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dimanche 1 octobre 2023

SOUVENIRS SOUVENIRS: quand la CGT et le PCF ont inventé la catégorie "immigrés" pour mieux dissoudre l'identité de classe

 


QUAND L'OUVRIER D'USINE NE FUT PLUS QUALIFIE TEL MAIS COMME "immigré"

Evidemment je m'en souvenais vaguement puisque, à la Gauche Marxiste, nous diffusions à Renault et marchions avec ceux des Cahiers de Mai présents dans la lutte. Quel bonheur de trouver ce magnifique travail d'une chercheuse qui  restitue le sel de la lutte de classe post 68 et lutte contre l'oubli! Et qui ridiculise les révisionnismes de la gauche du capital et leur wokisme racialiste! Où l'on comprend à quoi a servi l'invention d'un antiracisme obséquieux et moraliste dès les années 70 quand la gauche bourgeoise sabotait les luttes ouvrières tout en préparant la liquidation idéologique du prolétariat autrement dit les linéaments du wokisme d'aujourd'hui si américanophile.
A l'époque les organisations nationalistes arabes comme le GISTI tentent de noyer la spécificité de classe ouvrière sous le mot d'ordre de "grève générale contre le racisme"

Mars-avril 1973 à Renault-Billancourt : une grève ouvrière (pas immigrée)

11Renault, « référence nationale » [Hatzfeld, op. cit. : 356] et tout particulièrement l’usine de Billancourt est, à plusieurs titres, un terrain d’enquête privilégié : entreprise nationalisée, elle est à la fois, depuis les années 1950, le fer de lance de la modernisation industrielle et une « vitrine sociale » [Bardou et al., 1977 ; Hatzfeld, op. cit.]. Réputée « forteresse ouvrière » [Frémontier, 1971], Billancourt a connu toutes les grandes grèves de l’après-guerre et prend valeur d’exemple [ibid. : 15 ; Fridenson, 1998 : 15]. Tout ce qui se passe d’important dans le champ des luttes ouvrières et politiques prend, peu ou prou, Renault comme témoin ou étalon [13] – que l’on pense à Georges Séguy, alors secrétaire général de la cgt, venant en mai 1968 à Billancourt s’adresser aux ouvriers en grève pour faire évaluer les résultats de Grenelle, ou aux étudiants se rassemblant par deux fois aux portes de l’usine pour se joindre aux ouvriers [14]. Après 1968, l’usine de Billancourt, bastion cgt, devient l’un des lieux d’intervention des militants révolutionnaires, notamment ceux de la Gauche prolétarienne [15], qui soutiennent une autre idée de la politique et des luttes ouvrières, en même temps qu’un lieu d’actions ouvrières novatrices [16].

12La grève des ouvriers des presses que l’usine connaît en 1973 a ainsi, elle aussi, valeur d’exemple des grèves des années 1970. Tout d’abord, par son caractère de « grève bouchon » [17], puis par la nature de ses revendications et son organisation singulière, elle oppose deux conceptions de la lutte ouvrière : « institution syndicale » versus formes d’autonomie ouvrière [Bardou et al.op. cit. : 302]. La grève des ouvriers des presses déploie ainsi ce que des ouvriers soutiennent et proposent face à l’organisation du travail en vigueur, victorieusement, puisque cette grève met fin à la division arbitraire des classifications, donc des salaires entre les ouvriers de l’atelier. Elle constitue ensuite un terrain d’enquête privilégié de la tension « luttes ouvrières »/« luttes de l’immigration » identifiée précédemment : parce que menée par des ouvriers étrangers, elle pose, selon les syndicats, le « problème des immigrés », là où les grévistes soutiennent, eux, un principe égalitaire de rémunération du travail ouvrier.

• Contre l’arbitraire et la division

13Le 21 mars 1973, les 377 ouvriers du département 12 de l’usine Renault de Billancourt (emboutissage, grosses presses) cessent le travail. Ils déclarent qu’ils ne le reprendront que lorsque la direction aura attribué la même classification à l’ensemble des ouvriers qui travaillent sur les presses. Ils ont pour mot d’ordre : « À travail égal, salaire égal ; p1f (coefficient 162 maxi) pour tous. »

14En effet, jusqu’alors, les os sont payés selon un système de « cotation de poste » : chaque poste de travail est coté ; de cette cote dépend le salaire de l’ouvrier. Les postes d’os sont divisés en sept classes de cotation, chaque classe se subdivisant en trois niveaux (mini, moyen, maxi) selon les différences de formation. Or les ouvriers se rendent compte que ce système de cotation est largement utilisé par la direction pour augmenter les cadences et ne correspond, concrètement, à aucune différence réelle dans le travail effectué. En effet, « durant la période qui suit la grève du 38 [emboutissage, petites presses], où la question des classifications est largement discutée dans le département 12, les ouvriers des presses constatent que ceux qui se trouvent en tête de ligne appartiennent toujours à la classe 9, et s’y trouvent à la suite de décisions individuelles de la maîtrise. C’est ce que les ouvriers appellent les classifications “à la tête du client”. Les ouvriers du 12 constatent que ces promotions sont liées, en règle générale, au rôle qu’acceptent de jouer certains ouvriers dans l’accélération continue des cadences. Les divisions introduites parmi eux par les classifications et les coefficients sont directement utilisées par la direction pour augmenter le rendement » [18]. Début mars 1973, à la suite de la victoire des ouvriers du département 38 qui ont obtenu « la classe 9 pour tous », ceux des presses forment une délégation et déposent la même revendication auprès du chef de département. Comme le précisera un ouvrier, « on travaille tous à la même machine, la même pièce, mais on n’est pas à la même classe. L’autre est en classe 8, l’autre est en classe 9. Il n’y en a pas un qui travaille plus dur, c’est le même travail. Alors on ne doit pas distinguer » [19].

15Dans le même temps, les discussions se poursuivent entre ouvriers et les divisions se précisent : dans l’atelier 12.50, certains sont en classe 8, d’autres en classe 9, d’autres enfin sont passés p1f (professionnel de fabrication de niveau 1). Cette classification fait suite à l’engagement qu’a pris la direction de Renault de revoir les classifications, à l’issue de la longue grève des os de l’usine du Mans en mai 1971. Classification maison créée en mai 1972, « elle ne faisait pas entrer les os de plain-pied dans la filière des professionnels, puisqu’elle constituait un p1 à part, le p1fmais elle rompait quand même avec la classification des os et constituait aux yeux des travailleurs une promotion » [20]. Mis en application en juillet 1972, le passage au p1f est largement laissé à l’appréciation de la maîtrise, qui choisit les candidats devant passer un essai. Entre juillet 1972 et mars 1973, 16 des 377 ouvriers du département sont passés p1f, sans que leur ancienneté, leur travail ou leur formation diffèrent de ceux des autres ouvriers du département. Le 19 mars 1973, les ouvriers de l’atelier demandent une nouvelle entrevue à leur chef de département. N’obtenant aucune réponse, ils se réunissent : « La revendication du passage à p1f est largement discutée par les trois équipes, qui se mettent en grève l’une après l’autre mercredi 21 mars. » [21] Les 377 ouvriers des presses (ateliers 12.50 et 12.61) cessent le travail et occupent leurs ateliers. La grève durera jusqu’au 11 avril.

• Chronologie de la grève

16• Le 22 mars, la grève du département 12 est générale : ouvriers de l’équipe de nuit restés après l’heure, de l’équipe du matin, de celle de l’après-midi, tous discutent des coefficients et de la façon arbitraire selon laquelle ils sont attribués. Le 22 mars au soir, le chef de département reçoit les représentants syndicaux et quatre ouvriers grévistes (les « délégués sans mandat » [22], chargés de porter auprès de la direction les revendications que les grévistes ont fixées en assemblée générale). « En début de séance, il a été précisé que la discussion se limiterait au problème du passage de classe 8 en classe 9 pour les os presses. » [23] Le passage en classe 9 est accordé à partir du 1er avril 1973 : « Les os presses dont l’ancienneté dans le poste est supérieure à 6 mois et qui possèdent l’expérience et les connaissances exigées passeront en classe 9 au plus tard le 2 avril », précise un communiqué de la direction [24]. La cgt appelle à la reprise. Les ouvriers du poste de nuit, qui occupent l’atelier, refusent cette proposition qui ne garantit ni « à travail égal, salaire égal » ni le p1f pour tous. La grève se poursuit.

17• Le 23 mars, la direction annonce que la réduction de travail sera inévitable pour 7 000 personnes travaillant à la production en aval si la grève continue. Les ouvriers des presses poursuivent la grève et occupent leur atelier par rotation.

18• Le 25 mars, une première rencontre a lieu entre la direction des fabrications, les délégués syndicaux et des grévistes, qui revendiquent le p1f pour tous. La direction refuse. Dans la nuit du 25 au 26 mars, la maîtrise intervient vainement pour essayer de remettre en route les presses. Les ouvriers de l’équipe de nuit ripostent et arrêtent les machines [25].

19• Le 26 mars, les ouvriers des secteurs en aval des presses sont renvoyés chez eux deux heures trente plus tôt. Dans l’après-midi, une nouvelle réunion a lieu entre grévistes, syndicats et direction, et se poursuit dans la soirée. Elle n’aboutit pas.

20• Le 27 mars, nouvelle réunion de discussion entre direction, syndicats et ouvriers en grève, lesquels sont chargés de téléphoner toutes les deux heures à ceux qui occupent l’atelier, pour faire état de l’avancée des négociations. La direction confirme le passage en classe 9 pour tous les ouvriers des presses à compter du 1er avril 1973 et annonce l’attribution d’une prime de « risque santé » qui amène le salaire horaire quasiment au niveau du p1f. Elle reconnaît par là la pénibilité du travail sur presses, où « le personnel […] est exposé effectivement et en permanence au bruit de la presse qui bat » [26]. Cependant, la pérennité de cette prime n’est garantie que si l’ouvrier travaille aux presses durant sept ans. En cas de mutation dans un délai inférieur à sept ans, l’ouvrier perd la prime. Les grévistes réclament la prime garantie sans condition. Les négociations se poursuivent.

21Alors que la réunion de négociation n’est pas terminée, des délégués cgt exposent ce qui a été obtenu aux grévistes de l’équipe de l’après-midi, dont c’est le tour d’occuper l’atelier, et organisent un vote pour la reprise [27]. Seule la moitié de l’équipe vote. Le vote est favorable à la reprise, mais les ouvriers ne reprennent pas le travail. La cgt publie un communiqué de victoire qui paraîtra dans L’Humanité le lendemain, sous le titre : « Renault : la victoire des 400 os est celle de la solidarité dans la lutte. » L’équipe de nuit, dès qu’elle arrive dans l’atelier, refuse de reprendre le travail tant que des discussions n’ont pas eu lieu entre l’ensemble des grévistes (les trois équipes réunies) [28].

22• Le 28 mars, les trois équipes tiennent une réunion aux presses, et aucun délégué syndical n’est admis à y participer. Les ouvriers des presses refusent les propositions de la direction. La poursuite de la grève est votée à main levée, sur le slogan « À travail égal, salaire égal. p1f coefficient 162 maxi pour tous ». « La revendication est claire et nette : le p1f coefficient 162 maxi pour tous ! À travail égal, salaire égal ! Cette revendication est acquise à deux centimes près, le mardi 27 mars. Et pourtant la grève continue. Pourquoi ? Les os des presses ont refusé l’accord parce que l’indemnité spéciale de 0,24 F n’était pas garantie. Il faut sept ans d’ancienneté dans l’atelier pour qu’elle soit acquise. Les os des presses ne veulent pas perdre leur salaire en cas de mutation sur un poste moins payé. Ce que refusent les grévistes : c’est que la direction, une fois qu’elle nous a pris notre santé sur le poste dur nous déclasse lorsqu’on n’arrive plus à faire le travail […]. La revendication est simple : pas de perte de salaire pour mutation ! Pas de déclassement ! […] Nous voulons : “À travail égal, salaire égal ! Le p1f coefficient 162 pour tous !” Garantie de la classification en cas de mutation. » [29]

23• Le 29 mars, L’Humanité publie un article intitulé : « Renault-Billancourt : les 400 os poursuivent leur mouvement », qui semble avoir gommé celui de la veille. Des ouvriers des presses des usines Renault de Flins et de Sandouville débrayent à leur tour.

24• Le 30 mars, la direction met en chômage technique 7 000 ouvriers de l’usine de carrosserie montage de Billancourt (ucmb). Les ouvriers des presses poursuivent leur grève et occupent toujours leur atelier, par rotation.

25• Le 2 avril, les ouvriers des presses de l’usine Renault de Douai se mettent en grève à leur tour.

26• Le 4 avril, toutes les presses de Billancourt, Flins, Sandouville, Douai sont en grève (totale ou partielle). À Billancourt, une nouvelle entrevue a lieu entre ouvriers, direction et syndicats. La direction refuse le p1f, maintient sa position : « Classe 9 maxi » pour tous, en proposant de transformer la prime de « risque santé », garantie au bout de sept ans d’ancienneté, en une « prime d’attente, s’ajoutant au taux de base, donc non soumise à la clause de garantie de sept ans » [30]. Parallèlement, elle annonce une reprise des discussions générales portant sur les classifications « de l’os à l’ingénieur » [31] avec les organisations syndicales, si le travail reprend aux presses. Les grévistes des presses de Billancourt refusent les propositions, demandant que la situation des presses soit réglée indépendamment des discussions générales sur les classifications et que la « prime d’attente » soit intégrée au salaire.

27• Le 6 avril, la cgt et la cfdt appellent au « débrayage général » pendant deux heures « en signe de solidarité ». Le comité de lutte Renault diffuse un tract intitulé : « C’est si bon… deux p’tites heures de grève », dans lequel il critique les « grèves de soutien » et défend une autre idée de la grève [32].

28• Le 9 avril, les agents de maîtrise occupent les ateliers des presses et tentent de faire redémarrer les machines, pour forcer à la reprise. Les ouvriers des presses les en empêchent et déclarent que les négociations ne reprendront pas sous la menace. Ils exigent que les agents de maîtrise et le personnel de surveillance évacuent les ateliers. Une fois l’atelier évacué, les discussions reprennent entre ouvriers, direction et syndicats. Les grévistes acceptent de négocier sur la base du coefficient 160, au lieu du « 162 maxi », à condition qu’il soit garanti pour tous en cas de mutation. En fin de journée, un accord intervient entre ouvriers et direction sur cette base. La direction accepte de créer un taux horaire particulier et un nouveau coefficient – le coefficient 160 n’existait pas dans la grille de classification Renault –, garantis à tous les ouvriers des presses de Billancourt. Comme le souligne le communiqué qu’elle fait paraître à l’issue de l’entrevue, « ce taux et ce coefficient sont garantis à titre individuel […]. En outre, compte tenu du caractère spécifique du travail sur presses, ils sont également garantis en cas de prêt temporaire, quelles que soient la cause et la durée de celui-ci. Aucune mutation n’interviendra visant ce personnel par suite de fait de grève. Compte tenu du caractère spécifique du travail sur presses, en cas de mutation du fait de l’entreprise, la direction s’engage à procéder au reclassement des intéressés à niveau équivalent avec, éventuellement, recours à une action complémentaire de formation » [33]. La direction reconnaît par là implicitement le principe « à travail égal, salaire égal » pour les ouvriers des presses. À l’issue de la rencontre, les syndicats obtiennent de la direction qu’un vote à bulletin secret ait lieu le lendemain matin pour avaliser les résultats des négociations.

29• Le 10 avril, le vote a lieu à midi, mais tous les grévistes ne sont pas présents. Le résultat donne 107 pour la reprise, 75 contre (sur 377 ouvriers au total). La situation est confuse, quelques presses tournent dans l’après-midi et dans la nuit.

30• Le 11 avril, les presses tournent de nouveau au département 12, mais avec une forte proportion d’absents. La reprise est totale l’après-midi.

31• Le 22 mai, la direction de la Régie Renault annonce que le « système de classement du personnel os » est modifié à compter du 1er juin 1973 : « La paie au poste est supprimée : les classes de salaires (5, 6, 7, 8, etc.) n’existent plus. Le salaire sera calculé à partir d’un classement en quatre niveaux, qui seront définis par la qualification de l’emploi tenu (complexité du travail, difficulté particulière d’exécution de la tâche, etc.). Chaque niveau constitue une catégorie professionnelle distincte. […] les qualifications de manœuvre et d’ouvrier spécialisé sont supprimées. Elles sont remplacées par celle d’agent productif. » [34]

32À un niveau d’ensemble, si la cotation de poste comme principe de rémunération ne disparaît pas au sens strict [35], elle subit cependant une importante modification : ce n’est plus le poste lui-même qui définit le salaire (« la paie au poste est supprimée »), mais « l’emploi tenu » [36] – à un emploi précis (agent productif catégorie A, B, C ou qualifié) correspond un coefficient de rémunération ; la différenciation des salaires se voit ainsi réduite dans le nouveau schéma de classifications et de rémunérations. Cependant, la division entre agents productifs (anciens os) et professionnels (anciens op) demeure et donnera lieu à d’autres conflits [37]. La grève des ouvriers des presses aura cependant obligé la Régie à modifier le système de classifications et à reconnaître, pour ce qui est de l’atelier des presses proprement dit, un coefficient garanti à tous les ouvriers des presses, sans distinction [38].

• Une grève ouvrière exemplaire de la séquence

33La grève des ouvriers des presses est emblématique d’un profond changement dans l’histoire des luttes ouvrières que l’on peut situer à la fin des années 1960 [Bardou et al.op. cit. : 294]. Elle donne à voir une rupture entre ouvriers et syndicats et impose de disjoindre lutte ouvrière et lutte syndicale, que « l’histoire du mouvement ouvrier », quant à elle, conjoint. Au fil des événements, cette grève peut en effet être identifiée, à plusieurs titres, comme une grève proprement ouvrière. Elle fut, tout d’abord, impulsée, dirigée et organisée par les ouvriers eux-mêmes, à distance des syndicats. Les formes d’organisation ouvrière telles que l’assemblée générale des grévistes – seule autorisée à prendre des décisions –, l’occupation de l’atelier par rotation émanent de la grève ; un nouveau dispositif de délégation y voit le jour, les « délégués sans mandat » qui sont issus du collectif gréviste et chargés de porter les revendications de l’assemblée générale des grévistes auprès de la direction [39]. Ces pratiques internes à la grève ouvrent à un nouveau mode de rapport ouvriers/direction, en dehors, voire en face, des organisations représentatives, de l’« institution syndicale » [ibid. : 302]. Dans bon nombre de tracts d’alors [40], l’idée d’une lutte menée par les ouvriers eux-mêmes est récurrente ; et la presse de tout bord insiste sur la rupture avec le système de négociations contractuelles entre syndicats et direction [41] que marque une telle grève.

34En outre, cette grève montre que l’émergence de ces nouvelles formes d’organisation va de pair avec celle de revendications singulières, ne correspondant pas à celles des plates-formes syndicales. Les ouvriers se battent en effet sur le mot d’ordre « à travail égal, salaire égal », lequel vient mettre en cause le système salarial de cotation de poste, là où les syndicats cherchent à négocier « une grille unique des salaires, de l’os à l’ingénieur » [42] qui, elle, maintient le principe des cotations. Le refus des ouvriers des presses de voir l’arrêt de leur grève subordonné aux discussions générales sur les classifications, menées uniquement entre syndicats et direction, en témoigne. Les ouvriers des presses soutiennent ainsi un énoncé singulier quant aux principes de rémunération du travail ouvrier, qui rompt avec l’organisation du travail mise en place par la direction et avalisée par les syndicats : avec le mot d’ordre « à travail égal, salaire égal. p1f pour tous », ils « affirment qu’ils sont les seuls juges de la difficulté d’un travail et qu’ils ne veulent plus être payés suivant les machines, comme des machines » [43].

35La disjonction ouvriers/syndicats amène donc à distinguer le point de vue des ouvriers et celui des syndicats sur la grève. Et ce d’autant que, pour les syndicats, ce fut une « grève d’immigrés » – identification qui témoigne a contrario de la « nationalisation du mouvement ouvrier, [qui] en fait le défenseur des ouvriers nationaux » [Gallissot et al.op. cit. : 14], renvoyant par là même à l’idée d’une « classe ouvrière française » dont sont exclus les ouvriers étrangers [44]. Tant pour la cgt que pour la cfdt, cette grève posait en effet le « problème des immigrés » et le « problème des conditions de travail » [45]. L’idée d’un « problème des immigrés » et sa mise en exergue montrent combien, du point de vue des centrales syndicales, les ouvriers étrangers sont identifiés avant tout comme des étrangers et non comptés comme ouvriers. « Dans les faits, nous n’avons pas les mêmes droits aussi bien vis-à-vis du patron que vis-à-vis, malheureusement, des centrales syndicales. Nous n’avons pas notre place entière, en tant qu’ouvriers tout simplement », avançait un ouvrier de Billancourt que j’ai interrogé [46]. « Problème des immigrés » et son corollaire « grève d’immigrés » fonctionnent ici comme opérateurs d’une mise à l’écart, venant asseoir l’idée d’un conflit catégoriel et en minorer la portée. Tout au long de la grève, le nom « ouvrier » fut dénié aux grévistes, qu’il s’agisse du secrétaire de la section cgt Renault parlant, le 5 avril, du « chant des esclaves noirs exprimant leur protestation » [47] ou de L’Humanité qui, le 10 avril, analyse la grève et souligne dans l’en-tête de l’article relatant le vote de la reprise : « Les os des presses sont, dans leur quasi-totalité, immigrés. Beaucoup n’ont jamais voté. Pour certains, la grève illimitée signifie la recherche d’un gain à tout prix dans un travail de remplacement à l’extérieur. » [48]

36Si les ateliers des presses ne comptent que des étrangers, essentiellement algériens, espagnols et portugais, les revendications soutenues lors de cette grève montrent que, pour les ouvriers, il ne s’est nullement agi de poser un quelconque « problème des immigrés », mais celui de la prise en compte de la nature de leur travail et de sa pénibilité. Un gréviste soulignait : « Une grande presse, ça fait beaucoup de bruit. Il n’y a que des étrangers là-dedans : Espagnols, Portugais, Algériens, Marocains, mais il n’y a pas de Français qui y travaillent. » [49] Un autre précisait : « On demande à travail égal, le salaire égal, parce qu’il y a des ouvriers qui font le même travail que nous et qui gagnent plus que nous. Je ne suis pas contre les autres, mais je parle des immigrés comme moi, on fait le même travail et on n’est pas bien, on n’est pas pareil nous. Tout le monde, il y a beaucoup de différences si vous voulez entre les ouvriers, mais ce n’est pas les ouvriers qui font ça. Cette fois-ci tout le monde est d’accord pour aller jusqu’au bout, parce que tout le monde a compris, le travail que font les gars, qu’il est vraiment très dur, et ils sont décidés cette fois-ci pour faire la grève et continuer jusqu’au bout. » [50] « Immigré » renvoie ici à l’usage discriminant que la direction fait de la nationalité (aux presses, il n’y a que des étrangers) et au jugement qui est porté, selon cet interlocuteur, sur les ouvriers étrangers (« On n’est pas bien », « On n’est pas pareils nous »). « Immigré » fonctionne ici comme l’opérateur d’une différenciation – entre « nous » que l’« on » appelle « immigrés » et les autres, ouvriers. Il n’est pas, dans les propos de cet ouvrier, l’objet d’une revendication spécifique, « identitaire », bien au contraire : il opère comme une désignation en extériorité, le déni d’« ouvrier ».

37Dès lors se distinguent deux registres de la grève, irréductibles l’un à l’autre : un registre ouvrier qui se donne sous un énoncé égalitaire, valable pour tous (« À travail égal, salaire égal ») et dans des modes d’organisation singuliers, internes à la grève ; et un registre syndical qui déploie l’idée d’une « grève catégorielle », cherchant tout d’abord à l’inscrire dans le schéma des négociations salariales syndicats/direction, puis à la circonscrire en la qualifiant de « grève d’immigrés ».

38L’historiographie contemporaine, en inscrivant la grève des presses dans une histoire des « grèves d’immigrés » ou des « luttes de l’immigration », prolonge l’image que les syndicats en ont donnée, occultant par là même ce que les énoncés des ouvriers des presses ont disposé de singulier, quant à la question du salaire et du compte du travail. La rupture portant sur la hiérarchie que représente l’énoncé victorieux « À travail égal, salaire égal » est en effet occultée par une telle qualification, déplacée dans son contenu et déniée comme résultat d’une capacité ouvrière. Parler de « grèves d’immigrés » ouvre ainsi à un double déni : déni du caractère résolument ouvrier de cette grève singulière ; déni de l’intériorité à la France de ces ouvriers.

Laure Piti

Grèves ouvrières versus luttes de l'immigration : une controverse entre historiens | Cairn.info

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