     Il s’est déroulé dans un contexte qui voyait Staline punir par la faim, et appliquant la terreur à un certain nombre de groupes nationaux et ethno-sociaux qu’il considérait comme réellement ou potentiellement dangereux[36]. Cependant, comme toutes les données quantitatives l’indiquent, l’ampleur à la fois de la punition et de la terreur a atteint des dimensions extrêmes en Ukraine pour les raisons que j’ai énumérées, se transformant ainsi en un phénomène qualitativement différent.

4.     Dans cette perspective, la relation entre l’Holodomor et les autres châtiments tragiques de la répression de 1932-1933 rappelle d’une certaine façon la relation déjà évoquée entre les répressions nazies et l’Holocauste. Il ne visait pas à exterminer la nation entière, il n’a pas tué les gens directement, et il était motivé et construit théoriquement et politiquement – pourrait-on dire “rationnellement” ? – plutôt qu’ethniquement et racialement. Cette motivation différente explique au moins en partie les deux premières différences[37].

5.     De ce point de vue, l’Holocauste est exceptionnel parce qu’il représente le génocide le plus pur, et par conséquent qualitativement différent, que l’on puisse imaginer. Il appartient par conséquent à une autre catégorie. Pourtant, en même temps, il représente le point culminant d’une pyramide à plusieurs niveaux, dont les marches sont représentées par d’autres tragédies, et dont le sommet est proche de l’Holodomor.

 

Si c’était vrai, comme je le crois, cette réponse affirmative a de grandes conséquences morales et intellectuelles sur notre image et notre interprétation du XX° siècle européen. Dans un essai publié dans cette même revue, après avoir évoqué les problèmes liés aux répercussions à moyen et long terme de la “Grande Famine” sur l’histoire soviétique, j’ai essayé d’aborder certaines de ces conséquences et je voudrais maintenant en rappeler trois[38].

Comment la prise de conscience des modalités, de l’entité et des responsabilités, des famines affecte-t-elle le jugement que nous sommes appelés à porter, en tant qu’êtres humains d’abord, mais aussi en tant qu’historiens, sur le système soviétique et sa première génération de dirigeants, un groupe qu’il faut élargir pour l’appliquer aux fonctionnaires qui exécutaient leurs décisions, sans oublier naturellement les nombreuses personnes qui ont courageusement refusé de participer ou qui ont boycotté la politique de l’État et ont été punies pour cela ? À la lumière des années 1932-1933, ce système ne ressemble-t-il pas beaucoup plus, au moins pendant une étape de son histoire, à un État violent et primitif dirigé par un despote épouvantable qu’à un “totalitarisme” modernisateur, idéologiquement orienté vers la conquête et le remodelage de la conscience de ses sujets ?

Est-il possible de soutenir que, si à la racine du système soviétique, tel qu’il a été remodelé par Staline, il y avait un tel crime, alors son effondrement est à rattacher en quelque sorte à ce péché originel, un péché couvert pendant des décennies par des mensonges parce qu’il ne pouvait pas être reconnu ? Sous cet angle, le “Grande Famine” prend les traits d’un formidable obstacle à la survie par le renouveau d’un système qui ne pouvait pas dire la vérité au sujet de son passé et qui a été ainsi balayé par l’émergence de cette vérité, souvent à cause de gens qui désiraient le réformer et le rendre plus humain, et qui ont commencé à le faire en réglant leurs comptes avec le passé, pour découvrir ensuite que ces comptes ne pouvaient pas être réglés[39].

 Nous entrons ainsi dans la question extrêmement intéressante de l’évolution du “totalitarisme”, une catégorie que je n’aime pas, en partie parce qu’elle rend difficile de rendre compte de l’évolution qui, dans le cas de l’Union soviétique, est indéniable. Jacob Burckhardt a écrit : « Même un État fondé au départ uniquement sur les malédictions des opprimés est contraint avec le temps d’évoluer vers une forme de droit et de vie civile, parce que des personnes légitimes et civiles en prennent peu à peu le contrôle »[40]. Est-il possible que si la paix règne pendant une période suffisamment longue, au moins le progrès, sinon le triomphe final, d’une telle évolution soit effectivement possible, même lorsque l’histoire de cet État est marquée par le génocide ? S’il en était ainsi, l’histoire soviétique ne serait pas seulement l’étonnante parabole morale qu’elle est en effet, mais aussi le signe avant-coureur d’un espoir en termes beaucoup plus généraux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



(*)  Reproduit à partir d’Harvard Ukrainian Studies 27 (2004–2005) : 97–115.

(**) Oleg Khlevniuk et Mark Kramer ont commenté et grandement amélioré ce texte, dont les conclusions et les erreurs n'engagent que moi. Des versions ukrainienne, française et russe, de cet article ont été publiées respectivement dans Ukrains'kyi istorychnyi zhurnal, n° 3 (2005), Cahiers du monde russe 46, n° 3 (2005) et Otechestvennye zapiski, n° 34 (2007).

[1] Raskolnikov, célèbre commandant pendant la guerre civile, a servi à Sofia de 1934 à 1938. Sa “lettre ouverte” à Staline a été publiée dans Novaia Rossiia (Paris) le 1er octobre 1939, trois semaines après sa mort à Nice. Pour la lettre, avec de nombreux éléments nouveaux, voir A. Artizov et al., eds., Reabilitatsiia—kak eto bylo : Documenty Prezidiuma TsK KPSS i drugie materialy,  vol. 2, Fevral’ 1956 – nachalo 80-kh godov (Moscou, 2003), 420-53. Les italiques sont de moi. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont les miennes.

(***)  De l'ukrainien Голодомор, (“extermination par la faim”), composé de голод (“faim”) et de мор (“fléau”).

[2] Robert Conquest, The Harvest of Sorrow : Soviet Collectivization and the Terror-Famine [La récolte du chagrin : la collectivisation soviétique et la terreur-famine] (New York, 1986).

[3] Andrea Graziosi, “‘Lettres de Kharkov’ : La famine en Ukraine et dans le Caucase du Nord à travers les rapports des diplomates italiens, 1932–1934”, Cahiers du monde russe et soviétique 30, n° 1–2 (1989) : 5–106 ; Graziosi, ed., Lettere da Kharkov: La carestia in Ucraina e nel Caucaso del Nord nei rapporti dei diplomatici italiani, 1932–33 (Turin, 1991) ; United States Congress Commission on the Ukraine Famine, Investigation of the Ukrainian Famine, 1932–1933 : Report to Congress [Investigation sur la famine en Ukraine, 1932-1933 : Rapport au Congrès] (Washington, D.C., 1988), voir en particulier les appendices ; Marco Carynnyk, Lubomyr Y. Luciuk, et Bohdan S. Kordan, eds., The Foreign Office and the Famine : British Documents on Ukraine and the Great Famine of 1932–1933 [Le Ministère des affaires étrangères britannique et la famine : les documents britanniques sur l’Ukraine et la Grande famine de 1932-1933] (Kingston, Ont., 1988) ; D. Zlepko, Der ukrainische Hunger-Holocaust (Sonnenbühl, 1988) [une édition médiocre] ; Victor Kravchenko, I Chose Freedom : the Personal and Political Life of a Soviet Official [J’ai choisi la liberté : la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique] (New York, 1946) ; S. O. Pidhainy, ed., The Black Deeds of the Kremlin : A White Book [Les actes déplorables du Kremlin : un livre blanc], vol. 2, The Great Famine in Ukraine in 1932– 1933 [La Grande famine en Ukraine en 1932-1933] (Detroit, 1955) ; Miron Dolot, Execution by Hunger : the Hidden Holocaust [L’exécution par la faim : l’holocauste caché] (New York, 1985), et autres. Au milieu des années 1960, Dana G. Dalrymple a passé en revue les sources disponibles dans “The Soviet Famine of 1932–1934”, Soviet Studies 15, n° 3 (1964) : 250–84 ; Soviet Studies 16, n° 4 (1965) : 471–74. Il y a maintenant plusieurs bibliographies en ligne sur la famine. Voir par exemple le site officiel du Comité d’État pour les Archives d’Ukraine : “Genotsyd ukrains´koho narodu : Holodomor 1932–1933 rr.”, http://www. archives.gov.ua/Sections/ Famine.

[4] Cette attitude n’était pas limitée à la famine de 1933-1933. La profession était encore dominée, et non sans raison, par l’autorité d’E. H. Carr., qui, dans son ouvrage en plusieurs volumes sur la période 1917-1929, ne consacrait que quelques pages – dans lesquelles ni les comportements et le sort des paysans, ni les implications nationales du désastre n’étaient analysées – à la famine de 1922-1923, laquelle était au cœur de l’expérience soviétique naissante et de ses développements ultérieurs. Nous savions également très peu de choses sur la famine de 1946-1947, malgré le rôle central que Khrouchtchev lui assignait dans ses mémoires de 1970 (voir  son Vospominaniia—vremia, liudi, vlast´, 4 vols. [Moscou, 1999]). Voir aussi V. F. Zima, Golod v SSSR 1946–1947 godov: Proiskhozhdenie i posledstviia (Moscou, 1996) ; O. M. Veselova, V. I. Marochko, et O. M. Movchan, Holodomory v Ukraïni 1921–1923, 1932–1933, 1946–1947 : Zlochyny proty narodu (Kiev, 2000). Récemment, Karel C. Berkhoff a également enquêté sur la famine organisée par les Allemands à Kiev en 1941-1942 dans son ouvrage Harvest of Despair : Life and Death in Ukraine under Nazi Rule [La récolte du désespoir : vie et mort en Ukraine sous  le régime nazi] (Cambridge, Mass., 2004).

[5] Naum Jasny, The Socialized Agriculture of the USSR [L’agriculture socialisée de l’URSS] (Stanford, 1949) ; Alec Nove, An Economic History of the USSR [Une histoire économique de l’URSS] (Londres, 1969 ; 3° ed., Londres, 1992). Voir également l’article de 1974 de Moshe Lewin “‘Taking Grain’: Soviet Policies of Agricultural Procurements Before the War” [‘Prendre le blé’ : la politique soviétique des approvisionnements agricoles avant la guerre] réimprimé dans Lewin, The Making of the Soviet System : Essays in the Social History of Interwar Russia [La fabrication du système soviétique : essais sur l’histoire sociale de la Russie de l’entre-deux-guerres] (New York, 1985), 142–77.

[6] James E. Mace, Communism and the Dilemmas of National Liberation : National Communism in Ukraine, 1918–1933 [Le communisme et les dilemmes de la libération nationale : le communisme national en Ukraine 1918-1933] (Cambridge, Mass., 1983) ; Sergei Maksoudov [Alexander Babyonychev], Poteri naseleniia SSSR (Benson, Vt., 1989). Zhores A. Medvedev, dans son livre Soviet Agriculture [L’agriculture soviétique] (New York, 1987), a consacré un excellent chapitre à la famine, dans lequel il a correctement abordé ses aspects pan-soviétiques, mais il a négligé ses aspects nationaux. Voir également Bohdan Kravchenko, Social Change and National Consciousness in Twentieth-Century Ukraine [Changement social et conscience nationale dans l’Ukraine du XX° siècle] (New York, 1985).

[7] En 1996, dans The Great Soviet Peasant War : Bolsheviks and Peasants, 1918–1933 [La Grande guerre paysanne soviétique : bolcheviks et paysans, 1918-1933] (Cambridge, Mass., 1996), j’ai essayé de chercher une telle solution, mais je l’ai fait d’une manière que je juge maintenant inadéquate et en partie incorrecte.

[8] V. Danilov, R. Manning, et L. Viola, eds., Tragediia sovetskoi derevni : Kollektivizatsiia i raskulachivanie,   vol. 3, Konets 1930–1933 (Moscou, 2001) ; R. W. Davies, Oleg V. Khlevniouk, et E. A. Rees, eds., The Stalin-Kaganovitch Correspondence, 1931–36 [La correspondance Staline-Kaganovitch, 1931-1936] (New Haven, Conn., 2003 ; édition russe, Moscou, 2001) ; R. W. Davies et Stephen G. Wheatcrot, The Years of Hunger: Soviet Agriculture, 1931–1933 [Les années de la faim : l’agriculture soviétique, 1931-1933] (New York, 2004) ; N. A. Ivnitski, Kollektivizatsiia i raskulachivanie (Moscow, 1996) ; Ivnitski, Repressivnaia politika sovetskoi vlasti v derevne (1928–1933 gg.) (Moscou, 2000) ; V. V. Kondrachine et Diana [D’Ann] Penner, Golod: 1932–1933 gody v sovetskoi derevne (na materiale Povolzh´ia, Dona i Kubani) (Samara, 2002) ; S. V. Koulchytski, ed., Holodomor 1932–1933 rr. v Ukraini : Prychyny i naslidky (Kiev, 1995) ; Koulchytski, ed., Kolektyvizatsiia i holod na Ukraini, 1929–1933 (Kiev, 1992) ; Koulchytski, Ukraina mizh dvoma viinamy (1921–1939 rr.) (Kiev, 1999) ; Rouslan Pyrih et al., comps., Holod 1932–1933 rokiv na Ukraini: Ochyma istorykiv, movoiu dokumentiv (Kiev, 1990) ; V. M. Litvine, ed., Holod 1932–1933 rokiv v Ukraini : Prychyny ta naslidky (Kiev, 2003) ; Terry Martin, The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923–1939 [L'empire de la discrimination positive : nations et nationalisme en Union soviétique, 1923-1939] (Ithaca, N.Y., 2001) ; France Meslé et Jacques Vallin, Mortalité et causes de décès en Ukraine au XXe siècle (Paris, 2003) ; Iouri Shapoval et Valeri Vasyliev, Komandyry velykoho holodu : Poizdky V. Molotova i L. Kahanovycha v Ukrainu ta na Pivnichnyi Kavkaz, 1932–1933 rr. (Kiev, 2001). Les travaux en cours de Timothy Snyder sur les relations polono-ukraino-soviétiques sont également très utiles. Voir par exemple “A National Question Crosses a Systemic Border : the Polish-Soviet Context for Ukraine, 1926–1935” [Une question nationale traverse une frontière systémique : le contexte polono-soviétique de l'Ukraine, 1926-1935] (article présenté au congrès de la Società Italiana per lo Studio della Storia Contemporanea, Bolzano-Bozen, septembre 2009).

[9] Voir M. K. Kozybaev et al., Nasil´stvennaia kollektivizatsiia i golod v Kazakhstane v 1931–33 gg. : Sbornik dokumentov i materialov (Almaty, 1998) ; Isabelle Ohayon, La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline : Collectivisation et changement social (1928–1945) (Paris, 2006) ; Niccolò Pianciola, “Famine in the Steppe : the Collectivization of Agriculture and the Kazak Herdsmen, 1928–1934” [La famine dans la steppe : la

collectivisation de l'agriculture et les bergers kazakhs, 1928-1934”], Cahiers du monde russe 45, no. 1–2 (2004) : 137–92.

[10] En 1923, après que l’URSS a été organisée en une Fédération de Républiques fondée sur des nationalités titulaires, le parti a formellement adopté un ensemble de mesures destinées à promouvoir le développement des nationalités “arriérées” en leur accordant un certain nombre de privilèges et de droits. Korenizatsiia était le nom collectif de ces mesures. Voir Martin, Affirmative Action Empire [L’Empire de la discrimination positive].

[11] Dans Richard Pipes, ed., The Unknown Lenin : From the Secret Archive [Le Lénine inconnu  : découvert à partir d’archives secrètes] (New Haven, Conn., 1996), 76–77, l’on peut lire le projet de thèses jusque là secrètes que Lénine a écrites en novembre 1919, “Politique en Ukraine”. Entre autres choses, il exigeait « la plus grande prudence à l’égard des traditions nationalistes, le respect le plus strict de l’égalité de la langue et de la culture ukrainiennes », ainsi que de « traiter les juifs et les habitants des villes [c’est-à-dire en grande partie des non-Ukrainiens] en Ukraine avec une barre de fer ».

[12] Il est intéressant de noter qu’un rapport de l’OGPU concernant les approvisionnements en céréales de mai 1929 mentionne déjà les protestations paysannes déclenchées par les réquisitions, effectuées par les autorités, du pain et d’autres produits de première nécessité dans les villages qui n’avaient pas respecté le plan. Comme lors de la guerre civile, la faim a ainsi été utilisée par le régime pour punir et domestiquer les paysans dès le début de la campagne de collectivisation. Voir Nicolas Werth et Gaël Moullec, Rapports secrets soviétiques (Paris, 1994), 112.

(*)  En français dans le texte. (NdT).

[13] L'incertitude qui règne dans les chiffres ukrainiens et surtout kazakhs tient à la difficulté de rendre compte du résultat net de l'exode provoqué par la famine. De nombreux réfugiés sont morts près des gares ou en cours de route ; d'autres ont pu se réfugier en République russe, en Transcaucasie ou en Chine.

[14] Maksudov, Poteri naseleniia SSSR ; Koulchytski, Holodomor 1932–1933 rr. v Ukraïni ; Davies et Wheatcrot, Years of Hunger [Années de faim] ; Meslé et Vallin, Mortalité et causes de décès en Ukraine ; E. M. Andreïev, L. E. Darski, et T. L. Kharkova, Demograficheskaia istoriia Rossii, 1927–1959 (Moscou, 1998) ;                      Iu. A. Poliakov, ed., Naselenie Rossii v XX veke : Istoricheskie ocherki, vol. 1, 1900–1939 gg. (Moscou, 2000).

[15] La tragédie de 1920-1922 a elle aussi débuté par des famines locales au printemps de 1920. Voir A. Graziosi, “State and Peasants in the Reports of the Political Police, 1918-1922” [État et paysans dans les rapports de la police politique, 1918-1922], dans A New, Peculiar State : Explorations in Soviet History, 1917-1937 [Un État nouveau et particulier : explorations dans l’histoire soviétique, 1917-1937] (Westport, Connecticut, 2000), 95-107 (dans lequel cependant je cite par erreur les anciennes estimations excessives de la mortalité de cette famine) ; Bertrand M. Patenaude, The Big Show in Bololand : the American Relief Expedition to Soviet Russia in the Famine of 1921 [Le grand spectacle en Bololand : l'expédition de secours américaine en Russie soviétique pendant la famine de 1921] (Stanford, 2002).

[16] Cité dans N. A. Ivnitski, “Golod 1932–1933 godov : Kto vinovat,” dans Golod 1932– 1933 godov, ed.          Iu. N. Afanasev et N. A. Ivnitski (Moscou, 1995), 59.

[17] La meilleure reconstitution de l’origine de « l’interprétation nationale » de Staline se trouve dans Martin, Affirmative Action Empire [L’Empire de la discrimination positive]. Cependant, Mace est également arrivé à la conclusion que quelque chose de crucial pour les développements ultérieurs s'était produit en juillet 1932.

[18] Le 5 août, par exemple, l’OGPU rapportait que des fractions au sein du communisme ukrainien et les communistes nationaux en Ukraine « exécutent les ordres du Deuxième département de l’État-major polonais ». Voir Danilov, Manning et Viola, Tragediia sovetskoi derevni, 3 : 420-422, 443.

[19] Kaganovitch parle d’une telle opposition, sans mentionner directement Petrovski, dans une lettre à Staline qu’il n’a peut-être pas envoyée par courrier : « Только что собрались специaльно для беседы по вопросу о проекте декрета. В проекте декрета объединены три раздела в духе Ваших указаний. Против третьего раздела вчера возражал…, сегодня его не было, он уехал. Сомнения и даже возражения по 2-му і 3-му имелись также и у…, но в конце концов мы остановились на этом тексте в основном ». Le deuxième point du décret condamnait à mort les responsables du vol des biens du kolkhoze (c'est-à-dire les céréales), ou à cinq à dix ans de travaux forcés si des circonstances atténuantes étaient présentes. En troisième lieu, ceux qui incitaient les paysans à quitter le kolkhoze étaient punis de cinq à dix ans de travaux forcés. Voir O. V. Khlevniuk et al., éd. Stalin i Kaganovich : Perepiska 1931-1936 gg (Moscou, 2001), 134, 256.

[20] Le pacte a été signé le 25 juillet 1932. Dans son ouvrage : “A National Question Crosses a Systemic Border” (voir note 8), Snyder soutient de manière convaincante que même si Moscou, après le coup d'État de Pilsudski en 1926, se considérait comme susceptible d’être attaquée, après 1930 Varsovie était de plus en plus disposée à reconfirmer officiellement le statu quo. Et il est en effet probable que – comme le suggère Snyder – Staline, ayant résolu la menace polonaise à sa propre satisfaction dès l’été 1932, il se soit senti libre d’en exploiter les vestiges afin d’éliminer les ennemis internes potentiels et de solidifier sa propre position.

[21] Khlevniuk et al., éd. Stalin i Kaganovich, 273-7.

[22] Peter Holquist, “‘Conduct Merciless Mass Terror’ : Decossackization in the Don, 1919” [“Conduire une terreur de masse impitoyable” : la décosakisation du Don, 1919], Cahiers du monde russe 38, n° 1–2 (1997) : 127–62.

[23] Sheila Fitzpatrick, Stalin’s Peasants : Resistance and Survival in the Russian Village after Collectivization [Les paysans de Staline : résistance et survie dans le village russe après la collectivisation] (New York, 1994) ; M. A. Beznine et T. M. Dimoni, “Povinnosti rossiiskikh kolkhoznikov v 1930–1960-e gody”, Otechestvennaia istoriia, n° 2 (2002) : 96–111.

[24] Pour la correspondance, révélée par Khrouchtchev en 1963, voir Iuri Murine, comp., Pisatel´ i vozhd´: Perepiska M. A. Sholokhova s I. V. Stalinym : Sbornik dokumentov iz lichnogo arkhiva I. V. Stalina (Moscou, 1997), 59–69.

[25] Andrea Graziosi, Bol´sheviki i krest´iane na Ukraine, 1918–1919 gody (Moscou, 1997) ; Graziosi, “Collectivisation, révoltes paysannes et politiques gouvernementales à travers les rapports du GPU d’Ukraine de février-mars 1930”, Cahiers du monde russe 35, n° 3 (1994) : 437–632 ; Lynne Viola, Peasant Rebels under Stalin  : Collectivization and the Culture of Peasant Resistance [Les rebelles paysans sous Staline : la collectivisation et la culture de la résistance paysanne] (New York, 1996) ; A. Berelowitch et V. Danilov, eds., Sovetskaia derevnia glazami VChK-OGPU-NKVD, vol. 3, 1930–1934, bk. 1, 1930– 1931 (Moscou, 2003).

[26] Staline ne s’est jamais inquiété des « éclats qui volent quand l’on coupe du bois » (une de ses expressions favorites). Il a peut-être été le plus grand adepte de l’école “statistique” de la répression, laquelle détruisait des catégories entières pour s’assurer que des problèmes spécifiques, voire prévisibles, étaient “résolus”. Voir         A. Graziosi, O. Khlevniuk et T. Martin, « Il grande terrore », Storica 6, n° 18 (2000) : 7–62.

[27] Voir les décrets du Politburo O sel´sko-khoziaistvennykh zagotovkakh v Belorussii (Russian State Archive of Sociopolitical History [désormais RGASPI], p. 17, op. 3, d. 912, l. 8, 42–43, Pb [reunion du politburo] du 16 décembre 1932, protocole n° 126, p. 1) ; et Ob izvrashchenii natsional´noi politiki VKP(b) v Belorussii (RGASPI, p. 17, op. 3, d. 917, l. 7). Je suis reconnaissant à Oleg Khlevniouk pour me les avoir rappelés.

[28] Danilov, Manning, et Viola, Tragediia sovetskoi derevni, 3 : 603, 611.

[29] Voir “Direktiva TsK VKP(b) i SNK SSSR o predotvrashchenii massovogo vyezda golodaiushchikh krest´ian,” dans ibid., 3 : 635.

[30] Les consuls italiens et polonais à Kiev ont décrit des cas de morts par inanition dans les rues et dans les cours qui se comptaient, non pas par dizaines, mais par centaines chaque jour. Cependant, la plupart étaient des paysans qui avaient réussi d’une manière ou d’une autre à rejoindre la ville. Leurs corps étaient rapidement enlevés.

[31] Tels sont les termes originaux : “То, что голодание не научило еще очень многих колхозников уму-разуму, показывает неудовлетворительная подготовка к севу как раз в наиболее неблагополучных районах”, dans une note du rapport [dopovidna zapyska] envoyé par Kosior à Staline et au Comité Central du VKP(b), le 15 mars 1933. Voir Rouslan Pyrih, ed., Holodomor 1932–1933 rokiv v Ukraini: Dokumenty i materialy (Kiev, 2007), 771 (accessible en ligne : http://www.history.org.ua/index.php?urlcrnt=LiberUA/ select_PDF.php&isbn= 978-966-518-419-5).

[32] Déjà le 17 mai 1933, après avoir visité la région du Don, un instructeur du VTsIK (Comité Exécutif Central Panrusse) signalait une légère augmentation du nombre de kolkhoziens se présentant au travail, un fait qu’il expliquait par leur désir de recevoir de la nourriture que les autorités locales distribuaient en fonction des journées réellement travaillées. Dans la plupart des villages, ajoutait-il, « la conspiration du silence » avait été brisée : les paysans qui, jusqu’à quelques semaines auparavant, refusaient même de parler aux autorités, avaient commencé à perdre la parole dans les réunions, principalement pour demander du pain en échange de la promesse de travailler correctement. De la même manière et plus encore qu’en 1921-1922, la famine a servi par conséquent la politique du gouvernement en brisant l’échine des paysans (voir Werth et Moullec, Rapports secrets soviétiques, 155). Le 11 juillet, un diplomate italien a soutenu le même point de vue en s’appuyant sur les opinions de certains spécialistes agricoles allemands de retour d’Ukraine et du Kouban (voir Graziosi, Lettere da Kharkov, 152 sqq.).

[33] Yearbook of the United Nations [Annuaire des Nations Unies] (New York, 1948–1949), 959 ; Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe [Le régime de l'Axe dans l'Europe occupée] (Washington, D.C., 1944), 82. Voir J. Otto Pohl, “Stalin’s Genocide against the ‘Repressed Peoples’” [Le génocide de Staline contre les “peuples réprimés”], Journal of Genocide Research 2, n° 2 (2000) : 267–93.

[34] N. Valentinov [Volski], “Tout est permis”, Le contrat social 10 (1966) : 19–28 et 77–84. Comme l’auteur l’a noté dans cet article court mais perspicace, Staline et Hitler appartenaient à ce très petit groupe d’un type particulier et terrible de révolutionnaires européens du XX° siècle, ceux pour qui « tout est permis ».

[35] La thèse du génocide a été soutenue par exemple par Stanislav Koulchytski d’un autre point de vue, à savoir en présentant la famine tant au niveau pan-soviétique qu’au niveau ukrainien comme un génocide motivé idéologiquement, étant donné qu’il était le résultat des choix inspirés en 1929 par ce qui était alors la compréhension courante de l’idéologie et des principes communistes parmi les dirigeants soviétiques. Il est difficile de contester le fait que des idéaux communistes, même conçus de manière primitive, étaient à l’origine de la révolution de Staline par le haut et donc de la politique qui a provoqué la crise de 1931-1932. Il est certainement difficile de soutenir que Staline ignorait ce que cette politique pourrait provoquer. L’expérience de 1921-1922 l’avait déjà montré, et, avant 1927, Staline lui-même avait dit à Trotski plus d’une fois que d’abandonner la NEP en faveur d’une industrialisation et d’une collectivisation accélérées provoquerait une crise dans les relations avec les paysans et aboutirait à la famine (c’est ce mot qu’il a utilisé). Une hypothèse comme celle de Koulchytski contient donc au moins un fond de vérité, mais je crois que Staline, bien que sachant que l’offensive de 1929 causerait une crise, ne l’a pas anticipée sérieusement, et qu’en fait, à la fin de 1930, il a cru qu’il avait gagné la bataille avec la campagne. Par conséquent, cet argument, bien que partiellement correct et soulignant à juste titre le rôle de l’idéologie communiste et des croyances économiques erronées, finit par me sembler plutôt faible.

[36] Dans une lettre à l’auteur, Oleg Khlevniouk souligne à juste titre le fait que beaucoup des politiques de Staline avaient ce que l’on pourrait appeler des caractéristiques “génocidaires”. Il écrit : « Peu importe le problème qui survenait dans le pays, il était résolu par le recours à la violence dirigée contre des groupes sociaux-culturels ou nationaux particuliers et bien définis de la population ». Ces groupes et le traitement qui leur était infligé, des mesures préventives à la liquidation, ont varié au cours du temps en fonction de la situation intérieure et internationale et les convictions mêmes du despote. Ils comprenaient les Cosaques, les paysans, la vieille intelligentsia et les différentes intelligentsias nationales, les personnalités religieuses, et les “nations ennemies” – des Polonais et des Allemands aux juifs et aux Tchéchènes. L’Holodomor doit être compris dans ce contexte.

[37] Certains peuvent soutenir qu’un génocide motivé racialement ou s’appuyant sur la théorie du complot, et fondé sur la conviction que l’avenir d’une nation ou d’une “race” nécessite l’extermination d’un autre peuple, est tout aussi “rationnel”. Après tout, la décision d’exterminer provient de ce qui pourrait passer pour un raisonnement logique. Je crois cependant qu’une différence importante réside dans le type de rationalité en jeu. La rationalité de Staline était assez sophistiquée, car elle impliquait l’utilisation d’une théorie raffinée du processus de construction de la nation et de l’État, du comportement des paysans, de la possibilité de les influencer, etc.

[38] A. Graziosi, “The Great Famine of 1932–1933 : Consequences and Implications” [La grande famine de 1932-1933 : conséquences et implications], Harvard Ukrainian Studies 25, n° 3–4 (2001) : 157–65.

[39] Inutile de dire que je ne prétends pas que ce soit la raison de l’effondrement de l’Union soviétique. Cependant, le caractère irrémédiable de son passé a certainement compliqué la vie d’un système qui a été lentement étranglé par ses contradictions économiques, démographiques et nationales, et qui a finalement été tué par les tentatives de le réformer.

[40] Jacob Burckhardt, Meditazioni sulla storia universale, 2° ed. (Florence, 1985), 35sqq.

 


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