PAGES PROLETARIENNES

samedi 16 janvier 2021

LE CAPITALISME C'EST LA GUERRE

 

Le capitalisme, c’est la guerre !

 

 

par Daniel De Leon

traduction Jean-Pierre Laffitte 

 

Introduction

 

Daniel De Leon n’a pas traversé l’expérience de la Guerre mondiale. Sa mort le 11 mai 1914 l’a privé de la possibilité d’appliquer à la Première Guerre mondiale cette recherche incessante des causes fondamentales, de mettre à profit cette analyse passionnée et pénétrante des phénomènes sociaux, politiques et économiques, après laquelle, ce qui est rare, il n’est pas resté beaucoup à faire ou à dire sur eux – en termes essentiels du moins. Mais une tragédie encore plus grande a été que le fait que le monde, et tout particulièrement le monde du socialisme, le monde prolétarien, a été privé d’un avantage, à savoir de la lumière directrice qui aurait été le fruit de son esprit rigoureux, de son génie extraordinaire.

Cependant, bien que De Leon n’ait pas connu la Guerre mondiale, il connaissait le capitalisme – et il le connaissait comme bien peu d’autres le connaissaient. Il le connaissait comme un organisme social cancéreux qui devait être éliminé si la société devait recouvrer la santé.

Les éditoriaux qui sont inclus dans cette brochure ne représentent qu’une petite partie des écrits de De Leon à propos de la guerre. Mais une partie très intéressante et instructive. Ils ont été rassemblés dans l’intention d’exposer différents éclairages importants sur la guerre capitaliste qu’aucun autre socialiste n’a développés aussi bien que lui.

Il est à espérer que le lecteur reconnaîtra que cette collection d’éditoriaux a plus de valeur qu’une simple valeur historique. De Leon faisait partie de ces rares personnes qui avaient le don de prescience. En analysant les incidents de la Guerre hispano-américaine, de la Guerre russo-japonaise, des jours précédant la Première Guerre mondiale, De Leon analysait le capitalisme. Ses conclusions demeurent aussi fraîches que si elles avaient été écrites aujourd'hui, aussi valides que s’il avait vécu pour voir la dégénérescence du capitalisme, laquelle est maintenant visible aux hommes et aux femmes qui réfléchissent et qui ont l’esprit social, et dont la vision n'est pas brouillée par des intérêts matériels privés et égoïstes.

L’on ne peut pas choisir de meilleure illustration de sa prescience que celle qui figure dans Un mot adressé au prolétariat d’Espagne. Écrit lors du déclenchement de la Guerre hispano-américaine, ce texte est vraiment prophétique relativement au fait que le sort des travailleurs américains, espagnols et cubains, n’a pas été amélioré, mais qu’au contraire le sort de ces travailleurs a été très sérieusement dégradé par le développement du capitalisme au point que, quel que soit le résultat de la Guerre hispano-américaine et des guerres qui ont suivi, le sort des travailleurs en Espagne et à Cuba se rapproche de celui des animaux qui ne sont pas engraissés avant d’être abattus, et au point que, aux États-Unis, l’on a oublié le fait de prétendre que le sort des travailleurs américains serait très différent de celui des autres travailleurs.

L’on pourrait choisir beaucoup d’autres illustrations relatives à la préscience de          De Leon. Le pacifisme d’aujourd'hui, par exemple, est exposé comme étant la chose vaine qu’il est dans Une lettre ouverte. Il soulève fort bien la question que de s’attaquer aux effets laisse la cause intacte, une leçon que toute personne qui déteste la guerre devrait apprendre. Malheureusement, il faut bien le dire, les pacifistes n’ont pas appris la leçon. En effet, de nombreux pacifistes, dont certains d’entre eux s’imaginent être des socialistes, ont suivi la voie logique de leur réticence à reconnaître la cause de la guerre, ainsi que le besoin de déplacer cette cause. Leur liste est longue et elle inclut beaucoup de noms de “libéraux” dont l’opposition à la Première Guerre mondiale, si elle n’était pas fondamentale, était constante. Cette voie logique, c’est presque superflu de le dire, est favorable à la Seconde Guerre mondiale qui, dans de si nombreux cas, a été déclenchée pour payer les dividendes au comptant et pour restaurer quelque peu des réputations salies. Pour une explication de ce phénomène, nous devons encore une fois nous tourner vers De Leon. L’explication peut être trouvée dans l’éditorial La conception matérialiste de l’histoire qui fait partie de la brochure : “L’abolition de la pauvreté”.

L’hypocrisie capitaliste est montrée de façon magistrale dans L’on jette Washington par-dessus bord, un largage qui a été accompli une fois de plus durant le processus consistant à faire passer d’urgence la loi du “prêt-bail” devant le Congrès au début de l’année 1941. L’imposteur du mouvement ouvrier est photographié tel qu’il est réellement dans Caricatures. Cet éditorial de 1898 a dû être écrit dans le but de coincer William Green, John L. Lewis et leurs lieutenants. La valeur des indignations du président Franklin D. Roosevelt à propos du naufrage des navires américains remplis de munitions (ils arboraient le drapeau panaméen) et le torpillage de destroyers américains (pendant qu’ils chassaient des sous-marins allemands) est présenté dans L’honneur national, texte qui a été écrit à la réception de l’information relative au naufrage du Maine. L’aiguillon qui incite les leaders des différentes classes dominantes à la guerre est exposé au lecteur par la lecture de Pourquoi la guerre ?

Le lecteur trouvera naturellement de nombreuses applications plus actuelles des analyses de De Leon. Une autre découverte (pour ceux qui n’ont jamais lu ce grand socialiste américain auparavant) sera l’incomparable tissage de mots qui réalise la tâche rarement accomplie d’une littérature qui crée tout en perfectionnant la science. L’étudiant devra bien étudier ces éditoriaux tout simplement pour leur style, pour leur concision, pour leur beauté en tant que littérature. Cependant, le besoin de compréhension sociale étant si grand, et le temps étant une denrée rare, il est conseillé au lecteur d’employer toute son énergie à étudier leur contenu, et à aider à répandre le message qu’ils recèlent aussi largement que possible.

À la question : « Quelle est l’attitude du Socialist Labor Party vis-à-vis de l’antimilitarisme ? », De Leon répond :

« Organisez la classe ouvrière de manière intégrale et industrielle. C'est seulement alors que la révolte contre le militarisme débouchera sur un Waterloo pour la classe [capitaliste] qui vit en parasite, au lieu du massacre de la classe qui travaille. ».

La Socialist Industrial Union est donc la réponse au danger de guerre et de militarisme, de même qu’elle est la réponse à la menace continue et croissante du capitalisme décadent lui-même. Dans le langage vigoureux et direct de De Leon :

« La [Social] Industrial Union, organisée intégralement, est l’arme que l’Évolution sociale met entre les mains du prolétariat en tant que le moyen de son émancipation ».

Seule cette arme puissante, et non pas les armes destructrices et négatives du militarisme et de la guerre, servira aux travailleurs dans leur lutte pour le bonheur social, la paix et la liberté.

Le capitalisme, c’est la, guerre !

Seul le socialisme assurera la paix !

 

15 novembre 1941                                                                                JOHN TIMM.

 



Pourquoi la guerre ?

                     

La vague de la guerre, qui, il y a une quinzaine, frappait haut, et qui est ensuite quelque peu redescendue, est presque remontée jusqu’à sa ligne précédente de hautes eaux. Sa persistance montre la force des intérêts qui sont derrière elle. Ce sont ces intérêts que nous avons en partie indiqués dans des numéros antérieurs. Mais il reste un autre “intérêt”, parfois un intérêt déterminant.

Une guerre extérieure a toujours été le refuge des tyrans vis-à-vis du danger représenté par des éléments turbulents à l’intérieur du pays. Les massacrer tout simplement, et ainsi s’en débarrasser, n’est pas une tâche aisée, aussi absolu que soit le pouvoir du tyran. Il peut se livrer à des massacres locaux et isolés, car ils ne choqueront pas la conscience publique ; mais ils sont inadéquats. Une guerre extérieure satisfait à toutes les exigences de cette affaire. Au moyen d’un généreux roulement de tambour patriotique, même l’élément intérieur considéré comme dangereux chez lui est attiré dans l’armée ; la guerre une fois engagée, le carnage accompli parmi ces éléments est considéré comme quelque chose d’inhérent à la guerre ; et, quelle que soit l’issue de la guerre, le tyran qui l’a provoquée est vainqueur sur ce point-là : les éléments turbulents qui l’avaient inquiété sont décimés ; les plus dociles, étant moins passionnés, ne sont pas allés au front, et ils demeurent un masse plus facile à vivre. Ce sont précisément de tels motifs qui sont derrière la vague de guerre que nous connaissons à l’heure présente, et ce sont eux qui lui donnent la persistance qu’elle a.

Notre classe capitaliste observe avec une inquiétude qu’elle cherche à dissimuler, mais elle n’y parvient pas, les masses de pauvres que son système engendre. Ces masses pauvres ont été gardées dans une si profonde ignorance qu’elles n’ont aucune compréhension de leur véritable condition. Elles se sentent pressurées, harcelées et opprimées. Mais le pourquoi et le comment sont des secrets pour elles. Elles croient même que leurs épreuves sont naturelles et que le système social qui les broie est “éternel”. Et pourtant, malgré tout cela, elles sont agitées. C’est leur ignorance même qui les rend violentes quand elles ne réfléchissent pas ; et inconstantes, elles courent derrière des chimères politiques lorsqu’elles réfléchissent vraiment, dans la mesure où il leur est donné de réfléchir. Dans les deux cas, elles sont source de danger. La guerre est un exutoire. Aujourd’hui, la classe capitaliste d’Amérique dans son ensemble est en faveur de l’occasion qu’offrira une effusion de sang à grande échelle, sans avoir à supporter l’accusation d’inhumanité, mais au contraire en lui donnant une chance d’affecter une dévotion patriotique.

Le carnage est un spectre qui ne lâche pas d’une semelle le capitalisme – ce « meilleur de tous les systèmes sociaux possibles ».

 

The People, vol. VII, n° 51, 20 mars 1898

 

Caricatures

                    

À plusieurs reprises, et à chaque fois en illustrant l’affirmation avec un fait, nous avons indiqué que le syndicat pur et simple n'est pas une organisation ouvrière, mais une caricature de capitalisme. Un incident qui a eu lieu au cours de ces jours de guerre, va nous aider à démontrer ce fait.

Tous les observateurs intelligents savent que la guerre actuelle, qui a pour prétexte la sympathie pour Cuba, est seulement, entre autres choses, une méthode adoptée par la classe capitaliste pour soulager le marché congestionné du travail, et pour aider à éliminer l’attaque d’apoplexie dont la nation est menacée. La classe capitaliste se rend compte que c’est le capitalisme qui est la cause de la congestion : les outillages de production, qui sont possédés privativement, supplantent le travail et provoquent la congestion qui menace de faire effondrer le tout. Éliminer la cause de la maladie et placer l’appareil de production entre les mains de la nation ne fait pas partie du programme capitaliste. Aucune classe qui serait consciente de ses propres intérêts n’est disposée à se couper la gorge. Proposer d’éliminer la cause des convulsions actuelles qui menacent la société équivaudrait, de la part de la classe capitaliste, à décréter sa propre mort. Intelligemment, en tant que classe, elle cherche à éviter les conséquences de son propre système en laissant ses victimes, la classe ouvrière, saigner abondamment. Une guerre emporte des membres de la classe ouvrière par milliers ; c’est ainsi qu’une guerre soulage une situation, du moins pour un temps. La guerre est une méthode employée par une classe capitaliste qui ne manque pas d’intelligence pour se préserver.

Et maintenant, que découvrons-nous quand c’est un syndicat pur et simple qui agit ? La congestion du marché du travail en raison du remplacement du travail par des machines, laquelle fait que la classe capitaliste tremble pour son existence, a pour effet de faire baisser les salaires. L’organisation du travail intelligente, le nouveau syndicalisme, en connaît la raison ; et comme il a une conscience de classe, il cherche à éliminer le mal en en supprimant les causes : c'est-à-dire à mettre l’appareil de production entre les mains du peuple afin que, au lieu que des êtres humains soient remplacés, le labeur, à savoir les heures de travail, soit diminué et que plus de temps soit gagné pour le plaisir de la vie. Pas question donc de la forme pure et simple, ou bien britannique, d’organisation. Avec les capitalistes, celle-ci cherche à soulager la pression, mais elle fait tout pour conserver la cause ; et, avec les capitalistes, elle adopte une méthode qui sacrifie sa propre classe. Plusieurs de ces syndicats purs et simples non seulement appellent maintenant à la guerre, mais ils indiquent également pourquoi ils veulent la guerre, à savoir pour dégonfler le marché du travail ; et, comme les capitalistes, ils proposent des encouragements à leurs membres pour partir à la guerre, ce qui signifie s’en aller et laisser leur emploi à d’autres, ce qui rend par là même l’obtention d’un emploi et le fait de le conserver, quand il a été obtenu, un peu plus facile.

Ce que la classe capitaliste cherche, le syndicat pur et simple le cherche aussi. Mais ce que le premier cherche en ayant une conscience de classe, et par conséquent de façon intelligente, le second le cherche en étant dépourvu de conscience de classe, et par conséquent  en n’étant qu’une caricature du premier.

 

The People, vol. VIII, n° 5, 1° mai 1898


 

Une lettre ouverte

                    

À  Wm. C. McDowell,

     Président de la League of Peace [Ligue de la Paix],

           New York.

 

Cher monsieur,

Ce n’est pas que le Daily People soit avide de guerre, et ce n'est pas non plus que le Daily People ne reconnaisse pas le désir de paix internationale – au contraire, c’est pour la raison même que le Daily people, étant un organe du Socialist Labor Party, fait tout son possible en faveur de la paix sur terre qu’il se doit de décliner votre demande de coopérer avec vos efforts en vue de la constitution d’un “collège électoral” des “Nations Unies du Monde”, avec la Cour internationale à La Haye en tant que son “Département judicaire” et un Exécutif dont le titre devrait être “le Pacificateur”.

Pouvons-nous être francs avec vous sans vous offenser ? Votre plan se situe en étroit parallèle avec le Greenback Movement [Mouvement du dollar]. Le Greenback Movement aspirait à instituer une monnaie socialiste avant d’instituer une production socialiste – une absurdité. Vous aspirez à instituer la paix sociale avant d’instituer la paix économique – une même absurdité.

Notre pays subissant la Loi du capital, il n’est pas plus que tout autre pays exempt d’alliances enchevêtrées, ainsi que vous imaginez à tort que les États-Unis le sont.

Tout autant que d’autres gouvernements, le nôtre est impliqué dans des alliances avec d’autres, lesquelles engendrent la guerre. La raison devrait en être évidente.

Comme les autres gouvernements, le nôtre est en situation de guerre sociale avec la majorité de sa population – la classe ouvrière. La guerre chez soi contraint à conclure des alliances à l’étranger.

La classe ouvrière de ce pays et des autres pays, dans la mesure où elle devient consciente de ses intérêts de classe, et par conséquent de sa mission, s’alliant sans délai avec la classe ouvrière de tous les autres pays, la classe capitaliste de ce pays et des autres pays en fait de même, étant donné qu’elle est parfaitement consciente de ses propres intérêts de classe, et par conséquent de sa mission cosmopolite, qui consiste à conclure une alliance étroite avec la classe dominante des autres pays.

En outre, la guerre chez soi impose une politique différente aux deux classes. Tandis que pour la classe qui est gouvernée, la classe ouvrière, la guerre chez soi impose la paix avec ses alliés, c'est-à-dire avec l’ensemble de la classe ouvrière à l’étranger, et par conséquent la paix internationale par excellence, la guerre chez soi impose à la classe qui gouverne, la classe capitaliste, la paix seulement avec certains de ses alliés à l’étranger et la guerre avec les autres. La raison de l’effet différent de la guerre chez soi sur les deux classes réside dans leur anatomie sociale.

L’anatomie sociale de la classe ouvrière exige la paix. L’anatomie sociale de la classe capitaliste exige la lutte. La loi d’existence de la classe ouvrière est la fraternité. La loi d’existence de la classe capitaliste est : « La main de chaque homme sur la gorge de tous les autres ». Espérer la paix internationale, ou bien qu’un quelconque “dispositif astucieux” puisse assurer la paix internationale, tant que le système capitaliste prédomine, revient à ignorer les prémisses de la paix, aussi complètement que le mouvement du Greenback a ignoré les prémisses de la monnaie socialiste. Il ne faudra pas beaucoup de temps, si jamais votre mécanisme pour la paix mondiale est lancé, avant que votre Exécutif, “le Pacificateur”, ne ressemble à l’arbitre proverbial lors d’un match de baseball.

Profondément convaincu de la sagesse biblique qui met en garde contre le fait de prêcher la paix, la paix, là où il n’y a pas de paix possible, et animé de l’aspiration socialiste raisonnablement noble et noblement raisonnable de mettre fin au régime actuel de guerre universelle, l’organe du Socialist Labor Party n’a pas d’autre choix que d’exposer le caractère utopique de votre projet, et il continuera à se conformer le plus possible aux lignes que la science sociale fixe – c'est-à-dire à promouvoir par l’agitation et par l’éducation l’organisation de la classe ouvrière dans le but de renverser le règne capitaliste de l’exploitation humaine et de le remplacer par le règne socialiste de la justice humaine.  

      

   The People, vol. XII, n° 184, dimanche 31 décembre 1911

  

Un Trust international garantit qu’il y aura bien une guerre internationale

De retour de leur participation au Congrès métallurgique de Bruxelles où en fait l’International Steel Trust a été lancé, J. A. Farrell, le président de la United States Steel Corporation, et Charles M. Schwab, le président de la Bethlehem Steel Corporation, ont été catégoriques à propos de leur affirmation selon laquelle le Congrès avait posé la fondation de la paix internationale. Comme preuve de leur affirmation, ces messieurs n’ont pas fait part du fait qu’ils en revenaient avec dans leurs poches des contrats portant sur des blindages passés avec l’Italie. Il a mieux valu qu’ils ne le fassent pas. Il y a une limite à leur hypocrisie.

Il est beaucoup plus sûr, dans cette la circonstance, de présenter le fait que l’International Steel Trust fournira des rails pour les chemins de fer. Cet argument, qui a déjà été annoncé, devra avoir pour effet que les chemins de fer promeuvent la communication ; la communication le commerce ; et le commerce la paix. Par conséquent, le Trust, étant un fabriquant international de rails, est un promoteur de la paix. Rien n’est dit naturellement sur les “routes militaires”, telles que celle à double voie qui traverse la Sibérie, et de celles à voies multiples qui, nombreuses, partent de l’Asie mineure vers l’est. Mais si l’on laisse de côté cette contradiction, les contrats portant sur des blindages passés par l’Italie en disent assez pour réfuter le fait qu’il n’y a pas contradiction.

Le blindage ne promeut pas la communication ; ne fomente pas le commerce ; n’encourage pas la paix. Le blindage contrôle le commerce, paralyse le commerce ; frappe la paix à la tête. Le blindage est profitable. Ce produit de base du Trust doit trouver un marché. La où le marché n’est pas à portée de main, il doit être “accéléré”. Le fin mot de l’histoire est que le Trust nouvellement créé, déjà un instigateur national de guerre – combien a donc pu être ramassé par la personnalité de premier plan Carnegie, le roi de l’acier et du fer, lors des “Conférences de la paix” –, sera par conséquent un incitateur international d’hostilités. 

Un exemple actuel des contradictions qui sont inhérentes au système capitaliste est concrétisé dans tout cela. Le commerce exige la paix, et pourtant il provoque la guerre dans le but “d’ouvrir des marchés” ; et maintenant un International Trust, qui est supposé éliminer la guerre, est un très sérieux Trust des hostilités internationales.   

     

The People, vol. XII, n° 63, vendredi 1° septembre 1911


Le nuage de la guerre en Europe

 

Il y a peut-être beaucoup plus que des ragots oiseux de journaux dans les dépêches européennes qui sont arrivées dernièrement concernant l’imminence de la guerre. Les bourrasques de la guerre, dont nous sommes devenus familiers au cours de ces trente dernières années, pourraient aisément être ignorées. Mais il y a quelque chose dans les informations actuelles qui font résonner une note dans une gamme différente.

Pourquoi Napoléon III[1] aurait-il dû vouloir la guerre avec l’Allemagne en 1870 ? N’avait-il pas suffisamment de choses à s’occuper chez lui, ou bien ses guerres à l’étranger, en particulier son raid sur le Mexique, l’ont-elles enivré de leurs vapeurs martiales ? Le fait est que les causes silencieuses ont un pouvoir d’entraînement puissant. Ceux qui entraînent et ceux qui sont entraînés agissent de la même manière, c'est-à-dire de manière inconsciente. C'est un tel pouvoir qui a entraîné Napoléon III à sa perte. Ce qui aurait pu prendre à la France de nombreuses années pour le faire – la chute de l’Empire et dans la foulée la restauration d’une république bourgeoise –, Napoléon l’a accompli en quelques mois. La guerre qu’il a imposée à l’Allemagne l’a renversé. Elle n’a pas fait que cela, mais elle a été la cause, ainsi que Castelar[2] l’a exprimé de manière incisive, de la naissance d’une république en France « par la poudre à canon de droit divin », et ce droit divin lui-même, « à peine revenu à Berlin, a vu tout autour de son trône le spectre de la démocratie renaissante ».

Les rumeurs de guerre qui proviennent à l’heure actuelle de l’Europe et qui concernent le mouvement panslave qui enflamme la Russie, lequel pousse à la guerre avec l’Allemagne et émet des notes aiguës de “changements révolutionnaires internes”, sont si menaçantes que cela dépasse le pouvoir du gouvernement de les maîtriser – les détails relatifs à ces rumeurs jouent une note de la gamme qui rappelle les journées de 1870 quand Napoléon III s’est précipité dans la guerre avec l’Allemagne.

C’était en tant que “Français” et qu’incarnation de “tout ce qui est français” que Napoléon III a lancé son défi à l’Allemagne – et c’est en tant que “Slave” et qu’incarnation de “tout ce qui est slave” que le régime du tsar est maintenant en train d’agiter son épée sous le nez de l’Allemagne.

C’était un acte de désespoir de la part de Napoléon III d’imposer la guerre ; comme son régime, il sentait le sol natal trop dangereux pour lui ; tous deux ont ressenti cela longtemps avant que des tiers aient deviné ce fait, ou que les boutefeux des boulevards de Paris eux-mêmes se soient rendu compte que ceux-ci étaient très loin d’avoir réussi ; il n’avait pas le choix ; sa position était devenu impossible chez lui ; il devait bondir en avant et vaincre ou tout perdre ; – le régime du tsar est placé dans une situation similaire ; l’esprit révolutionnaire, présumé étranglé par des milliers de gibets, règne sur le pays depuis l’Oural jusqu’à la Vistule ; que les boutefeux en Russie soient conscients ou non de leur succès, le cri panslave, encouragé par le gouvernement, avec la guerre contre l’Allemagne qui se profile en arrière-plan, est un acte de désespoir dynastique qui consiste à tout miser sur un coup de dé.

Si en effet, les rumeurs actuelles de guerre en Europe doivent leur existence aux forces silencieuses qui sont à l’œuvre, lesquelles ont établi une république en France « par la poudre à canon de droit divin », et ont ainsi incité à établir une « démocratie renaissante » jouant le rôle d’un spectre autour du trône de Berlin, nous pouvons alors nous attendre à voir la même « poudre à canon de droit divin » allemande provoquer le renversement du tsarisme en Russie, ainsi que l’acte, qui sera effectué au cours de cette génération, quarante et quelques années plus tard que 1870, consistant à donner à son tour, à une « démocratie renaissante » autour du trône impérial des Hohenzollern, un coup de main proportionnellement plus net, avec des conséquences qui sont incalculables.    

Toutes les guerres ne se font pas pour les marchés. Quelques guerres sont des explosions volcaniques qui sont puissamment marquées par la saveur de la Révolution – de la marche vers la Révolution  

            

The People, vol. XIII, n° 287, dimanche 13 avril 1913

  

L’honneur national

 

Aucun homme, quoi qu’il puisse faire, ne peut rejeter sur un autre le déshonneur qui peut peser sur lui ; l’honneur d’un homme est d’être en accord avec soi-même, et non pas avec d’autres. Il en est ainsi pour des individus, et il en est de même pour des nations. L’honneur d’une nation n'est pas d’être d’accord avec d’autres. Ce n’est pas la conduite d’autres nations qui honore ou déshonore une autre ; une nation est honorée ou déshonorée par ses propres actes chez elle. L’application de ces principes irréfutables arrive maintenant à point nommé.

Plusieurs centaines de fusiliers marins des États-Unis ont récemment trouvé la mort dans le port de La Havane. Imaginons le pire que l’on puisse imaginer : imaginons que le gouvernement espagnol ait été lui-même coupable de la stupidité qui entoure la mort de ces hommes ; c'est-à-dire qu’il a conçu, planifié et exécuté, cet acte odieux. Cela ne fait pas de doute qu’une telle action, selon les États-Unis, est une insulte à notre égard. Mais qui est et qu’est ce gouvernement qui doit réparer le tort qui a été fait à notre honneur ? Son habilitation à demander et à exécuter cette réparation dépend de son caractère. Est-il habilité pour cela ?

Le gouvernement des États-Unis ne représente pas notre peuple, mais une petite minorité de celui-ci ; il ne représente pas l’honneur, le travail, les forces de la nation ; il représente le déshonneur de la nation ; il représente exclusivement la classe capitaliste, c'est-à-dire une classe criminelle. En tant que représentant de cette classe, le gouvernement actuel est, de la tête aux pieds, rouge du sang non pas de quelques centaines, mais de milliers et de milliers d’invalides du travail de cette nation – hommes, femmes et enfants – que, quotidiennement, il fait exploser, tue, mutile et fait mourir de faim à petit feu, dans les mines, les gares de triage, les moulins et les ateliers. La classe que ce gouvernement représente est même maintenant au banc des accusés à Wilkes-Barre, Pennsylvanie, pour le meurtre à grande échelle de travailleurs, et, à l’aide de sa prostituée de presse, elle est en train de maquiller les preuves au point de faire passer les criminels pour des innocents et les innocents pour des criminels, et par conséquent en ajoutant l’insulte aux blessures. Un tel gouvernement si peu recommandable, qui n’a aucun honneur de soi à protéger, peut-il vraiment venger l’insulte faite à notre drapeau ?

Non.

Quelle que soit l’insulte qui nous provienne de l’étranger, elle ne peut, par la nature même des choses, être vengée que lorsque cette classe, en même temps que tous ses agents électoraux de tous degrés appelant à la guerre, aura été renversée, et que sa classe ouvrière, sa seule partie honorable, et cette partie dotée d’une majorité écrasante, sera parvenue au pouvoir en s’emparant du gouvernement.

La réparation de n’importe quel affront, qui nous serait tombé dessus depuis l’étranger, doit, de par la nature même des choses, être reportée jusqu’au jour où nous pourrons régler nos comptes avec ceux qui nous insultent dans notre propre nation, soit la classe capitaliste qui gouverne à l’heure actuelle, pour tous les affronts dont elle submerge quotidiennement et insolemment le peuple.

Indignons-nous des insultes faites à notre nation, et travaillons à la venger par tous les moyens.

 

   The People, vol. VII, n° 49, 6 mars 1898

 

L’on jette Washington par-dessus bord

 

Les journées actuelles de guerre nous fournissent l’occasion d’étudier l’esprit du capitalisme de très près. Beaucoup de choses que nous avons dites à propos du caractère interne du système capitaliste doivent avoir semblé “théoriques” ; les faits historiques sur lesquels nous avons fondé nos arguments ne relevant pas de l’observation personnelle des masses, nos conclusions ont été ignorées. Cependant, les faits sont maintenant à portée de main ; tout le monde peut les voir, les entendre, les éprouver, les renifler.

Menacé par derrière par la révolution sociale, le capitalisme se retourne contre le prolétariat en révolte et, avec un froncement de sourcil moralisateur, il invoque le passé comme étant une chose sacré, qui doit être vénérée et devant laquelle l’on doit s’incliner. Ah bon ?! Le mouvement socialiste veut-il rompre avec les habitudes “ancestrales” du pays ? Quoi ?! Doit-on se débarrasser des principes de l’américanisme qui ont été consacrés par les pères de la Révolution ? Quoi ?! C’est avec horreur que les piliers de la société lèvent les bras au ciel, et la conviction devient évidente à leurs yeux que, étant donné que les socialistes n’ont pas de vénération pour le  passé, ils doivent être anéantis.

Néanmoins, nous avons constamment soutenu qu’il n’y a rien de plus infidèle que le capitalisme ; tous ses dieux, ses idoles, ses principes, sont facilement sacrifiés à chaque fois qu’il peut transformer ses choses sacrés en argent. Il est venu au monde en décapitant tout ce qu’il avait à portée de vue et tout ce qui était hors de vue ; en éradiquant les églises, en renversant les autels, en défonçant les idoles, et il est toujours prêt à faire la même chose à nouveau.

La guerre le prouve.

Parmi les figures les plus vénérées du pays, Washington occupe très généralement une place de premier plan ; nos politiciens, professeurs et ecclésiastiques, capitalistes se sont toujours tournés vers lui ; ses paroles sont constamment citées ; et parmi les mauvaises choses qui sont imputées aux mauvais socialistes, l’on a mentionné plus d’une fois leur intention de « répudier Washington ».

Et pourtant, que voyons-nous maintenant ?

Au Congrès, dans la presse, en chaire, l’avertissement washingtonien contre les alliances qui empêtrent, les conquêtes, etc., lequel est maintenant prononcé fréquemment à l’encontre du projet de garder les Philippines, de prendre Hawaï, etc., etc., est accueilli par quoi ? Par rien de moins qu’un ricanement adressé à Washington, par une annonce qui équivaut à déclarer qu’il est “dépassé”, bref, par le fait de le jeter par-dessus bord.

Washington, disent maintenant ces mêmes personnes qui étaient encore tout récemment de fervents partisans du passé, ne pouvait pas prévoir les conditions modifiées dans lesquelles nous vivons à l’heure actuelle ; Washington, nous disent-ils, écrivait, parlait et pensait, en d’autres temps et pour d’autres temps ; Washington, pour résumer, n’a désormais plus d’importance.

Parmi les nombreux symptômes de l’époque, cet affranchissement des capitalistes de leurs propres dieux est le symptôme le plus certain de la révolution imminente. Le navire capitaliste est en train de larguer ses amarres. Étant à la dérive, qu’adviendra-t-il de cette embarcation imbibée d’eau ?

  

      The People, vol. VIII, n° 13, 26 juin 1898 

 

Échanges de l’injure “traître !” au Sénat

 

Si l’on en juge par ce que publient les journaux à sensation [que l’on appelle ici les journaux “jaunes” (NdT)], qui vont du jaune safran le plus doux à l’ambre jaune le plus profond, les États-Unis présentent un contraste remarquable avec l’Espagne : tandis qu’en Espagne le pays est déchiré par des dissensions, ici, avec nous, le spectacle est celui d’un morceau d’humanité uni, fort de presque quatre-vingt millions d’habitants, en parfaite osmose, enchanté du centre vers la périphérie, et vice-versa, avec l’admiration mutuelle et la confiance réciproque de ses innombrables unités. Effectivement, le spectacle serait remarquable s’il était vrai ; mais il n’est pas vrai ; et il est naturel qu’il ne soit pas vrai, quand l’on voit l’intense antagonisme de classe et de sous-classe qui règne ici, et c’est le spectacle de la nécessité qui règne forcément dans un pays comme le nôtre où le système capitaliste est le plus exubérant(*). Le pays ne présente pas le spectacle de l’admiration et de la confiance mutuelles universelles. C'est exactement le contraire ; et le conflit a éclaté au Congrès avec une telle intensité que les journaux à sensation méritent vraiment l’estime que l’on accorde à leur “habileté”, car ils sont parvenus, ainsi qu’ils l’on fait, à étouffer l’affaire, et à continuer à propager leur roman de fiction.

C’est le lundi 25 avril que la scène suivante a eu lieu au Sénat des États-Unis, telle qu’elle a été recueillie par le Congressional Record publié deux jours plus tard :

Le sénateur Butler, de Caroline du Nord, avait la parole ; lui et ceux qui l’approuvaient lançaient des regards de défi à un groupe qui leur faisait face, avec le sénateur Hawley, du Connecticut, en son centre. Qu’est-ce qui divisait ces deux coteries ? Le “patriotisme” ainsi que chacun le comprenait. Le premier groupe, celui qui se rassemblait autour du sénateur qui avait la parole, avait fait ses preuves en vendant le pays au Silver Syndicate [syndicat de l’argent] et en faisant tirer sur les ouvriers des mines d’argent lorsqu’ils demandaient de meilleures conditions ; le second groupe avait fait ses preuves en vendant le pays à l’Armor-Plate Trust [société de plaques de blindage], entre autres, et en menaçant de la baïonnette les travailleurs afin de les soumettre. L’équipe du Silver Syndicate n’avait pas réussi à se faire acheter en bloc par l’Armor-Plate Trust ; l’Armor-Plate Trust n’était pas parvenu à se faire rafler par le Silver Syndicate. Naturellement, le patriotisme de chacun était à couteaux tirés avec celui de l’autre. Leur inimitié mutuelle est brûlante – d’autant plus que chacun “cherche à se remplir les poches” dans cette guerre. Dans ce contexte, l’on comprend mieux la performance qui a été accomplie.

C'est le sénateur Butler, de l’équipe du Silver Syndicate, qui tenait le crachoir : il parlait, en rentrant dans les détails de l’arnaque, des plaques de blindage, et il s’étendait en long et en large sur les bouches d’aération qui ont été vendues au gouvernement par l’Armor-Plate Trust ; pour ne pas être accusé d’imprécision, il est rentré dans les détails, en précisant les navires et les parties de chacun qui avaient été blindées par des bouches d’aération. Il poursuivait à ce rythme lorsqu’il y eut des interruptions soudaines en provenance du groupe de l’Armor Plate Trust, avec le sénateur Hawley en son centre.  Les interruptions ont gagné en fréquence et en violence jusqu’à ce que le sénateur Hawley se soit mis à hurler :

 

« Je me dois de protester contre cela. Si le sénateur de la Caroline du Sud devait écrire à titre privé une communication au gouvernement espagnol afin de lui révéler les défauts qui concernent certaines plaques de blindage, et de les lui indiquer, il serait (en pointant son doigt de façon menaçante en direction du sénateur Butler) COUPABLE DE COMPLICITÉ DE TRAHISON ! ».

 

Ce coup tiré par le camp du patriotisme de l’Armor-Plate Trust a eu pour réponse cet autre coup tiré par le camp du patriotisme du Silver Syndicate, avec le sénateur Butler comme artilleur :

 

« Si quelqu’un est COUPABLE DE TRAHISON, ce sont ceux, Y COMPRIS LE SÉNATEUR DU CONNECTICUT, qui ont eu une position partisane en faveur de l’Armor-Plate Trust, qui les ont aidés à perpétrer ces fraudes vis-à-vis du gouvernement, et QUI ONT OBTENU UNE RÉMUNÉRATION EXORBITANTE POUR AGIR DE LA SORTE, EN METTANT AINSI EN DANGER NOS NAVIRES, LA VIE DE NOS MARINS, ET SANS DOUTE L’HONNEUR DE NOTRE DRAPEAU. ».

 

« Trahison ! », telle est l’injure échangée dans la plus haute division du Congrès par des traîtres à leur pays ; chacun d’eux, à sa façon, a fait de son mieux pour déshonorer notre peuple dans l’intérêt de sa propre sous-classe du capitalisme et est maintenant en train de faire tout ce qu’il peut pour se retirer de la guerre ; il fait non seulement la clarté sur le “patriote” capitaliste, mais il met aussi en relief la totale impossibilité de l’unité dans le camp capitaliste – même par temps de danger national.

       

            The People, vol. VIII, n° 7, 15 mai 1898

  

L’amiral Togo

 

La plus grande figure historique vivante est originaire du Japon – c’est l’amiral Togo[3].

Il y a ceux qui pensent que le message de Togo au monde consiste dans « la stratégie navale incomparable déployée dans la mer du Japon, et au moyen de laquelle un pays, jusqu’alors comparativement obscur, s’était élevé à la hauteur des plus en vue ».

Cette opinion erronée, qui est soutenue par les admirateurs des exploits destructeurs, est peut-être la cause qui pousse des sentimentaux pleurnicheurs à filer à la position opposée extrême en répandant leur mépris pour « le boucher du détroit de Tsushima ».

Il est vrai que l’acte qui a attiré le regard du monde sur Togo était un acte effectué avec la “manière forte”, et par conséquent un acte de force qui gaspille la vie humaine. Mais telles sont les limites de la plus grande partie de l’humanité, à savoir qu’elle n’apprendra que par la souffrance : c’est seulement la souffrance qui accoutumera ses sens à la réceptivité pour tout message. Si la plus grande partie, ou simplement la moitié, de l’humanité  était composée de Marx, de Jules Guesde, de Pablo Iglesias, ou d’Hervé, la République socialiste ou industrielle serait maintenant un fait établi, et les horreurs du capitalisme seraient une chose du passé. L’oreille de l’esprit l’humanité ne peut être atteinte que par et à travers les gémissements des hommes.

C'est par ce moyen que Togo a délivré ce message – la réfutation de la théorie des “races arriérées” engendrée par la vanité et retardant le progrès.

Mais, comme toute lutte ou déformation des conquêtes de la science, la guerre navale exerce, et de loin, les plus fortes pressions sur l’intelligence, sur la fibre morale et physique du combattant. Depuis l’amiral jusqu’au canonnier de marine, le guerrier naval se classe à un niveau plus élevé que le soldat terrestre correspondant. Conquérir, avec des instruments modernes de la guerre navale, par la stratégie que Togo a mise en œuvre, témoigne d’une haute catégorie d’homme, non pas simplement de l’homme qui a commandé la conquête et de ceux qui étaient associés à lui, mais de la nation qui l’a et les a produits. La flotte de Togo, différemment de celle de toutes les autres nations, et certainement différente de la nôtre, avait des officiers et des hommes exclusivement japonais. Elle représentait la réussite de la race japonaise.

Faisant référence, et même faisant envieusement référence, dans l’enceinte de la Chambre des Lords, à la victoire du Japon sur la Russie, réalisée sous l’excellent commandement de Togo, lord Curzon[4] a dit de cet événement qu’il « était un coup de tonnerre qui a résonné à travers les galeries des chuchotements d’Asie ». Bien que les paroles de lord Curzon aient été lourdes de sens, elles n’étaient pas à la hauteur du fait dans ses prémisses. La victoire du Japon, qui a été assurée grâce au talent mental et physique de Togo, était un message lancé d’une voix tonnante aux “races supérieures”, et de manière suffisamment forte pour fracasser la superstition concernant les “races arriérées”. En tant que tel, c’était un message qui mettait fin à une ère et qui marquait le début d’une autre ; c’était un message de l’humanité ; un élément contributeur à l’ordre international ; une des pierres angulaires sur lesquelles doit être élevée la structure dont la coupole verra se déployer le drapeau rouge de la fraternité humaine, l’emblème du mouvement socialiste.

Il importe peu que Togo « ait bâti mieux qu’il ne savait ». Les trompettes, à travers lesquelles l’évolution sociale claironne son message, ne sont pas des “flutiaux”, mais elles sont des instruments faits d’un métal du meilleur choix, forgé sur les enclumes du temps.

           

            The People, vol. XII, n° 41, jeudi 10 août 1911

 

Deux coups de feu

 

Maintenant que les journées de Dewey, avec leurs célébrations et leur enthousiasme, sont terminées, il est possible que l’esprit public soit suffisamment dégrisé pour considérer sérieusement ce qui s’est réellement passé à Manille le 1° mai 1898.

Dans l’histoire de notre pays, ont été tirés deux coups de feu qui ont marqué une époque L’un a été tiré à Lexington(*), au siècle dernier ; l’autre a été tiré dans la baie de Manille, l’année dernière. Tous deux ont résonné dans le monde entier. Lors des deux, le monde a été surpris : tous deux annonçaient l’entrée sur la scène de l’histoire d’un nouvel élément, une nouvelle nation, avec laquelle toutes les autres et l’histoire mondiale allaient devoir compter.

À Lexington, il y a cent ans, le fracas des tirs de mousquet proclamait que l’Amérique coloniale coupait le cordon ombilical qui la raccordait au féodalisme, et qu’elle entrait dans l’ère du capitalisme ; dans la baie de Maille, l’an dernier, les canons de l’Olympia(*) ont proclamé que l’Amérique ploutocratique coupait le cordon ombilical qui la raccordait au conservatisme capitaliste.

À Lexington, le fracas des tirs de mousquet annonçait l’avènement sur la scène de l’histoire d’une nation de citoyens indépendants ; les canons de l’Olympia proclamaient que cette époque était terminée.

À Lexington, le fracas des tirs de mousquet inaugurait le conservatisme et l’exclusi-visme nationaux ; les canons de l’Olympia ont mis l’exclusivisme en lambeaux et elle annonçait d’une voix tonnante au milieu des nations internationalement en guerre le fait de l’arrivée dans l’arène d’une force nouvelle et puissante.

À Lexington, le fracas des tirs de mousquet a délimité le champ de la lutte interne ; les canons de l’Olympia ont franchi ces limites et les ont étendues aux confins du monde.

Pour résumer, à Lexington, les mousquets ont annoncé la naissance d’une révolution sociale-économique ; les canons de l’Olympia ont proclamé que cette révolution était achevée, et qu’elle était par là même le héraut de l’arrivée prochaine de la nouvelle – la RÉVOLUTION SOCIALE de notre temps.

Telle est la signification de l’événement qui s’est déroulé dans la baie de Manille le     1° mai 1898 ; et, en tant que tel, en tant que pierre blanche qui suggère avec certitude l’imminence de l’aboutissement de la révolution de toutes les révolutions – la révolution sociale qui donnera naissance à la République socialiste –, il peut très bien être salué avec joie.  

 

The People, vol. IX, n° 29, dimanche 15 octobre 1899

 

Un mot adressé au prolétariat d’Espagne

 

Camarades travailleurs – Le comités respectifs, dénommés gouvernements, de la classe dominante dans nos deux pays nous ont donné l’ordre de nous sauter mutuellement à la gorge.

L’état d’esprit dans lequel vous et nous avons été mis vis-à-vis de l’autre illustre l’inhumanité profonde, l’absurdité monstrueuse, du système social dans lequel nous vivons.

Quelle querelle avez-vous avec nous, ou nous avec vous ? Aucune. L’on dit que c’est le sol de Cuba qui serait l’objet du litige. Sa possession par la classe qui vous gouverne vous a-t-elle bénéficié le moins du monde ? La richesse, la richesse croissante, tirée du sol de Cuba, a-t-elle coulé dans vos mains pour un quelconque montant perceptible ? La “Perle des Antilles” est-elle une pierre précieuse qui brille sur votre front ? La question semble presque cruelle. Non seulement la richesse tirée de Cuba ne vous a jamais touchés, mais, constamment, à certaines périodes moins, et à d’autres davantage, vous avez été forcés de mêler le sang de vos propres veines à la sueur du front de la classe ouvrière de Cuba afin d’assurer à vos exploiteurs communs la jouissance de la fertilité de Cuba. La “Perle des Antilles” n’a jamais été qu’un bijou de famille de vos tyrans et une malédiction supplémentaire pour vous. Pour le moins, en ce qui vous concerne.

Et quant à nous, nous savons très bien que, si Cuba “nous” est dévolu ou bien est rendu “libre”, notre sort ou bien le sort des travailleurs de Cuba n’en sera pas amélioré. Même cause, même effet. Le système social dans lequel nous vivons tous deux restera le même. Par conséquent, le problème n’est pas quelque chose qui nous concerne. Qui concerne-t-il ?

En dehors des intérêts capitalistes généraux et conflictuels dans nos deux pays, les intérêts immédiats et représentatifs concernés sont ceux de nos deux gouvernements. Notre gouvernement républicain cherche à se perpétuer à l’aide d’une guerre ; le gouvernement de votre reine-régente cherche à empêcher sa chute, laquelle résulterait certainement de l’abandon de Cuba. Ce sont des intérêts apparentés qui sont rassemblés derrière chacun d’eux.

La théorie, qui est fondée sur une longue série de faits, a depuis longtemps établi le principe selon lequel la paix et la civilisation ne peuvent jamais durer tant que les nations sont dirigées par la classe de brigands qui détient les rênes du pouvoir à l’heure actuelle. Il s’ensuit par conséquent le principe selon lequel la classe ouvrière de toutes les nations n’a qu’un seul ennemi – la classe capitaliste de toutes les nations, et sa propre nation est en tête de liste.

La guerre qui a éclaté entre nos deux nations en fournit l’illustration la plus récente. Aveuglés par le manque de conscience de classe, nombreux sont ceux de notre classe, des deux côtés de l’océan, qui peuvent encore se permettre d’être absorbés et fascinés par leurs exploiteurs. Néanmoins, l’espoir est justifié que cela puisse être l’une des dernières expériences qu’ils devront faire ; et que, se haussant à la pleine hauteur de leur classe, ils puissent bientôt adopter la position qui seule garantira la paix du monde.

En attendant, à travers la fumée des canons crachant le feu, et les flots de sang humain que cette guerre fera couler, nous, le prolétariat d’Amérique ayant une conscience de classe, nous vous tendons la main de la fraternité.

 

 The People, vol. VIII, n° 5, 1° mai 1898



[1] Louis Bonaparte (1808-73), neveu de Napoléon Bonaparte, a dirigé la France en tant que Napoléon III de 1852 à 1870.

[2]  Emilio Castelar y Ripoll (1832-99) était président  (1873-74) de la Première République d’Espagne quand il a été renversé par un coup d’État militaire qui a conduit à la restauration de la monarchie espagnole. 

(*)  De Leon emploie l’adjectif rank qui signifie aussi “nauséabond”. Difficile choix pour le traducteur ! (NdT).

[3] C’est l’amiral Heihachiro Togo (1846-1934) qui commandait les forces navales japonaises qui ont infligé une défaite aux flottes russes à Port Arthur et à Tsushima au cours de la guerre russo-japonaise de 1904-1905.

[4] George Nathaniel Curzon (1859-1925), un politicien du Parti conservateur britannique qui est entré au Parlement en 1886 et qui a été vice-roi de l’Inde de 1895 à 1905, était un membre de la Chambre des Lords et chancelier de l’Université d’Oxford lorsque cet éditorial a été écrit en 1911.

(*) Les batailles de Lexington et de Concord sont les premiers engagements militaires de la Guerre d’Indépendance des États-Unis. Elles se sont déroulées en 1775. (NdT).

(*)  Le commodore George Dewey avait fait de l’Olympia son navire amiral. (NdT).

vendredi 15 janvier 2021

L'antifascisme confus et la décomposition de l'Etat ne sont pas nouveaux !

 

Voici un souvenir d'article, d'une période plus grave et plus sanglante (la décolonisation) que nos jours covidifiés, dont les termes et analyses sont les mêmes que le meilleur du maximalisme aujourd'hui, au point qu'on ne demande si le monde change jamais mais qu'il est sûr que les gauchistes et la gauche partouzarde sont toujours aussi cons. Etonnant article! L'histoire bégaierait-elle?

 

Crise du gaullisme et crise de la « gauche »

 

Article de Jean Delvaux (S ou B n°33, décembre 1961)

 

Etrange pays. Vers la mi-septembre, un attentat bien préparé contre De Gaulle échoue ; réussi, c’est la Vème République qui sautait. Trois semaines après, la troupe De Gaulle en tournée dans les départements les plus misérables fait recette, et le protagoniste se mêle à la foule. Pourtant, ces mêmes paysans qui l’acclament, ou bien leurs frères, bloquaient les routes deux mois auparavant pour protester contre sa politique agricole. A Paris et ailleurs, les explosions de plastic se succèdent ; elles pourraient faire sauter des pâtés de maisons, elles ne cassent que des vitres. En Algérie, le hors-la-loi Salan s’adresse à la population sur les longueurs d’onde de la radio officielle, préalablement sabotée. L’O.A.S.  va-t-elle tenter sa chance ? M. Marçais, député ultra d’Alger, lui dit dans « Carrefour » que « ce serait très inopportun ». Et Le Monde titre, avec un sérieux imperturbable : « Le gouvernement entend parer à un nouveau putsch ». Faut-il donc croire que cela n’allait pas de soi ? Peut-être ; en tout cas, pour y parer, le conseil des ministres se borne à procéder « semaine après semaine, à un examen  critique de la situation en Algérie ».

C’est peut-être aussi tout ce qui est en son pouvoir. L’O.A.S. ne pourrait pas faire ce qu’il fait en Algérie, et même en France, sans des complicités solides dans l’armée, la police, l’administration, les entourages ministériels. A quelle autorité obéissent donc les rouages de l’appareil d’Etat ? Cela dépend. « Depuis deux ans les activistes les plus recherchés sont rarement découverts », s’ils ont la bonté de se livrer eux-mêmes il est difficile de trouver des juges pour les condamner, et envoyés par miracle en prison il leur est plus naturel d’en sortir. Les routes ne sont sûres que pour les évadés, et les frontières sont des passoires ». Ce style admirable est celui de Jacques Fauvet (Le Monde, 1-2 octobre 1961). Seulement, ce qu’il appelle la « mollesse du pouvoir », il faut lui donner son vrai nom : la décomposition de l’appareil d’Etat.

Tout le monde parle de putsch imminent, mais personne n’a l’air de s’en inquiéter outre mesure. Les politiciens professionnels ont déclaré la patrie en danger, proclamé la nécessité de regrouper et d’unir les démocrates et même les républicains – puis sont revenus à leur belote. M.Mendès France convoqua une conférence de presse pour faire savoir que le pays était au bord de la guerre civile, après quoi il partit en Italie. Quant aux français moyens, ils travaillent, se laissent exploiter, regardent la TV et dorment comme si le putsch éventuel ne les regardait absolument pas. Quelques appels à préparer la lutte contre les activistes sont tombés à plat ; on signale la constitution d’un comité anti-fasciste à Saint Brieuc, d’au autre à Albi.

Deux conditions essentielles semblent donc réunies pour qu’un nouveau putsch éclate et même réussisse. Si les généraux et les préfets, les commissaires de police et les juges d’instruction, avant de combattre un coup d’Etat, attendent d’être sûrs que celui-ci ne l’emportera pas ; et si la population refuse absolument de s’y intéresser – alors effectivement une solide organisation de conspirateurs pourrait s’emparer du pouvoir.

Mais qu’y ferait-elle ? La réussite d’un putsch de l’O.A.S. serait, ipso facto, son échec. Soit un quelconque Salan « au pouvoir », à Paris. Renverserait-il la politique algérienne actuelle ? Admettons. Il lui faudrait quand même s’il voulait mener la guerre à outrance, faire marcher, dans tous les sens du mot, la société française. Or, en dehors d’une frange minuscule d’ultras, personne en France ne veut la continuation de la guerre. La bourgeoisie veut en finir car elle ne lui rapporte rien et risque en se prolongeant de perturber gravement la poursuite de ses affaires. Les travailleurs sont restés jusqu’ici apathiques pour beaucoup de raisons, mais aussi parce qu’ils croyaient que De Gaulle ferait la paix. Cette apathie ne se prolongerait pas longtemps si on leur proposait une poursuite indéfinie de la guerre. Le contingent a déjà montré le 22 avril qu’il n’acceptera pas n’importe quel sort. Enfin, tous les gouvernements occidentaux se coaliseraient contre une politique qui pousserait le F.L.N. dans les bras de l’U.R.S.S. et de la Chine.

Salan, ou qui que ce soit, ne pourrait donc pas renverser la politique algérienne, sans être renversé lui-même dans quelques semaines. Le putsch pourrait-il n’être que le point de départ pour l’instauration d’un quasi-fascisme ; les gens de l’O.A.S. viseraient-ils l’instauration d’un nouveau régime en France même, et qu’en Algérie advienne que pourra ? – Cette perspective est aussi peu fondée que la précédente. Ni un régime, ni même un mouvement fasciste ou similaire ne sont possibles actuellement en France, car ils n’auraient ni programme, ni idéologie, ni base dans une section quelconque de la masse, ni enfin et surtout l’appui des couches dominantes qui se trouvent fort bien de la situation actuelle et n’ont aucune raison de s’embarquer dans une aventure qui se terminerait très mal en tout état de cause.

Mais, dira-t-on, tout cela étant admis, les gens de l’O.A.S. ne sont pas obligés de le voir. Après tout, le 22 avril la situation n’était pas tellement différente[1]. En effet, l’on ne peut exclure une tentative des activistes de s’emparer du pouvoir, ou de faire sécession en Algérie. Ce qu’on peut exclure, c’est que les activistes au pouvoir ou non, puissent imposer leur politique ; et ce qui est plus qu’improbable c’est qu’ils arrivent jamais au pouvoir en France. La situation est certes différente en Algérie, mais là encore comme le montre J-F. Lyotard dans l’article que l’on lira plus loin, les perspectives d’une O.A.S. installée au pouvoir sont rigoureusement nulles. Ajoutons qu’en cas de coup limité à l’Algérie, l’O.A.S. aurait à affronter pas seulement et pas tellement la partie « loyaliste » de l’administration et de l’armée, mais le contingent et la masse musulmane dont l’attitude sera déterminée, beaucoup plus par le consignes officielles du F.L.N., par la haine inassouvissable des colons racistes que l’atmosphère et les ratonnades des derniers mois n’ont rien fait pour apaiser.

 

***

Si l’idée d’un putsch prend aux yeux de beaucoup une consistance qu’elle n’aurait pas par elle-même, c’est qu’elle surgit sur le fond d’une autre constatation, infiniment plus sérieuse et irrécusable : la décomposition de l’appareil d’Etat et l’effondrement des institutions politiques du capitalisme, parlement et partis.

Cette décomposition et cet effondrement ne sont pas nouveaux ; ce sont eux qui ont déjà rendu possible le 13 mai, cet autre putsch qui avait à la fois réussi et échoué[2]. Tentative des éléments les plus arriérés de la société française de Dunkerque à Tamanrasset d’imposer la politique utopique et anachronique de l’Algérie française, il n’a réussi à renverser la IVème République qu’en manquant ses objectifs propres ; récupéré par les classes dominantes de la métropole, il a été mis eau service de fins absolument contraires à celles des colons et des officiers activistes d’Alger. Il s’agissait, à court terme, de mettre de l’ordre dans le chaos généralisé créé pendant la dernière période de la IVème république ; à plus long terme de rationaliser les structures économiques, sociales et politiques du capitalisme, de résoudre la contradiction entre la croissance d’une industrie moderne et le poids énorme des éléments archaïques dans l’économie, la politique et l’Etat.

Le bilan du nouveau régime, du point de vue du capitalisme français, n’est pas simple. La situation économique immédiate du capitalisme français, qui au printemps 1958 était au bord de la faillite, a été redressée. Le budget a été équilibré, l’inflation éliminée, la balance des paiements extérieurs devenue excédentaire a permis de rembourser des dettes de presque deux milliards de dollars et de porter les réserves or et dollars de 370 millions de dollars fin 1958 à 2.850 millions fin septembre 1961. Le secret de ce redressement est fort simple : cependant que la rationalisation de la production, les nouveaux investissements et l’accélération du rythme de travail faisaient augmenter la production industrielle de 20% entre 1957 et 1960, les salaires réels des travailleurs après une baisse substantielle en 1958 et surtout 1959, retrouvaient à peine à la fin de 1960 leur niveau de 1957. Ce n’est qu’en 1961 qu’une augmentation des salaires réels en gros parallèle à celle de la productivité a recommencé.

Si rien de positif n’a été fait sur les grands problèmes de structure (agriculture, distribution, éducation, logement et urbanisme) au moins les effets du mouvement « spontané » du capitalisme n’ont pas été entravés comme par le passé ; ils ont même été favorisés par l’accélération du Marché Commun et l’intégration accrue de la production française au marché mondial. L’absorption des paysans par les villes et l’industrie s’est intensifiée, les usines vont chercher la main d’œuvre bon marché et docile au fin fond des provinces, les fusions d’entreprises et les accords de spécialisation ont transformé plusieurs secteurs de l’industrie.

La décolonisation en Afrique noire était inévitable, mais telle qu’elle a été effectuée par De Gaulle elle a abouti à une débandade. Sans rappeler la farce de la « Communauté », il suffit de constater que la « présence française » en Afrique noire est désormais uniquement fonction des subsides versés par Paris aux gouvernements locaux, et durera autant que ces subsides.

Mais chacun constate l’échec du gaullisme en Algérie et son incapacité de reconstituer l’appareil d’Etat. Ce sont là évidemment deux phénomènes qui se sont réciproquement conditionnés, mais dont la cause profonde et commune est finalement la nature même du régime, son mode d’existence social et politique. Le régime est né, et ne pouvait que naître d’une opération au sommet. Il n’a pas été porté au pouvoir, ni n’y a été maintenu, par un mouvement politique véritable, qui aurait entrainé l’adhésion active d’un secteur quelconque de la société. Sa stratégie a donc naturellement consisté en une tentative de restaurer et de consolider l’appareil d’Etat à partir du sommet, profitant du soutien purement passif et plébiscitaire de la grande majorité de la population. Pour ce faire il lui fallait d’abord ramener l’armée d’Algérie sous l’autorité de Paris. Ce processus entamé en septembre 1958, n’a jamais pu aboutir. De Gaulle n’a pas pu sortir de ce cercle vicieux, il s’y est plutôt lamentablement embrouillé : pour liquider les prétentions de l’armée à un rôle politique, il fallait supprimer le fondement des ces prétentions, la guerre d’Algérie ; et pour terminer la guerre, il fallait être capable d’imposer le silence aux officiers. En fait, la prolongation de la guerre renouvelait constamment la dissidence potentielle des officiers activistes et celle-ci rendait encore plus difficile la conclusion d’un accord avec le F.L.N. Il faut reconnaître que les invraisemblables absurdités qui ont caractérisé la conduite de l’affaire algérienne depuis trois ans – les tergiversations, les palinodies, les ajournements, les refus de négocier suivis de l’octroi unilatéral en sans contrepartie de ce qui avait été refusé avec acharnement – ne résultent pas seulement de l’incapacité personnelle et de l’irréalisme de de Gaulle, mais reflètent également cette situation objective.

A cet égard, les plébiscites ne pouvaient être d’aucun secours. Le cercle vicieux n’aurait pu être brisé que par une force politique réelle en métropole, qui aurait animé et impulsé l’appareil d’Etat, entrainé des couches de la population à soutenir la politique gaulliste, fourni les cadres qui l’aurait réalisée. Or, une telle force politique, la bourgeoisie a été et reste incapable de la produire. Rien de plus frappant que le contraste entre l’application que mettent bourgeois et « cadres » français à gérer leurs affaires privées, et ce mélange d’incapacité et d’indifférence qui les caractérise dès qu’il s’agit de « politique » - c'est-à-dire de leurs affaires collectives ; rien de plus éclatant que la contradiction entre l’état économique florissant du capitalisme français, et son délabrement étatique et politique. De l’échec du mendésisme à cette mare aux grenouilles qu’est l’U.N.R., en passant par la ridicule « néo-droite » de Duchet et les pitoyables « gaullistes de gauche », l’histoire des dix dernières années l’illustre suffisamment. L’explication de ce fait doit être recherchée dans l’histoire sociale et politique de la France depuis de longues années[3] mais aussi et surtout dans les traits les plus profonds de la période actuelle. Un mouvement politique nouveau, et essentiellement conservateur, ne saurait se constituer dans un contexte de dépolitisation générale et d’effondrement des valeurs de la société capitaliste. On ne voit pas où pourrait-il trouver les idées, les cadres, l’enthousiasme et le pouvoir de mystifier un secteur tant soit peu notable de la population.

La bourgeoisie a donc appuyé le régime gaulliste, elle n’a pas pu le nourrir et en faire une force capable de régénérer un appareil d’Etat décomposé, encore moins d’imposer de nouvelles orientations là où un effort de création politique  était nécessaire. Le régime a des assises sociales certaines et solides dans toutes les couches privilégiées ou même modestement nanties, qui y voient la seule force capable de sauver le pays du « chaos ». Il n’a pas d’assises politiques ; il repose sur un mélange d’imaginaire et de négatif : le mythe de de Gaulle et l’apathie politique généralisée. Ce serait suffisant, si les temps étaient tranquilles, l’armée disciplinée et la police loyale. Ce n’est pas le cas.

C’est dans ces conditions que le mythe de Gaulle est appelé à remplir une fonction qui enfle au fur et à mesure que se rétrécit l’emprise du pouvoir sur la réalité, c'est-à-dire que s’accumulent les démonstrations d’imprévision, d’incompétence, d’incapacité, d’incohérence, de néant total du régime et  de son chef. Lorsqu’une époque n’a pas ses grands hommes, elle les invente et il est tellement essentiel pour la société française que de Gaulle soit un grand homme d’Etat qu’une sorte de conspiration inconsciente se fait sentir jusque chez les adversaires du régime pour préserver le mythe. Pire que dans le conte d’Andersen, reconnaître que le roi est nul serait insupportable parce que ce serait reconnaître la nullité de tout l’univers politique et de soi-même. Les échecs ont beau s’accumuler[4], par eux et à cause d’eux se constitue une entité de Gaulle à part et au-dessus de tous les actes du régime, qui échappe à la critique et même à l’appréciation. On juge inadéquat, faux, stupide, catastrophique tout ce que de Gaulle fait de particulier – le Général en général est toujours préservé. Et il en sera ainsi aussi longtemps que le mythe gardera son importance vitale pour la survie du système – donc aussi longtemps que de Gaulle restera au pouvoir.

Il n’y a donc pas eu de solution au problème politique du capitalisme français, et cela signifie que le régime actuel reste à la merci d’une crise sérieuse, interne ou externe, d’un changement d’attitude de la population, et même qu’il est suspendu à la survie de de Gaulle (que le sort d’un régime dépende de cet accident qu’est la mort d’un individu n’est nullement accidentel car cela traduit précisément l’incapacité de la société considérée à résoudre le problème de sa direction politique). A ce titre-là, quel que puisse être le degré de modernisation de l’économie dans les années à venir, il subsistera une différence essentielle entre le capitalisme français et les autres pays capitalistes modernes : une fragilité fondamentale du système étatique et politique. Des réformes de la Constitution n’y changeront rien, aussi longtemps que l’institution et la vie de nouvelles organisations politiques de « droite » ou de « gauche » restera impossible.

 

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Au ridicule du pouvoir fait évidemment pendant le ridicule de l’ « opposition ». Une motion de Censure, déposée au Parlement lorsqu’elle doit être déclarée irrecevable, ne l’est plus lorsqu’elle pourrait être mise aux voix. Une question préalable déposée avec tambours et trompettes est rapidement retirée sur demande du gouvernement. Que cherchent donc les héros de la IVème République ? Rappeler qu’ils existent. Ils agitent la menace du putsch fasciste, visiblement sans y croire eux-mêmes ; les regroupements qu’ils proposent pour y faire face, se limitent à un entretien d’une heure et demie entre Mendès France et Mollet ? On croit rêver. Qui donc a installé Lacoste à Alger, y a maintenu Salan et Massu, rappelé les disponibles, attaqué Suez ? Et qui a été ministre d’Etat de de Gaulle de mai à novembre 1958 ? Ils parlent de regroupement ; mais combien de personnes ces chefs seraient-ils capables de mobiliser pour une action quelconque ? Et que proposent-ils ? Rien ; le plus explicite, Mendès France, demande carte blanche pendant deux mois pour faire la paix en Algérie et proposer au pays « de nouvelles institutions », que celui-ci aurait sans doute à approuver par référendum (il ne faut pas perdre les bonnes habitudes). Quel genre d’institutions ? Aucun doute n’est permis à cet égard, lorsqu’on voit se dessiner la coalition qui devra les préparer ; une resucée de la IVème République est tout ce que ces partis seront capables de produire, si l’occasion leur en est donnée.

 

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On ne peut donc s’étonner de l’indifférence absolue manifestée par la population à l’égard de ces revenants. La grande majorité des travailleurs ne croit pas à la menace fasciste, en quoi elle n’a pas tort, et ne voit pas comment la compagnie de M.Mollet l’aiderait à la combattre, en quoi elle a raison. Mais il y a évidemment des facteurs beaucoup plus profonds et durables dans cette attitude. Il y a, fruit d’une longue expérience[5], le mépris de la politique et des politiciens traditionnels, vus à juste titre comme des escrocs réunis en cirque ; la conviction qu’en tout état de cause, ces agitations ne changeront rien d’essentiel aux conditions de vie et de travail ; le découragement sur la possibilité de modifier l’organisation de la société ; enfin la déperdition de l’idée que les travailleurs peuvent avoir une action autre, une action autonome qui ne se situe pas sur le terrain de la politique traditionnelle mais vise à la détruire aussi bien que la société dont elle procède. Ce sont là des traits communs à tous les pays capitalistes modernes.

Mais en France les traits négatifs de cette situation ont été encore accusés par un autre facteur : la prostration des travailleurs sur le plan revendicatif. Le prolétariat français a subi sans réagir la réduction du niveau de vie, l’accélération des cadences, les économies de personnel, le durcissement de la « discipline » dans la production qui lui ont été imposés en 1958-59. Renforcée par des facteurs temporaires – les événements politiques, la menace de licenciement en fonction de la récession de 1959 et de la rationalisation de l’entreprise, le discrédit accru des syndicats, l’impression même qu’il s’agissait d’une étape passagère – cette inaction qui fait contraste avec la combativité industrielle du prolétariat anglais ou américain, par exemple, traduit des aspects essentiels de la situation du prolétariat français depuis la guerre. La division politique et syndicale très profonde depuis 1947-48 ; les traits particuliers de la bureaucratie syndicale, en partie inféodée presque directement aux gouvernements, en partie subordonnée, via le P.C. à la politique étrangère russe ; depuis quelques années, la rupture entre les générations et le refus par les jeunes ouvriers des anciennes formes d’organisation[6] ; subsidiairement, l’entrée dans l’industrie d’un nombre important de paysans et l’importation sur une large échelle de travailleurs étrangers, qui accédaient ainsi à un niveau de rémunération substantiellement supérieur – ce sont ces facteurs qui expliquent la faible combativité du prolétariat français depuis treize ans, et ses nombreux échecs. Ce sont eux également qui expliquent la facilité avec laquelle les bureaucraties syndicales ont pu faire disparaître jusqu’au souvenir même des formes de luttes ouvrières, et que les piquets de grève, les actions de solidarité, les collectes pour les grévistes soient devenues si rares en France.

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Depuis trois ans, les travailleurs ont eu à se débattre contre des conditions d’existence très dures ; à la baisse du niveau de vie s’ajoutait l’insécurité de l’emploi et le durcissement des conditions de travail. Sur le plan collectif, ils ne trouvaient que la division, des organisations usées jusqu’à la corde, des traditions mortes. Maintenant, ils commencent à s’en sortir. La lente réanimation des luttes, commencée il y a plus d’un an, s’accentue comme en témoigne le succès répété des dernières grèves dans le secteur public. Autre fait caractéristique, à côté des demandes de salaire on voit apparaître des revendications concernant les conditions de travail et de vie dans l’entreprise.

Au même moment, les héroïques démonstrations des algériens, protestant contre la vie en ghetto qui est leur lot officiel dans le Paris de 1961, viennent rappeler brutalement à la population française que des milliers d’hommes vivant à côté d’elle sont prêts à affronter le combat et la mort pour en finir avec l’oppression. Elles aussi dévoiler encore une fois l’ineffable ignominie de toutes les organisations « de gauche » qui protestent en paroles contre les traitements infligés aux algériens, mais pas une seconde n’envisageraient une solidarité effective, dans la rue, avec des algériens qui manifestent : pour Thorez et les siens, pas moins que pour M. Robinet, les algériens sont des parias intouchables.

Le futur putsch : ce que de Gaulle pense, et ce qu’il dira à son prochain voyage ; le regroupement du P.S.U. et de la S.F.I.O. ; la succession du régime – ces futilités irréelles, voilà les préoccupations « réalistes » de bon nombre de militants pourtant sincères. La lutte du peuple algérien pour sa liberté là-bas et ici ; les luttes des travailleurs français contre l’exploitation, qui recommencent – voilà ce qui est réel actuellement. C’est à partir de cette réalité qu’un mouvement ouvrier digne de ce nom pourra être reconstruit en France – non pas à partir d’une agitation vide contre un fascisme imaginaire. Et la tâche des militants n’est pas de mystifier les travailleurs et de se mystifier eux-mêmes en appelant à des regroupements à la fois impossibles, stériles et honteux. Elle est de s’atteler patiemment à cette reconstruction du mouvement ouvrier en aidant les travailleurs dans leur lutte, en faisant renaître une conscience socialiste chez le prolétariat, en faisant comprendre la nature de la guerre d’Algérie, en suscitant la solidarité active des travailleurs français avec les algériens en lutte.

La tâche des militants ce n’est pas l’antifascisme confus, ni la préparation de la succession de de Gaulle. C’est la construction d’une organisation révolutionnaire de lutte, avec et pour les travailleurs.

  

 

NOTES

[1] 22 avril 1961 : tentative de putsch des anciens généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller.(note de JLR)

[2] 13 mai 1958 : prise du gouvernement général par les Européens à Alger. Un Comité de salut public est créé sous la présidence du général Massu et il est fait appel au général de Gaulle.

[3] V., dans le N°25 de cette revue, l’ensemble de textes : La crise française et le gaullisme.

[4] Mentionnons sans choisir : la Constitution bancale de la Vème République ; la « Communauté » en peau de chagrin ; le tour de force consistant à faire de Houphouet-Boigny un ultra-nationaliste ; la pagaille algérienne ; les fissures introduites à la politique occidentale face aux russes ; les pouvoirs dictatoriaux utilisés pendant cinq mois en vue de muter deux sergents et trois gendarmes, etc. etc.

[5] On a donné une analyse de cette expérience dans « Bilan » N°26 de cette revue, pp. 3 à 12.

[6] V. l’article de D.Mothé, Les jeunes générations ouvrières, publié dans ce numéro.