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jeudi 27 juillet 2023

Staline et le communisme allemand


 Paul Mattick 1949

 

Critique de  Stalin and German Communism. A Study in the Origins of the State Party [Staline et le communisme allemand. Une étude des origines du parti-État] par Ruth Fischer, Harvard University Press, 1948, 687 pp., $ 80.
Source Western Socialist, Boston, USA, mars-avril, 1949.

traduction: Jean-Pierre Laffitte


 Mattick reste pour nous un des plus grands personnages du maximalisme; il m'a toujours paru étonnant que ce révolutionnaire marxiste depuis son adolescence ait été publié par les éditions bourgeoises Gallimard! Le texte suivant du beau Paul Mattick révèle l'importance de sa réflexion politique qui a pris la place d'un éléphant dans le magasin des vieilles porcelaines léninistes et bordiguistes! Outre qu'il suit l'évolution politique puis les errements de Ruth Fischer, considère la création de l'IC comme artificielle, montre la régression de l'anti-stalinisme primaire (avec les oublis des exclus quant à leur propre trajectoire),  la fausse possibilité d'empêcher Hitler de parvenir au pouvoir par des combinaisons "démocratiques" avec les factions bourgeoises et enfin démonte la fable du parti prolétarien au pouvoir Mattick fut présent entre autres à la réunion de Taverny en 1969 (je vous en avais promis les détails, en voici quelques uns, que j'ai aussi repiqués pour mon histoire du maximalisme): 

"Depuis quelque temps, ICO organisait régulièrement des rencontres internationales. La première s'était tenue à Taverny les 29-30 juillet 1966, avec le groupe anglais Solidarity, des Allemands et des Belges ; la seconde en 1967, avec les mêmes plus Mattick et un situationniste nommé Le Glou, venu foutre la pagaille. En 1968, aucune rencontre n'est organisée, tout le monde étant absorbé par d’autres occupations plus urgentes. Mais en 1969 une réunion nationale se tient à Taverny, avec la participation de tendances et groupes fort différents, dont Révolution internationale (le nouveau groupe de Marc Chirik, formé dès le retour à Paris de celui-ci). Paul Mattick, sa femme Ilse et leur fils Paul y sont présents. C'est aussi la première fois que l'on voit Guillaume et Barrot présenter leur texte sur l'idéologie de l'ultra-gauche allemande et sur les communistes de conseil. Daniel demande à Serge et à Paul Mattick de répondre à ce genre d'allégations, mais tous deux estiment qu’elles sont trop stupides pour en valoir la peine. En 1969 (11-12 juillet), une réunion internationale est à nouveau organisée, cette fois à Bruxelles. Y participent les Mattick, Malaquais et Daniel Cohn-Bendit, entre autres. Serge s’y rend avec Claude Orsoni, bien qu'il ait rompu avec ICO dans un article intitulé La différence".

Vous pouvez en lire l'intégralité, passionnante, dans la biographie de Serge Bricianer (avec des militants qui ne craignaient pas d'être pris en photo):  vivelasociale.org › html › archives › AR_serge_biographie


                                                    o O o

La situation d’après-guerre, avec les nouvelles rivalités impérialistes, a produit une vague de littérature antibolchevique. Le dernier d’une série de plusieurs gros volumes, qui a commencé avec la biographie de Staline par Trotski, est l’œuvre de Ruth Fischer qui porte sur la relation entre Staline et le Parti Communiste Allemand. Traiter le stalinisme de cette manière est particulièrement approprié, car la concurrence entre l'Amérique et la Russie concerne le contrôle d'autres pays. Le “viol” de petites nations par de grandes puissances représente un cri de ralliement pour la guerre ; ce qui est compréhensible, car ce que son rival avale est perdu pour son propre appétit. L'intérêt porté aux moyens de “l'agression” russe est par conséquent grand et ce livre espère le maintenir éveillé pour les nouvelles luttes qui approchent contre le totalitarisme en expansion.

L’introduction du professeur Fay 

Pour présenter Ruth Fischer aux lecteurs américains, le professeur Fay de Harvard fait remarquer que son exposé de la politique russe est de la plus grande importance pour le monde d’aujourd'hui, parce qu’il montre que les partis communistes travaillent pour « leurs maîtres moscovites plutôt qu’en honnêtes patriotes pour le bien de leur pays natal ». Les efforts russes pour manipuler la politique communiste allemande sans considération des propres intérêts de l’Allemagne, dit-il, a été une raison importante pour la rupture de Ruth Fischer avec Moscou. C'est d'ailleurs une profonde préoccupation démocratique pour le “droit à l'autodétermination nationale” de Lénine qui a fait d'elle en premier lieu une communiste. Selon Fay, c’est le refus de la part des dirigeants sociaux-démocrates de penser en termes de réelle autonomie pour les différentes nationalités composant l’État austro-hongrois qui a amené Ruth Fischer à l’extrême gauche de son parti et qui a fait d’elle l’un des fondateurs du communisme autrichien. Ceci explique pourquoi Ruth Fischer est reléguée au rang des nombreux martyrs et hommes d’État patriotes qui ont fui le nouvel Empire russe pour écrire des livres aux États-Unis.

L’attitude de protection prise par le professeur Fay à l’égard de son auteure et de lui-même est plutôt superflue. La sympathie pour les communistes “allemands” est vouée à croître avec l'approche de la guerre contre la Russie, tout comme les sympathies pour les communistes “russes” ont pris des formes d'amour fraternel lors de la Seconde Guerre mondiale contre les totalitaires allemands. Bien qu’il y ait eu une période d’ardent nationalisme allemand dans la vie politique de Ruth Fischer, son patriotisme ne doit pas être pris trop au sérieux. Après tout, elle a changé plutôt rapidement en passant de “la lutte pour l’auto-détermination” en Autriche au Parti Communiste Allemand “authentiquement inter-national”. Et, au sein de ce parti, selon les propres termes de Fay, « en tant que jeune femme  au début de la vingtaine et qui n’est même pas citoyenne allemande », elle s'est élevée rapidement, « à sa grande surprise », à la position qui lui permet aujourd'hui de parler avec autorité du communisme, et du communisme allemand en particulier.

Naturellement, il n’est pas possible de rendre Ruth Fischer responsable de la préface étrange et mal informée du professeur Fay ; c’est elle qui travaille pour Harvard et non pas le contraire. Il est néanmoins tout à fait irritant de voir le professeur Fay déplorer la désunion de la classe ouvrière allemande, qui a prétendument empêché le plein succès démocratique de la République de Weimar, comme étant « un tragique malheur pour le monde ». Et cela en guise d'introduction à un livre qui montre très clairement que ce n'est pas la désunion dans les rangs des travailleurs, mais l'unité entre la bourgeoisie et le mouvement ouvrier démocratique, qui a entravé le déroulement d'une « révolution vraiment démocratique ». La scission entre “socialistes” et  “communistes” en 1918 n'a pas provoqué l'effondrement de Weimar, mais elle a été une tentative pour développer une force révolutionnaire en Allemagne capable d'empêcher une restauration capitaliste et le retour de l'impérialisme allemand.

Pourtant, quand le professeur Fay parle de « révolution réellement démocratique », il ne pense pas en termes de socialisme. Il préfère simplement Weimar au Troisième Reich, et, même à la date actuelle, il maintient l’illusion commode selon laquelle un front uni entre les “socialistes” et les “communistes” aurait empêché le régime hitlérien. Mais la République de Weimar a abouti au Troisième Reich parce qu’il n’y a pas eu de révolution socialiste, parce que, pour parler comme Fay, la division dans la classe ouvrière n’avait pas été suffisamment grande. Le professeur Fay semble avoir raté tout l'intérêt du livre de Ruth Fischer, à savoir que le stalinisme représente une sorte de fascisme rouge. Et pas seulement depuis la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis de nombreuses années avant le pacte Hitler-Staline. Le clivage du mouvement ouvrier en 1933 représentait quelque chose d’autre que la division en 1918. Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les organisations et les syndicats sociaux-démocrates, qui étaient de sensibilité capitaliste, ont fait face aux totalitaires russes en habits allemands. Hitler a pu détruire le mouvement ouvrier allemand aussi facilement non pas parce qu’il était désuni, mais parce que, pour partie, il n’était pas un mouvement ouvrier, et, pour partie, il n’était pas allemand.

Le Bottin mondain du communisme 

Si l’on laisse de côté la préface, les premières deux cent pages de Ruth Fischer fournissent un compte rendu objectif et écrit de manière intéressante des changements politiques qui ont eu lieu en Allemagne après la Première Guerre mondiale. Elles traitent du développement du mouvement de gauche allemand durant la guerre, avec le Spartakusbund et des organisations similaires, leur fusion dans le Parti communiste, les désaccords au sein de ce parti, son utilisation de bonne heure comme un instrument de la politique étrangère russe, la position et les relations des conseils des ouvriers et des soldats vis-à-vis des organisations politiques établies et des syndicats, l’échec de toutes les aspirations révolutionnaires, et le retour du militarisme allemand.

La plus grande partie du livre reste cependant intéressante, principalement parce que c’est un exemple de la vision de l’histoire d’une révolutionnaire professionnelle. Avec l'entrée de Ruth Fischer dans le paysage politique que son livre décrit, une grande partie de l'objectivité qui caractérise la première partie de l'ouvrage fait place à la colère subjective de la femme politique vaincue. L’histoire est alors vue presque exclusivement dans la forme biaisée des luttes inter- et intra-parti ; la faction de parti et le dirigeant de parti remplacent le traditionnel “héros” ou “méchant” dans l’explication du changement historique. Elle parle alors de « l'instinct sûr du politicien né pour le pouvoir », qui fait appel à « la vanité de la matière première non transformée de la société », c'est-à-dire les travailleurs, et qui bat ceux qui sont moins favorablement doués pour la lutte pour le pouvoir. Cette manière d’écrire l’histoire demande une grande quantité « d’informations de l’intérieur » et elle transforme son livre en un véritable « Bottin mondain du communisme », ainsi que son éditeur le signale volontiers. Le fait qu'une grande partie de ces informations apparaît dans des notes de bas de page n'en diminue pas son importance. Elle est donc facilement accessible à ceux qui aiment faire correspondre les célèbres fichiers du Kremlin à la disposition de Staline avec les appareils de bureau similaires, mais démocratiques, de ce pays.

“Trahison” 

Même la qualité des premières parties du livre est quelque peu abîmée par une tentative  pour rendre la trahison stalinienne du communisme “allemand” plus odieuse en accordant à la gauche allemande un plus grand crédit qu’elle ne le mérite. Même si, à la suite de la Première Guerre mondiale, une minorité du mouvement ouvrier allemand est allée plus loin dans ses aspirations révolutionnaires que d’autres groupes minoritaires dans d’autres pays, son incapacité à surmonter son passé social-démocrate a transcendé son empressement subjectif à prendre la révolution au sérieux. L’absence d’idées précises sur la façon de procéder, la substitution de slogans à des plans concrets, l’incapacité à juger la situation mondiale de manière réaliste, ont expliqué à la fois la demande de leadership et l'indécision des dirigeants à la tête du mouvement. Tous les efforts déployés, tout l'héroïsme manifesté, tous les sacrifices subis, n'ont finalement été pas davantage qu'un faible geste dans la bonne direction, incapable d’influencer la plus grande partie du mouvement ouvrier, occupée qu'elle était à restaurer le monde déchiré par la guerre au moyen de réformes capitalistes.

Domination russe 

Il n'y avait pas grand-chose à “trahir”. En outre, si l‘aile radicale du mouvement ouvrier allemand a pu passer sous la domination russe en l’espace de quelques années, il a dû y avoir des tendances au sein du mouvement lui-même qui ont favorisé la domination bolchevique. En fait, c’était de nouveau une minorité dans la minorité qui essayait sérieusement de briser avec la tradition de réforme à laquelle à la fois les socialistes et les bolcheviks adhéraient. Les différences entre ces derniers groupes étaient simplement de nature tactique, ou plutôt liées à des problèmes tactiques à un moment historique particulier. Sur la question devoir ce qui constitue le socialisme, les deux étaient d’accord sur la nationalisation de la propriété capitaliste et sur son administration par l’État. Un parti était bien décidé à s’emparer du pouvoir gouvernemental par la révolution, et l’autre par la réforme. La plupart des communistes allemands ont accepté aussi facilement la direction bolchevique parce qu'elle correspondait à leurs propres idées de système révolutionnaire.

Il y avait cependant des groupes de communistes qui essayaient de concrétiser le slogan : “Tout le pouvoir aux soviets”. Ils préconisaient des actions et proposaient des objectifs qui allaient au-delà de la compréhension et des intérêts des révolutionnaires cherchant à obtenir des postes gouvernementaux dans une société contrôlée par l'État. Eux aussi ont eu leur chance dans les convulsions politiques entre 1918 et 1921. Mais il y a toujours eu un front uni informel de “socialistes” et de bolcheviks qui opérait contre eux. L’intervention russe s’est installée avec l’attaque menée par Lénine contre la a prétendue “ultragauche” en Allemagne. Contre son « radicalisme infantile », il recommandait avec insistance de revenir au parlementarisme, à l’activité syndicale, à l’opportunisme en général. Ses disciples allemands n’ont pas hésité à provoquer une scission dans le jeune Parti Communiste afin de cadrer avec les goûts et les besoins du grand leader russe. À cette époque-là, Ruth Fischer n’était pas encore en position de leader, mais elle soutenait Zinoviev et Radek, les exécutants du programme de Moscou.

La domination russe sur le communisme allemand n’a pas eu à attendre la venue au pouvoir de Staline ; elle a été instituée très tôt par Lénine lui-même avec la création artificielle de la Troisième Internationale, avec les 21 points d’admission, en subordonnant le mouvement international aux décisions des dirigeants russes, en poussant à la scission le Parti Communiste qui était à l’origine anti-réformiste, et en fusionnant sa droite léniniste avec les Socialistes indépendants réformistes. Si Ruth Fischer parle invariablement d’elle-même comme représentante d’une opposition de “gauche”, il doit être signalé que ce factionnalisme de gauche n’avait absolument rien à voir avec les tentatives réelles des radicaux de gauche de s’opposer au système totalitaire du bolchevisme. Son travail s'est poursuivi au sein du parti bolchevik et il est simplement lié aux besoins de manipulation des superviseurs russes au cours des premiers stades de leur totalitarisme en développement. Avec une faction de “gauche” et une faction de “droite”, la manœuvre était facilitée. Maintenant, ils pouvaient souffler le chaud et le froid, bouger dans une direction ou une autre, ou ne pas bouger du tout. Ils pouvaient avancer ou reculer, adopter le réformisme ou la révolution, être nationaux ou internationaux, exactement comme les besoins changeants de l’État russe l’exigeaient. Ni la “gauche”, ni la “droite”, n’avaient une politique indépendante, mais elles représentaient différents groupes d’hommes politiques qui mettaient l’accent sur l’un ou l’autre aspect du bolchevisme, faisant en sorte de sécuriser à tout moment le contrôle des manipulateurs russes.

Purges 

Le besoin de cette forme largement indirecte de contrôle a cessé d’exister avec la stabilisation du capitalisme mondial et l’achèvement du système autoritaire en Russie. Le factionnalisme est devenu tout d’abord un luxe inutile, et ensuite une contrariété lorsqu’il ralentissait l’exécution des ordres venant d’en haut. Quand il est devenu clair que ni l’humeur des masses, ni les opinions des membres du parti, n’avaient plus de poids, paralysées qu’elles étaient par les conditions mondiales relativement stables, des méthodes de contrôle plus directes ont été introduites. La “purge” a remplacé le bavardage vide sur les virages “à droite” et “à gauche” et toutes les décisions prises par le Comité Central représentaient la “ligne correcte” comme étant la ligne indiscutable. Ceux qui ne saisissaient pas le changement de situation étaient rapidement mis sur la touche.

Elle n'est pas antitotalitaire 

L’ascension, mais aussi la chute, de Ruth Fisher, ne s’expliquent par aucune sorte d’antitotalitarisme de sa part, mais par certains changements tactiques imposés par la direction russe et par la lutte pour le contrôle qui faisait rage dans le Parti russe. La politique du Komintern, qui faisait des allers et retours entre le réformisme et le putschisme, dans une recherche constante d’un plus grand soutien aux politiques de l’État russe, a conduit à l’échec du soulèvement d’Octobre 1923. Dans la tentative de déplacer la responsabilité de cet échec des niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs de la hiérarchie du Komintern, la direction du Parti Communiste Allemand, parrainée par les Russes, a été forcée de faire place à ses concurrents “de gauche” inexpérimentés. Au sein du Parti russe, la lutte pour le poste de Lénine battait déjà son plein. Trotski  jouait lui aussi un air “de gauche”. Cependant, Maslow et Fischer pensaient à une mélodie différente, et, en soutenant Staline et Zinoviev en Russie, ils s’assuraient de la direction allemande. Une fois au pouvoir, l'orientation “de gauche” s'est avérée être synonyme d'un nouveau déclin de la démocratie de parti, de davantage de discipline, de plus d'autoritarisme. Mais si le soutien de Staline et de Zinoviev a permis à Maslow et à Fischer d’obtenir la direction allemande, elle a bientôt été de nouveau perdue à cause de la lutte de Staline contre Zinoviev pour le contrôle du Parti russe. Un virage général vers la “droite” a disqualifié Zinoviev et a soutenu Staline. Cela a forcé le premier à dénoncer et à anéantir ses partisans “de gauche” afin de fortifier sa position vis-à-vis de la clique de Staline. Mais Staline a remporté le combat et, la question de la direction ayant été ainsi définitivement réglée, tous les antistaliniens, y compris Maslow et Fischer, ont été éjectés du Parti.

Si les luttes internes au Parti ont forcé Ruth Fischer à prendre une position oppositionnelle réelle, son orientation “de gauche” est maintenant devenue simplement un point de vue antistalinien. Comme tous les autres groupes d’opposition exclus, le sien a persisté à se considérer comme le seul « véritable » mouvement bolchevik opposé à la « contre-révolution » stalinienne. Ils ont mis sur pied de nouvelles organisations qui ne différaient ni dans la forme, ni en esprit, de celles des staliniens, et ils ont passé le reste de leur existence pseudo-politique avec l’espoir illusoire de regagner leur place “légitime” dans le mouvement bolchevik international.

Cependant, pour autant que Staline était concerné, ils n’ont plus eu bouche cousue. Maintenant, ils pouvaient critiquer, diffamer et ridiculiser, à volonté. Ruth Fischer ne ménage rien, pas même sa propre imagination bizarre, pour prouver la dévalorisation totale de ses ennemis et amis politiques d'hier. Même les échecs, les erreurs et les accords louches, du bolchevisme pré-stalinien sont maintenant exposés, bien qu'en partie excusés. Ils étaient bien sûr connus d'elle lorsqu'elle était encore au pouvoir, mais tant que le silence était d'or, elle se taisait, comme il convient à un bon bolchevik.

Pour parler d’une contre-révolution stalinienne, Ruth Fischer doit défendre les politiques de Lénine, et par conséquent, simultanément, justifier son propre passé politique. C’est presque de façon masochiste qu’elle essaie d’exonérer Lénine de ses interventions dans la politique allemande. Ce n'est pas vraiment Lénine, dit-elle, mais d'autres, qui « ont amené Lénine à recommander l'élimination de Maslow du Parti allemand ». C'est là, sans aucun doute, l'extrême du renoncement à soi-même, étant donné que Maslow est le véritable héros de son livre ; un génie polyvalent, comme s’il surgissait de la couverture du magazine Time. Sur toutes les questions cruciales, écrit-elle, « l’intervention de Lénine dans les affaires communistes allemandes présente une attitude directement opposée à celle de Staline ». Et cela en raison d’un « contraste dans le caractère » et d’un « climat politique différent ». Même si « Lénine s'est battu pour le pouvoir centralisé du parti », dit-elle, c'était « toujours en pleine conscience des dangers que courait le concept original de la démocratie soviétique dans l'utilisation de mesures obligatoires » !

Bien que conscient des dangers que cela impliquait, Lénine décidait néanmoins de vivre dangereusement. Cela doit être d’un grand réconfort pour les révolutionnaires massacrés à Cronstadt de savoir, s’ils le pouvaient, que Lénine se faisait du souci pour la démocratie tandis qu’il appliquait la loi martiale. Et aussi pour les otages morts, massacrés démocratiquement à raison de deux cents pour un. Qui sait, le rapport aurait peut-être été moins favorable aux victimes sans le concept originel de démocratie soviétique de Lénine ? Cependant, le modèle Dzerjinski avait évolué non seulement comme une arme contre les gardes blancs, mais aussi pour la lutte contre la démocratie soviétique. Cette dernière était la révolution elle-même, mais elle n’était pas encore placée sous le contrôle du parti. Elle était l'ennemi que Lénine a combattu et dont Staline a finalement triomphé.   

Toute la théorie et la pratique de Lénine contredisent l’interprétation de Ruth Fischer. Tout ce qu'elle a à offrir à l'appui de sa thèse est une promesse pour après la prise du pouvoir. Bien sûr, tous les dirigeants et groupes dirigeants déclarent que leur dictature est un moyen nécessaire, bien que désagréable, d'une vie meilleure pour tous. S’ils sont encore en train de se battre pour arriver au pouvoir, leurs promesses sont tout à fait précises ; dès qu’ils sont au pouvoir, les promesses deviennent au contraire vagues et leur réalisation est reléguée dans un futur lointain. Les promesses de Lénine sont toujours sur les lèvres de Staline. Et ce que Lénine avait l’intention de faire en Russie a été accompli dans son économie d’État. L’État russe ne doit pas différer du concept du parti que l’on trouve chez Lénine et qui a été développé longtemps avant la révolution. Si ses principes d’organisation et de contrôle semblent être différents de la réalité russe, c'est parce qu'elle ne concerne plus quelques milliers de personnes, mais plus de 160 millions, non plus un groupe restreint de révolutionnaires, mais toutes les couches sociales de la Russie et au-delà.

En tout cas, qu'est-ce que c'est au juste que tout ce discours portant sur la structure de caractère du leader ? Quelle sorte de mouvement “social” est représentée par des organisations qui dépendent dans leur destination du caractère du leader ? Certainement pas un mouvement communiste qui essaie de briser la monopolisation du pouvoir et à mettre fin à la structure en classes sociales. Dans le récit de Ruth Fischer, l’ensemble du stalinisme et de l’impérialisme russe moderne semble résulter de la mort prématurée de Lénine. « Après le deuxième AVC de Lénine », écrit-elle, « Staline a serré les vis ». Et au fur et à mesure que « Lénine s’affaiblissait, Staline devenait plus audacieux ». La position de Zinoviev « est devenue de plus en plus difficile entre le deuxième et le troisième AVC de Lénine », et ainsi de suite, jusqu'à ce que tout soit perdu avec le dernier souffle de Lénine.

Parti d’État – Capitalisme d’État 

La tentative de Ruth Fischer de révéler les « origines du parti d'État » ne réussit qu'à montrer certaines de ses manifestations, étant donné qu’elle est incapable d’échapper à sa propre idéologie bolchevique. Elle écrit sur le mouvement révolutionnaire comme Eisenhower écrit sur la guerre. Tout est question de leadership et de stratégie, et le reste n’est que de la logistique. Apparemment, l'« origine » du parti d'État coïncide avec la nomination de Staline au poste de secrétaire général en 1921, car, à partir de la page 232 de son livre, elle décide     « de mettre une majuscule au mot Parti lorsqu'il se réfère à l'institution russe, afin d'indiquer qu'il est devenu le seul instrument du pouvoir dans l'État ». Comme le fait de mettre une majuscule à un mot ne peut pas servir d'explication, tout son livre doit servir à expliquer cette opération. Dans ce cas, l'histoire du bolchevisme, c’est l'histoire de l'avènement du Parti d’État, et contre cela il n'y avait rien d'autre que les qualités de caractère de Lénine et, bien sûr, la sincérité révolutionnaire de Maslow, de Fischer et de leurs partisans anonymes. Le fait qu’il soit possible cependant de se battre pour le pouvoir absolu de l'État sans devenir Parti d'État reste inexpliqué.

Les origines du parti d'État, russe ou autre, ne sont pas secrètes ; elles sont identiques à celles qui ont donné de l’impulsion à l'accumulation et à l'expansion du capitalisme mondial. Le capitalisme d'État russe, comme le fascisme allemand, est une réaction nationale aux changements, dans les configurations internationales de pouvoir, qui ont été provoqués par une concurrence à grande échelle. Il n'y a rien de spécifiquement russe, bolchevique ou stalinien, dans le développement du capitalisme d'Etat, lequel implique le parti d’Etat. Désigner le Parti stalinien comme l’initiateur et le porteur du totalitarisme, c'est obscurcir la nature du capitalisme actuel, dont la tendance générale est au régime totalitaire. Un antitotalitarisme qui n'est qu'un anti-stalinisme ne peut mener à d'autre fin que la « croisade » antitotalitaire contre Hitler.

Certes, le refus de voir dans le totalitarisme russe le seul – actuel – ou le principal ennemi, n'est un motif d’excuse pour aucune des actions bolcheviques, ni pour  aucun de leurs dirigeants. Les machinations perverses de Staline et des staliniens en Russie, en Allemagne et ailleurs, telles qu’elles sont relatées par Ruth Fischer et par un nombre croissant de communistes réfugiés, sont tout autant indispensables à la compréhension des tendances politiques que la littérature consacrée à la « reconstruction socialiste » en Angleterre, ou à la concentration du pouvoir et du capital aux États-Unis. A cet égard, cependant, Ruth Fischer ne rapporte que plus en détail ce qui a été dit auparavant par d'autres personnes qui se sont confessées, tout en étant plus ou moins affligées d'amnésie quant à leur propre passé. Ce n'est rien de plus que la lutte pour le pouvoir au sein du régime bolchevik et ses répercussions au sein de la branche allemande, toutes deux imbriquées dans les jeux de pouvoir impérialistes passés et actuels. Le récit se termine par la déclaration de Ruth Fischer selon laquelle « elle n'est plus en mesure de s'identifier à aucun des groupes » autrefois impliqués dans les combats que son livre relate.

 

 


 

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