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jeudi 2 juillet 2020

« TOUT LE POUVOIR AUX CONSEILS OUVRIERS » : une formule caduque?


Affiche de 68
Les références historiques aux Conseils ouvriers ont été généralement les expériences russes (1905 et 1917) et allemande (1918-1920), puis, plus récemment, les collectivités espagnoles (1936-1937) et les Conseils ouvriers hongrois (1956). Pourquoi est-il absolument nécessaire de vouloir se baser sur des exemples historiques plus ou moins connus, plus ou moins bien commentés ou déformés, comme si au milieu de la mer on voulait se raccrocher à quelque morceau de bois ?

Pouvons-nous formuler une théorie sur les Conseils ouvriers ne sachant nous-mêmes exactement quelle forme prendront les organismes formés par les exploités de demain, spontanément ? Il n'est pas question de prendre les organismes que nous avons connu jusqu'à maintenant sous quelque dénomination que ce soit. Tous, ils reflètent plus ou moins la société que nous subissons : hiérarchie, leaders, etc. Ces organes ne sortent pas des systèmes qui, jusqu'à maintenant, ont réussi à dominer la société, ont réussi à exploiter la plus grande partie de la société au profit d'une minorité.

Les exemples que nous citons sont loin d'être probants pour déterminer et envisager les formes de l'avenir. Nous n'avons pas encore vu des Conseils, des Soviets ou autres formes, dépasser les organisations sociales traditionnelles d'exploitation. Les Conseils de soldats ont-ils vraiment dépassé un moment, réellement les formes d'organisation bourgeoise des syndicats ? Ils semblent n'avoir été que de simples groupements revendicatifs, mettant en avant surtout leurs propres revendications de soldats fatigués de la guerre, fatigués de la misère, fatigués de la faim, fatigués de cette boucherie inutile où ils se faisaient tuer, « tuer pour rien », fatigués de l'inutilité de ce qu'on leur demandait. Le soldat, comme le chômeur, lorsqu'il quitte sa position au sein de la production ne peut plus avoir les mêmes réactions : il ne peut plus avoir les réactions d'un producteur, il ne peut attendre quelque amélioration de sa situation que d'un organisme supérieur, il est dépendant. Il a sans doute un avantage sur le simple producteur puisqu'il possède des armes, mais ses désirs sont devenus très différents, le conflit prend sans doute un caractère plus dur, plus violent, mais la base, le fond reste le même au niveau des simples revendications immédiates. Le soldat aspire uniquement à reprendre une vie considérée comme « normale » et, dès qu'il pense être arrivé à ce but, ses revendications qui paraissent si violentes, baissent immédiatement. Les Conseils de soldats ne peuvent avoir aucune valeur d'exemple pour un système d'avenir sans classes ; nous devons l'abandonner sans crainte, il ne peut apporter rien de bon. Les immenses concentrations d'hommes, surtout au cours de la guerre 1914-1918 et de ses suites, ont permis l'apparition de ces Conseils dans les pays où l'exploiteur national, officiellement « patenté » avait été vaincu par l'exploiteur « étranger » de même nature mais mieux placé. Si, dans certains endroits ces Conseils ouvriers ont pu jouer un rôle très bref, c'est uniquement en attendant qu'une nouvelle direction des exploiteurs puisse être installée confortablement par les plus forts. Les Conseils ouvriers ont en quelque sorte joué un rôle de bouche-trou : l'exemple de la Commune hongroise de 1919 paraît le meilleur dans ce sens.

Une société sans exploitation, donc sans classes, ne peut exister après un conflit armé général comme nous en avons connu en 1914-1918 et en 1939-1945. Après les tensions obligatoires dûes à ces périodes, les participants ne désirent que retourner chez eux et retrouver, petit à petit, le calme auquel ils aspirent. Si les hommes ayant subi la guerre et tout ce qui s'ensuit, ayant accepté et participé à la tuerie, peuvent être d'excellents révoltés, il leur est impossible d'être des révolutionnaires. Les conditions d'un changement complet au sein de la société ne peuvent sortir d'une guerre ; les participants ne demandent que le repos, la stabilisation, la paix, ils ne peuvent soutenir l'effort nécessaire pour une transformation de la société.

Les Conseils ouvriers pourraient sans doute offrir d'autres perspectives. Les exemples classiques connus n'existent également qu'avec la guerre et, comme les Conseils de soldats, lorsque l'impérialisme dominant sur un pays a été vaincu par un plus fort (Russie et Allemagne, exemples les plus importants et les plus connus). Déjà, dans l'exemple de la Commune de Paris, l'élément défaite joue un rôle énorme, les « révolutionnaires » de l'époque pensaient que la guerre pouvait résoudre de nombreux problèmes alors qu'elle ne résout absolument rien et ne fait que déplacer le problème pour ceux, naturellement, qui cherchent la constitution d'une société sans classes. Il faut également voir la Commune de Kronstadt sous un angle semblable. C'est la réaction d'une masse de soldats ayant subi la guerre, la famine, durant de longues années et qui réagit uniquement pour sa survie physique. Elle a sans doute été un avertissement sérieux pour la Russie entière, puisque les exploiteurs du moment sont aussitôt revenus à une économie plus favorable afin de permettre à la population de « souffler un peu ».

Nous avons des exemples plus récents. Nous ne parlerons pas évidemment des Conseils institués par en haut en Yougoslavie pour permettre, justement comme dans l'exemple précédent, à l'économie yougoslave de souffler un peu, après une expérience désastreuse d'économie planifiée basée tout entière sur l'économie russe ; en accordant quelques miettes aux exploités, l'économie yougoslave a pu repartir, les Conseils ouvriers n'ont été que les organes permettant cette conversion indispensable pour l'économie yougoslave elle-même.

Les deux expériences qui peuvent être également considérées sont celles de l'Espagne et, plus proche de nous encore, celle de Hongrie. Il est difficile d'avoir des renseignements sérieux sur la première expérience. Les anarchistes qui tenaient la plupart des collectivités les ont déformées ; ils ont voulu prouver qu'elles étaient des collectivités idéales pour la société d'avenir à laquelle nous aspirons tous, des exemples purs pour une société future. Il faut être plus sérieux. Devant l'abandon du pouvoir par les dirigeants traditionnels, les producteurs eux-mêmes ont dû parer au plus pressé. Ils ont dû s'organiser, ne serait-ce que pour continuer à vivre ; c'est de là en général que sont nées les collectivités. Lorsqu'elles se trouvaient dans les régions à prédominance anarchiste, elles avaient des contacts avec le centre anarchiste de la région, c'est à dire avec la CNT, et des relations s'établissaient entre les collectivités et les dirigeants régionaux de la CNT. Les collectivités ayant des surplus les échangeaient par l'intermédiaire des dirigeants de la CNT, dans les conditions semblables à celles des pays capitalistes. Les collectivités n'ayant pas de surplus avaient une vie misérable, une vie repliée et quasi autarcique. Il n'y a pas eu d'économie collective au sens propre du mot ; il en était exactement de même lorsque ces collectivités dépendaient d'une autre « famille » politique. L'économie réalisée ainsi, selon les circonstances, était très fragmentaire, sans ensemble ; il n'y avait pas de relations directes entre les collectivités elles-mêmes. Il est impossible de se baser sur cet exemple pour envisager une économie nouvelle. Pratiquement, il n' y a rien eu de fait, les organismes se sont formés selon les nécessités, les militants politiques de l'endroit ont mis leur couleur dessus. Le problème a été résolu selon un plan uniquement individuel, sans aucun système préétabli, si l'on veut, chacun a défendu au mieux de ses intérêts les conditions de sa survie à ce moment.

Des Conseils ouvriers ont également vu le jour dans la Hongrie de 1956. Ont-ils réellement eu une
Une statue qui méritait d'être déboulonnée...
autre attitude que celle des syndicats classiques comme nous les connaissons partout en Europe ? Depuis plus de dix ans, les ouvriers hongrois subissaient une exploitation forcenée, cadrant avec les besoins économiques de la Russie. Il n'y avait pas pour la Hongrie de possibilité géographique de se dégager du bloc oriental comme cela a été possible pour la Yougoslavie. D'autre part, les syndicats, complètement asservis à l'Etat, ne pouvaient pas jouer le rôle de soupape de sûreté et ne pouvaient faire part des revendications ouvrières les plus criantes. Les Conseils ouvriers ont explosé partout, ils se sont manifestés avec fracas durant plusieurs semaines, s'appuyant sur la lutte armée. Y a-t-il eu une grande différence avec les explosions que nous avons pu si souvent constater au cours de l'histoire du mouvement ouvrier dans les différents pays ? Comme sur le plan international en Espagne en 1936-37, il était difficile qu'un véritable mouvement de libération existe et se développe. Les Russes ne pouvaient laisser échapper cette marche au cœur de l'Europe et, de leur côté, les « occidentaux » n'avaient aucun intérêt à mettre en cause les accords de Yalta et de Postdam : ils désiraient également conserver le statu-quo sur les zones d'influence. Si vraiment ces Conseils ouvriers voulaient aller plus loin que le but assigné à de vulgaires syndicats, ils ne pouvaient dans les conditions de l'époque, que pourrir sur place. Les tentatives d'expression des exploités que nous avons connues en Allemagne orientale ou en Hongrie, restent une résistance à l'exploitation et à l'oppression mais sans aucune perspective réellement socialiste. C'est une révolte due à des conditions imposées par les économies planifiées par en haut et ne dépassant pas le désir de mieux profiter des richesses produites. La plupart des Conseils ouvriers de Hongrie demandaient surtout une libération du système existant plus qu'un changement complet du système lui-même.

Les Conseils ouvriers qui ont pu exister jusqu'à maintenant et sur lesquels nombreux sont les camarades qui voudraient étayer leur théorie, ne peuvent en aucun cas nous servir. Ils ont toutes les tares des organisations revendicatrices traditionnelles, tout leurs élans, tout leurs contenus flous et sans caractère. Il est impossible d'envisager une société d'avenir à travers les Conseils de soldats tels qu'ils se sont présentés en Russie et en Allemagne : ces Conseils n'exprimaient que les revendications primaires de ces soldats en vue, uniquement, de leur conservation en tant qu'êtres vivants. Ils refusaient de participer davantage à ce massacre inutile et n'allaient pas au-delà de cette conception. Envisager une société future ayant pour base un système de Conseils, c'est envisager tous les problèmes qui se posent à cette société. Des soldats qui ont accepté pendant des années de se faire massacrer et qui, à un certain moment, deviennent fatigués, sont-ils réellement capables de dégager les voies pour une nouvelle société ?

Les Conseils ouvriers réels, c'est à dire les organismes établis par les ouvriers eux-mêmes, sur la base de leur travail, ne peuvent avoir valeur d'exemple que si, dès le départ, ils prennent des bases toutes nouvelles que nous sommes dans l'impossibilité d'imaginer aujourd'hui. Le changement de la société actuelle veut un changement complet de tous les rapports économiques et humains actuels. Il est impossible de se référer aux bases de la société actuelle, à une base quelconque de la société présente, même si elles nous paraissent différentes, ces bases existent au sein de la société actuelle. Elles ne peuvent donc servir comme point de départ pour une société socialiste d'avenir. En aucun cas une société socialiste ne peut prendre pour modèle les organisations qui ont existé précédemment et qui, toutes, ont existé uniquement dans le but d'exploiter l'ensemble de la population au profit de quelques privilégiés. Toutes les organisations qui peuvent exister dans la société d'aujourd'hui ont un rôle à jouer dans cette société même, au sein du système d'exploitation subi, tous ces modèles ne peuvent donc être un exemple pour nous. La préparation et l'élargissement de cette vue du socialisme ne peut se faire quotidiennement par l'exemple et par la critique négative de tout ce qui nous environne. Il n'y a pas de possibilité d'élaborer une théorie qui sera caduque dès qu'elle aura fait ses premiers pas ; il n'y a pas de possibilité pour imaginer au sein de la société actuelle ce que pourrait être une véritable société sans exploitation.

Les utopies mise en avant autrefois par de nombreux penseurs, les utopies d'aujourd'hui, ne peuvent nous aider. Elles ont décrit des sociétés idéales, par rapport à ce qui existait à l'époque, à ce qui se voyait, mais elles ont été dépassées rapidement par les faits eux-mêmes. Elles ont également constaté des faits comme l'industrialisation, la concentration qui ne pouvaient nous entraîner que le plus loin possible des conceptions socialistes et même, tout simplement, de conceptions humaines. C'est insuffisant ; elles n'ont pas pu dépasser le cadre actuel, le cadre de la société de leur époque.

Tous les exemples connus ou étudiés ne peuvent apporter une solution pour une société nouvelles sans classes. Ils ne peuvent servir de base, ils n'ont pas brisé le cadre du système que nous subissons tous les jours. Le socialisme peut-il être réellement conçu au sein de cette société d'exploitation pour pouvoir envisager une utopie réelle de ce que nous sentons si nous ne pouvons l'exprimer concrètement ? Notre socialisme nécessite un changement profond, de fond en comble de tous les éléments de la vie et sur tous les plans. Il ne peut être envisagé une société sans exploitation avec les formes et les moyens actuels de produire, avec les rapports entre les producteurs et avec les rapports humains tels que nous les connaissons dans la société d'aujourd'hui. La difficulté est là, naturellement ; il faut quelque chose de neuf, de différent, d'inédit. Sommes-nous capables de l'envisager, de le concevoir ? Seul un mouvement de la base, un mouvement réel des exploités eux-mêmes peut apporter des solutions. Ce n'est pas une poignée d'individus, ce ne sont pas des « penseurs », ce n'est pas un parti, qui peuvent mener à bien ce travail. Il est nécessaire d'obtenir le concours de tous, d'envisager les besoins et les avis de tous. Les minorités qui « pensent », qui proposent et qui luttent ne font ce travail que pour leur profit en tant que minorité et ne peuvent que mener à un nouveau système d'exploitation. Une société sans exploitation ne pourra être réalisée qu'avec le concours de tous.

PS : Vous m'avez cru ? Naïfs ! Non ce n'est pas moi qui ai écrit ce texte (j'aurais pu...). Son vrai titre est : « Les Conseils ouvriers sont-ils des organes aptes pour une société socialiste ? ». Il s'agit d'une contribution non signée d'un débat sur la notion des Conseils ouvriers, et qui fait l'objet d'une longue réponse qui, à mon avis actuel (juillet 2020) n'est pas à la hauteur de la leçon de ce texte. (in CAHIERS DE DISCUSSION POUR LE SOCIALISME DES CONSEILS N°5 – OCTOBRE 1964). cette revue était animée par le petit littérateur Louis Janover pour son cercle « Front noir ». Leurs textes sont étonnamment modernes … 4 ans avant mai 68 ! Je ne reproduis pas ce texte pour répondre à la dernière contribution de l'utopiste du CCI, Ward, je me réserve de lui répondre ultérieurement sur ses insuffisances et sa vision intellectuelle du changement de société. Mais surtout pour enfoncer le clou dans le pied de ceux qui raisonnent encore avec cette vieillerie : « la révolution ne peut sortir que d'une guerre, mondiale si possible » !
La question de la guerre accoucheuse de révolution, cela fait deux ou trois décennies que je dis et explique que c'est une vieille lubie ringarde. Le texte de l'inconnu l'explique mieux que je ne l'ai jamais fait. N'est-il pas comique que nos deux plus grands « approfondisseurs » de la question de l'Etat dans la période de transition au communisme, après Lénine, Vercesi/Perrone et Marc Chirik, aient commis la même erreur de jugement, même inversée, erreur d'appréciation dirons-nous. En 1938, le grand pape de la Gauche italienne en exil en Belgique et théoricien de Bilan, décrète en 1938 qu'il n'y aura plus de guerre mondiale mais seulement des guerres locales, et pire, dès 1940, que le prolétariat disparaît pendant la guerre !
Le « ponte de Marseille » Chirik, qui a justement fait tomber Vercesi de son piédestal (du fait de sa participation à la coalition anti-fasciste en Belgique), est si effaré par la guerre (locale) de Corée qu'il est persuadé que c'est le retour de la guerre mondiale et file au Vénézuela sous prétexte de « sauver les cadres », c'est à dire lui-même... je fournis la citation ci-après où sa formule « prolétariat catégorie économique du capital » n'est pas loin de celle de Vercesi niant son existence pendant la guerre ». Marc n'était pas infaillible, mais il préférait le dire lui-même en pontifiant.

« Les éléments d'une perspective révolutionnaire

« Le procès de prise de conscience révolutionnaire, par le Prolétariat, est directement lié au retour des conditions objectives à l'intérieur desquelles peut s'effectuer cette prise de conscience (!??). Ces conditions peuvent se ramener à une seule, la plus générale, que le Prolétariat soit éjecté de la Société, que le Capitalisme ne parvienne plus à lui assurer ses conditions matérielles d'existence. C'est au point culminant de la crise que cette condition peut être donnée. Et ce point culminant de la crise au stade du Capitalisme d'Etat se situe dans la guerre.
Jusqu'à ce point, le Prolétarit ne peut se manifester en tant que classe historique, ayant sa propre mission. Il ne peut s'exprimer, bien au contraire, qu'en tant que catégorie économique du Capital.
Dans les conditions actuelles du Capital, la guerre généralisée est inévitable. Mais ceci ne veut pas dire que la Révolution soit inéluctable (sic ! 1945), et moins encore son triomphe. La Révolution ne représente qu'une des branches de l'alternative que son développement historique impose aujourd'hui à l'humanité. Si le Prolétariat ne parvient pas à une conscience socialiste, c'est l'ouverture d'un cours de Barbarie dont, aujourd'hui, l'on peut envisager quelques aspects ».
MAI 1952                                            MARC                  (Internationalisme n°45).

mercredi 1 juillet 2020

Technologie, guerre et fascisme par Herbert Marcuse

Technologie, guerre
et fascisme


Chapitre V

LA NOUVELLE MENTALITÉ                              ALLEMANDE


avertissement: 

Ce texte sur la mentalité allemande est, avec ce lien avec la technologie, original, dans le sens de bizarre. Il s'agit sûrement d'un rapport destiné au service de renseignements américain dont Marcuse faisait partie pendant la guerre.
Merci encore à mon traducteur préféré: Jean-Pierre Lafitte



1 - Les deux strates de la nouvelle mentalité allemande 

Le national-socialisme a changé le modèle de pensée et de comportement du peuple allemand de telle manière que celui-ci n’est plus sensible aux méthodes traditionnelles de contre-propagande et d’éducation. Aujourd'hui, le peuple allemand est axé sur des valeurs et des principes essentiellement différents ; il parle et comprend un langage qui est différent non seulement de celui de la civilisation occidentale, mais aussi de celui de l’ancienne Kultur allemande. Une connaissance approfondie de la nouvelle mentalité et du nouveau langage est un préalable nécessaire pour mener une offensive psychologique et idéologique efficace contre le national-socialisme.

Nous pouvons faire la distinction entre deux strates de la nouvelle mentalité :

1. : la strate pragmatique (empirisme, la philosophie de l’efficacité et du succès, de la mécanisation et de la rationalisation)

2. : la strate mythologique (paganisme, racisme, naturalisme social).

Les deux strates sont les deux faces d’un seul et même phénomène. Une analyse critique de la nouvelle mentalité est nécessaire afin de trouver les instruments qui sont les plus à même de la détruire.

Nous avons deux sources principales pour une telle analyse :

1.      L’organisation actuelle de la société national-socialiste. Nous pouvons déduire le nouvel état psychologique du peuple à partir du modèle des institutions sociales et politiques qui ont été mises sur pied pour gouverner ce peuple.

2.      L’idéologie national-socialiste, c'est-à-dire la philosophie au moyen de laquelle les nationaux-socialistes expliquent et justifient les nouvelles institutions et relations. L’idéologie ne peut cependant être comprise qu’en l’analysant dans le contexte de l’organisation actuelle de la société national-socialiste.

2 - Les caractéristiques de la nouvelle mentalité allemande

Nous pouvons résumer la nouvelle mentalité allemande avec les rubriques suivantes :

1.    Politisation intégrale. Les faits sont bien connus, mais une interprétation adéquate de leur portée et de leurs conséquences manque encore. Dans l’Allemagne d’aujourd'hui, tous les mobiles, les problèmes et les intérêts, qui concernent la vie des individus, sont plus ou moins directement politiques, et leur réalisation est de la même manière une action directement politique. L’existence sociale comme privée, le travail comme les loisirs, sont des activités politiques. La barrière traditionnelle entre l’individu et la société, et entre la société et l’État, a disparu. Mais il serait complètement faux de considérer cette politisation comme étant l’aboutissement de l’étatisme, de l’autoritarisme et de l’anti-individualisme, allemands. La politisation national-socialiste ravive plutôt certaines formes de politisation terroriste qui étaient caractéristiques de la révolution bourgeoise dans les pays de l’Europe occidentale : le “bourgeois”(*) apparaît comme le “citoyen”(**) pour qui la vie, c’est le commerce, et le commerce, c’est une affaire politique.

2.    Discrédit intégral. Le national-socialisme a entraîné les Allemands à considérer toute chose qui n’est pas corroborée par les faits comme une manœuvre idéologique destinée à dissimuler et à embrouiller les fronts et les forces réels dans la lutte intérieure et extérieure. Ce procédé ne s’arrête pas seulement à la philosophie du national-socialisme : le cynisme qui imprègne cette philosophie s’est également emparé de ceux qui sont censés croire à ce que leurs chefs leur dit. Les Allemands croient à la philosophie national-socialiste dans la mesure où cette philosophie s’avère être une arme efficace pour la défense et l’agression – mais pas davantage. À l’exception des très jeunes et des très vieux sujets de l’organisation national-socialiste, tout un chacun qui croit à l’idéologie national-socialiste est conscient du fait qu’il croit en une idéologie[1].

3.    Empirisme cynique. En organisant la société allemande en vue de l’expansion par la guerre totale, le national-socialisme a insufflé à la population ainsi mobilisée une rationalité qui aborde tous les problèmes en termes d’efficacité, de succès et d’opportunité. Le “rêveur” ou l’“idéaliste” allemand est devenu le “pragmatiste” le plus brutal du monde. Il considère le régime totalitaire uniquement sous l’aspect de ses avantages matériels immédiats. Il a adapté ses pensées, ses sentiments et sa conduite, à la rationalisation technologique que le national-socialisme a transformée en la plus formidable arme de conquête. Il pense en quantités : en termes de vitesse, de compétences, d’énergie, d’organisation, de masse. C’est la terreur qui le menace à tout moment qui promeut cette mentalité : il a appris à être soupçonneux et perspicace, à calculer chaque pas qu’il fait en fonction du jugement d’une instance, de dissimuler ses pensées et ses visées, de mécaniser ses actions et ses réactions, et de les adapter au rythme d’un embrigadement universel. Cet empirisme est le centre même de la mentalité national-socialiste et le ferment psycho-logique du système national-socialiste[2].

4.    Néo-paganisme. L’on a poussé le cynisme pragmatique qui imprègne l’empirisme national-socialiste jusqu’à être une révolte contre les principes de base de la civilisation chrétienne. Pour les Allemands, ces principes ont été matérialisés le plus récemment par la République de Weimar et par le mouvementa ouvrier. Le national-socialisme a associé ce dernier depuis le début aux idées fondamentales de la civilisation chrétienne : l’humanisme chrétien, les Droits de l’homme, la démocratie et le socialisme, ont été transformés en éléments d’un seul et même composé[3]. Cet étrange amalgame a été rendu possible par le fait que, depuis la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier allemand était devenu partie intégrante du système de culture démocratique. C’est ainsi que le mouvement ouvrier en est venu à partager le destin de cette culture, et le fait que la République de Weimar ait échoué à tenir ses promesses a été utilisé par les nationaux-socialistes pour nourrir la méfiance et la haine vis-à-vis des idées suprêmes de la civilisation chrétienne en tant que telle, une méfiance et une haine qui étaient profondément enracinées dans de larges couches de la population allemande. Pour entretenir ces sentiments, le national-socialisme a fait appel à l’expérience que le peuple allemand a connue avec sa frustration la plus récente : la révolte contre la civilisation chrétienne fait partie du nouvel esprit d’empirisme plutôt que de l’esprit de la “métaphysique allemande”.

      La révolte contre la civilisation chrétienne apparaît sous des formes variées : antisémitisme, terrorisme, darwinisme social, anti-intellectualisme, naturalisme. Ce qui est  commun à ceux-ci, c’est la rébellion contre les principes restrictifs et transcendantaux de la moralité chrétienne (la liberté et l’égalité de l’homme en tant qu’homme, la subordination de la force au droit, l’idée d’une éthique universelle). Cette rébellion est un héritage germanique très ancien qui a été actif dans des mouvements typiquement allemands : dans le protestantisme de Luther, dans les éléments “faustiens” de la littérature, de la philosophie et de la musique, allemandes, dans les révoltes populaires au cours des Guerres de libération, dans Nietzsche, dans le Mouvement de la jeunesse. Mais le national-socialisme a détruit les implications métaphysiques de cette rébellion et il l’a transformée en un instrument d’efficacité totalitaire.

5.    Déplacement des tabous traditionnels. Afin d’actualiser cette rébellion, le national-socialisme a été contraint de s’attaquer à certains des tabous que la civilisation chrétienne avait placés au-dessus de la vie privée et sociale. L’aspect le plus voyant de ce procédé est l’attaque de certains tabous relatifs à la sexualité, à la famille, au code moral[4]. Nous verrons cependant que les tabous ont été seulement déplacés, et non pas abolis. Le résultat est une liberté et une émancipation illusoires, accompagnées par un renforcement des tabous relatifs à d’autres relations et institutions mieux protégées.

6. Au fur et à mesure que la guerre se poursuit, un fatalisme de la catastrophe, qui renforce plutôt qu’il n’affaiblit l’emprise du régime national-socialiste, s’empare de plus en plus de la population allemande. Les masses allemandes semblent identifier la défaite de l’hitlérisme à la défaite en tant que telle, c'est-à-dire à la destruction finale de l’Allemagne en tant que nation et en tant qu’État, à la perte finale de la sécurité, à la diminution du niveau de vie en dessous du niveau de l’inflation. Cette crainte de la catastrophe est l’un des liens les plus solides entre les masses et le régime[5].

Nous allons maintenant tenter d’interpréter les éléments de la nouvelle mentalité allemande dans le contexte de l’organisation national-socialiste de la société, mais nous allons les interpréter seulement sous l’aspect de la destruction de cette mentalité[6].

3 - La fonction sociale de la nouvelle mentalité allemande

Le national-socialisme peut être caractérisé comme étant l’adaptation spécifiquement allemande de la société aux exigences de l’industrie à grande échelle, comme étant la forme typiquement allemande de la “technocratie”. L’on pourrait même se risquer à dire que le national-socialisme est la première et la seule “révolution bourgeoise” en Allemagne ; elle a eu lieu au stade de l’industrie à grande échelle et par conséquent elle a sauté ou condensé les stades précédents de développement. Le national-socialisme a aboli les vestiges du féodalisme malgré la concentration de la grande propriété foncière que le système promeut par tous les moyens (cette concentration est un processus capitaliste plutôt que féodal). Le national-socialisme a en outre aboli la position relativement indépendante de ces groupes qui restaient à la traîne derrière le rendement de l’entreprise à grande échelle, à savoir les groupes des petites et moyennes affaires, du commerce et de la finance. Le marché libre, lequel correspondait à la configuration économique qui était antérieure à la prédominance de l’entreprise à grande échelle, a été réglementé. Le national-socialisme a incorporé le travail à la domination de l’industrie et il a enlevé les barrières de la législation sociale qui faisaient obstacle à cette incorporation. Des formes de contrôle directement politiques ont été établies (abolition de l’autorité de la loi, du contrat libre, de la représentation, etc.). Le national-socialisme a fusionné les bureaucraties industrielle, gouvernementale (ministérielle) et semi-gouvernementale (parti), afin d’adapter ainsi l’État aux besoins de l’appareil industriel. Enfin, le national-socialisme a libéré la pleine capacité de cet appareil en se lançant dans une politique d’expansion impérialiste à l’échelle continentale. L’adaptation généralisée des institutions et des relations sociales a impliqué une adaptation non moins généralisée de la morale et de la psychologie aussi bien privées que collectives. La nouvelle mentalité est, même dans ses aspects les plus irrationnels, le résultat d’un processus de “rationalisation” totale qui supprime l’inhibition morale, le gaspillage et l’inefficacité, lesquels font obstacle à la conquête économique et politique impitoyable.

L’analyse de la nouvelle mentalité précisera que :

1.      la nouvelle mentalité est l’expression non pas d’une certaine philosophie abstruse, mais d’un modèle hautement rationalisé d’organisation sociale ;

2.      il n’y a pas de conclusion garantie que la nouvelle mentalité disparaîtra avec la disparition du régime national-socialiste. En effet, la nouvelle mentalité est étroitement liée à un modèle d’organisation sociale qui n'est pas identique au national-socialisme, bien que le national-socialisme lui ait donné sa forme la plus agressive.

En outre, étant donné la fonction sociale de la nouvelle mentalité, il est hautement improbable qu’elle puisse être simplement retransformée en une mentalité du statu quo. Puisque la nouvelle mentalité est habilement adaptée au stade le plus récent de l’industrie et de l’organisation à grande échelle, au rendement technologique maximal, toute régression derrière ce stade contredirait la tendance générale du développement international et elle constituerait une source de crises et de conflits récurrents. La politisation intégrale est l’élément national-socialiste qui est concomitant avec la transition vers une économie planifiée à l’intérieur d’un cadre social établi ; le discrédit intégral, l’empirisme cynique et le déplacement des tabous traditionnels sont les caractéristiques allemandes de la rationalité technologique, et le néo-paganisme sert à écraser la résistance psychologique et émotionnelle à la conquête impérialiste impitoyable. Toute cette mentalité est celle du “retardataire” qui essaie de forcer l’entrée dans le système établi des puissances avec des moyens terroristes.

Il existe d’autres raisons qui militent contre la régression vers le statu quo, des raisons qui sont fondées sur la nouvelle mentalité elle-même. L’empirisme qui, dans l’Allemagne actuelle, fournit la base de toute évaluation, accorde la préférence au régime d’Hitler par rapport à celui de la République démocratique. Les masses allemandes considèrent de nos jours la liberté, l’égalité et les droits de l’homme, comme une simple idéologie sauf si ces idées se concrétisent dans une sécurité matérielle et un niveau de vie adéquat. La République de Weimar n’était pas capable d’accomplir cette concrétisation, et les masses allemandes ne sont que peu concernées par ce qui se passe dans les autres démocraties tant qu’elles-mêmes ne bénéficient pas de ces avantages[7]. En Allemagne, c’est le plein emploi qui est le plus important, et la population n’y meurt pas encore de faim. Certes, les épreuves croissantes de la guerre et les pertes terribles vont faire pencher la balance en défaveur du régime – mais non pas en faveur du statu quo. De nouveau ici, l’évaluation est tout à fait pragmatique : la guerre a été présentée à la population allemande comme une proposition commerciale ; l’inves-tissement est élevé et terriblement risqué, et le succès initial est prometteur[8]. Des nations entières ont été soumises à l’exploitation allemande, et même l’homme de peu obtient une petite part du butin. En outre, il semble que le caractère technique de la guerre moderne diminue le poids du facteur moral et qu’il permette de poursuivre les opérations même si le ’“moral” est étonnamment bas.

L’emprise du régime national-socialiste sur le peuple allemand est fondée sur son efficacité et sur son succès dans la lutte internationale, et la défaite militaire est en conséquence la condition préalable pour briser cette emprise. Mais il n’y pas la moindre garantie que la chute du régime éradiquera les racines de la mentalité national-socialiste qui a rendu ce régime possible. Cette mentalité ne disparaîtra que lorsqu’aura disparu la domination de ces groupes qui sont liés à la vie à la mort au régime et, au-delà du régime, à ses motivations et à ses objectifs. Elle ne disparaîtra que lorsqu’aura été établi un ordre social dans lequel les réalisations du régime (plein emploi et sécurité matérielle) seront préservées dans une forme vraiment démocratique. Afin de préparer le terrain pour une telle action, l’on peut essayer d’influencer la nouvelle mentalité en utilisant ceux de ses éléments qui vont au-delà de la forme national-socialiste de leur réalisation. Ces éléments sont avant tout l’empirisme pragmatique et la politisation intégrale. Naturellement, cela ne signifie pas que la philosophie et la propagande national-socialistes doivent être copiées ou adaptées à des contenus différents. Toute concession dans cette direction apparaîtrait immédiatement comme un signe de faiblesse et renforcerait la croyance en la supériorité du national-socialisme. Il doit être plutôt montré que le national-socialisme contrecarre inévitablement les motivations et les impulsions qui animent la nouvelle mentalité, que le national-socialisme est l’incarnation des forces d’oppression qu’il prétend avoir vaincues, et que cette libération se situe au-delà aussi bien de l’Ordre nouveau que du statu quo. Le contenu et le langage d’une contre-propagande efficace ne peut être ni ceux de l’Ordre nouveau, ni ceux du statu quo, mais cette contre-propagande doit développer un contenu et un langage qui lui soit propre. Ils doivent répondre, mais non pas correspondre, à la nouvelle mentalité.

Nous avons jusqu’à présent traité cette mentalité comme une unité ; nous avons parlé du “peuple allemand” et ignorer sa différenciation en couches sociales variées. C’est une simplification excessive et grossière, et l’adaptation de la propagande aux différentes couches et intérêts sociaux est indispensable. Nous tenterons cette différenciation plus tard. Il y a cependant une justification au fait de l’avoir négligée dans un tableau préliminaire à grandes lignes. En Allemagne, la rationalisation organisée de la société est également totalitaire étant donné qu’elle standardise le modèle de pensée et de comportement dans toutes les couches sociales. À l’exception de l’opposition active, elles convergent toutes vers les mêmes intérêts. Le national-socialisme a en outre “unifié” les antagonismes sociaux dans une telle mesure que la vaste majorité de la population fait face au petit groupe des dirigeants de l’industrie et du gouvernement[9]. En dehors des rangs de ces dirigeants, les gens sont tous des sujets d’une seule et même organisation autoritaire, et leur vie dépend à tout moment de cette organisation, que ce soit à l’usine ou au magasin, au bureau ou à la campagne, à la maison ou dans  les salles communes, les clubs, les théâtres, les hôpitaux et les camps de concentration. La dichotomie entre le petit groupe dirigeant et le reste de la population ne signifie pas que ce dernier constitue une masse d’opposition. Malheureusement, le tableau n’est pas aussi simple. Il n’y a guère de groupe social qui, compte tenu de son intérêt matériel, n’est pas d’une manière ou d’une autre étroitement lié au fonctionnement du système, et partout où ces liens se relâchent, ils sont remplacés par la terreur bestiale. La dichotomie désigne plutôt les deux pôles autour desquels la distribution du pouvoir tourne : la politique est établie par la clique qui gouverne ; c’est en son sein que l’on règle les conflits d’intérêts et que l’on parvient aux compromis fondamentaux ; les autres groupes sont fusionnés tous ensemble dans une organisation globale qui assure l’exécution de cette politique. À l’intérieur de cette masse organisée, l’opposition active (c'est-à-dire l’opposition qui combat le système et non pas qui s’oppose simplement la composition plus ou moins contingente de son équipe dirigeante) est éparpillée dans les usines et les chantiers navals, les équipes d’entretien des routes et les camps de travail, les écoles professionnelles et les prisons. Cette opposition n’a pas besoin de “propagande”, mais si celle-ci s’adresse à la masse organisée de la population, elle atteindra de toute façon l’opposition.

4 - La nouveauté de la logique et du langage national-socialistes

La proposition évidente selon laquelle la propagande doit être compréhensible par ceux à qui elle est adressée n’est plus un truisme dans le cas de l’Allemagne de nos jours. Le changement dans la mentalité allemande a été si fondamental que le peuple allemand est presque inaccessible à la logique et au langage traditionnels de présentation et d’argumentation. Il a été souvent déclaré que les nouveaux langage et logique allemands sont essentiellement irrationnels et illogiques, et ce pour la raison qu’ils défient toute discussion rationnelle. Certes, si nous isolons la philosophie national-socialiste de son contexte social et si nous prenons cette philosophie ainsi isolée comme étant
l’expression de la nouvelle mentalité, nous ne sommes alors confrontés à rien d’autre que des abstrusités. Mais si nous plaçons cette philosophie et ce langage dans le contexte de la politique et de l’organisation national-socialistes, nous découvrirons alors un modèle parfaitement rationnel et logique derrière les abstrusités apparentes. Beaucoup de critiques du national-socialisme sont déconcertés par le fait que, dans l’Allemagne actuelle, deux mentalités, deux logiques et deux langues, différentes coexistent : les unes, qui se rattachent à la philosophie, à l’idéologie et à la propagande, national-socialistes, sont tout à fait irrationnelles ; les autres, qui se rattachent au domaine de l’administration, de l’organisation et de la communication quotidienne, sont tout à fait rationnelles et techniques. Mais en réalité il n’y a qu’une seule mentalité, qu’une seule logique et qu’une seule langue, et leurs deux formes de manifestation sont déterminées, imprégnées et unifiées par une seule et même rationalité. Il faut prendre en compte cette structure si un contre-langage efficace doit être développé.

Le point de départ pour comprendre un langage spécifique, c’est son usage[10]. Le langage national-socialiste est utilisé pour faire de la propagande, pour endoctriner, et pour justifier une expansion impérialiste à grande échelle. Dans la situation de la société allemande à la fin de la République de Weimar, ceci impliquait la subordination de toutes les relations privées et sociales aux normes de la production de guerre mécanisée et rationalisée, et l’élimination planifiée de tous les concepts et valeurs qui outrepassaient ou perturbaient ces efforts. Le langage national-socialiste est par conséquent strictement technique : ses concepts visent un objectif pragmatique clair et précis, et ils fixent toutes les choses, les relations et les institutions, dans leur fonction opérationnelle à l’intérieur du système national-socialiste. Ils perdent leur signification traditionnelle, leur “universalité” qui avait fait d’eux la propriété commune de la civilisation – au lieu de cela, ils prennent un nouveau contenu singulier, déterminé exclusivement par leur utilisation national-socialiste. Cette structure envahit le langage de l’administration et de la bureaucratie totalitaires, celui des décrets, des lois, des cours de justice, et dans une large mesure, de la vie de tous les jours. Mais nous verrons que cette langue “mythologique” de la propagande et de la philosophie national-socialistes tire aussi sa rationalité de cette structure technique.

Tout langage technique présuppose cependant une communauté “supra-technique” de langue de laquelle il tire sa force et son attrait, car sinon il ne pourrait pas servir de moyen général de compréhension intersubjective[11].  Cette communauté de langue est principalement une communauté de sentiments, d’émotions, de désirs et d’élans subjectifs. Le langage national-socialiste possède sa communauté supra-technique de langue dans la strate mythologique de la mentalité allemande, et tout particulièrement dans ce complexe d’idées, de pulsions et d’instincts, qui constitue le réservoir de la protestation allemande contre la civilisation chrétienne. Mais ce complexe est mobilisé pour les buts pragmatiques du national- socialisme et il est mis au service de la rationalité technique qui guide les efforts pour atteindre ces buts. En transformant les éléments mythologiques et métaphysiques de la mentalité allemande en instruments de contrôle et de conquête totalitaires, le national-socialisme détruit leur contenu mythologique et métaphysique. Leur valeur devient une valeur exclusivement opérationnelle : ils sont transformés en éléments de la domination technique. La philosophie apparemment irrationnelle du national-socialisme représente en réalité la fin de la “métaphysique allemande”, sa liquidation par la rationalité technique totalitaire[12].

Ce processus se manifeste dans la forme syntaxique du langage national-socialiste, dans son vocabulaire, et dans le modèle logique de l’“argumentation” national-socialiste.

Dans sa forme syntaxique, le langage national-socialiste affiche une verbalisation envahissante des noms, un rétrécissement de la structure synthétique de la phrase, et une transformation des relations personnelles en choses et en événements impersonnels[13]. Ces traits, loin de caractériser un nouveau langage “magique”, démontrent plutôt l’adaptation du langage à la rationalité technologique[14].

Au lieu de poursuivre l’analyse linguistique (qui demanderait une étude à part), nous devons nous limiter ici à quelques remarques générales à propos de la relation entre les communautés de langue technique et supra-technique. La communauté de langue supra-technique (mythologique) est le réservoir de ces forces qui sont les plus hostiles et les moins sensibles à l’esprit et au langage de la civilisation occidentale. Mais une analyse plus précise montrera que le national-socialisme a “rationalisé” ces forces et qu’il leur a donné une signification strictement pragmatique.

Le langage national-socialiste se centre évidemment sur les idées “irrationnelles” telles que le peuple, la race, le sang et le sol, le Reich. Il est à remarquer que tous ces concepts, bien que leur forme soit celle d’universaux, excluent en réalité l’universalité. Ils sont utilisés uniquement comme des concepts particuliers, et même individuels : ils servent à distinguer le peuple, la race, le sang, allemands et à pratiquer la discrimination à l’encontre des autres peuples, races, sangs. Ils désignent des “faits” singuliers et ils sont tirés de tels faits, de normes et de valeurs singulières. En outre, les faits qu’ils désignent sont tels “par nature”, c'est-à-dire qu’ils sont rejetés hors du contexte universel de la civilisation humaine comme quelque chose qui fait partie d’un ordre supérieur. Dans cet ordre-là, l’inégalité “naturelle” des hommes est supérieure à l’égalisation “artificielle”, le corps à l’esprit, la santé à la moralité, la force à la loi, la forte haine à la piètre sympathie. Nous avons mentionné précédemment que toute cette “mythologie” repose sur une base empirique très précise[15], et que cette base doit être trouvée dans la préparation physiologique et psychologique de la société allemande à la conquête impérialiste du monde[16]. Cette politique requiert la destruction de toutes les lois et de toutes les normes “universelles” qui situaient le peuple allemand dans le contexte de la civilisation internationale, ainsi que l’abolition de toute contrainte (morale et légale) impliquée dans ces lois et ces normes. L’irrationalité manifeste de la mythologie national-socialiste apparaît comme la “rationalité” de la domination impérialiste. Nous avons en outre mentionné que, étant donné la situation des masses allemandes à la fin de la République de Weimar, l’éducation à l’impérialisme totalitaire ne pouvait être couronnée de succès que sur la base de compensations matérielles immédiates (plein emploi, participation au butin, renonciation contrôlée aux tabous traditionnels). La mythologie national-socialiste nourrissait plutôt qu’elle ne contrecarrait l’empirisme extrême avec lequel les Allemands acceptaient cette compensation pour renoncer aux libertés démocratiques. Ce qui est assez paradoxal, c’est que l’éducation à cet empirisme cynique est l’esprit de cette mythologie. Observez que ses concepts principaux substituent le terme “naturel” aux relations sociales (peuple à société, race à classe, sang et sol à droits de propriété, Reich à État). Le premier terme semble être plus concret et palpable que le second. Le peuple et la race sont présentés dans la propagande comme des “faits”, étant donné que la naissance due à certains parents en un certain lieu est un fait, tandis que la classe et l’humanité sont des idées abstraites. Un homme en bonne santé doit satisfaire ses instincts sains : c’est un fait qui remplace les exigences restrictives de la moralité abstraite. Le juif est un étranger qui est à part et qui est visible ; même s’il n’a pas l’air différent et même s’il ne parle pas autrement, il a des gestes et des attitudes différentes et, en tout cas, il est un concurrent indésirable. Ces “faits” sont plus forts que les normes d’une égalité humaine abstraite.

Il serait cependant désastreusement erroné d’expliquer la mythologie national-socialiste comme étant une simple idéologie d’impérialisme totalitaire, étayée par les divers avantages matériels que de larges couches de la population tirent de l’Ordre nouveau. Si c’était le cas, l’échec de l’expansion impérialiste entraînerait presque automatiquement l’arrêt de la nouvelle mentalité allemande. La véritable relation entre cette mentalité et la structure sociale et politique est beaucoup plus compliquée. Le national-socialisme est parvenu à imposer aux Allemands la rationalité pragmatique du totalitarisme parce qu’il a fait appel à des forces qui font partie des traits les plus profonds et les plus forts du “caractère allemand”. Ces forces ont été libérées lors de la mobilisation de la strate mythologique. Elles ont été maîtrisées et réfrénées par le processus de la civilisation chrétienne, mais elles ont continué à vivre sous son couvert, et leur émancipation national-socialiste constitue la plus grande menace pour la civilisation occidentale.

Avant d’essayer d’expliciter ces forces, nous souhaitons éviter deux malentendus :

1.    En parlant du “caractère allemand”, nous n’hypostasions pas une qualité naturelle qui serait distinctive de “l’homme allemand”. Nous voulons plutôt dire que, au cours de l’histoire allemande et dans ses conditions spécifiques, les Allemands ont développé certains modes de pensée et de sentiment qui représentent les traits distincts de la culture allemande.

2.    De nombreuses études ont été effectuées qui retrouvent la trace des racines du national-socialisme dans la philosophie et la littérature allemandes depuis Luther, Herder ou Nietzsche. Si le national-socialisme est pris dans ses entières portée et signification, le seul résultat de ces études serait la démonstration que les racines du national-socialisme peuvent être trouvées partout dans l’histoire allemande depuis la Réforme. Si l’on fait abstraction de cette démonstration, presque chaque auteur allemand peut être identifié comme un précurseur de certaines conceptions national-socialistes, mais presque chaque auteur allemand peut également être loué pour avoir contredit ces conceptions. Le passage de la philosophie et de la littérature allemandes au peigne fin afin d’obtenir des citations appropriées est sans grande valeur dans l’explication de l’emprise psychologique et émotionnelle du régime sur le peuple.

5 – Les fondements psychologiques de la nouvelle mentalité

Comme point de départ, nous pouvons cependant prendre l’analyse effectuée par Ernst Jünger du “caractère allemand”, laquelle est peut-être l’interprétation national-socialiste la plus intelligente de la nouvelle mentalité. Dans les premières sections de son livre Der Arbeiter[17], Jünger fait découler les traits du caractère allemand du fait que l’Allemand a toujours été un « mauvais bourgeois », que les normes bourgeoises de sécurité, de droit et de propriété, n’ont jamais pris racine dans le monde allemand, et que par conséquent l’Allemand ne peut faire aucun usage de cette forme de liberté qui a trouvé son expression dans la Déclaration des droits de l’homme. Jünger se met alors à montrer que l’ascension du national-socialisme signifie la révolte authentiquement allemande contre le monde bourgeois et contre sa culture (un monde qui, d’après lui, inclut également le socialisme marxiste ainsi que le mouvement ouvrier), une révolte qui remplacera la vie bourgeoise par une nouvelle forme de vie, celle du “travailleur”, lequel exerce son pouvoir parfait sur un monde parfaitement technique, dont la liberté est le service spontané dans l’ordre technique, dont l’attitude est celle du soldat, et dont la rationalité est celle d’une technologie totalitaire. L’ouvrage de Jünger est le prototype de l’union national-socialiste entre la mythologie et la technologie, un ouvrage dans lequel le monde du “sang et du sol” apparaît comme une gigantesque entreprise totalement mécanisée et rationalisée qui façonne la vie des hommes à tel point qu’ils effectuent avec une précision automatique la bonne opération au bon endroit et au bon moment, un monde d’empirisme brutal, sans espace et sans temps pour des “idéaux”. Mais ce monde totalement technologique est porté et nourri par une source supra-technologique que Jünger indique en évoquant les traits « antibourgeois » du caractère allemand. Y a-t-il une quelconque justification à désigner la strate mythologique de la mentalité allemande comme antibourgeoise ?

Il a toujours été remarqué que les expressions prototypiques de la culture allemande se situent de manière antagonique par rapport au modèle de la civilisation occidentale. Une différence qualitative prévaut même à l’intérieur de la même dimension : il suffit de comparer Luther à Calvin et aux puritains, le gothique allemand aux gothiques français et italien, Hölderlin à William Blake, le rationalisme allemand aux rationalisme français et britannique, l’image de l’empereur germanique médiéval aux rois français et britanniques. L’étrange qualité de la culture allemande a été décrite par des prédicats tels que transcendantal, romantique, dynamique, informe, sombre, païen, innerlich, primordial. Tous ces prédicats semblent décrire un modèle de pensée et de sentiment qui transcende la réalité empirique, et il la transcende sur des bases qui sont elles-mêmes transcendantales. Il questionne cette réalité en la comparant au domaine qu’il est difficile de saisir et de définir, un domaine indiqué par les concepts spécifiquement allemands de nature, de passion (Leidenschaft), de Seele, de Geist. Dans le conflit entre ces deux domaines, les énergies, les impulsions et les actions, des hommes deviennent une force explosive et destructrice qui menace tout le plan de la contrainte sociale : l’amitié, la loyauté, l’amour, mais aussi la haine et la perfidie prennent des formes élémentaires, et le ciel est étrangement peuplé par les dieux aussi bien chrétiens qu’anciens et païens. Les rapports entre les hommes, et entre les hommes et la nature, sont terriblement intimes et directs ; c’est comme si toutes les organismes sociaux  intermédiaires étaient affaiblis et même abolis, et que ces hommes, même s’ils ne parlent pas en vers, parlent une langue qui est étrangère aux menaces de la civilisation. C’est cela qui, à son tour, renforce la solitude et le désir métaphysiques qui prévalent dans les œuvres représentatives de la littérature et de l’art allemands.

Ces traits ne sont pas confinés aux œuvres d’art, de littérature et de musique, mais ils peuvent être également être trouvés dans le comportement et les mœurs réels du peuple allemand. Ils apparaissent chez lui dans les vestiges encore vivants du folklore, dans la prédominance du Gemüt, dans l’attitude allemande particulière vis-à-vis de la nature, dans la sobriété et la simplicité allemandes proverbiales[18].

Les traits dont nous n’avons donné qu’un aperçu peuvent parfaitement contraster avec la rationalité, la clarté, la calculabilité et l’ordre, que les Allemands mentionnent comme étant les traits “non-allemands” de la civilisation occidentale. Et les traits allemands pourraient même être classés comme “anti-bourgeois” si nous décrivons le monde bourgeois en utilisant les termes de sa philosophie des affaires, c'est-à-dire comme un monde de droits et d’obligations en équilibre instable dans lequel toutes les valeurs subjectives sont résolument subordonnées aux principes objectifs de l’offre et de la demande, de l’échange et du contrat. L’accent mis par Jünger sur les éléments anti-bourgeois du caractère allemand n’est cependant rien d’autre qu’un instrument de propagande politique qui sert à faire passer grâce à des paroles apaisantes l’ordre national-socialiste pour une révolution anti-capitaliste, et ces traits doivent être interprétés sur une base complètement différente.

Une justification rationnelle, destinée à souligner les éléments “anti-bourgeois” du caractère allemand, peut être trouvée dans le fait que, jusqu’au début du vingtième siècle, la bourgeoisie n’a jamais constitué entièrement le modèle de la société allemande. Étant donné que le système féodal s’est prolongé en Allemagne, cela a entraîné le fait que les formes d’intégration et de contrôle qui sont caractéristiques de la société bourgeoise n’ont jamais été pleinement inculquées à la population allemande. De vastes fractions du peuple allemand ont été maintenues dans des formes semi-féodales d’intégration et de contrôle : les relations de domination et de subordination y étaient plus directes, concrètes et “personnelles”, que dans le système de production de marchandises et d’économie de marché intégrales. Ceci pourrait expliquer les éléments “patriarcaux” et autoritaires présents dans ces relations. Il y avait une forte inclination à considérer le gouvernement comme une institution naturelle plutôt que sociale, et à le voir comme quelque chose d’extérieur à sa propre vie personnelle, quelque chose auquel l’individu pourrait se soumettre inconditionnellement sans trahir sa “personnalité”. L’individualisme et l’autoritarisme, la confiance en soi et le bureaucratisme, des Allemands sont deux aspects d’un seul et même phénomène : le champ restreint de l’intégration et du contrôle bourgeois. Par voie de conséquence, la rationalité pragmatique et technologique qui est typique d’une société bourgeoise développée n’était guère représen-tative de la société allemande avant la montée du national-socialisme. De vastes fractions de cette société n’avaient jamais été incorporées dans le système de domination et d’utilisation rationnelles de la matière ; elles n’étaient pas imprégnées de “l’esprit du capitalisme”. Une entière dimension de l’esprit allemand demeurait relativement dégagée des normes d’utilité, d’opportunité et d’efficacité. Cette dimension est devenue le refuge de l’“âme” qui conservait une autarcie et une autonomie manifestes contre les relations sociales contraintes et régentées.

Une autarcie et une autonomie similaires étaient réservées au domaine de la “nature”. La nature joue un rôle particulier dans la pensée et dans les sentiments allemands. Elle est vue essentiellement, non pas comme une matière qui doit être dominée et utilisée, ni comme le simple environnement ou point de départ du processus social, mais comme la source indépendante des pulsions, des instincts et des désirs, fondamentaux de l’homme. Cette conception plutôt préchrétienne, païenne, de la nature implique une forte protestation à l’encontre la civilisation : la nature produit des normes et des valeurs qui supplantent fréquemment celles de la civilisation et qui constituent ainsi une sphère dans laquelle l’on vit “par-delà le bien et le mal”. L’homme est aussi nature que le sont les autres êtres organiques, son “âme” est la marque de son essence naturelle, subsociale. Comparé au domaine “naturel” de l’homme, le réseau tout entier des relations sociales devient une sphère plutôt secondaire et étrangère. La véritable satisfaction de l’homme provient de son essence naturelle, de la vie de son âme qui reste éminemment antagonique à la vie de la civilisation[19].

Or cette protestation latente à l’encontre de la civilisation peut facilement être concrétisée et transformée en ferment d’un mouvement social de masse. Dans l’histoire allemande, nous rencontrons à maintes reprises l’étrange fusion entre les “bas-fonds” de l’âme et les bas-fonds de la société, une fusion qui donne leurs traits distinctifs aux nombreux mouvements populaires dans la société allemande moderne. Ces mouvements tirent leur force de l’action non pas de groupes sociaux définis qui sont unis par un intérêt commun rationnel, mais de “masses” qui sont unies sur la  base de certains pulsions et instincts subsociaux. Ernst Krieck indique ce fait lorsqu’il dit que le national-socialisme fait appel à « l’ordre naturel » sur lequel tout ordre social repose, aux « profondeurs instinctives » (seelische Untergründe) du folklore, aux « régions les plus basses de l’âme » (seelische Unterwelt)[20]. Cet appel est fait en se fondant sur l’état physiologique et émotionnel plutôt que sur la position sociale, et les masses qui répondent à cet appel sont constituées par des coupes à travers les lignes de stratification sociale. Un tel mouvement populaire est par conséquent aisément manipulé et contrôlé “d’en haut” et il est utilisé pour déplacer les formes et le poids de la domination sociale sans ébranler le schéma de stratification qui prévaut. En imposant l’union des groupes sociaux les plus divergents, le mouvement populaire empêche d’effectuer la concrétisation d’un intérêt social précis. Motivé par le désir de relâcher la pression de l’injustice et de la frustration, il est rapidement détourné contre d’autres ennemis. Par exemple, le national-socialisme a incité les masses à lutter contre les juifs, et le dépérissement du “capital financier” a servi à renforcer l’emprise de ces groupes industriels qui étaient déjà prédominants dans la société allemande[21].

La manipulation du mouvement populaire est rendue possible par le fait que les masses qui sont incitées à agir obtiennent une compensation immédiate. Les compensations matérielles que nous avons déjà mentionnées sont appuyées et complétées par des compensations non moins importantes pour les pulsions et les instincts frustrés qui sont porteurs du latent “mécontentement dans la civilisation”. Ils sont libérés et satisfaits sous une forme qui perpétue leurs frustrations avec des configurations aggravées de contrôle. Leurs tendances agressives sont dirigées contre les faibles et les fragiles, les étrangers et les immigrés, contre l’intelligentsia et la critique intransigeante, contre le luxe et les loisirs voyants. La quête de justice, de liberté et de bonheur, est pervertie en vengeance contre ceux qui semblent profiter de la vie, qui ne triment pas, qui sont capables d’exprimer ce qu’ils savent et ce qu’ils désirent. L’idée de l’égalité humaine apparaît comme étant l’effort consistant à niveler par le bas ce qui est au-dessus plutôt qu’à rehausser ce qui est au-dessous. Les spectacles nationaux-socialistes imitent la magnificence de l’époque héroïque de la société européenne, ou bien le prestige et les plaisirs de l’aristocratie française pré-révolutionaire, qu’ils accordent à petite dose à l’homme ordinaire. Après chacune de ces doses, celui-ci accomplira plus volontiers ses devoirs envers l’État totalitaire[22].

Toutes ces satisfactions sont couplées à l’émancipation de la “nature” à l’égard de la civilisation. C’est cet attrait qui en fait un ferment d’agression et en même temps un baume de soumission. Les “régions les plus basses” sont libérées de la contrainte que la civilisation chrétienne fait peser sur elles, mais elles sont libérées de telle manière que les pulsions déliées renforcent les formes totalitaires de domination. Le “droit du corps”, droit naturel, remplace le droit de l’intellect qui menace de pénétrer le réseau de la “communauté populaire” et de découvrir ses fondements terroristes[23]. Le souci officiel pour la santé et la beauté augmente le réservoir de l’État pour ce qui concerne le pouvoir du travail et la capacité militaire, et l’attitude “naturelle” relative au sexe promeut la natalité. La perversion du christianisme en une religion populaire donne à l’homme bonne conscience pour se débarrasser des restrictions morales en invoquant la lutte pour la vie et pour le pouvoir, pour exterminer les faibles et les sans défense, pour exploiter ses semblables et pour accroître impitoyablement son espace vital[24]. Mais ce naturalisme néo-païen accomplit une fonction qui va même plus loin : il supprime le désir de transcender l’ordre dominant pour le transformer en un ordre plus juste et meilleur et il livre l’homme en son entier aux pouvoirs séculiers qui règnent sur sa vie. C’est cette abolition de la foi en un autre ordre qui est peut-être la réussite la plus dangereuse du national-socialisme et qui fait de l’offensive totale contre ce système sur le front psycho-logique une tâche qui demande des armes nouvelles et inhabituelles.

6 – L’abolition de la foi

Des rapports proviennent d’Italie qui relatent une histoire drôle racontée à propos de Mussolini. « Il mourut et monta au ciel où une énorme manifestation lui était réservée… Au milieu de celle-ci, le signor Mussolini remarqua brusquement que sa couronne était plus haute que celle de Dieu et il demanda poliment pourquoi. “J’ai donné à votre peuple un jour de jeûne par semaine”, répondit Dieu. “Vous lui en avez donné sept. Je leur ai donné la foi et vous la leur avez enlevée. Vous êtes un plus grand homme que moi” ». Cette plaisanterie pourrait illustrer les mécanismes psychologiques qui conditionnent et pérennisent le moral dans les pays fascistes. Les deux dernières phrases sont plus appropriées au fascisme allemand qu’au fascisme italien. En effet, cela a été l’une des réussites les plus fondamentales du national-socialisme que « d’enlever la foi au peuple ». Aussi étrange que cela paraisse, la loyauté inconditionnelle des instruments humains de la domination national-socialiste repose, dans une large mesure, sur le fait que le national-socialisme est parvenu à abolir leur foi. Nous avons mentionné le procédé du discrédit intégral et de l’empirisme cynique qui s’est emparé du peuple allemand. Nous pouvons maintenant interpréter l’importance de ce procédé pour le moral national-socialiste.

La foi que le national-socialisme a détruite dans le but d’établir son propre système n'est pas principalement une croyance religieuse. C’est plutôt la foi dans les principes et les valeurs de la civilisation chrétienne, pour autant qu’ils n’aient pas de “valeur au comptant” immédiate, c'est-à-dire pour autant qu’ils n’aient pas été concrétisés dans le comportement réel d’individus, de groupes et de nations. Appartiennent à cette catégorie non seulement les principes suprêmes du christianisme, mais aussi les principes admis de l’éthique séculière, le moral des affaires et la politique. Cela a été l’entreprise principale de la propagande national-socialiste d’enseigner que les idées hautement encensées de la justice sociale, de l’égalité des chances, de la représentation, de la sécurité internationale, n’étaient rien d’autre que des manœuvres idéologiques, un mince voile derrière lequel les intérêts du pouvoir et de l’argent  continuaient de se faire valoir[25]. Le national-socialisme a enfoncé dans le crâne de ses partisans l’idée que le monde est une arène dans laquelle c’est le compétiteur le plus puissant et le plus efficace qui gagne la course et que celui qui désire se débrouiller dans ce monde ne peut pas faire mieux que de laisser tomber toutes les idées transcendantales qui entravent l’emploi efficace de ses moyens, et de s’adapter aux simples faits[26]. L’utilisation sans pitié de tous les moyens disponibles afin d’obtenir une plus grosse part dans la distribution du pouvoir, c’est, selon le national-socialisme, le principe le plus adéquat de l’action aussi bien individuelle que sociale et politique[27].

Afin de comprendre la propagation rapide de cette attitude dans la population allemande, nous devons considérer brièvement la position du mouvement ouvrier. En Allemagne, bien plus que dans les pays occidentaux, ce mouvement avait acquis sa force sous l’effet de la théorie et de la pratique marxistes. Le Parti social-démocrate et les syndicats avaient conservé les fondements du marxisme dans leur programme même s’ils les avaient abandonnés dans la pratique. Sous la République de Weimar, le marxisme était devenu une partie intégrante de la culture allemande : il n’était pas seulement une conviction, mais il était aussi institutionnalisé dans des organisations sociales et politiques et il intervenait à la maison, dans la famille, dans le mouvement de la jeunesse, dans les écoles et même dans les églises. Or si nous comparons la philosophie du mouvement ouvrier allemand à celle des mouvements ouvriers américain et britannique, nous remarquons dans quelle mesure le premier était étroitement lié à des concepts et des valeurs “transcendantaux”. La dialectique, la notion de lois objectives inhérentes au capitalisme et la nécessité objective du socialisme, ainsi que la croyance en la solidarité internationale du prolétariat, en étaient venues à constituer une structure conceptuelle et émotionnelle obsessionnelle. La politique pragmatique consistant à lutter pour obtenir des avantages immédiats au sein de l’ordre social établi n’a jamais complètement éradiqué l’espoir “eschatologique” du royaume définitif de la liberté. Mais, plus le mouvement ouvrier allemand a été scindé entre l’aristocratie et la bureaucratie ouvrières d’une part, et la masse des sans emploi et de ceux qui ne sont employés que temporairement de l’autre, plus la foi en la réalisation finale du but a cédé la place à l’esprit d’un empirisme désenchanté. Dans une économie comportant dix millions de chômeurs, le travail qui était un droit devient une récompense qui est conditionnée par un comportement efficace et docile. De plus, par leurs actions, les chefs de la bureaucratie syndicale avaient promu le procédé du discrédit bien avant que les nationaux-socialistes l’aient mis en œuvre. Le terrain était ainsi préparé pour la conquête national-socialiste : les simples faits du plein emploi et du contrôle efficace du processus économique l’ont apparemment emporté sur les reliquats de la conviction socialiste.

En ce qui concerne les paysans, les groupes de la petite et moyenne entreprise, les artisans et les employés de bureau, leur réceptivité à l’empirisme national-socialiste n’a guère besoin d’explication. La République de Weimar n’avait pas été capable d’arrêter ou de contrôler le processus de concentration, lequel mettait le plus faible de plus en plus rapidement sous l’emprise du plus fort. Ils n’avaient jamais été influencés en réalité par le mouvement socialiste, et ils étaient prêts à accepter n’importe quelle configuration de faits qui leur donnerait la sécurité sans exproprier leur propriété.

Mais la destruction de la foi est un processus purement négatif qui pourrait expliquer la dissolution d’un système mais qui ne suffirait guère à expliquer la construction et la persistance d’un ordre total. Et comment un tel processus destructeur explique-t-il l’accroissement et la perpétuation du moral ? La foi abolie du peuple allemand n’a-t-elle pas été remplacée par une autre foi plus forte encore, à savoir celle en un chef charismatique et en son pouvoir infaillible ? Nous allons d’abord aborder cette dernière question.

Nous pouvons naturellement interpréter l’adhésion impressionnante du peuple allemand à Hitler, et la cohérence de plus en plus frappante du système national-socialiste, en supposant simplement une foi presque sans bornes en sa personne et en son régime. Mais en faisant cela, nous effacerions la différence essentielle entre l’ancienne et la nouvelle mentalité allemande et nous décririons les faits de manière inadéquate. La foi signifie la confiance par-delà toute vérification et tout dédommagement, une confiance qui n'est ni imposée ni maintenue de l’extérieur. L’attitude de la majorité du peuple allemand ne montre aucune de ces caractéristiques. Il est vrai qu’elle suit le régime sans qu’il n’y ait d’actes directs visant à la terroriser, mais elle le suit avec une certaine réserve. Elle fait confiance au régime jusqu’à un certain point. Mais ce point n'est pas la limite supportable de la pression physiologique et morale. C’est plutôt un échec évident du régime que de continuer à faire fonctionner le système de discipline stricte et totale avec une pleine efficacité et à pleine capacité. Mais néanmoins, le point de rupture n'est pas encore suffisamment défini. Nous devons ajouter une restriction essentielle : l’échec du régime doit être concomitant avec la possibilité réelle d’établir un régime démocratique qui puisse assurer le plein emploi et la sécurité matérielle. Nous avons déjà mentionné cela auparavant et nous y revenons encore et encore parce que c’est le point sur lequel l’éducation national-socialiste se réalise. Le pragmatisme désenchanté et la destruction de la foi se révèlent être ici un lien puisant entre le peuple et le régime. Le peuple soutient le régime sur la base des faits bruts, et non d’idéaux et de promesses. Il estimera les faits de l’ordre national-socialiste par rapport aux faits de cet ordre qui succèdera à la chute du régime. Et le peuple préfèrera certainement l’embrigadement imposé par ses chefs de souche à la discipline stricte décidée par des chefs étrangers, et l’indépendance nationale à l’asservissement[28].

Le fait que le lien moral le plus solide entre le peuple et le régime soit constitué par un manque complet de foi plutôt que par une foi est un fait qui est pertinent relativement à la question de savoir si oui ou non une distinction entre le peuple allemand et le régime est justifiée. Nous devons donner à cette question une certaine qualification temporelle. En ce moment, une distinction claire et nette n’est pas justifiée. Certes, le régime fonctionne seulement grâce à une terreur institutionnalisée, mais la majorité de la population a accepté le langage des faits et s’est identifiée au régime. La tranquillité est obtenue par une organisation intégrale. Or, parce que et dans la mesure où elle repose sur le terrain de l’empirisme brutal, l’identification peut se transformer en hostilité dès qu’une configuration de faits réellement nouvelle a été établie. Ce tournant pourrait avoir lieu sous la forme d’un choc soudain, après lequel la mentalité national-socialiste semble être éradiquée et oubliée. Mais l’on ne peut pas s’attendre à ce qu’un tel choc arrive “de lui-même”, il présuppose la création d’une nouvelle configuration de faits.

7 – La transformation du moral en technologie

Nous pouvons essayer maintenant de répondre à la seconde question : comment la simple abolition de la foi et un empirisme cynique peuvent-ils expliquer un moral qui a assuré jusqu’à présent le fonctionnement du système national-socialiste et qui ne s’est même pas dégradé sous les épreuves et les pertes extrêmes de la guerre avec la Russie ? La question doit être abordée sans illusions et sans préjugés car elle semble mener à une réponse qui est en contradiction avec certaines de nos idées qui nous sont les plus chères.

Ce que l’on appelle le moral ou l’esprit d’un peuple ou d’une armée ne prédomine apparemment pas dans les foyers et sur le front de guerre allemands. Les documents dont nous disposons semblent justifier la conclusion selon laquelle les deux fronts sont imprégnés du même pragmatisme désabusé. Tous les actes d’endurance et de fiabilité maximales, de mépris féroce et de cruauté inhumaine, sont accomplis avec une sobriété, une efficacité et une habileté, semblablement inhumaines[29]. Ceci n’est pas de la foi en une “cause”, bien que la “cause allemande” soit une préoccupation majeure dans le combat. Mais cette cause allemande est comme celle d’une machine ou d’un appareil géants qui occupe constamment l’esprit et les sentiments de ses préposés, qui contrôle et dicte leurs actions et qui ne leur laisse pas le moindre refuge. Dans l’Allemagne national-socialiste, tous les hommes sont les simples appendices d’instruments de production, de destruction et de communication, et bien que ces appendices humains travaillent avec un degré élevé d’initiative, de spontanéité et même de “personnalité”, leurs prestations individuelles sont entièrement adaptées à l’opération de la machine (la somme totale de leurs instruments), et elles sont réglées et coordonnées en fonction de ses besoins. Et partout où les hommes n’apparaissent pas comme les appendices de leurs instruments, ils sont les appendices de leur fonction (comme député, Gauleiter, agent de la Gestapo, etc.) qui ont été eux-mêmes chosifiés et transformés en une partie obsessionnelle de la machine[30]. Le système a une structure strictement technique, et sa cohérence est une démarche strictement technique. Le moral est devenu une partie de la technologie.

Si nous désignons le moral national-socialiste comme étant une partie de la technologie, nous employons le terme de technologie au sens littéral. Dans la technologie, il n’y a ni vérité ni mensonge, ni juste et faux, ni bon et mauvais – il y a seulement adéquation  et inadéquation à une fin pragmatique. En conséquence, sous le national-socialisme, toutes les normes et toutes les valeurs, tous les modèles de pensée et de comportement, sont dictés par les besoins incessants du fonctionnement de la machine de la production, de la destruction et de la domination. Le chef et ses conseillers suprêmes constituent le comité des directeurs, ses adjoints et ses généraux sont les propriétaires et les directeurs d’entreprise, la terreur est un instrument inévitable de discipline, et le reste de la population compose la vaste armée des employés et ouvriers. Au sein de l’ensemble, toutes les parties sont totalement synchronisées ; l’entreprise est la seule entreprise normale, et par conséquent aucune autre possibilité de vie n’est possible. Il n’y a réellement pas de faille pour une transgression ou une échappatoire – ni physiquement, ni mentalement. La foi, les idéaux, le moral, dans leur sens traditionnel, sont des choses dont l’on peut se dispenser. Toute la philosophie du sang et du sol, du peuple et du chef, a une signification strictement opérationnelle. La nouvelle philosophie et la nouvelle religion forment un système hautement flexible de techniques et de procédés mentaux qui servent à préparer, à annoncer et à adapter, aussi bien la politique de l’entreprise que ses méthodes de travail, et à les “vendre” de la manière la plus efficace. Cela pourrait par conséquent être comparé à une gigantesque campagne publicitaire et cela est traité avec l’habileté, la logique et le langage, de ce type de campagne. Naturellement, il n’y a rien à vendre qui n’aurait pas été de toute façon acheté auparavant, mais il y a suffisamment d’intérêts en compétition au sein de l’entreprise, et suffisamment d’injustice et d‘inégalité dans la distribution des revenus et de l’assiette au beurre. C’est pourquoi un réajustement, un compromis et des pots-de-vin, constants sont nécessaires.

La transformation national-socialiste des normes et des idées morales en concepts et en procédés techniques a été nécessité par la situation spécifique de la société allemande  après la Première Guerre mondiale. En organisant la nation en une entreprise industrielle en expansion impitoyable, le national-socialisme affronte la tâche de rattraper en quelques années des décennies d’arriération. Certes, l’appareil industriel de l’industrie allemande n’était pas à la traîne derrière celui des pays occidentaux ; au contraire, cet appareil était probablement, déjà avant l’ascension du national-socialisme, le système le plus complètement rationalisé et mécanisé en Europe. Mais cet appareil était constamment entravé par d’extrêmes difficultés d’utilisation, non seulement à cause de la crise économique, mais aussi à cause de la législation sociale de la République et de l’attitude “anticapitaliste” généralisée de la population. Nous avons tenté d’expliquer cette dernière chose en indiquant la révolution bourgeoise avortée en Allemagne et la mentalité “anti-bourgeoise” qui prévalait dans de larges couches de la population allemande. Le national-socialisme a vaincu cette résistance en mobilisant la couche mythologique de l’esprit allemand, laquelle constituait le vaste réservoir de la protestation allemande contre la civilisation chrétienne, et ce faisant, il a transformé cette protestation en l’un des instruments les plus puissants pour former la population à la rationalité technologique.

La rationalisation de l’irrationnel (dans lequel ce dernier préserve sa force, mais où il la donne au processus de rationalisation), cette interaction constante entre la mythologie et la technologie, la “nature” et la mécanisation, la métaphysique et l’empirisme, l’“âme” et l’efficacité, est le centre même de la mentalité national-socialiste. C’est ce modèle qui détermine également la technicisation du moral. Nous pouvons illustrer cela par le déplacement des tabous qui a été constaté comme étant un trait caractéristique du national-socialisme.

La destruction de la famille, l’attaque portée contre les normes patriarcales et monogamiques, et toutes les entreprises similaires largement proclamées, tirent parti du “mécontentement” latent à l’égard de la civilisation, de la protestation à l’encontre de ses contraintes et de ses entraves. L’on fait appel au droit de la “nature”, aux pulsions saines et diffamées de l’homme, à la calamité de son existence monadique dans un système régi par l’argent, à son désir d’une vraie “communauté” dans un monde dominé par le profit et l’échange. L’on prétend rétablir les rapports “naturels” et directs entre les hommes. L’on invoque l’“âme” par opposition à la mécanisation sans âme, la solidarité populaire par opposition à l’autorité paternelle, le plein air par opposition à la suffisance du “foyer bourgeois”, le corps vigoureux par opposition au pâle intellect. Ceci implique inévitablement l’octroi de possibilités plus faciles de satisfaction, mais les nouvelles libertés ne constituent que de nombreuses obligations fixées par la politique du Reich concernant la population ; elles étaient des contributions, qui étaient récompensées, à la campagne en faveur d’une fourniture plus grande de force de travail et de puisance militaire. La satisfaction personnelle est devenue une fonction politique contrôlée, et ses conséquences dangereuses ont été transformées en une force de cohésion. La restriction raciale, la limitation et la supervision des loisirs, l’abolition de la vie privée, et l’exigence de “pureté“, diluent et règlementent le plaisir autorisé. Le Parti omnipotent est une autorité plus effective que celle du pater familias et de la loi morale[31].

Les nouvelles autorités et les nouveaux tabous n’opèrent pas seulement comme un pouvoir extérieur, mais ils ont pris racine dans le caractère même des hommes et dans leur comportement spontané. Les hommes prennent ce qu’on leur offre et ils en tirent le meilleur. De nouveau ici, l’empirisme cynique de la nouvelle mentalité fait le jeu du régime national-socialiste. Dans ses écoles, les hommes ont appris à être malins, secrets et méfiants. Ils n’ont pas de temps et d’énergie à perdre pour rester fidèles à leurs pensées et à leurs sentiments. Dans un monde où tout un chacun travaille jour et nuit sur des instruments de conquête et de destruction, l’amour, la passion et la foi, sont absurdes et ridicules. Éduqué à considérer son corps comme la source la plus précieuse de cette énergie qui alimente ces instruments, le bon nazi traite la satisfaction de ses pulsions comme un acte d’hygiène mentale et physiologique, comme une technique productive et profitable. Sa pensée et ses émotions sont transformées en outils techniques.

Étant donné le rôle décisif que joue le mécanisme psychologique et émotionnel dans la technicisation du moral, il serait faux de dire que, sous le national-socialisme, la cohésion morale a été remplacée par une cohésion organisationnelle. Certes, sans cette organisation omnipotente, le national-socialisme s’écroulerait immédiatement. Mais cette organisation est  elle-même construite et perpétuée par des mécanismes psychologiques et émotionnels qui convergent vers l’abolition de la foi et vers l’entraînement à l’empirisme cynique. Ils ont facilité la capitulation des hommes vis-à-vis de la machine universelle d’expansion et de domination. Les hommes sont contraints de penser, de ressentir et de parler, en termes de choses et de fonctions qui se rapportent exclusivement à cette machine. Ils se voient imposer une existence qui dépend à tout moment de l’exécution correcte des fonctions opérationnelles requises. Le présent a absorbé le passé et le futur. Le national-socialisme a proclamé le millénaire du Troisième Reich, mais ce millénaire s’est lui-même restreint à l’instant donné, à l’ici et maintenant dans lequel il peut être finalement conquis ou finalement perdu. Les hommes doivent se concentrer sur cet instant donné ; le reste dépend du “destin”. L’histoire se résume à l’heure du national-socialisme ; tout autre chose est soit préhistoire, soit destin. La notion de destin joue un rôle de plus en plus important dans la propagande national-socialiste[32] : il transforme le régime en exécuteur du destin lui-même, et l’avenir de l’humanité dépend des efforts extrêmes faits pour utiliser les armes que le régime a fournies.

8 - Les trois étapes de la contre-propagande

Alors que l’opposition mortelle entre le national-socialisme et la civilisation occidentale a été abondamment soulignée, il n’a pas été pris en compte de manière adéquate le fait que la nouvelle mentalité allemande, avec son empirisme cynique et sa rationalité technologique totalitaire, constitue une rupture non moins fondamentale avec la culture allemande traditionnelle qui est considérée comme un simple “escroquerie”[33]. Ceci est d’une extrême importance parce que les Allemands, qui, pendant une décennie, ont été empêchés de penser dans n’importe quelle autre logique et de parler dans n’importe quelle autre langue que celles de leurs maîtres, ne seront plus sensibles à l’attrait de leur logique et de leur langue traditionnelles. L’attaque de la mentalité national-socialiste doit par conséquent développer de nouvelles formes d’infiltration, des formes qui dissolvent cette mentalité en lui répondant.

Dans les sections qui vont suivre, nous ferons quelques suggestions relativement au développement d’une telle contre-propagande. Nous allons essayer d’esquisser ses grandes lignes aux trois étapes de l’attaque :

1  le langage des faits,

2  le langage du souvenir,

3  le langage de la rééducation.

1-.  Le langage des faits

L’idée selon laquelle la guerre actuelle est principalement une guerre entre des idéologies et des philosophies est préjudiciable à toute contre-propagande efficace. Dans le long processus du discrédit intégral, les Allemands ont été entraînés à considérer toute chose qui ne serait pas corroborée par un fait pur et simple comme une idéologie, au sens d’une distorsion intentionnelle des faits par des intérêts déterminés. Par voie de conséquence, le fait de faire appel aux droits de l’homme, aux libertés démocratiques, à la dignité de l’homme, aux lois de la moralité, etc., est tout simplement suspect aux oreilles allemandes, et il est aussi étrange que la philosophie national-socialiste l’est à nos oreilles. Ce que le peuple allemand comprend et admet, ce sont les faits, et il rêve de faits et d’exploits factuels. Cet élément rapproche la mentalité allemande de l’esprit occidental beaucoup plus qu’elle ne l’a jamais été et il construit le premier pont de communication entre les deux mondes hostiles.          

La contre-propagande doit parler le langage pragmatique des faits, et, heureusement, il y a suffisamment de faits qui peuvent être utilisés à l’encontre des faits du national-socialisme. La capacité productive et le potentiel de guerre des Alliés, leur niveau de vie, leur contrôle efficace des prix er des profits, la façon dont ils ont vaincu le chômage et transformé le système économique sans écraser le mouvement ouvrier – tout ceci peut être porté à la connaissance du peuple allemand de telle manière que cela éclipse et mette en accusation les “prouesses” national-socialistes. La statistique n’est pas la bonne méthode pour transmettre de tels faits ; de courts rapports de première main sur des incidents dans les usines, les chantiers navals, les rues et les magasins, dans les actions militaires et économiques, feront bien mieux l’affaire.

Mais tout dépend du cadre dans lequel les faits sont placés, c'est-à-dire de ce qui doit être fait d’eux au cours de la guerre et après la fin de la guerre. Et, en ce moment, cela va naturellement au-delà du langage des faits et cela appartient à une autre étape du développement de la contre-propagande, que nous allons essayer d’indiquer plus loin. Mais puisque le cadre général des faits doit naturellement aussi déterminer leur présentation, nous souhaitons du moins ici mentionner un facteur décisif.

Nous avons dit qu’en ce moment une distinction claire et nette entre le peuple allemand et le régime n’est pas encore justifiée. Dans la mesure où la contre-propagande est dirigée vers la majorité du peuple allemand et non pas vers des groupes sociaux particuliers (cette dernière forme doit être discutée à part), elle doit accepter cette majorité telle qu’elle est actuellement, c'est-à-dire telle qu’elle est dévouée au régime. Par conséquent, il ne doit pas y avoir le moindre doute sur le fait que les Alliés doivent mettre le paquet pour prolonger la guerre jusqu’à ce que le national-socialisme soit enfin détruit, ainsi que l’entier système qu’il a mis sur pied. En d’autres termes, il ne doit pas y avoir le moindre doute sur le fait que ce ne sera pas un changement au sein du système qui mettra fin à la guerre, mais seulement l’abolition du système lui-même. Et ici, la seule question qui importe aux Allemands est : que va-t-il se passer après la guerre ? Échangeront-ils seulement une forme d’oppression et de discipline stricte avec une autre ? Nous avons indiqué le fatalisme catastrophique auquel l’empirisme national-socialiste aboutit : la seule alternative est l’annihilation complète. Plus la guerre avance, et plus l’esprit allemand est possédé par cette conception, et les derniers discours des chefs nationaux-socialistes sont dominés de façon saisissante par elle. C'est peut-être l’antitoxine la plus forte contre toute contre-propagande. En ce moment, seul un traitement négatif pourrait être possible : la réfutation officielle de tous les programmes impérialistes, l’extension du principe d’auto-détermination et du gouvernement représentatif, la lutte contre l’appropriation monopolistique des matières premières et des marchés.

À l’évidence, ce sont des sentiments fortement “anticapitalistes” qui prédominent chez la majorité de la population allemande. Le slogan des “nations prolétaires” et de la guerre contre les “ploutocrates” est probablement le mot d’ordre national-socialiste le plus populaire[34]. Certes, l’embrigadement de l’économie de guerre allemande ne dissimulait guère le fait que les “ploutocrates” allemands avaient conservé et même renforcé leur pouvoir, et la propagande national-socialiste est soigneusement confinée au “capitalisme” dans d’autres pays. En outre, les sentiments anticapitalistes de la majorité du peuple allemand (par contraste avec ceux de l’opposition active) sont limités à la propriété à grande échelle et au “capital financier”, et ils ne sont pas hostiles à la propriété privée. Au contraire, cette majorité rêve d’une restauration de la propriété à petite échelle dans son ancien droit, et de l’abolition  de l’“expropriation” monopolistique. Ici, la contre-propagande peut de nouveau opposer des faits à des faits. Sans aucune forme de terreur, le développement économique dans les pays occidentaux tend à diminuer l’importance du capital financier et marchand en faveur de l’industrie. “Wall Street” n’est plus le symbole de la distribution réelle du pouvoir. Et, plus important, le gouvernement démocratique a entrepris lui-même la lutte contre la concentration et les pratiques monopolistiques préjudiciables. Les rapports des Comités d’enquête du Congrès, et les mesures prises et proposées par les différentes agences gouvernementales, fournissent le cadre adéquat pour la présentation des faits qui peuvent contrer les assertions national-socialistes. Ils peuvent être utilisés pour montrer que les pays démocratiques sont plus efficaces dans leur lutte contre l’empiètement des intérêts monopolistiques sur le bien-être général que les pays fascistes.

Les Allemands craignent et respectent tout de même l’efficacité des Américains, ces derniers étant peut-être les seuls adversaires d’égale valeur à eux. L’union entre l’efficacité supérieure et la démocratie doit être la proposition centrale de la logique et du langage des faits. Cela peut être vérifié non seulement sur le front de la guerre, mais aussi sur celui du foyer. L’étendue de la liberté et de la satisfaction qui est accordée aux peuples démocratiques en plein milieu de la guerre totale peut être documentée de manière frappante (photographies, journaux). Ces libertés et ces satisfactions devraient être comparées avec la “pureté” et la pauvreté régentées des “plaisirs” nationaux-socialistes. L’on peut en outre montrer comment, dans les démocraties, elles donnent des forces à la puissance militaire, à la pleine capacité et à un meilleur niveau de vie, et comment elles ne sont pas réservées à quelques groupes privilégiés.

2-.  Le langage du souvenir

La deuxième étape dans le développement du contre-langage pourrait être caractérisée par un
adoucissement et une désintégration graduels de cet empirisme cynique qui lie le peuple allemand au régime. Cette démarche ne peut être effectuée que sur la base de l’empirisme lui-même, c'est-à-dire qu’elle présuppose une augmentation constante des efforts de guerre des Alliés ainsi que des difficultés et des revers en ce qui concerne le régime national-socialiste. Alors, le langage des faits peut être soutenu et complété par un autre langage que nous pourrions dénommer le langage du souvenir et de la mémoire.    

Le souvenir du passé a été l’un des instruments psychologiques les plus puissants de la propagande national-socialiste. Nous avons dit que, dans l’Allemagne national-socialiste, le présent a absorbé le passé, mais ce dernier a été préservé dans le premier dans la mesure où il se façonne comme étant la victoire finale sur le passé. Les Quatorze années proverbiales qu’Hitler martelait encore et encore en direction de son public étaient davantage qu’un truc. Cette formule magique ouvrait les portes par lesquelles les frustrations, les misères et les défaites, du passé faisaient irruption dans le présent de sorte que les gens cherchaient refuge en lui qui consacrait le passé. Nous avons mentionné la conception catastrophique du futur dans le national-socialisme, nous y rencontrons maintenant une conception pareillement catastrophique du passé. Le présent est l’espace de temps qui sépare ces deux catastrophes, et c’est la raison pour laquelle le peuple allemand semble être aveugle à ce qui se passe en réalité. Nous avons indiqué le fait que le national-socialisme a créé un exutoire pour le mécontentement dans le passé et qu’il a transformé ce mécontentement en un ferment de cohésion et de contrôle. Les Quatorze années sont le symbole le plus concret et le plus efficace du mécontentement ; le plus efficace parce qu’il discrédite, non pas le gouvernement autoritaire, mais le gouvernement démocratique.

L’emprise du passé sur le présent serait à même de fournir un levier qui pourrait aider à rompre avec le présent. Utilisée comme un levier, la mémoire a la fonction de ressusciter des images qui relativise la terreur présente. En effet, le passé n’était pas seulement frustration et misère, mais aussi la promesse de la liberté. Une multitude innombrable d’Allemands a donné son sang pour tenir cette promesse. Le peuple allemand n’a pas oublié, il n’a oublié ni les traîtres, ni les martyrs de la liberté. Les noms de ces derniers sont diffamés, et la loyauté qui leur serait témoignée est punie par la mort et la torture. Mais il pourrait y avoir une autre forme de libération de la mémoire vivante, à savoir la forme de l’art. Relativiser la réalité par la promesse de liberté et de bonheur a toujours été une fonction essentielle de l’art, et, dans la lutte actuelle, cette fonction pourrait acquérir une nouvelle signification.

Le rôle de l’art dans la propagande politique est l’un des problèmes les plus difficiles, et une mauvaise conception pourrait faire plus de mal que le refus d’employer cette arme. Mais les armes sont si peu nombreuses qu’il pourrait être permis de risquer quelques suggestions. La radiodiffusion de “chefs-d’œuvre classiques” a probablement très peu d’effet. Mis à part le fait qu’il y a d’excellentes représentations de ces œuvres même dans l’Allemagne national-socialiste, ces pièces ne parlent pas le langage du souvenir aux oreilles allemandes. Pour la nouvelle mentalité allemande, elles n’ont pas “valeur de vérité” : elles ne sont pas appréhendées comme des images de réelles promesses et potentialités. En outre, elles ne possèdent plus cette qualité d’“éloignement” qui est constitutive de la fonction politique de l’art. Pour remplir cette fonction, l’œuvre d’art doit être étrangère à la réalité qu’elle met en accusation, étrangère à tel point qu’elle ne puisse pas se concilier avec la réalité, mais en même temps, elle doit plaire à ceux qui souffrent de cette réalité et parler leur langage non déformé. Aujourd'hui, l’œuvre d’art “politique” doit éclairer d’un seul coup l’absolue incompatibilité de la réalité prédominante avec les espoirs et les potentialités des hommes. Or, l’art classique a été fait partie intégrante de la culture officielle dans l’Allemagne national-socialiste, et, dans ce processus, les “classiques” ont été apprivoisés et réconciliés avec le modèle de pensée et de sentiment qui prévaut. Dans la mesure où elles ont résisté à ce processus de domestication, elles ont été tuées par l’esprit d’empirisme qui accepte l’art comme un stimulant prescrit et une récréation. Il est significatif que la “philosophie de l’art” d’Hitler tourne autour de cette valeur spécifique d’opportunité de l’art[35]. Il l’utilise comme un tonique et comme un élément décoratif de la soumission.

Le capacité de l’art à servir d’arme antifasciste dépend de la force avec laquelle il dit la vérité, inconditionnellement et sans compromis. Ce simple fait implique un changement fondamental dans la structure formelle de l’art. L’art ne peut plus “dépeindre” la réalité, étant donné qu’elle est devenue hors de portée d’une représentation “esthétique” adéquate. Aussi bien la terreur que les souffrances de ceux qui lui résistent sont plus grandes que la force de l’imagination artistique. Mais les lois qui gouvernent cette réalité, ainsi que les promesses et les potentialités qu’elles ont détruites, peuvent être révélées sous une autre forme, et cette forme appartient également au domaine de l’art. En effet, elles peuvent être représentées de manière plus adéquate si elles son représentées dans toute leur “irréalité” fantastique. Notre langage et nos sens étaient orientés vers un monde dans lequel la notion de “réalité” comprenait les aspects aussi bien sombres que lumineux de l’existence, aussi bien la liberté que la frustration, aussi bien l’espoir que le désespoir. Dans ce sens-là, notre langage et nos sens transcendaient la réalité même s’ils la décrivaient. En revanche, le national-socialisme s’est débarrassé des éléments transcendants dans la pensée et dans la perception : en conséquence, son monde ne peut pas être représenté et reproduit dans les formes tradition-nelles. Dans les termes de ces formes, le monde du national-socialisme est un monde “irréel”. Toute la vérité sur ce monde ne peut être dite que dans un langage qui ne soit pas chargé des espérances et des promesses de réconciliation de la culture, ou bien dans un langage qui contient ces espérances et ces promesses sous la forme précisément satanique dans laquelle le national-socialisme les a réalisées. Par exemple, la véritable histoire de l’ascension d’Hitler au pouvoir peut être mise en valeur de la manière la plus efficace sous la forme d’un mélodrame relatif à un gangster de qualité médiocre avec une intrigue shakespearienne de conspiration, de meurtre, de perfidie et de séduction (le poète allemand Bertolt Brecht a effectué une telle tentative).              
3-.  Le langage de la rééducation

La lumière que le langage du souvenir peut jeter sur le passé et le présent peut seulement avoir une valeur d’appui, mais elle ne peut ni créer, ni transformer, les faits dont tout dépend. La même chose est valable pour la troisième étape dans le développement d’un contre-langage, à savoir la rééducation.

Des hommes d’État américains et britanniques responsables ont fréquemment exprimé l’idée que la simple restauration du statu quo ne garantirait pas l’annihilation du national-socialisme. La déclaration d’Henry Wallace selon laquelle « la révolution des 150 dernières années n’a pas été achevée » et que « cette révolution ne peut pas s’arrêter tant que le droit de vivre à l’abri du besoin se sera pas réellement acquis », ainsi que la déclaration de Sumner Welles selon laquelle « l’époque de l’impérialisme est fini »,  prennent ce fait en compte[36]. Il ne faut pas oublier que le national-socialisme a fait ce qu’il pouvait pour détruire la notion même de statu quo dans l’esprit du peuple allemand, et que les effets de cette entreprise ne peuvent guère être oblitérés[37]. À ce propos, la rupture entre l’ancienne et la nouvelle Allemagne est peut-être celle qui est la plus nette. L’Allemagne ne peut pas revenir en arrière, même si elle le veut – et pas seulement à cause des conditions objectives du développement économique international. L’éducation national-socialiste à la rationalité et l’efficacité technologiques a changé – beaucoup plus que le déplacement des tabous proclamé bruyamment – le modèle de pensée et de comportement des hommes dans toutes les couches de la population. L’“intériorité” et le “romantisme” allemands traditionnels, qui exprimaient aussi l’immaturité politique de larges secteurs de la population, ont été détruits par la mobilisation national-socialiste de ces derniers.

Comme conséquence de cette politisation intégrale à laquelle le national-socialisme les soumet, les Allemands peuvent devenir mûrs pour une auto-détermination politique – tout à fait à l’encontre de la volonté de leurs gouvernants. Le peuple a vu combien il a été facile pour la bande national-socialiste d’assumer et de remplir les fonctions administratives qui avaient été le privilège d’un groupe favorisé fermement établi qui était spécialement entraîné pour remplir ces fonctions. Les masses gouvernées ont fait l’expérience de la manière dont cette bande a efficacement “planifié” et
organisé les processus de production et de distribution, dont elle s’est occupée de la menace de l’inflation et d’autres accidents économiques, et dont elle a fait en sorte que l’appareil industriel tourne à pleine capacité. Le national-socialisme a privé les activités administratives suprêmes des qualités qui étaient glorifiées et qui les ôtaient de la vue et des mains de la population gouvernée, et il a fait d’elles une affaire normale. Certes, le national-socialisme a en même temps réservé cette affaire à son propre racket, mais cette réservation est une question de simple pouvoir, et non pas d’aptitude et d’ingéniosité particulières. Et il peut être mis fin à ce pouvoir. De plus, l’empirisme auquel le peuple a été entraîné peut affûter son esprit en ce qui concerne la contradiction frappante entre l’appareil industriel rationalisé et sa contrainte totalitaire, entre le pouvoir productif gigantesque et l’usage auquel il est destiné, entre la richesse potentielle et la terreur réelle.

Mais il peut arriver que toute cette connaissance et toute cette vision soient étranglées à mort. Sans moyens adéquats pour leur réalisation, elles restent nécessairement impuissantes. C’est un vain espoir que d’attendre l’autodissolution du système national-socialiste. Si la nouvelle mentalité allemande contient des forces libératrices, celles-ci ne peuvent être dégagées que dans la lutte couronnée de succès contre le régime. La rééducation, c'est-à-dire l’émancipation et l’exploitation de ces forces, est elle-même un élément de cette lutte.

Le national-socialisme perpétue son pouvoir en jouant la sécurité réelle contre la liberté potentielle. Pour les masses allemandes, la sécurité totalitaire était plus réelle que les libertés démocratiques dont elles avaient bénéficié sous la République de Weimar. Cela a été un principe fondamental de la propagande national-socialiste que d’enseigner l’incompatibilité entre la liberté (démocratique) et la sécurité, entre les Droits de l’homme et le plein emploi, entre l’égalité des chances et l’égalité de pouvoir. La démocratie, la liberté, le chômage et la pauvreté, ont été soudés ensemble pour en faire une entité terrifiante. Par voie de conséquence, le fait d’en appeler à la liberté démocratique apparaît comme étant équivalent à celui d’en appeler à l’insécurité et au chômage. Les porte-parole des Alliés ont pris ce fait en compte et ils ont orienté leur appel vers la notion de “sécurité générale” comme étant le principe de l’ordre d’après guerre. Conformément à cette politique, toute rééducation des masses allemandes doit viser à couper le lien psychologique entre la sécurité et l’autori-tarisme, le plein emploi et la stricte discipline. Le caractère soumis et autoritaire de l’homme dans le système nazi n'est pas une propriété naturelle immuable, mais une forme historique de pensée et de comportement qui est concomitante avec la transformation de l’industrie à grande échelle en une domination directement politique. Ce caractère disparaîtra par conséquent lorsque les forces sociales qui sont responsables de la transformation de la société industrielle en société autoritaire seront vaincues. Dans l’Allemagne national-socialiste, ces forces sont clairement reconnaissables : ce sont les grands trusts industriels sur lesquels se centre l’organisation économique du Reich, et la couche supérieure de la bureaucratie gouvernementale et du Parti. La dissolution de leur domination est la condition préalable et le contenu principal de la rééducation.

La rééducation est donc plus qu’une idée traditionnelle d’éducation qui « reflète la vérité d’une période précédente plutôt que celle d’une période à venir »[38]. La rééducation est au premier chef le fait d’enseigner aux gens « à produire plus de nourriture et plus de biens », et à les produire pour les consommer. C'est en effet quelque chose qui doit être enseigné et appris. Du fait qu’il a endoctriné les masses avec la philosophie du sacrifice irrationnel, du dur travail et des privations, le national-socialisme a rationalisé l’économie de pénurie qu’il perpétue. La reconstruction économique doit par conséquent être accompagnée par l’éducation au “droit de vivre à l’abri du besoin” qui, dans la société national-socialiste, est de nouveau devenue une idée absurde.         

9 – La différenciation de la contre-propagande

Jusqu’ici, nous n’avons pas différencié notre discussion sur la contre-propagande en fonction des différents groupes de la population allemande vers laquelle elle devrait être dirigée. Nous avons dit que l’“unification” forcée du peuple allemand autorise une large gamme de propagande
indifférenciée, mais plus la guerre progressera, et avec elle l’antagonisme interne de la société national-socialiste, plus une telle différenciation sera impérative.

Deux groupes ont été exclus depuis le début des buts de la contre-propagande, à savoir les piliers sociaux du régime dans l’industrie à grande échelle ainsi que la bureaucratie gouvernementale. Ils perdraient tout avec la chute du régime, et ils ne peuvent pas s’attendre à gagner quoi que ce soit de la part de n’importe quel autre régime. Certes, ils essaieront de s’“adapter”, mais sous n’importe quelle forme de gouvernement, ils formeront le noyau du totalitarisme[39]. En dehors de ce groupe, l’opposition active au système national-socialiste se positionne à l’extérieur du rayon d’action de la propagande au sens strict. Cette opposition sait ce qu’elle doit faire. Les seules choses qu’elle peut obtenir de l’extérieur sont des informations factuelles sur des questions qui dépassent sa propre expérience, ainsi que des instruments de sabotage et de contre-terreur.

Il reste les groupes des petites et moyennes entreprises, les professions libérales, les paysans et une large couche d’ouvriers. Se chevauchant partiellement avec eux, mais constituant une masse plutôt solidement cohérente de partisans, il y a la bureaucratie inférieure du Parti et les véritables membres du Parti. C’est dans ces groupes-là que la nouvelle mentalité a pris ses racines les plus profondes, et elle ne peut disparaître qu’en faisant appel à leur intérêt matériel le plus immédiat.

Le national-socialisme a détruit l’indépendance des petites et moyennes entreprises et il a transformé leurs membres en fonctionnaires, en employés et en travailleurs, de rang inférieur[40]. C’est dans ces positions-là qu’ils participent à la nouvelle sécurité. Étant donné la rationalisation technologique qui progresse dans tous les pays, leur rétablissement dans leur position indépendante antérieure apparaît comme étant une politique régressive. Ce qu’ils appréhendent principalement, c’est leur relégation dans le “prolétariat”. Il se pourrait qu’ils préfèrent la sécurité autoritaire à la liberté précaire de l’entreprise à petite échelle. Ils savent que l’ancienne “normalité” ne peut pas revenir. Ce qu’ils veulent voir, c’est que le plan démocratique pour une économie d’après-guerre ne les livre pas à la domination de l’entreprise à grande échelle, ni qu’il fasse d’eux des prolétaires ; c’est qu’ils ne soient pas submergés par « le flot libre des biens économiques ». Une économie planifiée dans laquelle ils ont une place définie leur plaît beaucoup plus que la promesse de l’ancienne normalité et qu’une situation où « les affaires continuent comme d’habitude ».

Mais dans les professions libérales, la liberté était davantage qu’une valeur “idéologique” : elle constituait l’essence même de la profession elle-même. Par conséquent, les professions libérales n’existent pas dans l’Allemagne national-socialiste, et dans leur cas, le principe de la sécurité générale doit être complété le fait de faire appel à leur liberté antérieure. Elles sont les professions démocratiques par excellence(*) et elles sont entièrement dépendantes de la liberté de parole, de recherche, et de la liberté de la presse.

En ce qui concerne ces couches de la population laborieuse (qui inclut les paysans) qui ne font pas partie de l’opposition active, ce qui les attire le plus fortement, c’est le plein emploi et un niveau de vie supérieur. Le national-socialisme, en évitant soigneusement de baisser ce dernier de manière trop évidente, a été obligé de combiner le plein emploi avec une intensification et un allongement constants du travail. La contre-propagande peut souligner la contradiction existant entre la “communauté populaire” et la position privilégiée des petits groupes dirigeants qui rendait leur asservissement nécessaire, mais elle ne peut pas faire grand chose pour assurer les travailleurs allemands qu’une économie de paix démocratique sera à même de couper le lien entre le plein emploi et l’asservissement. Or le problème du plein emploi n'est pas seulement économique, mais il est également politique. Les Alliés ont déclaré à maintes reprises que le monde de l’après-guerre doit être un monde “planifié”. Le contenu et le mode de fonctionnement du nouveau plan dépendront de la nouvelle distribution du pouvoir et de la forme de gouvernement que les peuples libérés auront. Si les travailleurs allemands croient qu’ils obtiendront une part adéquate dans la nouvelle distribution du pouvoir, qu’ils seront des sujets et pas seulement des objets du plan, alors le pas décisif aura été fait pour les gagner à la cause de la démocratie.


*     *    *    *    *

    [Ce texte non daté a probablement été écrit en 1942 ou 1943] (NdT).



(*)  En français dans le texte. (NdT).
(**)  Idem.
[1]  Paul Hagen, Will Germany crack ? [L’Allemagne va-t-elle craquer?], New York 1942, p. 219. Voir le rapport portant sur la “Private Morale in Germany” [La morale privée en Allemagne] qui a été soumis à l’Office of the Coordinator of Information (avril 12942) par l’Institute of Social Research. 
[2]  La destruction de la “métaphysique allemande” (le peuple des poètes et des penseurs) par le nouvel esprit de l’empirisme a déjà commencé avant le national-socialisme. Oswald Spengler a été peut-être le premier à interpréter l’attitude désabusée, cynique, pragmatique, comme étant la caractéristique du nouveau césarisme ; voir Preussentum und Sozialismus [Prussianisme et socialisme], Munich 1920, pp. 4, 30, et Jahre der Entscheidung [Les années de la décision], Munich 1933, pp. 9, 14. Cf. la note 12 plus loin. 
[3]  C'est l’une des propositions centrales de Das dritte Reich [Le Troisième Reich] de Moeller van den Bruck et de Der Mythus des 20ten Jahrhundertes [Le mythe su XX° siècle] d’Alfred Rosenberg. Ernst Krieck a exposé cela dans tous ses livres.
[4]  Cette matière est réunie dans Clifford Kirkpatrick, Nazi Germany : Its Women and Family Life [L’Allemagne Nazie : ses femmes et sa vie de famille], Indianapolis 1938, et Georg Ziemer, Education for Death  [L’éducation à la mort], New York 1942.
[5]  Inside Germany Reports [Rapports sur l’Allemagne intérieure], n° 12, 1940, p. 8 ; n° 20, 1941, p. 3.
[6]  Cette interprétation s’appuie sur Franz Neumann, Behemoth : The Origin and Practice of National Socialism [Béhémoth: l’origine et la pratique du national-socialisme], New York 1942.
[7]  Hagen, Will Germany crack ? p. 165.
[8]  Rapport de Georg Axelson cité dans Thurman Arnold, Democracy and Free Enterprise [Démocratie et libre entreprise], 1942, p. 22 sq.
[9]  Hagen, p. 253.
[10]  Karl Vossler, The Spirit of Language in Civilization [L’esprit de la langue dans la civilisation], traduit par Oskar Oeser, New York 1932, p. 82 sq.
[11]  Ibidem, p. 107 sq.
[12] Ernst Krieck, “Der deutsche Idealismus zwischen den Zeitaltern” [L’idéalisme allemand à travers les époques] dans Volk im Werden [Le peuple en devenir], Leipzig 1933, n° 3, p. 4 : « L’idéalisme allemand doit par conséquent être vaincu dans sa forme et dans son contenu si nous souhaitons devenir une nation politique active ». Oswald Spengler a également proclamé la fin de la métaphysique allemande ; voir en particulier Jahre der Entscheidung, chapitre 1 : “Der politische Horizont” [L’horizon politique].
[13] Cela a été montré dans un article d’Henry Paechter.
[14]  La structure du langage technologique a été exposé dans ses grandes lignes par Stanley Gerr : “Language and Science” [Langue et science], dans Philosophy of Science [Philosophie de la science], avril 1942, p. 146 sqq. 
[15] The Nazi Primer [Manuel d’introduction au nazisme], traduit par H. L. Childs, New York 1938, p. 4 ; la vision national-socialiste « n’est pas une théorie, mais elle s’adapte strictement à la réalité existante. L’idéal du national-socialisme est né de l’expérience ».
[16] C'est là la propre interprétation d’Hitler ; voir My New Order [Mon Ordre nouveau], New York 1941,             p. 104 sqq., et Robert Ley, Neue Internationale Rundschau der Arbeit [Nouvelle revue internationale du travail], avril 1941, p. 137.
[17]  Ernst Jünger, Der Arbeiter [Le travailleur], Hambourg 1932.
[18]  Pour la strate mythologique de la mentalité allemande et ses manifestations concrètes, voir l’article sur “Private Morale in Germany” [La morale privée en Allemagne] cité ci-dessus et Max Horkheimer, “The End of Reason” [La fin de la raison], dans Studies in Philosophy and Social Science, vol. IX, 1941, n° 3, p. 383.
[19]  Dans Mein Kampf [Mon combat], Hitler utilise le concept de nature de façon presque exclusive dans le but d’opposer les “vraies” relations et institutions humaines à leurs formes “perverties” dans la civilisation chrétienne.
[20] Ernst Kriech, Nationalpolitische Erziehung [L’éducation national-politique], Leipzig 1933, pp. 34, 37.
[21]  Franz Neumann, Behemoth, p. 275 ; Hagen, Will Germany crack ?, p. 128.
[22]  Pour l’utilisation de la “nouvelle licence” au service de la politique national-socialiste relative à la population et au travail, voir Inside Germany Reports [Rapports sur l’Allemagne intérieure], n° 19, 1941, p. 15, et Juristische Wochenschrift [Hebdomadaire juridique], LX, 1937, n° 48, p. 3057 sq. En ce qui concerne la fonction des spectacles nationaux-socialistes, voir E.R.Pope, Munich Playground [Le terrain de jeu de Munich],         New York 1941, p. 40.
[23]  Hitler, Mein Kampf, Reynal et Hitchcock (éditeurs), pp. 613 sqq.
[24]  The Nazi Primer, p. 73 sq.
[25] Hitler, Mein Kampf, p. 521 sqq ; My New Order, p. 137; Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20ten Jahrhundertes, Munich 1933, pp. 302 sq., 540 sq.
[26]  C’est par Oswald Spengler que cette attitude a été prêchée avec le plus de conviction : « Dans la réalité historique, il n’y a pas d’idéaux, mais seulement des faits. Il n’y a pas de raison, pas d’honnêteté, pas d’équité, pas de but final, mais seulement des faits, et quiconque ne se rend pas compte de cela devrait écrire des livres sur la politique – mais qu’il n’essaie pas de faire de la politique » (The Decline of the West [Le déclin de l’Occident], traduit par Charles Francis Atkinson, New York 1926, vol. II, p. 368). En conséquence, la seule chose dont une nation a besoin pour gagner dans la compétition internationale est « d’être en forme (dans le sens du sport moderne) »  – telle est la définition même de l’État (Jahre der Entscheidung, loc. cit., p. 24).   
[27]  Hitler, My New Order, pp. 104 sq., 200.
[28]  Inside Germany Reports, n° 15, 1940, p. 13 ; n° 21, 1942, p. 12 sq.; Paul Hagen, Wile Germany Crack ?,        p. 211.
[29]  Voir le rapport paru dans le New York Times, 15 mars 1942, sur le journal intime d’un soldat allemand positionné sur le front russe : « Je suis surpris que cela ne m’ait pas affecté outre mesure de voir une femme pendue. Cela m’a même amusé. J’ai passé mon anniversaire à déterrer des corps et à fracasser leur visage. Ma chérie va dire “ouais” lorsqu’elle entendra dire comment j’ai pendu un Russe aujourd'hui ».
[30] Hans Frank, le gouverneur général allemand de la Pologne, a lui-même comparé l’État national-socialiste à une machine qui fonctionne de manière parfaite. Selon lui, le fonctionnement de la machine de l’État est « une question de technique », et le domaine tout entier de l’État peut être interprété et compris en termes de « méthode mathématique-physique » (“Technik des Staates” [Technique de l’État], dans Zeitschrift der Akademie für Deutsches Recht, 1941, n° 1, p. 2). C’est bien plus qu’une analogie ; c’est une description appropriée des mécanismes fondamentaux de l’État national-socialiste.   
[31]  Pour ce qui concerne l’abolition national-socialiste de tabous, voir l’article sur “Private Morale in Germany” cité plus haut, et mon article “State and Individual under National Socialism” [L’État et l’individu sous le national-socialisme].
[32]  Cf. les discours d’Hitler et de Goebbels après les revers allemands en Russie.
[33]  Ernst Krieck, “Kulturpleite” [La faillite de la culture], in Volk im Werden, n° 5, 1933, pp 69 et 71: « La critique radicale fait bien comprendre que la soi-disant culture est devenue complètement inessentielle et qu’elle ne représente jamais une valeur plus élevée ». « Finalement, faisons simplement, réellement et précisément ici aussi, en sorte de voir que la force et la santé grandissantes de la nation ne devraient pas être corrompues par cette escroquerie, la culture ».  

[34] La première propagande national-socialiste dirigée contre le traité de Versailles et les “criminels de Novembre” était habilement associée à un appel aux tendances anticapitalistes chez la population allemande (Hitler, Mein Kampf, p. 530 sqq.). Hitler a repris la propagande anticapitaliste avec son discours du 10 décembre 1940 (My New Order, p. 873 sqq.).   
[35]  Die Reden Hitlers am Parteitag der Freiheit 1935 [Les discours d’Hitler au Congrès du Parti dit de la Liberté de 1935], Munich 1935, pp. 36, 40.
[36]  P.M., 10 mai 1942 ; New York Times, 31 mai 1942.
[37]  Paul Hagen, Will Germany Crack ?, p. 246.
[38]  Henry Wallace, in P.M., 7 juin 1942.
[39]  Paul Hagen, pp. 244-7.
[40]  Franz Neumann, Behemoth, p. 264 sq. ; Inside Germany Reports, n° 10, 1940, p. 10.
(*) En français dans le texte. (NdT).