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vendredi 15 janvier 2021

L'antifascisme confus et la décomposition de l'Etat ne sont pas nouveaux !

 

Voici un souvenir d'article, d'une période plus grave et plus sanglante (la décolonisation) que nos jours covidifiés, dont les termes et analyses sont les mêmes que le meilleur du maximalisme aujourd'hui, au point qu'on ne demande si le monde change jamais mais qu'il est sûr que les gauchistes et la gauche partouzarde sont toujours aussi cons. Etonnant article! L'histoire bégaierait-elle?

 

Crise du gaullisme et crise de la « gauche »

 

Article de Jean Delvaux (S ou B n°33, décembre 1961)

 

Etrange pays. Vers la mi-septembre, un attentat bien préparé contre De Gaulle échoue ; réussi, c’est la Vème République qui sautait. Trois semaines après, la troupe De Gaulle en tournée dans les départements les plus misérables fait recette, et le protagoniste se mêle à la foule. Pourtant, ces mêmes paysans qui l’acclament, ou bien leurs frères, bloquaient les routes deux mois auparavant pour protester contre sa politique agricole. A Paris et ailleurs, les explosions de plastic se succèdent ; elles pourraient faire sauter des pâtés de maisons, elles ne cassent que des vitres. En Algérie, le hors-la-loi Salan s’adresse à la population sur les longueurs d’onde de la radio officielle, préalablement sabotée. L’O.A.S.  va-t-elle tenter sa chance ? M. Marçais, député ultra d’Alger, lui dit dans « Carrefour » que « ce serait très inopportun ». Et Le Monde titre, avec un sérieux imperturbable : « Le gouvernement entend parer à un nouveau putsch ». Faut-il donc croire que cela n’allait pas de soi ? Peut-être ; en tout cas, pour y parer, le conseil des ministres se borne à procéder « semaine après semaine, à un examen  critique de la situation en Algérie ».

C’est peut-être aussi tout ce qui est en son pouvoir. L’O.A.S. ne pourrait pas faire ce qu’il fait en Algérie, et même en France, sans des complicités solides dans l’armée, la police, l’administration, les entourages ministériels. A quelle autorité obéissent donc les rouages de l’appareil d’Etat ? Cela dépend. « Depuis deux ans les activistes les plus recherchés sont rarement découverts », s’ils ont la bonté de se livrer eux-mêmes il est difficile de trouver des juges pour les condamner, et envoyés par miracle en prison il leur est plus naturel d’en sortir. Les routes ne sont sûres que pour les évadés, et les frontières sont des passoires ». Ce style admirable est celui de Jacques Fauvet (Le Monde, 1-2 octobre 1961). Seulement, ce qu’il appelle la « mollesse du pouvoir », il faut lui donner son vrai nom : la décomposition de l’appareil d’Etat.

Tout le monde parle de putsch imminent, mais personne n’a l’air de s’en inquiéter outre mesure. Les politiciens professionnels ont déclaré la patrie en danger, proclamé la nécessité de regrouper et d’unir les démocrates et même les républicains – puis sont revenus à leur belote. M.Mendès France convoqua une conférence de presse pour faire savoir que le pays était au bord de la guerre civile, après quoi il partit en Italie. Quant aux français moyens, ils travaillent, se laissent exploiter, regardent la TV et dorment comme si le putsch éventuel ne les regardait absolument pas. Quelques appels à préparer la lutte contre les activistes sont tombés à plat ; on signale la constitution d’un comité anti-fasciste à Saint Brieuc, d’au autre à Albi.

Deux conditions essentielles semblent donc réunies pour qu’un nouveau putsch éclate et même réussisse. Si les généraux et les préfets, les commissaires de police et les juges d’instruction, avant de combattre un coup d’Etat, attendent d’être sûrs que celui-ci ne l’emportera pas ; et si la population refuse absolument de s’y intéresser – alors effectivement une solide organisation de conspirateurs pourrait s’emparer du pouvoir.

Mais qu’y ferait-elle ? La réussite d’un putsch de l’O.A.S. serait, ipso facto, son échec. Soit un quelconque Salan « au pouvoir », à Paris. Renverserait-il la politique algérienne actuelle ? Admettons. Il lui faudrait quand même s’il voulait mener la guerre à outrance, faire marcher, dans tous les sens du mot, la société française. Or, en dehors d’une frange minuscule d’ultras, personne en France ne veut la continuation de la guerre. La bourgeoisie veut en finir car elle ne lui rapporte rien et risque en se prolongeant de perturber gravement la poursuite de ses affaires. Les travailleurs sont restés jusqu’ici apathiques pour beaucoup de raisons, mais aussi parce qu’ils croyaient que De Gaulle ferait la paix. Cette apathie ne se prolongerait pas longtemps si on leur proposait une poursuite indéfinie de la guerre. Le contingent a déjà montré le 22 avril qu’il n’acceptera pas n’importe quel sort. Enfin, tous les gouvernements occidentaux se coaliseraient contre une politique qui pousserait le F.L.N. dans les bras de l’U.R.S.S. et de la Chine.

Salan, ou qui que ce soit, ne pourrait donc pas renverser la politique algérienne, sans être renversé lui-même dans quelques semaines. Le putsch pourrait-il n’être que le point de départ pour l’instauration d’un quasi-fascisme ; les gens de l’O.A.S. viseraient-ils l’instauration d’un nouveau régime en France même, et qu’en Algérie advienne que pourra ? – Cette perspective est aussi peu fondée que la précédente. Ni un régime, ni même un mouvement fasciste ou similaire ne sont possibles actuellement en France, car ils n’auraient ni programme, ni idéologie, ni base dans une section quelconque de la masse, ni enfin et surtout l’appui des couches dominantes qui se trouvent fort bien de la situation actuelle et n’ont aucune raison de s’embarquer dans une aventure qui se terminerait très mal en tout état de cause.

Mais, dira-t-on, tout cela étant admis, les gens de l’O.A.S. ne sont pas obligés de le voir. Après tout, le 22 avril la situation n’était pas tellement différente[1]. En effet, l’on ne peut exclure une tentative des activistes de s’emparer du pouvoir, ou de faire sécession en Algérie. Ce qu’on peut exclure, c’est que les activistes au pouvoir ou non, puissent imposer leur politique ; et ce qui est plus qu’improbable c’est qu’ils arrivent jamais au pouvoir en France. La situation est certes différente en Algérie, mais là encore comme le montre J-F. Lyotard dans l’article que l’on lira plus loin, les perspectives d’une O.A.S. installée au pouvoir sont rigoureusement nulles. Ajoutons qu’en cas de coup limité à l’Algérie, l’O.A.S. aurait à affronter pas seulement et pas tellement la partie « loyaliste » de l’administration et de l’armée, mais le contingent et la masse musulmane dont l’attitude sera déterminée, beaucoup plus par le consignes officielles du F.L.N., par la haine inassouvissable des colons racistes que l’atmosphère et les ratonnades des derniers mois n’ont rien fait pour apaiser.

 

***

Si l’idée d’un putsch prend aux yeux de beaucoup une consistance qu’elle n’aurait pas par elle-même, c’est qu’elle surgit sur le fond d’une autre constatation, infiniment plus sérieuse et irrécusable : la décomposition de l’appareil d’Etat et l’effondrement des institutions politiques du capitalisme, parlement et partis.

Cette décomposition et cet effondrement ne sont pas nouveaux ; ce sont eux qui ont déjà rendu possible le 13 mai, cet autre putsch qui avait à la fois réussi et échoué[2]. Tentative des éléments les plus arriérés de la société française de Dunkerque à Tamanrasset d’imposer la politique utopique et anachronique de l’Algérie française, il n’a réussi à renverser la IVème République qu’en manquant ses objectifs propres ; récupéré par les classes dominantes de la métropole, il a été mis eau service de fins absolument contraires à celles des colons et des officiers activistes d’Alger. Il s’agissait, à court terme, de mettre de l’ordre dans le chaos généralisé créé pendant la dernière période de la IVème république ; à plus long terme de rationaliser les structures économiques, sociales et politiques du capitalisme, de résoudre la contradiction entre la croissance d’une industrie moderne et le poids énorme des éléments archaïques dans l’économie, la politique et l’Etat.

Le bilan du nouveau régime, du point de vue du capitalisme français, n’est pas simple. La situation économique immédiate du capitalisme français, qui au printemps 1958 était au bord de la faillite, a été redressée. Le budget a été équilibré, l’inflation éliminée, la balance des paiements extérieurs devenue excédentaire a permis de rembourser des dettes de presque deux milliards de dollars et de porter les réserves or et dollars de 370 millions de dollars fin 1958 à 2.850 millions fin septembre 1961. Le secret de ce redressement est fort simple : cependant que la rationalisation de la production, les nouveaux investissements et l’accélération du rythme de travail faisaient augmenter la production industrielle de 20% entre 1957 et 1960, les salaires réels des travailleurs après une baisse substantielle en 1958 et surtout 1959, retrouvaient à peine à la fin de 1960 leur niveau de 1957. Ce n’est qu’en 1961 qu’une augmentation des salaires réels en gros parallèle à celle de la productivité a recommencé.

Si rien de positif n’a été fait sur les grands problèmes de structure (agriculture, distribution, éducation, logement et urbanisme) au moins les effets du mouvement « spontané » du capitalisme n’ont pas été entravés comme par le passé ; ils ont même été favorisés par l’accélération du Marché Commun et l’intégration accrue de la production française au marché mondial. L’absorption des paysans par les villes et l’industrie s’est intensifiée, les usines vont chercher la main d’œuvre bon marché et docile au fin fond des provinces, les fusions d’entreprises et les accords de spécialisation ont transformé plusieurs secteurs de l’industrie.

La décolonisation en Afrique noire était inévitable, mais telle qu’elle a été effectuée par De Gaulle elle a abouti à une débandade. Sans rappeler la farce de la « Communauté », il suffit de constater que la « présence française » en Afrique noire est désormais uniquement fonction des subsides versés par Paris aux gouvernements locaux, et durera autant que ces subsides.

Mais chacun constate l’échec du gaullisme en Algérie et son incapacité de reconstituer l’appareil d’Etat. Ce sont là évidemment deux phénomènes qui se sont réciproquement conditionnés, mais dont la cause profonde et commune est finalement la nature même du régime, son mode d’existence social et politique. Le régime est né, et ne pouvait que naître d’une opération au sommet. Il n’a pas été porté au pouvoir, ni n’y a été maintenu, par un mouvement politique véritable, qui aurait entrainé l’adhésion active d’un secteur quelconque de la société. Sa stratégie a donc naturellement consisté en une tentative de restaurer et de consolider l’appareil d’Etat à partir du sommet, profitant du soutien purement passif et plébiscitaire de la grande majorité de la population. Pour ce faire il lui fallait d’abord ramener l’armée d’Algérie sous l’autorité de Paris. Ce processus entamé en septembre 1958, n’a jamais pu aboutir. De Gaulle n’a pas pu sortir de ce cercle vicieux, il s’y est plutôt lamentablement embrouillé : pour liquider les prétentions de l’armée à un rôle politique, il fallait supprimer le fondement des ces prétentions, la guerre d’Algérie ; et pour terminer la guerre, il fallait être capable d’imposer le silence aux officiers. En fait, la prolongation de la guerre renouvelait constamment la dissidence potentielle des officiers activistes et celle-ci rendait encore plus difficile la conclusion d’un accord avec le F.L.N. Il faut reconnaître que les invraisemblables absurdités qui ont caractérisé la conduite de l’affaire algérienne depuis trois ans – les tergiversations, les palinodies, les ajournements, les refus de négocier suivis de l’octroi unilatéral en sans contrepartie de ce qui avait été refusé avec acharnement – ne résultent pas seulement de l’incapacité personnelle et de l’irréalisme de de Gaulle, mais reflètent également cette situation objective.

A cet égard, les plébiscites ne pouvaient être d’aucun secours. Le cercle vicieux n’aurait pu être brisé que par une force politique réelle en métropole, qui aurait animé et impulsé l’appareil d’Etat, entrainé des couches de la population à soutenir la politique gaulliste, fourni les cadres qui l’aurait réalisée. Or, une telle force politique, la bourgeoisie a été et reste incapable de la produire. Rien de plus frappant que le contraste entre l’application que mettent bourgeois et « cadres » français à gérer leurs affaires privées, et ce mélange d’incapacité et d’indifférence qui les caractérise dès qu’il s’agit de « politique » - c'est-à-dire de leurs affaires collectives ; rien de plus éclatant que la contradiction entre l’état économique florissant du capitalisme français, et son délabrement étatique et politique. De l’échec du mendésisme à cette mare aux grenouilles qu’est l’U.N.R., en passant par la ridicule « néo-droite » de Duchet et les pitoyables « gaullistes de gauche », l’histoire des dix dernières années l’illustre suffisamment. L’explication de ce fait doit être recherchée dans l’histoire sociale et politique de la France depuis de longues années[3] mais aussi et surtout dans les traits les plus profonds de la période actuelle. Un mouvement politique nouveau, et essentiellement conservateur, ne saurait se constituer dans un contexte de dépolitisation générale et d’effondrement des valeurs de la société capitaliste. On ne voit pas où pourrait-il trouver les idées, les cadres, l’enthousiasme et le pouvoir de mystifier un secteur tant soit peu notable de la population.

La bourgeoisie a donc appuyé le régime gaulliste, elle n’a pas pu le nourrir et en faire une force capable de régénérer un appareil d’Etat décomposé, encore moins d’imposer de nouvelles orientations là où un effort de création politique  était nécessaire. Le régime a des assises sociales certaines et solides dans toutes les couches privilégiées ou même modestement nanties, qui y voient la seule force capable de sauver le pays du « chaos ». Il n’a pas d’assises politiques ; il repose sur un mélange d’imaginaire et de négatif : le mythe de de Gaulle et l’apathie politique généralisée. Ce serait suffisant, si les temps étaient tranquilles, l’armée disciplinée et la police loyale. Ce n’est pas le cas.

C’est dans ces conditions que le mythe de Gaulle est appelé à remplir une fonction qui enfle au fur et à mesure que se rétrécit l’emprise du pouvoir sur la réalité, c'est-à-dire que s’accumulent les démonstrations d’imprévision, d’incompétence, d’incapacité, d’incohérence, de néant total du régime et  de son chef. Lorsqu’une époque n’a pas ses grands hommes, elle les invente et il est tellement essentiel pour la société française que de Gaulle soit un grand homme d’Etat qu’une sorte de conspiration inconsciente se fait sentir jusque chez les adversaires du régime pour préserver le mythe. Pire que dans le conte d’Andersen, reconnaître que le roi est nul serait insupportable parce que ce serait reconnaître la nullité de tout l’univers politique et de soi-même. Les échecs ont beau s’accumuler[4], par eux et à cause d’eux se constitue une entité de Gaulle à part et au-dessus de tous les actes du régime, qui échappe à la critique et même à l’appréciation. On juge inadéquat, faux, stupide, catastrophique tout ce que de Gaulle fait de particulier – le Général en général est toujours préservé. Et il en sera ainsi aussi longtemps que le mythe gardera son importance vitale pour la survie du système – donc aussi longtemps que de Gaulle restera au pouvoir.

Il n’y a donc pas eu de solution au problème politique du capitalisme français, et cela signifie que le régime actuel reste à la merci d’une crise sérieuse, interne ou externe, d’un changement d’attitude de la population, et même qu’il est suspendu à la survie de de Gaulle (que le sort d’un régime dépende de cet accident qu’est la mort d’un individu n’est nullement accidentel car cela traduit précisément l’incapacité de la société considérée à résoudre le problème de sa direction politique). A ce titre-là, quel que puisse être le degré de modernisation de l’économie dans les années à venir, il subsistera une différence essentielle entre le capitalisme français et les autres pays capitalistes modernes : une fragilité fondamentale du système étatique et politique. Des réformes de la Constitution n’y changeront rien, aussi longtemps que l’institution et la vie de nouvelles organisations politiques de « droite » ou de « gauche » restera impossible.

 

***

Au ridicule du pouvoir fait évidemment pendant le ridicule de l’ « opposition ». Une motion de Censure, déposée au Parlement lorsqu’elle doit être déclarée irrecevable, ne l’est plus lorsqu’elle pourrait être mise aux voix. Une question préalable déposée avec tambours et trompettes est rapidement retirée sur demande du gouvernement. Que cherchent donc les héros de la IVème République ? Rappeler qu’ils existent. Ils agitent la menace du putsch fasciste, visiblement sans y croire eux-mêmes ; les regroupements qu’ils proposent pour y faire face, se limitent à un entretien d’une heure et demie entre Mendès France et Mollet ? On croit rêver. Qui donc a installé Lacoste à Alger, y a maintenu Salan et Massu, rappelé les disponibles, attaqué Suez ? Et qui a été ministre d’Etat de de Gaulle de mai à novembre 1958 ? Ils parlent de regroupement ; mais combien de personnes ces chefs seraient-ils capables de mobiliser pour une action quelconque ? Et que proposent-ils ? Rien ; le plus explicite, Mendès France, demande carte blanche pendant deux mois pour faire la paix en Algérie et proposer au pays « de nouvelles institutions », que celui-ci aurait sans doute à approuver par référendum (il ne faut pas perdre les bonnes habitudes). Quel genre d’institutions ? Aucun doute n’est permis à cet égard, lorsqu’on voit se dessiner la coalition qui devra les préparer ; une resucée de la IVème République est tout ce que ces partis seront capables de produire, si l’occasion leur en est donnée.

 

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On ne peut donc s’étonner de l’indifférence absolue manifestée par la population à l’égard de ces revenants. La grande majorité des travailleurs ne croit pas à la menace fasciste, en quoi elle n’a pas tort, et ne voit pas comment la compagnie de M.Mollet l’aiderait à la combattre, en quoi elle a raison. Mais il y a évidemment des facteurs beaucoup plus profonds et durables dans cette attitude. Il y a, fruit d’une longue expérience[5], le mépris de la politique et des politiciens traditionnels, vus à juste titre comme des escrocs réunis en cirque ; la conviction qu’en tout état de cause, ces agitations ne changeront rien d’essentiel aux conditions de vie et de travail ; le découragement sur la possibilité de modifier l’organisation de la société ; enfin la déperdition de l’idée que les travailleurs peuvent avoir une action autre, une action autonome qui ne se situe pas sur le terrain de la politique traditionnelle mais vise à la détruire aussi bien que la société dont elle procède. Ce sont là des traits communs à tous les pays capitalistes modernes.

Mais en France les traits négatifs de cette situation ont été encore accusés par un autre facteur : la prostration des travailleurs sur le plan revendicatif. Le prolétariat français a subi sans réagir la réduction du niveau de vie, l’accélération des cadences, les économies de personnel, le durcissement de la « discipline » dans la production qui lui ont été imposés en 1958-59. Renforcée par des facteurs temporaires – les événements politiques, la menace de licenciement en fonction de la récession de 1959 et de la rationalisation de l’entreprise, le discrédit accru des syndicats, l’impression même qu’il s’agissait d’une étape passagère – cette inaction qui fait contraste avec la combativité industrielle du prolétariat anglais ou américain, par exemple, traduit des aspects essentiels de la situation du prolétariat français depuis la guerre. La division politique et syndicale très profonde depuis 1947-48 ; les traits particuliers de la bureaucratie syndicale, en partie inféodée presque directement aux gouvernements, en partie subordonnée, via le P.C. à la politique étrangère russe ; depuis quelques années, la rupture entre les générations et le refus par les jeunes ouvriers des anciennes formes d’organisation[6] ; subsidiairement, l’entrée dans l’industrie d’un nombre important de paysans et l’importation sur une large échelle de travailleurs étrangers, qui accédaient ainsi à un niveau de rémunération substantiellement supérieur – ce sont ces facteurs qui expliquent la faible combativité du prolétariat français depuis treize ans, et ses nombreux échecs. Ce sont eux également qui expliquent la facilité avec laquelle les bureaucraties syndicales ont pu faire disparaître jusqu’au souvenir même des formes de luttes ouvrières, et que les piquets de grève, les actions de solidarité, les collectes pour les grévistes soient devenues si rares en France.

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Depuis trois ans, les travailleurs ont eu à se débattre contre des conditions d’existence très dures ; à la baisse du niveau de vie s’ajoutait l’insécurité de l’emploi et le durcissement des conditions de travail. Sur le plan collectif, ils ne trouvaient que la division, des organisations usées jusqu’à la corde, des traditions mortes. Maintenant, ils commencent à s’en sortir. La lente réanimation des luttes, commencée il y a plus d’un an, s’accentue comme en témoigne le succès répété des dernières grèves dans le secteur public. Autre fait caractéristique, à côté des demandes de salaire on voit apparaître des revendications concernant les conditions de travail et de vie dans l’entreprise.

Au même moment, les héroïques démonstrations des algériens, protestant contre la vie en ghetto qui est leur lot officiel dans le Paris de 1961, viennent rappeler brutalement à la population française que des milliers d’hommes vivant à côté d’elle sont prêts à affronter le combat et la mort pour en finir avec l’oppression. Elles aussi dévoiler encore une fois l’ineffable ignominie de toutes les organisations « de gauche » qui protestent en paroles contre les traitements infligés aux algériens, mais pas une seconde n’envisageraient une solidarité effective, dans la rue, avec des algériens qui manifestent : pour Thorez et les siens, pas moins que pour M. Robinet, les algériens sont des parias intouchables.

Le futur putsch : ce que de Gaulle pense, et ce qu’il dira à son prochain voyage ; le regroupement du P.S.U. et de la S.F.I.O. ; la succession du régime – ces futilités irréelles, voilà les préoccupations « réalistes » de bon nombre de militants pourtant sincères. La lutte du peuple algérien pour sa liberté là-bas et ici ; les luttes des travailleurs français contre l’exploitation, qui recommencent – voilà ce qui est réel actuellement. C’est à partir de cette réalité qu’un mouvement ouvrier digne de ce nom pourra être reconstruit en France – non pas à partir d’une agitation vide contre un fascisme imaginaire. Et la tâche des militants n’est pas de mystifier les travailleurs et de se mystifier eux-mêmes en appelant à des regroupements à la fois impossibles, stériles et honteux. Elle est de s’atteler patiemment à cette reconstruction du mouvement ouvrier en aidant les travailleurs dans leur lutte, en faisant renaître une conscience socialiste chez le prolétariat, en faisant comprendre la nature de la guerre d’Algérie, en suscitant la solidarité active des travailleurs français avec les algériens en lutte.

La tâche des militants ce n’est pas l’antifascisme confus, ni la préparation de la succession de de Gaulle. C’est la construction d’une organisation révolutionnaire de lutte, avec et pour les travailleurs.

  

 

NOTES

[1] 22 avril 1961 : tentative de putsch des anciens généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller.(note de JLR)

[2] 13 mai 1958 : prise du gouvernement général par les Européens à Alger. Un Comité de salut public est créé sous la présidence du général Massu et il est fait appel au général de Gaulle.

[3] V., dans le N°25 de cette revue, l’ensemble de textes : La crise française et le gaullisme.

[4] Mentionnons sans choisir : la Constitution bancale de la Vème République ; la « Communauté » en peau de chagrin ; le tour de force consistant à faire de Houphouet-Boigny un ultra-nationaliste ; la pagaille algérienne ; les fissures introduites à la politique occidentale face aux russes ; les pouvoirs dictatoriaux utilisés pendant cinq mois en vue de muter deux sergents et trois gendarmes, etc. etc.

[5] On a donné une analyse de cette expérience dans « Bilan » N°26 de cette revue, pp. 3 à 12.

[6] V. l’article de D.Mothé, Les jeunes générations ouvrières, publié dans ce numéro.

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