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jeudi 2 juillet 2020

« TOUT LE POUVOIR AUX CONSEILS OUVRIERS » : une formule caduque?


Affiche de 68
Les références historiques aux Conseils ouvriers ont été généralement les expériences russes (1905 et 1917) et allemande (1918-1920), puis, plus récemment, les collectivités espagnoles (1936-1937) et les Conseils ouvriers hongrois (1956). Pourquoi est-il absolument nécessaire de vouloir se baser sur des exemples historiques plus ou moins connus, plus ou moins bien commentés ou déformés, comme si au milieu de la mer on voulait se raccrocher à quelque morceau de bois ?

Pouvons-nous formuler une théorie sur les Conseils ouvriers ne sachant nous-mêmes exactement quelle forme prendront les organismes formés par les exploités de demain, spontanément ? Il n'est pas question de prendre les organismes que nous avons connu jusqu'à maintenant sous quelque dénomination que ce soit. Tous, ils reflètent plus ou moins la société que nous subissons : hiérarchie, leaders, etc. Ces organes ne sortent pas des systèmes qui, jusqu'à maintenant, ont réussi à dominer la société, ont réussi à exploiter la plus grande partie de la société au profit d'une minorité.

Les exemples que nous citons sont loin d'être probants pour déterminer et envisager les formes de l'avenir. Nous n'avons pas encore vu des Conseils, des Soviets ou autres formes, dépasser les organisations sociales traditionnelles d'exploitation. Les Conseils de soldats ont-ils vraiment dépassé un moment, réellement les formes d'organisation bourgeoise des syndicats ? Ils semblent n'avoir été que de simples groupements revendicatifs, mettant en avant surtout leurs propres revendications de soldats fatigués de la guerre, fatigués de la misère, fatigués de la faim, fatigués de cette boucherie inutile où ils se faisaient tuer, « tuer pour rien », fatigués de l'inutilité de ce qu'on leur demandait. Le soldat, comme le chômeur, lorsqu'il quitte sa position au sein de la production ne peut plus avoir les mêmes réactions : il ne peut plus avoir les réactions d'un producteur, il ne peut attendre quelque amélioration de sa situation que d'un organisme supérieur, il est dépendant. Il a sans doute un avantage sur le simple producteur puisqu'il possède des armes, mais ses désirs sont devenus très différents, le conflit prend sans doute un caractère plus dur, plus violent, mais la base, le fond reste le même au niveau des simples revendications immédiates. Le soldat aspire uniquement à reprendre une vie considérée comme « normale » et, dès qu'il pense être arrivé à ce but, ses revendications qui paraissent si violentes, baissent immédiatement. Les Conseils de soldats ne peuvent avoir aucune valeur d'exemple pour un système d'avenir sans classes ; nous devons l'abandonner sans crainte, il ne peut apporter rien de bon. Les immenses concentrations d'hommes, surtout au cours de la guerre 1914-1918 et de ses suites, ont permis l'apparition de ces Conseils dans les pays où l'exploiteur national, officiellement « patenté » avait été vaincu par l'exploiteur « étranger » de même nature mais mieux placé. Si, dans certains endroits ces Conseils ouvriers ont pu jouer un rôle très bref, c'est uniquement en attendant qu'une nouvelle direction des exploiteurs puisse être installée confortablement par les plus forts. Les Conseils ouvriers ont en quelque sorte joué un rôle de bouche-trou : l'exemple de la Commune hongroise de 1919 paraît le meilleur dans ce sens.

Une société sans exploitation, donc sans classes, ne peut exister après un conflit armé général comme nous en avons connu en 1914-1918 et en 1939-1945. Après les tensions obligatoires dûes à ces périodes, les participants ne désirent que retourner chez eux et retrouver, petit à petit, le calme auquel ils aspirent. Si les hommes ayant subi la guerre et tout ce qui s'ensuit, ayant accepté et participé à la tuerie, peuvent être d'excellents révoltés, il leur est impossible d'être des révolutionnaires. Les conditions d'un changement complet au sein de la société ne peuvent sortir d'une guerre ; les participants ne demandent que le repos, la stabilisation, la paix, ils ne peuvent soutenir l'effort nécessaire pour une transformation de la société.

Les Conseils ouvriers pourraient sans doute offrir d'autres perspectives. Les exemples classiques connus n'existent également qu'avec la guerre et, comme les Conseils de soldats, lorsque l'impérialisme dominant sur un pays a été vaincu par un plus fort (Russie et Allemagne, exemples les plus importants et les plus connus). Déjà, dans l'exemple de la Commune de Paris, l'élément défaite joue un rôle énorme, les « révolutionnaires » de l'époque pensaient que la guerre pouvait résoudre de nombreux problèmes alors qu'elle ne résout absolument rien et ne fait que déplacer le problème pour ceux, naturellement, qui cherchent la constitution d'une société sans classes. Il faut également voir la Commune de Kronstadt sous un angle semblable. C'est la réaction d'une masse de soldats ayant subi la guerre, la famine, durant de longues années et qui réagit uniquement pour sa survie physique. Elle a sans doute été un avertissement sérieux pour la Russie entière, puisque les exploiteurs du moment sont aussitôt revenus à une économie plus favorable afin de permettre à la population de « souffler un peu ».

Nous avons des exemples plus récents. Nous ne parlerons pas évidemment des Conseils institués par en haut en Yougoslavie pour permettre, justement comme dans l'exemple précédent, à l'économie yougoslave de souffler un peu, après une expérience désastreuse d'économie planifiée basée tout entière sur l'économie russe ; en accordant quelques miettes aux exploités, l'économie yougoslave a pu repartir, les Conseils ouvriers n'ont été que les organes permettant cette conversion indispensable pour l'économie yougoslave elle-même.

Les deux expériences qui peuvent être également considérées sont celles de l'Espagne et, plus proche de nous encore, celle de Hongrie. Il est difficile d'avoir des renseignements sérieux sur la première expérience. Les anarchistes qui tenaient la plupart des collectivités les ont déformées ; ils ont voulu prouver qu'elles étaient des collectivités idéales pour la société d'avenir à laquelle nous aspirons tous, des exemples purs pour une société future. Il faut être plus sérieux. Devant l'abandon du pouvoir par les dirigeants traditionnels, les producteurs eux-mêmes ont dû parer au plus pressé. Ils ont dû s'organiser, ne serait-ce que pour continuer à vivre ; c'est de là en général que sont nées les collectivités. Lorsqu'elles se trouvaient dans les régions à prédominance anarchiste, elles avaient des contacts avec le centre anarchiste de la région, c'est à dire avec la CNT, et des relations s'établissaient entre les collectivités et les dirigeants régionaux de la CNT. Les collectivités ayant des surplus les échangeaient par l'intermédiaire des dirigeants de la CNT, dans les conditions semblables à celles des pays capitalistes. Les collectivités n'ayant pas de surplus avaient une vie misérable, une vie repliée et quasi autarcique. Il n'y a pas eu d'économie collective au sens propre du mot ; il en était exactement de même lorsque ces collectivités dépendaient d'une autre « famille » politique. L'économie réalisée ainsi, selon les circonstances, était très fragmentaire, sans ensemble ; il n'y avait pas de relations directes entre les collectivités elles-mêmes. Il est impossible de se baser sur cet exemple pour envisager une économie nouvelle. Pratiquement, il n' y a rien eu de fait, les organismes se sont formés selon les nécessités, les militants politiques de l'endroit ont mis leur couleur dessus. Le problème a été résolu selon un plan uniquement individuel, sans aucun système préétabli, si l'on veut, chacun a défendu au mieux de ses intérêts les conditions de sa survie à ce moment.

Des Conseils ouvriers ont également vu le jour dans la Hongrie de 1956. Ont-ils réellement eu une
Une statue qui méritait d'être déboulonnée...
autre attitude que celle des syndicats classiques comme nous les connaissons partout en Europe ? Depuis plus de dix ans, les ouvriers hongrois subissaient une exploitation forcenée, cadrant avec les besoins économiques de la Russie. Il n'y avait pas pour la Hongrie de possibilité géographique de se dégager du bloc oriental comme cela a été possible pour la Yougoslavie. D'autre part, les syndicats, complètement asservis à l'Etat, ne pouvaient pas jouer le rôle de soupape de sûreté et ne pouvaient faire part des revendications ouvrières les plus criantes. Les Conseils ouvriers ont explosé partout, ils se sont manifestés avec fracas durant plusieurs semaines, s'appuyant sur la lutte armée. Y a-t-il eu une grande différence avec les explosions que nous avons pu si souvent constater au cours de l'histoire du mouvement ouvrier dans les différents pays ? Comme sur le plan international en Espagne en 1936-37, il était difficile qu'un véritable mouvement de libération existe et se développe. Les Russes ne pouvaient laisser échapper cette marche au cœur de l'Europe et, de leur côté, les « occidentaux » n'avaient aucun intérêt à mettre en cause les accords de Yalta et de Postdam : ils désiraient également conserver le statu-quo sur les zones d'influence. Si vraiment ces Conseils ouvriers voulaient aller plus loin que le but assigné à de vulgaires syndicats, ils ne pouvaient dans les conditions de l'époque, que pourrir sur place. Les tentatives d'expression des exploités que nous avons connues en Allemagne orientale ou en Hongrie, restent une résistance à l'exploitation et à l'oppression mais sans aucune perspective réellement socialiste. C'est une révolte due à des conditions imposées par les économies planifiées par en haut et ne dépassant pas le désir de mieux profiter des richesses produites. La plupart des Conseils ouvriers de Hongrie demandaient surtout une libération du système existant plus qu'un changement complet du système lui-même.

Les Conseils ouvriers qui ont pu exister jusqu'à maintenant et sur lesquels nombreux sont les camarades qui voudraient étayer leur théorie, ne peuvent en aucun cas nous servir. Ils ont toutes les tares des organisations revendicatrices traditionnelles, tout leurs élans, tout leurs contenus flous et sans caractère. Il est impossible d'envisager une société d'avenir à travers les Conseils de soldats tels qu'ils se sont présentés en Russie et en Allemagne : ces Conseils n'exprimaient que les revendications primaires de ces soldats en vue, uniquement, de leur conservation en tant qu'êtres vivants. Ils refusaient de participer davantage à ce massacre inutile et n'allaient pas au-delà de cette conception. Envisager une société future ayant pour base un système de Conseils, c'est envisager tous les problèmes qui se posent à cette société. Des soldats qui ont accepté pendant des années de se faire massacrer et qui, à un certain moment, deviennent fatigués, sont-ils réellement capables de dégager les voies pour une nouvelle société ?

Les Conseils ouvriers réels, c'est à dire les organismes établis par les ouvriers eux-mêmes, sur la base de leur travail, ne peuvent avoir valeur d'exemple que si, dès le départ, ils prennent des bases toutes nouvelles que nous sommes dans l'impossibilité d'imaginer aujourd'hui. Le changement de la société actuelle veut un changement complet de tous les rapports économiques et humains actuels. Il est impossible de se référer aux bases de la société actuelle, à une base quelconque de la société présente, même si elles nous paraissent différentes, ces bases existent au sein de la société actuelle. Elles ne peuvent donc servir comme point de départ pour une société socialiste d'avenir. En aucun cas une société socialiste ne peut prendre pour modèle les organisations qui ont existé précédemment et qui, toutes, ont existé uniquement dans le but d'exploiter l'ensemble de la population au profit de quelques privilégiés. Toutes les organisations qui peuvent exister dans la société d'aujourd'hui ont un rôle à jouer dans cette société même, au sein du système d'exploitation subi, tous ces modèles ne peuvent donc être un exemple pour nous. La préparation et l'élargissement de cette vue du socialisme ne peut se faire quotidiennement par l'exemple et par la critique négative de tout ce qui nous environne. Il n'y a pas de possibilité d'élaborer une théorie qui sera caduque dès qu'elle aura fait ses premiers pas ; il n'y a pas de possibilité pour imaginer au sein de la société actuelle ce que pourrait être une véritable société sans exploitation.

Les utopies mise en avant autrefois par de nombreux penseurs, les utopies d'aujourd'hui, ne peuvent nous aider. Elles ont décrit des sociétés idéales, par rapport à ce qui existait à l'époque, à ce qui se voyait, mais elles ont été dépassées rapidement par les faits eux-mêmes. Elles ont également constaté des faits comme l'industrialisation, la concentration qui ne pouvaient nous entraîner que le plus loin possible des conceptions socialistes et même, tout simplement, de conceptions humaines. C'est insuffisant ; elles n'ont pas pu dépasser le cadre actuel, le cadre de la société de leur époque.

Tous les exemples connus ou étudiés ne peuvent apporter une solution pour une société nouvelles sans classes. Ils ne peuvent servir de base, ils n'ont pas brisé le cadre du système que nous subissons tous les jours. Le socialisme peut-il être réellement conçu au sein de cette société d'exploitation pour pouvoir envisager une utopie réelle de ce que nous sentons si nous ne pouvons l'exprimer concrètement ? Notre socialisme nécessite un changement profond, de fond en comble de tous les éléments de la vie et sur tous les plans. Il ne peut être envisagé une société sans exploitation avec les formes et les moyens actuels de produire, avec les rapports entre les producteurs et avec les rapports humains tels que nous les connaissons dans la société d'aujourd'hui. La difficulté est là, naturellement ; il faut quelque chose de neuf, de différent, d'inédit. Sommes-nous capables de l'envisager, de le concevoir ? Seul un mouvement de la base, un mouvement réel des exploités eux-mêmes peut apporter des solutions. Ce n'est pas une poignée d'individus, ce ne sont pas des « penseurs », ce n'est pas un parti, qui peuvent mener à bien ce travail. Il est nécessaire d'obtenir le concours de tous, d'envisager les besoins et les avis de tous. Les minorités qui « pensent », qui proposent et qui luttent ne font ce travail que pour leur profit en tant que minorité et ne peuvent que mener à un nouveau système d'exploitation. Une société sans exploitation ne pourra être réalisée qu'avec le concours de tous.

PS : Vous m'avez cru ? Naïfs ! Non ce n'est pas moi qui ai écrit ce texte (j'aurais pu...). Son vrai titre est : « Les Conseils ouvriers sont-ils des organes aptes pour une société socialiste ? ». Il s'agit d'une contribution non signée d'un débat sur la notion des Conseils ouvriers, et qui fait l'objet d'une longue réponse qui, à mon avis actuel (juillet 2020) n'est pas à la hauteur de la leçon de ce texte. (in CAHIERS DE DISCUSSION POUR LE SOCIALISME DES CONSEILS N°5 – OCTOBRE 1964). cette revue était animée par le petit littérateur Louis Janover pour son cercle « Front noir ». Leurs textes sont étonnamment modernes … 4 ans avant mai 68 ! Je ne reproduis pas ce texte pour répondre à la dernière contribution de l'utopiste du CCI, Ward, je me réserve de lui répondre ultérieurement sur ses insuffisances et sa vision intellectuelle du changement de société. Mais surtout pour enfoncer le clou dans le pied de ceux qui raisonnent encore avec cette vieillerie : « la révolution ne peut sortir que d'une guerre, mondiale si possible » !
La question de la guerre accoucheuse de révolution, cela fait deux ou trois décennies que je dis et explique que c'est une vieille lubie ringarde. Le texte de l'inconnu l'explique mieux que je ne l'ai jamais fait. N'est-il pas comique que nos deux plus grands « approfondisseurs » de la question de l'Etat dans la période de transition au communisme, après Lénine, Vercesi/Perrone et Marc Chirik, aient commis la même erreur de jugement, même inversée, erreur d'appréciation dirons-nous. En 1938, le grand pape de la Gauche italienne en exil en Belgique et théoricien de Bilan, décrète en 1938 qu'il n'y aura plus de guerre mondiale mais seulement des guerres locales, et pire, dès 1940, que le prolétariat disparaît pendant la guerre !
Le « ponte de Marseille » Chirik, qui a justement fait tomber Vercesi de son piédestal (du fait de sa participation à la coalition anti-fasciste en Belgique), est si effaré par la guerre (locale) de Corée qu'il est persuadé que c'est le retour de la guerre mondiale et file au Vénézuela sous prétexte de « sauver les cadres », c'est à dire lui-même... je fournis la citation ci-après où sa formule « prolétariat catégorie économique du capital » n'est pas loin de celle de Vercesi niant son existence pendant la guerre ». Marc n'était pas infaillible, mais il préférait le dire lui-même en pontifiant.

« Les éléments d'une perspective révolutionnaire

« Le procès de prise de conscience révolutionnaire, par le Prolétariat, est directement lié au retour des conditions objectives à l'intérieur desquelles peut s'effectuer cette prise de conscience (!??). Ces conditions peuvent se ramener à une seule, la plus générale, que le Prolétariat soit éjecté de la Société, que le Capitalisme ne parvienne plus à lui assurer ses conditions matérielles d'existence. C'est au point culminant de la crise que cette condition peut être donnée. Et ce point culminant de la crise au stade du Capitalisme d'Etat se situe dans la guerre.
Jusqu'à ce point, le Prolétarit ne peut se manifester en tant que classe historique, ayant sa propre mission. Il ne peut s'exprimer, bien au contraire, qu'en tant que catégorie économique du Capital.
Dans les conditions actuelles du Capital, la guerre généralisée est inévitable. Mais ceci ne veut pas dire que la Révolution soit inéluctable (sic ! 1945), et moins encore son triomphe. La Révolution ne représente qu'une des branches de l'alternative que son développement historique impose aujourd'hui à l'humanité. Si le Prolétariat ne parvient pas à une conscience socialiste, c'est l'ouverture d'un cours de Barbarie dont, aujourd'hui, l'on peut envisager quelques aspects ».
MAI 1952                                            MARC                  (Internationalisme n°45).

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