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mardi 27 février 2024

COMMENT LES PAYSANS TOMBENT DANS LE PROLETARIAT ? (1)


PREMIERE PARTIE (pour Amine et Yvan)

« Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ». Manifeste communiste 1848

«  Les soldats allemands, c'est à dire les ouvriers et les paysans, auront, dans la majorité des cas, plus de sympathie pour les peuples vaincus que pour leur propre caste dirigeante . La nécessité d'intervenir à tout moment comme “ pacificateurs ” et oppresseurs désintégrera rapidement les armées d'occupation en les infectant d'un esprit révolutionnaire ». Trotsky 1940

Le premier constat d'une massive « chute » massive de la paysannerie dans le prolétariat, et Marx ne me contredira pas est occasionné par la Première Guerre mondiale. L'hécatombe immense d'ouvriers et de paysans aussi, va créer un immense appel d'air pour remettre en route l'industrie où les femmes ne suffisaient plus. Après la fin de la guerre, le chômage a tout d’abord fortement augmenté, en particulier sous l’effet de la démobilisation de l’armée de terre. La production était fortement retombée. En 1919, sa valeur moyenne était inférieure d’un quart à celle de 1918... du fait de l’interruption des commandes de l’État liées à la guerre. Une restructuration de même ampleur qu’en 1914 attendait l’économie du pays, mais cette fois dans l’autre sens : il fallait passer d’une production de guerre à une production de paix. Ce chômage massif toucha aussi les jeunes paysans de retour du Front, manière aussi de les « prolétariser ».

Avant la guerre l'apport venu de la campagne n'était toutefois pas suffisant, et ce sont les immigrés italiens qui "remplissent" le manque de main d'oeuvre pour l'essentiel, d'origine paysanne eux aussi 'je le présume car les italiens nous ont toujours envoyé des ouvriers déjà internationalistes. Envoyant des milliers d'ouvriers et de paysans au front, l'industrie bourgeoise aura recours aux femmes comme on le sait communément. Mais pas que. Le ministère de l'armement recrute des belges, suisses, italiens, mais aussi  kabyles ou plus généralement des nord-africains (Colonie d'Afrique du Nord) au Creusot, siège des aciéries Schneider etc. Il recrute la main-d'œuvre venue des colonies: nord-africains, des indochinois et pour d'autres travaux dangereux. Le SOTC (Service de l'organisation des travailleurs coloniaux), qui dépend de l'armée, est chargé d'envoyer se faire tuer au front des milliers d'africains « pour la patrie française » : 600 000 tirailleurs sénégalais en particulier.

Par après, c'est plus intéressant. Pendant la guerre, entre 3 et 4 millions d’hommes des régions rurales, dont 2 millions d’ouvriers agricoles, avaient été incorporés. Ils avaient reçu régulièrement des congés de manière à pouvoir aider au travail à la ferme. Au moment de la démobilisation, en novembre 1918, l'Etat craignait qu’une grande partie de ces paysans ne retournent pas chez eux, ce qui aurait été catastrophique pour le secteur agricole qui manquait terriblement de bras en comptant les millions qui n'en avaient plus (ni bras ni jambes) dans tous les pays environnant. De nombreux soldats d’origine rurale furent ramenés vers leurs régions d’origine, sous contrôle militaire, quand les autres seront accueillis pour entrer en usine ultérieurement pour « la reconstruction de la paix ».. La situation de l’année 1918 avait été catastrophique sur le plan alimentaire, et un aiguillon pour l'insurrection spartakiste. On avait espéré que la paix de Brest-Litovsk et l’occupation de l’Ukraine permettrait un approvisionnement amélioré, mais il n’en était rien à cause de la guerre civile révolutionnaire.

Triste période pour cette « tombée » dans un prolétariat meurtri et en partie décimé par la boucherie impérialiste et la répression de la « révolution de Novembre ». La première conséquence des bouleversements de la guerre mondiale, outre l'effondrement démographique du fait de l'ampleur des massacres, est que le courant de main d’œuvre des régions de l’Est, qui depuis le début de l’industrialisation avait alimenté la croissance de Berlin et de la région industrielle de la Ruhr, était totalement interrompu. Le nouveau gouvernement social-démocrate qui venait d'écraser dans le sang la révolution spartakiste, s’avérait aussi peu préoccupé par le sort des paysans. Les paysans les plus pauvres et les manouvriers pouvaient pourtant espérer de sa part un meilleur partage des terres. La réforme agraire évoquée ne fût pas mise en place pour ne pas mécontenter les gros propriétaires, comme à chaque fois qu'une gauche bourgeoise est au pouvoir.

Les étapes vers la crise économique qui va surgir, de 1929 à 1933, sont la suite des montagnes russes de l'immédiat après guerre. Le paysan endetté avant guerre, dans une insolvabilité permanente, comme nos paysans révoltés en ce moment, va profiter de la période d’hyperinflation des débuts de la république de Weimar ! Il affiche une prospérité insolente face aux habitants et aux ouvriers des villes qui meurent de faim. Mais au milieu des années vingt, plus de 50 % des exploitations agricoles fonctionnent à perte. En juin 1926, la dette agricole atteint 3,7 milliards de marks, en mars 1930, le niveau sera de 7,66 milliards. Cependant, malgré les fluctuations économiques et financières, l’agriculture a montré un essor continu, grâce en partie au protectionnisme de l’État allemand et à l’endettement des paysans pour une modernisation de la production et pas seulement pour les grands propriétaires. Puis alors que l’inflation avait libéré les agriculteurs de leurs dettes, avec la stabilisation monétaire, ils s’endettent à nouveau, pris par une sorte de « psychose du crédit ». La crise de la fin des années 20 est mal ressentie par les paysans car elle intervient, en particulier en Allemagne, au moment où le sort des autres catégories sociales s’améliore grâce à la politique de déflation. Pour la paysannerie, la déflation signifie la chute des cours des denrées agricoles (-33% entre 1929 et 1933). C'est un autre aspect de la crise économique consécutive à la guerre et de la prolétarisation, dans le cas de l'Italie ; les paysans fuient la campagne : c'est le fascisme au pouvoir à l'époque qui va produire le plus d'immigrés... Les ouvriers agricoles sont les premiers touchés dans ce monde rural et les premiers à quitter la terre. Le problème est particulièrement aigu en Italie où les braccianti, journaliers agricoles, se révoltent massivement contre les propriétaires dans le Latium, en Sicile ou encore dans la basse vallée du Pô dans les années 1919-1922. Ces braccianti, qui représentent 60% des actifs dans les Pouilles, 50% en Sicile développent une contestation violente plutôt marxiste !

LES PAYSANS ONT-ILS ETE LES PRINCIPAUX SOUTIENS DES NAZIS ?

La question est controversée chez les historiens qui se fichent des simplismes gauchistes. Chacun sait la théorisation de la « pureté » rurale » de Hitler à Pétain dont ils n'avaient rien à foutre avant guerre. En 1928 au moment de la crise agraire, une éruption de violence a lieu avec des bombes posées dans certains lieux publics tels que les centres d’impôts ou des locaux administratifs, des manifestations d’ampleur (140 000 personnes en janvier) accompagnées de violences anti-policières. Ces actions ne sont aucunement téléguidées par le Parti nazi, il n’en a pas besoin car les paysans s’organisent largement eux-mêmes, y compris en créant un nouveau mouvement plus radical encore, le Land Volksbund (LVB) qui n’est pas entièrement composé des paysans, mais est largement dominé par eux.

Jusqu’à cette année 1928, le parti nazi s’était largement désintéressé des milieux ruraux et son programme, bien que très flou sur les questions agraires, était assez peu acceptable pour les paysans. Il faut d’ailleurs noter que le vote rural NSDAP, au cours des années vingt, n’est pas majoritairement un vote paysan, mais plutôt celui des autres catégories populaires ou de la classe moyenne inférieure des communautés rurales, tels que les artisans. Au moment de la crise, le NSDAP prit conscience du désespoir rural et se mit à développer une véritable stratégie agraire, en mettant l’accent sur la nécessaire préservation de la paysannerie.

Cette stratégie s’avéra largement efficace, au moins dans les régions protestantes. La chose devient évidente lors du vote de septembre 1930 : dans les communautés rurales de moins de 2000 habitants, Hitler obtint 35 % des voix, contre moins de 25 % dans les zones urbaines59. En effet, le milieu évangélique rural était farouchement attaché à la culture « völkisch », nationaliste, et il se montra donc particulièrement sensible à l’idéologie nazie dans ce domaine.1 Il faut noter au même moment le développement du féminisme nazi, qui, comme notre néo-féminisme moderniste, méprise la classe ouvrière et les paysans. Ces mouvements féminins ruraux se sont développés et, avec la forte tradition associative allemande, ils ont largement contribué à véhiculer, dans les campagnes, une vision corporatiste de la société qui minimisait les différences sociales .Le célèbre philosophe Ernst Bloch appellait alors les paysans à être aux côtés du prolétariat ouvrier, défini comme la principale force de la révolution. Ainsi, que ce soit lors de la révolte des paysans ou dans l’Allemagne des années 1930, Bloch situe les paysans du côté des exploités mais les subordonne au prolétariat, tout en célébrant Thomas Müntzer !.

La crise de monde agraire à l'époque peut apparaître comme le décalque des problèmes actuels d'une paysannerie vouée à être éradiquée : « Au-delà de la crise économique et de ses conséquences sociales, les paysans affrontent une crise d’identité profonde. En Italie, face à la pression des exportations américaines, canadiennes et sud-américaines de céréales, les grands propriétaires modifient très rapidement les méthodes de mise en valeur des terres et changent de culture. Cette rationalisation accrue de l’agriculture brise les relations traditionnelles entre propriétaires et tenanciers. En Toscane, le système ancien de la mezzadria, c’est à dire la grande propriété divisée en lots attribués à familles de métayers, les mezzadri, qui doivent en outre un certain nombre de corvées, est brisé. La rationalisation de l’activité du propriétaire rend ses rapports avec les mezzadri de plus en plus impersonnels. La destruction de ces structures -certes inégalitaires- de coopération entre les intérêts agraires et les paysans a ouvert la voie au fascisme et à son mode d’organisation alternatif, la corporation »2.

Il faut rappeler aux gauchistes ignorants que les trois fascismes (en Italie, Allemagne et France) ont toujours repris, car dénués de programmes sérieux, des thèmes de la gauche bourgeoise, comme, avec nuance, Macron qui reprend la fable des prix planchers au PS.

« La séduction des masses rurales... On peut distinguer, en Allemagne et en Italie, trois éléments qui ont constitué l’appareil de propagande fasciste et nazi visant à séduire les masses paysannes. C’est d’abord la reprise des thèmes socialistes, en particulier celui de l’expropriation qui est utilisé pour attirer les électeurs de gauche. Mais cet aspect du discours est mis en retrait voire nié quand, arrivés à maturité, les partis adoptent des thèmes réactionnaires, c’est-à-dire l’exaltation du mode de vie paysan dans ce qu’il a de plus archaïque, avec le thème du retour à la terre comme condition de la regénération du peuple. Enfin, les régimes en place, qu’ils soient fascistes ou non comme le régime de Vichy, construisent un édifice corporatiste

A partir de 1933, Un système corporatiste, orienté vers l’effort de guerre, se développe en Allemagne tandis qu’une politique raciale touche la paysannerie. En Italie, une politique de soutien de la petite paysannerie propriétaire ne parvient pas totalement à hausser le niveau de vie des campagnes. En France, enfin, le projet corporatiste du régime de Vichy se met difficilement en place à une époque où le rôle du paysan, plus que celui de toutes les autres classes sociales, est glorifié En outre, dans le cas allemand, la politique de constitution d’une communauté ethniquement pure se traduit par des réalisations qui entrent en contradiction avec la nécessité de la mise en place d’une agriculture de guerre. Très vite, dans les trois pays, l’organisation fasciste de l’agriculture correspond de facto à un contrôle étatique de la production dans le cadre de l’organisation de l’économie de guerre »3.

On ne peut nier, même si c'est paradoxal, que le parti nazi a été soutenu par les petits paysans et non par les grands propriétaires terriens, la structure sociologique de l’agriculture allemande, faite d’une écrasante majorité de petits propriétaires. Ces derniers ont été bernés eux aussi (comme ils s'en apercevront plus tard) et une aide évidemment plus présentable qu'une classe ouvrière muselée, tout au moins au début. Les communautés rurales avaient été largement attisées contre la république de Weimar par les associations agraires et les partis de droite et cela avait facilité la pénétration des idées du NSDAP, qui, pourtant, par une habile propagande ne se montrait guère différents au fond des autres factions bourgeoises.

Mais avec les contraintes de « l'autarcie alimentaire » cela va mal se passer. L'autarcie nazie est proprement stalinienne ! Le paysan a obligation de livraison correspondant exactement à la quantité de produit qui lui a été indiquée et ce, quels que soient les résultats de la récolte. Sa rétribution est par ailleurs fixée en fonction de la quantité préalablement indiquée et de la nature même du produit (la production du lin, par exemple, étant plus rémunératrice que celle du blé, sur décision des autorités). L’État peut donc favoriser un type de culture plutôt qu'un autre en fixant unilatéralement les prix.

Hitler, comme Macron, a voulu faire croire à une « priorité nationale » de la paysannerie, avec pour nuance que le retour à la terre était l'essence de la race germanique. Néanmoins le Reich s'il érige le paysan en héros national, c'est pour l'éduquer afin de gagner la "bataille pour la production" dans les usines (avec les millions de prisonniers immigrés de force) et à la campagne.

« Les doléances des paysans tournaient surtout autour de trois aspects interdépendants de la restructuration de l’agriculture : la Reichserbhofgesetz (loi sur les fermes héréditaires du Reich) ; l’intervention accrue dans la réglementation de la production et de la commercialisation ; […] la pénurie croissante de main d’œuvre rurale.

Sentiment d’être désavantagés par la fixation des prix par les dépôts centraux considérant que si la commercialisation avait incombé au producteur le paysan aurait pu vendre son litre de lait plus cher. L’interventionnisme accru de l’État rappelle celui de la Première Guerre mondiale aux paysans qui regrettent la liberté de commerce d’avant 1914. La rancœur paysanne née de la déception économique s’agrandit encore lorsque le national-socialisme s’en prend aux traditions locales et à la religion dans son « combat contre l’Église  À Alzenau, les paysans refusent de livrer leurs produits laitiers aux dépôts centraux tandis qu’à Bad Neustadt, ils forment une masse importante d’abstentionnistes à l’occasion du plébiscite d’août 1934 portant sur la confirmation d’Hitler à la tête du Reich. De plus, les paysans ne sont pas aussi sensibles à la propagande que d’autres couches de la population, car beaucoup ne « lisaient pas le journal, n’avaient pas la radio, n’assistaient pas aux meetings du parti et étaient en conséquence inaccessibles à la propagande du parti ». Ils ne se déplacent pas non plus sur les places des villages où sont installés parfois des haut-parleurs et sont indifférents à tout ce qui ne sert pas leurs intérêts économiques propres ou leur conservatisme religieux, pas même les questions de suppressions de leurs droits politiques.

Ils boudent les fêtes des récoltes dès 1935 et depuis « l’obligation de livraison laitière » de 1934, refusent de plus en plus d'effectuer les livraisons, ce qui accroît la pénurie de 1936 et fait augmenter le prix du beurre. Certains menacent de produire du lait seulement pour leur consommation personnelle, et les points de collecte sont boycottés ainsi que la contribution obligatoire à l’Aide hivernale selon la loi du 13 septembre 1933. Les campagnes de rééducation propagandistes se révèlent être un fiasco, tant la confiance de la paysannerie en l’État nazi s’est altérée.

La répression policière commence alors avec des saisies de beurre dans les fermes, des arrestations et des mises en détention préventive. Les paysans bâtissent en retour une campagne de contre-propagande et s’adressent aux ouvriers en leur expliquant « qu’ils pourraient livrer assez de beurre mais qu’on ne les laissait pas faire ».

Dans le passé, pour l’année 1917-1918, l’agriculture allemande annonçait une livraison de 24 millions de tonnes au lieu des 34 millions nécessaires. Il s’avéra que, malgré les appels au patriotisme nazi (campagne de presse, affiches) et la menace de peines sévères, beaucoup de producteurs annonçaient des chiffres falsifiés (10 à 25 % en dessous de la réalité) ou gardaient secrètement des réserves qui approvisionnaient le marché noir. Bien que certains de ces stocks aient été découverts lors de contrôles, la collaboration s’annonçait donc déjà tragique. On imagine bien, dans ces conditions, comment les populations paysannes étaient stigmatisées pour leur absence de patriotisme, par des classes populaires urbaines condescendantes, comme le sont toujours nos bobos parisiens. De fait, la situation alimentaire dans les campagnes ne fut jamais aussi difficile qu’en ville – mais ceci était valable pour l’ensemble des pays en guerre. Et c'est l'économie de guerre et la mobilisation pour cette nouvelle guerre qui a fait taire les paysans, puisqu'on avait identifié le vrai ennemi : le communisme.

À suivre

Dans la deuxième partie on examinera (grâce à Lucien Bianco) l'élimination de la paysannerie comme enjeu du capitalisme décadent et dictatorial dès les débuts du XX ème siècle, et dans la troisième partie on se demandera si l'immigration massive n'est pas un boomerang de la question paysanne et un poids ambigu dans le prolétariat.


NOTES


1On ne peut pourtant pas – même si cela a pu déjà être affirmé – faire des classes populaires rurales le principal support de l’émergence du NSDAP. Cela ne reflèterait pas la réalité. https://shs.hal.science/halshs-00147421/document

3ibid

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