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mercredi 19 juillet 2023

LA PURGE EXPURGEE

 


La purge expurgée

 

Robert Conquest

(Origins of the Great Purge, par J. Arch Getty [9 mai 1986])

traduction: Jean-Pierre Laffitte

 

 

Le travail historique relatif à l’Union soviétique de l’époque de Staline est un art difficile. Cela l’est tout particulièrement pour les années 1930 lorsqu’une terreur massive a frappé la paysannerie et ultérieurement le Parti Communiste lui-même, l’armée, les intellectuels et le peuple en général. Premièrement, la falsification et l’étouffement ont eu lieu à une vaste échelle, et la preuve que nous en avons est à la fois incomplète et difficile à établir. Deuxièmement, les événements sont si fantastiques qu’il n’est pas facile pour un esprit universitaire occidental de les comprendre vraiment.

Néanmoins, au milieu des années 1960, suffisamment de matériel était devenu disponible pour lever les doutes qui concernaient les principales questions. En tout cas, c'est ce que l’on aurait pensé. Mais toute l’histoire est si scandaleuse qu’il n’est peut-être pas surprenant que, il y a quelques années, soit née une petite école de révisionnistes qui soutient que les terreurs ont été commises à une relativement petite échelle, et que d’autres aspects de l’époque sont plus importants. Des journaux spécialisés dans ce domaine, soucieux à juste titre de présenter de nouvelles idées, ont publié un certain nombre d’articles dans ce sens, et davantage d’articles sont à venir. Et ce livre, bien que se limitant à un sujet particulier, est un représentant de ce genre.

Le sujet traité par J. Arch Getty, c’est la “purge”. Il fait remarquer à juste titre que sa signification originelle, en russe comme en anglais, était un “nettoyage” des rangs du parti, et qu’elle ne signifiait pas terreur. Et, bien que cette dernière connotation ait été établie depuis longtemps, il préfère se concentrer sur les exclusions du parti au cours de la période 1933-38 qu’il considère en tout cas comme les plus importantes. Il nous conduit par conséquent, grâce à des matériaux locaux, aux exclusions et aux raisons officielles qui ont été données pour elles, et c’est par le biais des discours des dirigeants du parti et d’autres matériaux de ce type qu’il en déduit les questions politiques et économiques qu’il croit être la préoccupation principale de la direction. L’établissement de l’autocratie stalinienne, qui est considérée par la plupart des historiens comme étant la principale évolution de la période, est traité comme une question passablement mineure, et jusqu’à présent exagérée.

Quand un auteur souhaite effectuer, et qu’il croit lui-même avoir effectué, une sorte de révolution dans l’étude de sa période, nous devrions évaluer sa prétention avec soin, et l’ouvrage : Origins of the Great Purge [Les origines de la Grande purge] devrait être jugé, comme tout travail de ce genre, en se fondant sur le fait de savoir si ses critères de preuve sont adéquats et cohérents, si les faits connus sont enregistrés avec précision ; et si les déductions tirées d’eux sont judicieuses, ou au moins plausibles.

L’auteur considère que deux versions de la période 1933-38 ont existé. La première, le récit stalinien officiel, est fausse. La seconde, avancée par les Occidentaux et les dissidents, est également, ou presque également, fallacieuse, avec son idée selon laquelle Staline avait assassiné Kirov et que, à partir de là, avait mise en place une terreur croissante ; et selon laquelle sa motivation était de sécuriser son pouvoir personnel en installant un despotisme absolu. Cette approche occidentale est en outre invalidée par le fait qu’elle s’appuie prétendument sur un “modèle totalitaire” ou un “modèle du Grand homme”, qu’elle implique une croyance en la haute efficience de la bureaucratie soviétique, et qu’elle repose sur la supposition que Staline possédait le contrôle total des événements. (Il y a peut-être des historiens qui entretiennent de telles opinions, mais il est difficile de penser que c’est le cas de tous).

Dans l’opinion de Getty, la version “occidentale” n’est pas simplement fallacieuse ; elle détourne l’attention d’événements plus importants. Il estime que ce sont des questions « structurelles, institutionnelles et idéologiques », qui sont les questions importantes, et, en particulier, il ne considère pas les purges prises comme un tout, mais la lutte « structurelle et factionnelle » au sein du parti (et surtout les exclusions du parti de 1933-37), comme la caractéristique centrale de cette période. Il tire des archives de Smolensk une certaine quantité de matériaux utiles à ce jugement au niveau du district. Et il déduit de la presse officielle qu’il y avait des “radicaux” et des “modérés” chez les dirigeants, les “modérés” étant ceux qui étaient en réalité chargés de l’industrie, qui cherchaient à obtenir des objectifs plus bas que ceux qui se préoccupaient d’idéologie (les “radicaux”). Étant donné que ces deux types de personnes ont péri au cours de la terreur, cette distinction ne semble guère décisive pour comprendre la période. Mais les mesures publiques ne devraient pas non plus être prises au pied de la lettre. Par exemple, Karl Bauman, qui « semble avoir été responsable d’une politique extrémiste à l‘égard des koulaks en 1929-30 »,  est qualifié de “radical”. Bauman a été cependant rétrogradé, non pas parce qu’il pratiquait des politiques “radicales” différentes de celles de Staline, mais parce qu’il valait mieux le rendre responsable lui plutôt que Staline de leur échec (et il ne s'agissait de toute façon pas du tout des koulaks, mais de la collectivisation brutale des non-koulaks).

L’approche de l’auteur a par conséquent une portée un peu plus limitée que celle des études antérieures relative à la période. Il restreint lui-même également son approche de la preuve, davantage que cela a été l’habitude, aux sources “primaires”, ce qui veut dire pour lui les sources officielles (un peu comme si l’on fondait une étude de l’Allemagne d’Hitler sur le Völkischer Beobachter et les archives du parti nazi de Baden). Par ces moyens, il considère qu’il a évité l’aberration « manichéenne » simpliste (de voir toute chose comme une guerre entre le bien et le mal) qui est commune aussi bien à la littérature stalinienne qu’à la littérature non-stalinienne, et qu’il a été capable de parvenir à l’“objectivité”. Getty remarque que la plupart de ceux qui écrivent sur cette question ont été des opposants à Staline et qu’ils sont par conséquent « personnellement intéressés », avec l’hypothèse évidente – même en ce qui concerne Khrouchtchev – que ce fait invalide leur preuve. De plus, il suggère que les attitudes de “Guerre froide” et de « la période maccarthyste » ont faussé la pensée de ceux qui ne suivent pas sa propre ligne. Cette accusation de mauvaise foi est inappropriée pour des échanges faisant preuve de maturité, et en tout cas tout à fait indéfendable : l’une des plus grandes bêtes noires de Getty est Roy Medvedev, le léniniste, pour lequel le qualificatif de « guerrier froid » ne peut sans doute pas s’appliquer – de même qu’il ne peut pas, à nouveau, s’appliquer à un autre « manichéen », Stephen F. Cohen, l’un des plus puissant défenseur en Amérique de la détente(*).

Mais c’est une illusion de croire que l’“objectivité” historique peut être atteinte par une certaine méthodologie mécanique qui élimine l’opinion. De tels dispositifs ne font que dissimuler l'opinion. C’est l’acceptation franche par l’historien qu’il a bien sûr des points de vue spécifiques qui le force à traiter la preuve aussi objectivement que possible. Ainsi que    G. M. Trevelyan le dit dans Clio, A Muse [Clio, une muse] : « L’objectivité de l’historien est une qualité qu’il est facile d’estimer à une grande valeur, et elle ne devrait pas être confondue avec les qualités vraiment indispensables de précision et de bonne foi ».

Selon ses propres mots, Getty cherche « des récits internes des participants » plutôt que ceux de « victimes exogènes du processus » ; et, comme nous l’avons dit, il décrit les premiers comme « principaux et par conséquent qui doivent être utilisés exclusivement ou presque exclusivement ». Or, avant toute chose, le récit officiel est (pour le dire de façon modérée) lourdement falsifié ; et même les documents confidentiels de rang inférieur, au niveau de Smolensk, sont eux aussi d’une utilité limitée, étant donné qu’ils sont presque également codés en langage stalinien. En se reposant sur de tels récits, l’on demeurerait évidemment ignorant de vastes événements tels que la terreur et la famine de 1933 dans lesquelles des millions de personnes ont péri.

Le point faible dans la vision habituelle, ainsi que Getty le voit, c’est le fait que les preuves sont diverses et difficiles. Les récits non officiels, qui sont souvent de seconde ou de troisième main et que les historiens de la période stalinienne ont jusqu’à présent utilisés, sont écartés parce que peu fiables. Mais naturellement, toutes les sources sont, d’une façon ou d’une autre, imparfaites, et le fait qu’une source puisse être erronée ou sujette à caution sur certains points n’invalide pas automatiquement toute ses preuves. Ainsi que Gibbons le dit, un historien peut utiliser un tel matériel sans se rendre lui-même « responsable… de toutes les erreurs et de toutes les contradictions circonvoisines des auteurs qu’il a cités ».

Getty se plaint du « spécialiste de premier plan des grandes purges » (c'est-à-dire moi, ici en tant que critique) qui a écrit que « la vérité ne peut… s’insinuer que sous forme de ouï-dire ». Mon point de vue, naturellement, n’était pas que les autres matériaux devraient être négligés, mais que, dans les conditions soviétiques, nous n’obtiendrons que très rarement des informations appropriées sur les décisions ou les événements politiques les plus cruciaux sauf celles qui sont de seconde ou de troisième main. Getty attaque constamment les « raconteurs » transfuges  et les « récits de seconde-main », et il suggère qu’une œuvre telle que celle de Roy Medvedev et que celle de moi-même est « uniformément fondée sur des sources de mémoire » et repose « presque exclusivement sur des récits personnels ». Ceci est tout à fait faux, ainsi que quiconque regardant les notes de nos deux ouvrages le verra immédiatement. Mais ce qui est vrai, c’est que les sources non officielles, de même que les sources officielles, doivent être maniées prudemment. Getty préfère simplement rejeter des matériaux tels que “La lettre d’un vieux bolchevik” (1936-37) de Nicolaevski et The Secret History of Stalin’s Crimes [L’histoire secrète des crimes de Staline] (1954) d’Alexander Orlov.

Bien sûr, ces deux textes ont leurs défauts, et ceux-ci ont été notés depuis longtemps par les historiens. Voir par exemple la note bibliographique de mon livre : The Great Terror [La Grande terreur] publié initialement en 1968. Getty fait remarquer qu’Orlov n’a résidé en Union soviétique pas plus que quelques jours après 1936. C'est vrai, mais cela implique quelque chose qui n'est pas vrai – le fait qu’Orlov n’aurait pas eu le moindre contact avec ses vieux collègues qui connaissaient les cachoteries intimes de la police secrète de Staline. Ce n’est pas ici le lieu pour examiner en détail le cas d’Orlov : mais depuis que j’ai écrit ce livre, son témoignage a bien résisté à ceux fournis de manière indépendante par les sources des samizdats et même par Khrouchtchev. Pourtant, Getty qualifie la “Lettre d’un vieux bolchevik” de « fallacieuse ». C’est tout simplement un abus. Il est clair, comme je l’avais dit, qu’il s’agit d’un recueil de choses rapportées et de rumeurs, et qu’elles doivent être traitées avec prudence. Mais ce qu’elle contient jusqu'en mars 1936, ou bien cette part d’elle qui est à l’évidence fournie ou confirmée par Boukharine, est d’une haute qualité, et une grande partie d’elle a été depuis lors corroborée. Nicolaevski n’était pas un exilé quelque peu excentrique. Il avait été à la tête de l’Institut Marx-Engels de Moscou ; il était le beau-frère de Rykov. Il est absurde par exemple que Getty nous dise d’un ton dédaigneux à propos des votes du Politburo sur des questions telles que l’affaire Ryoutine, que « le seul moyen pour Boukharine de se renseigner sur les discussion et les votes du Politburo… aurait été que quelqu'un d'autre le lui ait dit ». Il était membre du Comité Central, et il rencontrait constamment ceux du Politburo. Par conséquent, même s’il était de seconde main, son récit serait précieux. Mais en réalité, selon les dires de Khrouchtchev (qui était lui-même une source de première main), à cette époque, « les membres du Comité Central qui se trouvaient être à Moscou étaient autorisés à assister aux réunions du Politburo ».

L’ouvrage de Lev Medvedev : Let History Judge [Laissons l’histoire juger] est paru après mes propres et similaires travaux, et il s’appuie sur des sources tout à fait différentes. Celles-ci ne sont, elles non plus, d’aucune valeur pours Getty : « aucun des informateurs de Medvedev n’était suffisamment proche du centre pour être d’une réelle utilité ». Eh bien, Medvedev utilise les archives Petrovski. Il est vrai qu’elles lui ont été données par le petit-fils de Petrovski, mais étant donné la candidature à participation de Petrovski au Politburo, et sa survie jusqu'en 1958, la source est sûrement assez proche pour être utilisée. Et encore, Medvedev, bien que de manière relativement peu fréquente, cite “MS by S-.”. Getty critique cela comme étant caractéristique de ses matériaux alors qu’en réalité Medvedev dresse la liste de vingt-et-une sources de mémoires par leur nom, certaines d’entre elles de première main pour ce qui concerne d’importantes questions, et qu’il en cite plusieurs autres. Certes, là où Getty parle (par exemple) d’une “rumeur” rapportée par Medvedev sur l’attaque finale portée par Staline contre Iejov lors du Senioren Konvent du XVIII° Congrès en mars 1939, Medvedev donne en réalité sa source nominalement : E. G. Feldman, un délégué d’Odessa qui figure en tant que tel dans le compte rendu du Congrès, et qui était – une fois encore – un témoin oculaire. Mais Getty répugne toujours à lire ce que Medvedev dit vraiment : par exemple, il cite Medvedev comme si celui-ci affirmait que des partis antisoviétiques clandestins existaient en Union soviétique au début des années 1930, alors qu’en réalité celui-ci est en train d’écrire sur les Partis communistes à l’extérieur du pays.

L'art réfractaire de l'histoire soviétique consiste à arracher la vérité à des matériaux qui, officiels ou non officiels, présentent tous des insuffisances et des difficultés. Ainsi que Jacques Barzun l’a indiqué, le processus de la vérification historique est « mené sur plusieurs plans, et sa technique n'est pas fixée. Il repose sur l’attention au détail, sur le bon sens, le  raisonnement, sur un “sens” développé pour l’histoire et la chronologie, ainsi que sur la familiarité avec le comportement humain, et avec des fonds d'informations toujours plus nombreux ». Ces principes judicieux ne peuvent pas être remplacés par une fausse “rigueur” mécanique, en particulier quand elle se combine avec une attitude brouillonne vis-à-vis des textes.

Jusqu’à présent, j'ai traité des questions de méthode en histoire, et j’ai exprimé des doutes sur la validité (et sur la cohérence) de l'approche de l'auteur. Comment cela se résout-il en pratique ? Alors qu'il élimine une grande partie des preuves potentielles et qu’il considère des sujets relativement insignifiants comme plus importants que cela l’est peut-être habituellement, il a pu néanmoins présenter un tableau qui, bien que ni totalement véridique, ni particulièrement intéressant, a ajouté quelque chose à notre connaissance et à notre compréhension.

Son travail dans les archives de Smolensk a, bien sûr, produit des matériaux qui n’avaient pas été précédemment extraits. Ce qui est bizarre ici, c’est que, avec son objectif qui était d’examiner la purge du parti et avec les limites qu’il s‘imposait à lui-même du fait qu’il voulait se fonder sur les preuves, il n’a même pas effleuré le matériel officiel considérable (si ce n’est aussi détaillé) relatif à la purge du parti en Ukraine, un matériel qui donne un tableau assez différent de celui de Smolensk. Certes, il y a une bonne quantité de preuves de ce genre dans les histoires provinciales et du parti républicain publiées dans les années 1960 et plus tard. De manière similaire, s’il doit écrire sur les divisions dans la direction en 1933-34, il est bizarre de ne rien trouver sur Terekhov, sur Skypnik, ainsi que sur les troubles de Kiev.

Il est possible que nous ayons une bonne impression de la performance de l’auteur si nous considérons son chapitre portant sur la période où Iejov occupait le poste de patron du NKVD. Pour cela, selon lui, nous avons peu de données, mais des « données impression-nistes » – une manière de dire que les historiens qui l’ont précédé se sont appuyés sur des sources non officielles. Mais, pour l’auteur, il y a suffisamment de matériel officiel pour continuer à travailler, et l’utilisation qu’il fait de ce matériel est instructive.

Tout d’abord, il explique la chute d’Iagoda en tant que chef du NKVD et son remplacement par Iejov comme étant des conséquences de l’explosion de la mine de Kemerovo qui s’est produite quelques jours plus tôt. C’est du post hoc ergo propter hoc(*) : une pure spéculation, bien qu’elle ne soit pas illégitime. Toutes les preuves militent contre elle – la formulation du télégramme de Staline qui ordonnait le changement, la date de l’arrestation de Radek, le fait que des désastres similaires étaient généralement ignorés. Et d’ailleurs il n’est pas vrai que « la Pravda du 26 septembre [cela devrait être le 27 septembre] 1936 a fourni la seule information biographique officielle sur Iejov » ; cet article est en fait une version rééditée d’un article antérieur paru dans la Petite Encyclopédie soviétique, laquelle avait omis une nomination importante.

Ensuite, l’on nous dit que quand Iejov a révoqué les hommes d’Iagoda, il a pourvu le personnel du NKVD avec « ses gens ». En réalité (ainsi que Medvedev l’a indiqué, bien que cela ne puisse en aucun cas apparaître dans un rapport officiel), seule une demi-douzaine d’eux peut être trouvée dans les postes élevés ou assez élevés. Chacun des quinze hommes identifiables comme étant des chefs du NKVD dans les Républiques de l’Union (ou en Extrême Orient) pendant les années 1937-38 était des personnes expérimentées, ainsi que l’étaient naturellement les adjoints d’Iejov, Frinovski et Zakovski

Concernant le premier triomphe de l’équipe d’Iejov, à savoir la répression du prétendu complot du maréchal Toukhatchevski et des autres généraux, Getty est particulièrement pervers. Il affirme que son existence ou non est un point discutable. Mais puisque ces officiers ont tous été réhabilités à la fin des années 1950, et que toutes les sources soviétiques – de même que les commentateurs sérieux –  sont maintenant d’accord sur le fait qu’il s’agissait d’un coup monté, de puissantes preuves sont exigées pour soutenir le contraire, et tout ce que Gerry fait, c’est de produire deux sources, toutes les deux de la variété “mémoires” réprouvés, qui racontent en réalité de possibles conspirations complètement différentes, ourdies par des officiers complètement différents.

Gerry considère que « l’apogée de la Iejovschina » se situe à la fin de 1937, bien que les survivants parlent de septembre-octobre 1938 comme étant la pire période. En tout cas, l’auteur trouve que Staline n'est pas content d’Iejov et du NKVD à la fin de 1937. Il n’est pas apparu lors de la réunion pour le dixième anniversaire du NKVD (bien qu’il ait été présent à la représentation musicale qui a eu lieu après). Cet élément de “preuve”, en même temps que le compte rendu insuffisant d’un discours d’Iejov, vise à soutenir l’affirmation selon laquelle « Iejov avait des ennuis et qu’on lui reprochait probablement une répression excessive ». À l‘appui de sa thèse, Getty affirme que l’adjoint du NKVD et commissaire du peuple Matvei Berman a été transféré pour devenir commissaire aux Postes et Communications, et que l’adjoint du NKVD et commissaire du peuple M. I. Ryzhov l’a été pour devenir commissaire aux Eaux et Forêts, en janvier 1938. Or le transfert de Berman avait eu lieu au mois d’août précédent, tandis que Ryzhov était en tout cas remplacé par l’un de ses plus proches clients,  Z. B. Zhukovski. En outre, en ces mois de janvier et février précisément, deux clients d’Iejov de plus ont finalement obtenu des postes-clés en tant que chefs du NKVD à Moscou et à Leningrad, tandis que son secrétaire était promu peu après à la tête de l’un des départements-clés de la Sécurité de l’État.

Il est clair que si Staline était mécontent, il ne l’était pas d’Iejov. Il est également clair qu’aucun mécontentement n’était dû à une répression excessive, mais plutôt à son contraire ; et l’arrivée de Zakovski au centre en janvier a marqué le début d’une nouvelle vague de terreur et, à la fin, il y a eu la mise en scène à succès du procès de Boukharine.

Il y a un certain nombre de spéculations infondées relatives à cette période – par exemple celle qui part d’avril 1938 où Iejov s’est occupé presque tout seul du Commissariat aux Transports fluviaux. Et Getty balaye aussi un en passant les chiffres élevés donnés par les anciens analystes pour les victimes de la Terreur – en partie parce qu'il ne peut pas se résigner aux remarques de Roy Medvedev et de moi-même selon lesquelles, alors que le parti souffrait très durement, beaucoup plus de victimes étaient des gens ordinaires. Les faits ont simples : environ la moitié du parti a péri, et seulement environ un dixième ou un douzième de la population adulte restante. Pourtant, en termes numériques, les derniers dépassent largement les premiers. Getty condamne certes fortement Staline pour son usage de la terreur – bien qu’il n’ait fait emprisonner que « plusieurs milliers » d'innocents et en ait fait exécuter « des milliers ». Puisque des millions d’individus ont été certainement emprisonnés, et au moins des centaines de milliers tués, même ici l’on peut peut-être voir une inclinaison partiale de la balance en faveur de Staline.

Getty conclut son livre avec un long appendice portant sur l’assassinat de Kirov. Comme le reste de son ouvrage, il est parsemé d’erreurs factuelles. Il tient absolument à faire remarquer que les purges n’ont pas été décidées en situation d’urgence par le “décret Kirov” : mais elles ne pouvaient pas, étant donné que le décret était procédural, ne pas avoir été pénales. Il dissocie l'implication de la police secrète de la politique en faisant condamner les policiers de Leningrad par « leurs camarades d'un comité du NKVD » : en fait, ils ont été jugés, comme toutes les affaires politiques majeures, par le Collège militaire de la Cour suprême sous la direction d’Oulrikh.

Getty soutient qu’il n’y a pas de preuves de l’existence de différends politiques entre Staline et Kirov, et il ignore par conséquent à la fois le témoignage de la Pravda                  (17 novembre 1964) et le récit de première main de Khrouchtchev à propos d’une violente dispute entre les deux hommes (laquelle portait sur un problème précédemment rapporté par Orlov).

L’auteur maintient l’innocence de Staline dans cet assassinat. La principale raison pour croire qu’il est coupable est pourtant simple : aucune autre hypothèse ne colle avec les faits admis. Quand Khrouchtchev a senti qu’il n’avait pas encore réussi dans ses accusations ouvertes (et non obliques) contre Staline, duquel, a-t-il dit à Tvardovski, il était tout à fait certain de la culpabilité, Getty transforme cependant cela en un aveu d’innocence. Ensuite, il remarque (comme si c'était une évidence) que certaines personnes ne croyaient pas que Staline était impliqué, et il prend pour exemple Trotski. Or Trotski écrivait dès 1935 que toute l’affaire avait été à l’évidence organisée par Staline ou que, ainsi que son fils et porte-parole L. Sedov l’a écrit en 1936, Staline était à la fois « politiquement » et « directement » responsable. (Il est vrai que Trotski et Sedov ont dit que Staline avait eu l’intention d’arrêter l’assassinat au dernier moment. Il n'y a pas de garantie pour ce correctif extraordinaire, sauf l'idée qu’un marxiste comme Staline s’abstiendrait de la « terreur individuelle ». Quatre ans plus tard, Trotski devait découvrir à ses dépens que le marxisme de Staline était après tout assez flexible pour l’autoriser).

Les critères historiques de Getty sont inacceptables, et il s’est même écarté d’eux quand cela convient à ses arguments. Mais tout ceci est mineur par comparaison avec sa réduction simultanée de toute la scène fantastique à des questions insignifiantes d’administration et à des conflits économiques rationnels. Comme Orwell le disait, comprendre l’Union soviétique demande un effort aussi bien d’imagination que d’intelligence. Ce qui fait défaut ici avant tout, c’est un sens du despotisme exotique et primitif, ou de l’ambiance d’une étrange secte millénariste. L’on voit Staline et ses partisans commettre des cruautés et des falsifications, mais tout sentiment pour leurs pulsions et leurs motivations, ainsi que pour toute la culture étrangère qui est incarnée en elles, est absent.

Les points de vue établis ne sont pas toujours justes, et de nouvelles interprétations sont les bienvenues. Le livre de Getty est en réalité meilleur que certains autres ouvrages récents portant sur le même sujet. En outre, il a le mérite de s’attaquer, ou de s’attaquer en partie, au thème dont trop peu d’érudits se sont occupés. Mais ce manque d'intérêt est sans aucun doute en partie la raison pour laquelle un tel travail a été pris plus au sérieux qu'il ne le mérite.

      

 

      

 

    

    



(*)  En français dans le texte. (NdT).

(*)  Expression latine signifiant littéralement : « à la suite de cela, donc à cause de cela ». C'est un paralogisme (voire un sophisme) qui consiste à prendre pour la cause ce qui n’est qu’un antécédent, c'est-à-dire à prétendre que si un événement suit un autre, alors le premier doit être la cause du second. (NdT).

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