PAGES PROLETARIENNES

samedi 14 novembre 2020

150 ans de négation de la classe ouvrière et de modifications de sa composition

 


Dans un article du Monde du 23 mai 2016 – Où sont les ouvriers d'aujourd'hui ? - on pouvait lire : « Lorsque Martin Thibault, sociologue du travail à l’université de Limoges, a entamé son enquête, Ouvriers malgré tout (Raison d’agir éditions, 2013), auprès des agents de maintenance de la RATP, l’entreprise lui a répondu qu’il n’y avait pas d’ouvrier chez elle. Souvent, les agents eux-mêmes ne se disaient pas ouvriers, jusqu’à ce qu’ils soient rattrapés par la réalité de leur métier – physique, répétitif, très encadré et exercé dans des hangars où il fait trop chaud ou trop froid. Dans les entrepôts de la grande distribution, même constat : ni les préparateurs de commandes ni les caristes ne se disent ouvriers. Et chez Amazon, les salariés sont des « associates ». (…)

« Avant, il y avait les mines, la sidérurgie, Boulogne-Billancourt, de gros établissements dans de grandes régions industrielles où les ouvriers étaient regroupés, observe Roger Cornu, sociologue et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Depuis, il y a eu une baisse drastique de la main-d’œuvre dans les grandes unités de production : aujourd’hui, plus de la moitié des ouvriers travaillent dans des établissements de moins de cinquante salariés, souvent situés dans des zones rurales. Tout ce qui était spectaculaire s’est démantelé progressivement. Du coup, les ouvriers disparaissent. » [1]

On compte tant de pitres à la fin du XX ème siècle qui ont voulu faire disparaître la classe ouvrière ou plus généralement le prolétariat, de André Gorz aux modernistes, et qui pourraient continuer à vouloir avoir le dernier mot en montrant du doigt le fait que près de 73% des prolétaires en France travaillent désormais dans les services et n'ont plus la prétention de paralyser l'économie bourgeoise à partir de « bastions » mais se contentent de la politique de l'autruche en ayant déserté les syndicats et se fichent d'aller faire la queue pour les urnes.

La classe ouvrière n'a pourtant pas devenue invisible, elle existe encore aussi dans les grands complexes industriels en Chine, en Allemagne, en Inde, etc.  Plus généralement, et c'est un fait historique qu'on se doit de constater, la classe bourgeoise a toujours voulu nier son existence, en la rabaissant soit par paternalisme soit par mépris, soit par la répression brutale.

 

ERADIQUER OU NEUTRALISER LE PROLETARIAT ?

 

Lors de la Commune de Paris, la répression létale de milliers d'ouvriers et d'artisans a pu ressembler à un génocide au point qu'il a fallu faire venir des ouvriers d'autres pays pour remplacer tant de petits artisans ou ouvriers qualifiés qui avaient été éradiqués en même temps que leur profession. La bourgeoisie ne pouvait éliminer de toute la terre la classe dont elle extrait son profit. A l'époque moderne deux guerres mondiales capitalistes ont atteint presque l'objectif causant la mort de dizaines de millions de prolétaires et pas que de prolétaires. 

Or, depuis les débuts de son développement national, la bourgeoisie ou plutôt les bourgeois des différents pays rivaux ont toujours fait montre de solidarité perverse pour s'associer contre le prolétariat là où il relevait la tête et s'insurgeait. Les rois féodaux savaient préserver leurs intérêts communs contre la plèbe, les républiques bourgeoises pas moins. On se contentera aujourd'hui de prendre le cas de la Commune de 1871 à Paris ; Paris « la Babel moderne » selon Marx[2].

Marx et Engels mettaient de grand espoir dans le prolétariat allemand dès le milieu du 19 ème siècle[3], mais c'est le prolétariat parisien qui donna le premier exemple historique fondateur, bien que jusqu'au 20 ème siècle ce soit le prolétariat allemand qui devait rester au cœur de l'attention des marxistes, mais pas exclusivement, puisque je serai amené à évoquer rapidement les mesures machiavéliques de la bourgeoisie internationale contre ce même prolétariat lors des épisodes les plus dramatiques du 20 ème siècle.

Interruption de la guerre franco-allemande où Bismarck laisse Thiers écraser la révolution

Le 28 janvier 1871, l’armistice est signé : Paris doit capituler. Les conditions de l’armistice faisaient obligation au gouvernement de la défense nationale, dont Bismarck ne reconnaissait pas la légalité, de procéder à des élections aux fins de décider de la paix ou de la guerre. Le 8 février, ces élections d’une Assemblée nationale ont lieu dans un pays en large partie occupé et dans une précipitation exigée par les Allemands. Le résultat en est la victoire très nette des monarchistes, se donnant pour le parti de la paix, sur les républicains, réputés vouloir la reprise des combats.

Au début du siège, les troupes de Bismarck disposent de 150 000 hommes, mais ce chiffre progressera au fur et à mesure de la libération des troupes de siège à l'Est pour atteindre 400 000 hommes. Bismarck et Moltke ont décidé d'éviter d'exposer leurs troupes dans un combat de rues. Ils comptent sur la lassitude et la faim pour obtenir la capitulation de Paris, et se contenteront donc de repousser toute tentative de percée. Dans un rayon de dix kilomètres autour de la capitale, ils installent leurs cantonnements mais, prudemment, ne lancent pas l’attaque attendue par les Parisiens.

Jusqu'ici je pensais que cette volonté de la part du camp allemand de laisser écraser le prolétariat parisien par sa propre bourgeoisie avait pu être une action pour éviter une possible contagion parmi la troupe allemande ou pour les répercussions dans le public allemand. Marx n'est pas d'accord avec moi. Selon lui, « La Commune de Paris a été écrasée avec l'aide des Prussiens, qui ont assumé le rôle de gendarmes de Thiers. Bismarck, Thiers et Favre ont conspiré pour liquider la Commune. À Francfort, Bismarck a reconnu que Thiers et Favre lui ont demandé d'intervenir. Le résultat démontre qu'il est disposé à faire tout ce qu est en son pouvoir pour les aider -, sans risquer la vie de soldats allemands, non parce qu'il ménage les vies humaines lorsque s'ouvre à lui la perspective d'un butin, mais parce qu'il veut humilier encore davantage les Français qui se battent entre eux pour pouvoir leur extorquer encore plus de choses. Bismarck a autorisé Thiers à utiliser plus de soldats que n'en prévoyait la convention; en revanche, il n'a permis qu'un approvisionnement limité de Paris en vivres ».

On ne peut pas dire que les allemands sont restés les bras croisés, ils bloquaient non seulement Paris pendant que les troupes de paysans de Thiers massacraient, et bombardaient depuis le fort de Châtillon et depuis Montretout.

On verra que la leçon sera retenue par Hitler.

DERRIERE L'ARMISTICE DE 14-18 NOUVELLE PEUR DU PROLETARIAT

Aucun de nos profs démocrates, aucun journaliste républicain  ne fait allusion au fait que l'armistice est signé le 11 novembre parce que trois jours avant a commencé un début de révolution en Allemagne, et que tous les Etats-majors pissent dans leur culotte face à une possible extension du « bolchevisme » :

«Si les dirigeants allemands arrivent à la conclusion que ce qu’ils ont de mieux à faire est d’imiter la Hongrie et de faire alliance avec les Bolcheviks, s’ils préfèrent le risque d’une anarchie de quelques années à une servitude de trente-cinq ans que ferons-nous ? (...) Si nous avions à occuper un pays très peuplé, comme la Westphalie, tandis que l’Allemagne autour de nous se relèverait ou serait agitée par un bolchevisme contagieux, quels ne seraient pas nos dépenses et nos risques ? (...) Ma conviction est que les Allemands ne signeront pas les propositions qu’on envisage (...) L’Allemagne passera au Bolchevisme » (Lloyd George)

« Nous avons raison de craindre le bolchevisme chez l’ennemi (les pays vaincus) et d’éviter d’en provoquer le développement, mais il ne faudrait pas le répandre chez nous-mêmes. (...) soit en France soit en Angleterre. Il est bien de vouloir ménager les vaincus, mais il ne faudrait pas perdre de vue les vainqueurs. Si un mouvement révolutionnaire devait se produire quelque part, parce que nos solutions paraîtraient injustes, que ce ne soit pas chez nous » (Clémenceau)[4].

Les généraux de la guerre bourgeoise, Ludendorff et Hindenburg se retirent alors, laissant libre cours à la révolution à Berlin. Ils prévoient déjà que Guillaume II sera contraint à démissionner, si bien qu’au jour « J » de la signature, ce sera un « coup ed poignard » socialiste qui tendra aussi la main de Foch pour signer l’armistice. Les généraux ne se seront pas salis par une fausse défaite[5].

En vérité, si l'arrêt temporaire de la guerre mondiale apparaît dicté par la menace de généralisation de la révolution, c'est la bourgeoisie américaine qui mène le jeu est est venue mettre au piquet les anciennes puissances européennes. La guerre à laquelle ils ont participé (accessoirement car le matériel militaire de pointe était français) , apparemment “ pour le droit et la Démocratie contre les États « autoritaires », vise surtout à s'emparer du marché européen en ménageant toujours son vieux complice, l'Allemagne jusqu'à Hitler, et après jusqu'à nos jours... Lénine fût le seul à y voir clair et à dénoncer les complicités du Reich, faussement chancelant et des Alliés hypocrites.

Ce sont les émissaires américains qui font comprendre à Clémenceau qu'il est hors de question de laisser l'armée française aller jusqu'à Berlin, pas pour rabaisser l'impérialisme français mais parce que la révolution y gronde, et qu'une Commune de Berlin, contrairement à la Commune de Paris aurait toutes les chances de se répandre et même de contaminer le corps expéditionnaire français usé par quatre années d'horreur.

LA GRIPPE ESPAGNOLE A-T-ELLE FAIT CESSER LA GUERRE ?

Puisqu'on vit une autre pandémie en ce début du XXI ème siècle et sans guerre mondiale, pour l'instant, voyons pourquoi les effaceurs du prolétariat essaient d'en remettre une couche en remettant la menace révolutionnaire au second plan. Ce serait la fameuse grippe espagnole qui aurait mit fin à l'incendie « bolchevique ». C'est faux. La guerre a continué malgré tout et la censure n'aurait jamais exhibé un croque-mort genre Salomon pour débiter les chiffres mortiaires.

En France, l’épidémie est repérée au printemps de 1918, dans des contingents de la 3e armée, près de Compiègne. Relativement bénigne pour les personnes touchées, une première vague se propage à travers tout le pays, puis l’épidémie semble sur le recul. Mais une deuxième vague frappe avec une violence surprenante à partir d’août 1918, et une mortalité exceptionnellement élevée ; elle connaît son pic en octobre. En 1919, une troisième vague accompagne la démobilisation. Au plus fort de l’épidémie, à l’automne 1918, la réponse médicale est complètement inadaptée : manque de lits, de médicaments et surtout de personnel, les médecins, infirmiers et infirmières – qui comptent aussi parmi les premières victimes de la maladie – étant massivement mobilisés sur le front. Les autorités militaires agissent à l’aveuglette, laissant des malades en permission diffuser la grippe dans tout le pays, tout en faisant au mieux pour recenser les cas, grâce à une bureaucratie minutieuse et discrète – censure oblige. Côté scientifique, les experts hésitent, invoquent la présence d’un bacille ou celle d’un agent pathogène "ultramicroscopique", transmis par la toux à courte distance, sans pouvoir l’identifier. Désorganisation et ignorance se retrouvent dans le camp des Alliés comme dans celui des Allemands, et c'est pourquoi certains historiens écriront que l’épidémie a accéléré la sortie du conflit.

Mais les chiffres désastreux de 1918-1919 doivent aussi beaucoup à des facteurs indépendants du virus lui-même : sa diffusion à l’échelle du Globe fut dramatiquement accélérée par les mouvements de troupes liés à la guerre ; les décès furent largement dus à des surinfections bactériennes des poumons qu’un service de réanimation 

Après le 11 novembre 1918, l’armistice et la démobilisation des médecins tarissent les sources sur le déroulement de l’épidémie, malgré sa poursuite jusqu’au printemps 1919. Contrairement à la précédente pandémie de grippe « russe » de 1889-1890, aucune enquête pour l’ensemble de la population ne fait le bilan de la grippe espagnole en France, révélant les lacunes concernant la situation dans la population civile, les débats scientifiques autour de la nature de la maladie, et la prééminence de la mémoire de la victoire nationale et du sacrifice « des morts au combat »[6].

POURQUOI LA DROLE DE GUERRE ?

Sur le web et un peu partout vous ne verrez jamais la vraie raison de l'impossibilité d'entrer en guerre immédiatement de la part de la bourgeoisie allemande et de son laquais Hitler.

À la déclaration de la guerre en septembre 1939, les populations des pays en guerre s’attendent à de gigantesques batailles provoquant des hécatombes et des destructions considérables comme en 1914. Pourtant, à la surprise générale, il n’y a aucune grande offensive et dès l’automne 1939, les Français parlent de "drôle de guerre". La ligne Siegfried fait face à la ligne Maginot, aucune armée n’a l’intention d’attaquer.

Pour la bourgeoisie allemande, avant d’attaquer à l’Ouest, il faut mettre un terme à la campagne de Pologne et réorganiser la Wehrmacht. Cette période permet aussi aux Alliés de renforcer leurs moyens militaires. Les démocraties bourgeoises fondent leur action non pas sur un choc frontal mais sur une guerre longue et un épuisement économique de l’Allemagne. Cependant, dans l’immédiat, l’approvisionnement de l’Allemagne est assuré par la Russie de Staline à la suite des dispositions du pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939, qui a d'abord complètement démoralisé le prolétariat international, c'est le vrai coup de poignard dans le dos du pays supposé communiste. La "drôle de guerre" est donc une période d’attente rompue brutalement sur le front terrestre de l’Ouest, le 10 avril 1940 pour les uns avec le déclenchement de l’offensive alliée en Norvège, et le 10 mai 1940 quand les Allemands attaquent à l’Ouest pour les autres.

Or la vraie raison de l'hésitation de Hitler et ses troupes est la crainte d'une nouvelle Commune de Paris voire d'un début de révolution comme le 9 novembre 1918 à Berlin. Le Front popu, pourtant si gentil n'était pas loin, pourtant Franco vient de mettre fin à une guerre civile en Espagne où le prolétariat a été rapidement décontenancé et battu. Bien que la social-démocratie lui ait pavé sa route, il restera toujours méfiant de la classe ouvrière allemande, qui sera pourtant bien mieux traitée que les multiples immigrés de force, ces milliers de prisonniers de tout pays, surexploités et au service des petits propriétaires et patrons allemands. Hitler veillera aussi à ce que les soldats n'aient jamais fin durant toute la guerre...

1945 : CASSER LE PROLETARIAT ALLEMAND 

Il faudra s'y prendre en deux fois. A la Libération des pays occupés par la Wehrmacht, c'est la ruée pour découper l'Allemagne. Les grands amis américains s'efforcent de protéger et maintenir en place le patronat allemand qui s'était déjà enrichi sous Hitler. On sait que Berlin est découpé d'abord en quatre, ce qui interloque même s'il s'agit d'un dépeçage de pays vaincu. Le temps sera à la culpabilité du « peuple allemand » réduisant une nouvelle fois à néant un prolétariat au passé glorieux. Mais c'est une dizaine d'années plus tard qu'il faudra en plus hisser un mur de béton et de barbelés. De 1949 à 1961 entre 2,6 et 3,6 millions d'Allemands vont fuir la RDA pour aller à l'Ouest, privant l'Allemagne de l'Est d'une main d'œuvre importante. Or la majeure partie de ces « migrants » va passer par Berlin, puisqu'au sein de la ville les contrôles à la frontière sont beaucoup moins efficaces que dans les zones rurales. Ainsi, jusqu’en août 1961, il suffit de prendre le métro ou le chemin de fer berlinois pour passer d'Est en Ouest, ce que font quotidiennement des Berlinois pour aller travailler. De plus, Berlin représente à l'époque une porte d'entrée vers l'Ouest facile d'accès pour les Tchèques ou les Polonais. Même si avant même la construction du Mur, la police de la RDA surveille attentivement la frontière afin d'empêcher ceux que le régime nomme "les déserteurs de la République" de passer à l'Ouest.

La construction du Mur est bien sûr une réaction à l'effondrement économique de la RDA. En effet, comme les autres pays du bloc de l'Est, cette dernière a mis en place une économie planifiée. Or le plan septennal (1959-1965) est un échec dès le début, la production industrielle augmentant moins vite que prévu et la collectivisation des terres agricoles entraînant une baisse de la production et une pénurie alimentaire. La principale cause de cet effondrement économique est l'augmentation des salaires, due à un manque de main-d'œuvre provoqué en grande partie par les fuites à l'Ouest, ainsi que l'important trafic de devises et de marchandises, néfaste à l'économie est-allemande, qui passe par Berlin. Là aussi comment ne pas voir une volonté délibérer d'humilier le prolétariat allemand et de le faire fuir à l'idée d'un quelconque internationalisme ? Alors que le reste du prolétariat européen s'échine à reconstruire au nom de la paix retrouvée dans la pauvreté.

UN PROLETARIAT CONSOMMATEUR DANS LES TRENTE GLORIEUSES

L'enrégimentement du prolétariat dans la reconstruction ne durera qu'un temps, mais rapidement le capitalisme retrouvera des couleurs qui ne seront pas ternies par les successives libérations nationales dites période de décolonisation, c'est à dire remplacement de dictateurs blancs par des dictateurs noirs. On arrive donc au milieu de ces sixties si rock n' roll, où l'ouvrier européen et nord- américain fait plutôt figure de pépère pantouflard comparé à des types barbus avec bérets qui dénoncent impérialisme US et guerre du Vietnam. La classe ouvrière était-elle devenue ringarde ou dissoute dans le règne de la marchandise ? Au point de ne même plus inquiéter les bourgeois avec des grèves civilement encadrées par de sages syndicats gouvernementaux.

Quelle composition « organique » de la classe ?

Y aurait-il un prolétariat constant et un prolétariat variable ? Il y a quelques années on déplorait la flexibilité comme une nouvelle adaptation du capital pour provoquer l'éclatement de la classe ouvrière. On envisage même désormais sa disparition pure et simple avec « l'intelligence artificielle ». Examinons maintenant comme nos modernistes, revenus de leur hystérie gauchiste se penchaient sur une classe qu'ils croyaient à l'agonie. Lorsqu’en 1968, les futurs membres de la « League of Revolutionary Black Workers » prirent le contrôle du journal étudiant de Wayne State, ils ajoutèrent à l’en-tête le slogan suivant : « Un ouvrier conscient vaut cent étudiants. »  Ce genre d’arithmétique politique est aujourd’hui devenu beaucoup plus difficile. Non pas qu’il ne soit pas tenté ; on peut imaginer entendre « une infirmière syndiquée vaut cent serveuses. » Mais le calcul ne tient pas debout. La formule originelle a été avancée dans le Detroit industriel, dont l’industrie automobile représentait l’avant-garde du développement capitaliste mondial. Detroit est désormais en faillite, et nos maximalistes qui attendent toujours la grève de masse comme la rédemption du prolétariat, oscillent entre la répétition des vieilles formules et la morosité du quotidien aggravée par le coronavirus.

Dans Ouvriers et capital, Mario Tronti fondait la composition de classe sur la théorie de la valeur de Marx. Il commençait par rappeler la thèse de Marx dans le livre II du Capital, selon laquelle le rapport de classe n’apparaît pas dans l’atelier, mais est déjà contenu dans l’échange central entre l’argent et la force de travail. Cet échange présuppose qu’un prolétaire dépossédé des conditions de travail rencontre le propriétaire d’argent sur le marché. Théorisation qui pourrait plaire à n'importe quel gilet jaune qui ne voit que l'opposition riche/pauvre. Le modernisme était aussi une sorte de populisme où le peuple remplaçait le prolétariat. Mais ce pauvre Tronti ne nous disait pas comment apparaissait et fonctionnait la « conscience de classe » ! Laquelle n'est pas palpable au bureau de tabac du coin, mais dans des rapports au travail, dans l'entreprise et aux bureaux de chômage 

Un autre auteur de ce milieu intello évanescent , penché sur le refus du travail, se concentrait sur une composition technique spécifique à l’Allemagne du début du vingtième siècle: celle de « l’ouvrier professionnalisé », l’ouvrier qualifié opérant sur des machines-outils et attaché à son métier. Il cherchait à montrer que malgré son caractère conservateur (protection d’une aristocratie ouvrière contre l’innovation technique, revendication de la position et de la fonction de producteur) le projet autogestionnaire avait néanmoins un caractère révolutionnaire dans la conjoncture au sein de laquelle il intervenait.  Cette autogestion fut à la mode au cours des années 1970, puis s'étiola comme une variante du mouvement hippie. On glosa beaucoup en milieu étudiant et professoral sur le taylorisme.

 Le Taylorisme avait été introduit en particulier en Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale pour répondre au défi de la reconstruction sur les ruines immenses de la guerre,  « cassant » l’ouvrier professionnalisé et en recomposant la classe ouvrière sous la forme du « travailleur à la chaîne déqualifié, déraciné, très mobile, et interchangeable. » Cet « ouvrier-masse » pouvait être soumis à un niveau plus élevé d’automation, mais il pouvait aussi avancer de nouvelles formes de luttes salariales débouchant sur la remise en cause de l'ordre établi.

Non loin de ces variétés de maoïstes, le courant communiste de Conseils continuait à rêver à l'imminence d'une crise terminale où les luttes économiques spontanées prendraient automatiquement un caractère révolutionnaire.

Pannekoek, le grand théoricien hollandais encore vivant, de même qu'il avait critiqué Lénine, doutait de cette théorie d'un effondrement automatique qui ne laisse aucune place à la maturation révolutionnaire de la classe ouvrière, en quelque sorte où la révolution tomberait du ciel sans qu'il y ait besoin d'une réflexion ou d'un programme.

Cependant pendant les années 1970, nos modernistes ou anciens maoïstes ont mieux vu que nos maximalistes léninistes ou conseillistes, avec la crise économique de 1974, la perte de centralité de l'usine dans les conflits sociaux, comme de nos jours ils n'ont pas encore compris la perte de nature de l'immigration en général.

La FIAT a été le stade suprême de la transformation du travail par la stratégie capitaliste : diversification, financiarisation, décentralisation, et délocalisation, menant à un nouveau processus de recomposition de la classe ouvrière, représenté par l’automation, la tertiarisation. Les licenciements massifs furent suivis par la robotisation accélérée du procès de production, non seulement comme facteur d’augmentation de la productivité, mais aussi comme mesure disciplinaire.

En octobre 1980, cette décennie de lutte de classe et de restructuration culmine dans une grève de cinq semaines contre les licenciements. L’échec de la grève est dû à l’expression sans précédent d’un fort sentiment anti-ouvrier : les 10-15 000 travailleurs en grève durent en effet faire face à 20-40 000 cadres moyens, chefs d’équipe, et employés de bureau défendant, lors d’une contre-manifestation, leur « droit de travailler ». Un commentateur estima il s’agissait là d’une « décomposition extrême de la classe » provoquée par « l’insécurité planifiée promue par le capital » ayant mené les « couches moyennes » à « offrir leur loyauté en échange de la sécurité. »

 Un cortège formé de cols-blancs défile dans les rues de la ville en revendiquant son droit au travail. Ce cortège qui se déroule dans le calme et le silence sera rebaptisé la marcia dei quarantamila. La fracture au sein des salariés du groupe Fiat est alors évidente, les syndicats doivent reconnaître leur défaite, une page de l'histoire du syndicalisme italien vient de se tourner. Certes, à cette marche participent non seulement les milliers de petits chefs, de cadres et d’employés embrigadés par l’entreprise, mais aussi quelques milliers de travailleurs. Ils sont cependant une minorité, et la majeure partie des ouvriers regarde passer le cortège. Mais cela précisément est déjà un indice fort de la défaite du syndicat.

Une quinzaine de millions de travailleurs avaient débrayé, généralement pendant quatre heures, le vendredi 10 octobre en Italie. Les principaux secteurs de l'industrie, du commerce et des services publics avaient été touchés, à l'exception des transports où le mouvement n'avait duré que deux heures et dans certains établissements scolaires. Ce mouvement de grève était dirigé contre la décision de la Fiat, la plus grande entreprise privée italienne - cent quarante mille personnes dans le seul secteur de l'automobile - de mettre en chômage temporaire vingt-deux mille huit cent quatre-vingt-quatre salariés, du 6 octobre 1980 au 2 janvier 1981, en attendant de pouvoir en licencier douze mille ou quatorze mille. Le centre de la mobilisation situé à Turin, où l'établissement central de la Fiat était bloqué depuis près de quatre semaines par des piquets de grève[7].

A la fin des années 1970, les cols bleus étaient déjà en diminution, mais cela n'annihilait pas la classe comme telle, mais confirmait que le prolétariat moderne est aussi dans les bureaux, composés d'ingénieurs, de professeurs, d'infirmières, etc. Un prolétariat en somme qui ne ressemblait plus à sa caricature de « bastions » usiniers, de secteurs « nationalisés », des « services publics », plus proche dans sa variété qu'il était au 19 ème siècle que de ces « bastions » usinistes et aristocratiques célébrés par staliniens et trotskiens.

UNE IMMIGRATION QUI N'EST PLUS SOLUBLE DANS LE PROLETARIAT

On assiste insensiblement à une recomposition, un redécoupage du prolétariat par la bourgeoisie. Mais cela ne se voit pas. Initiatrice comme souvent, et face à l'urgence, la bourgeoisie allemande innove au moment justement de la construction du mur de Berlin, qui était bien en fait une frontière infranchissable. Souffrant d'un déficit de main-d'œuvre (cf. la rétention des allemands de l'Est) la RFA signe en octobre 1961 un accord bilatéral avec la Turquie portant sur l'organisation de l'émigration pour une courte durée des travailleurs turcs. Comme le terme de 'Gastarbeiter' (travailleur hôte) l'indique, les migrants turcs pensaient rester à court terme sur le sol allemand avant de retourner vers leur pays d'origine. Pourtant, d'une immigration pensée temporaire, on est rapidement passé dès 1967 à une immigration de peuplement. 

«Cet accord a changé notre pays», reconnu sans état d'âme la chancelière Angela Merkel. Cinquante ans plus tard, les Turcs constituent la première communauté étrangère du pays, avec officiellement 1,63 million de ressortissants. Au total, environ 4 millions d'habitants en Allemagne ont des racines turques. Les conditions pour l'accueil des Turcs, notamment le principe de rotation de deux ans, étaient cependant plus strictes. Les candidats, principalement des hommes non mariés, étaient sélectionnés par un bureau de recrutement allemand installé à Istanbul. Entre 1961 et 1973, près de 2,65 millions de Turcs tentent leur chance. Selon différentes estimations, entre 650.000 et 850.000 emménagent réellement en Allemagne sur cette période. Venus de régions rurales, ils occupent la plupart du temps des emplois peu qualifiés.

Avec la crise pétrolière, le flux de migrants est arrêté. Mais ceux qui restent obtiennent le droit de faire venir leur famille. L'Allemagne découvre alors ces populations étrangères, adeptes d'une autre religion et regroupées dans des quartiers populaires des grandes villes. La question de leur intégration devient au fil des années un thème récurrent du débat politique allemand, comme l'immigration maghrébine en France. Dans les deux cas, on est passé d’une migration « classique » de travail en usine dans les pays développés à une migration familiale de peuplement, tout en développant les réseaux liés à la société de départ puis à une migration spécialisée vers les chantiers d’ingénierie et de travaux publics. La chute du mur de Berlin a entraîné de nouveaux flux mais faisant partie de l’horizon culturel turco-ottoman (Balkans et Ukraine, Asie centrale, Russie ouralo-volgienne), le commerce à la valise, le transport transcontinental à l’échelle eurasiatique, ont profondément transformé le champ migratoire turc. Un même pays connaît plusieurs formes d’immigration, ainsi les USA n’attirent pas que des qualifiés ; il existe une composante non négligeable de migration irrégulière.

Avant la crise migratoire de 2015, on doit noter que le regroupement familial, est devenu le premier poste statistique de l’émigration turque vers l’Europe (membres de familles regroupées et conjoints des enfants des immigrés) qui se dirige très massivement vers l’Europe occidentale. Après la crise des réfugiés en 2015, Angela Merkel avait directement négocié en 2016 avec Erdogan, en court-circuitant ses partenaires européens pour que la Turquie empêche de nouveaux réfugiés syriens de venir en Europe.

Le turc est la deuxième langue la plus parlée en Allemagne. Ceci explique que les questions reliées à la Turquie prennent souvent semer la zizanie. Ainsi, lors des élections législatives allemandes en septembre 2017, Recep Tayyip Erdogan s'était permis de demander aux personnes d’origine turque de ne pas aller voter, ce qui avait divisé la communauté tircophone et choqué la bourgeoisie allemande.

Partant de l’hypothèse que les politiques d’intégration ont un effet sur l’expression identitaire des immigrés et de leurs enfants et sur la formation des communautés, un auteur, Kastoryano (1996) montre par exemple que la minorité turque en Allemagne construit son identité en référence à l’État turc, alors que les immigrés maghrébins en France construisent leur identité en opposition (post coloniale) à l’État français. L’intégration est supposée en France comme le lien direct entre l’État et l’individu, alors que, dans le cas de l’Allemagne, l'assimilation est laisse de côté, dans le sens où les communautés sont considérées comme des interlocuteurs légitimes. La prise en compte de la diversité religieuse et culturelle au sein du système scolaire allemand témoigne du caractère plus particulariste de la conception de l’intégration dans ce pays. Celle-ci facilite le maintien des communautés culturelles et religieuses dans la société allemande, tout en déplorant leur existence lorsqu’il s’agit de la communauté turque.

L’intégration « citoyenne » n’est pas de notre ressort en tant que marxistes, mais l’intégration ouvrière si. Or ce que révèle la politique immigrationniste depuis les nobles et Innocents Etats-Unis jusqu’à la vertueuse bourgeoisie allemande c’est que non seulement elle vante l’immigration pour pouvoir disposer toujours, et historiquement d’une main d’œuvre à bas prix, taillable et corvéable, mais qu’elle s’arrange pour qu’elle demeure dans un mode de vie et de croyance étrangère à la classe ouvrière des pays « développés ». Cette immigration, certes ouvrière, reste enfermée dans ses croyances où ayatollahs et imams restent les syndicalistes de cette masse de prolétaires et y entretiennent même les pires nationalismes. C’est là une réussite criminelle de la bourgeoisie moderne qui divise ainsi le prolétariat, et surtout le prolétariat immigré en l’empêchant de s’intégrer, le laissant enfermé dans les vieilles coutumes.

On a ainsi un prolétariat déstructuré par l’esprit communautariste. Ainsi, on peut observer un déplacement de la question sociale vers une question raciale.

Les résultats descriptifs sans contrôle de l’origine sociale dévoilent l’existence d’inégalités ou d’ethnic penalties dans le domaine de l’éducation dans les deux pays. En France, les descendants des migrants, quelle que soit leur origine, sortent plus souvent du système scolaire sans aucun diplôme. Par ailleurs, les résultats confirment les études existantes montrant que les descendants des immigrés européens ont tendance à s’orienter, ou à être orientés par leurs parents, vers les filières techniques et professionnelles courtes alors que les descendants des immigrés maghrébins (et leurs parents) aspirent plus souvent à un diplôme de l’enseignement général.

La conception allemande de l’intégration, par son caractère différentialiste, tend à favoriser le maintien des solidarités ethniques, et le processus de relégation des immigrés turcs et de leurs descendants sur le marché du travail allemand garantit le « maintien de l’ordre » dans la mesure où, par l’enfermement des immigrés et de leurs descendants dans les branches traditionnelles de l’économie, le statut privilégié des natifs au cœur des branches les plus porteuses en termes d’emploi est protégé.

 

A suivre…

 



[2]             « La bourgeoisie n'aurait même pas besoin, pour asseoir sa domination, de se rendre odieuse par des mesures de violence dirigées contre le peuple, toutes ces mesures de violence ayant déjà été exécutées par la contre-révolution féodale. Mais l'évolution ne suivra pas cette voie pacifique. La révolution qui doit la précipiter est, au contraire, imminente, qu'elle soit provoquée par le soulèvement autonome du prolétariat français, ou par l'invasion de la Babel moderne révolutionnaire par la Sainte-Alliance ».  Marx (Adresse de 1850)

                https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/18500300.htm

[3]             A partir de sa tête théorique quoique encore minoritaire. Sous la direction théorique de Marx-Engels, la Ligue des communistes allemands avait lancé dans le Manifeste du Parti communiste de 1848 le programme d'une société nouvelle et crié aux classes dirigeantes en place : « Malheur à toi, ô bourgeoisie! »

[4]    On trouvera une foultitude de citations de cet acabit sur la peur du bolchevisme et donc du prolétariat international ici : https://www.matierevolution.fr/spip.php?article214

[5]              Le 29 septembre, à l’annonce de l’armistice bulgare, Ludendorff déclara au gouvernement qu’il fallait adresser aux alliés une demande d’armistice, mais, c’était là toute l’habileté, sur la base des Quatorze Points proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918 (c’est-à-dire sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et aussi de la non-discrimination en matière économique et commerciale, deux intérêts allemands essentiels). En outre, ajoutait Ludendorff, il fallait nommer un nouveau chancelier à la tête du Reich et mettre en place une « parlementarisation » du régime (jusque-là le chancelier relevait uniquement de l’empereur, désormais il dépendrait de la confiance du Reichstag). Cette seconde proposition avait pour but de gagner la sympathie de Wilson, qui insistait de plus en plus depuis le printemps sur la nécessité de mettre un terme à la nature autoritaire du Reich ; elle avait aussi pour but d’essayer d’amortir la montée révolutionnaire, sensible depuis l’année précédente et qui devait d’ailleurs déboucher sur la prise d'armes du prolétariat à Berlin et dans les capitales des différents États du Reich, du 7 au 9 novembre.

[6]             La grippe aurait débarqué avec les GI. En France comme dans les autres pays belligérants, la censure règne. "L'information sanitaire est considérée comme sensible et l'information sur les épidémies est contrôlée, explique Anne Rasmussen, professeur en histoire des sciences à l'université de Strasbourg. Il ne faut pas révéler à l'ennemi un état de faiblesse qui pourrait servir la propagande, ni démoraliser la population." Des chercheurs anglais ont toutefois émis l'hypothèse que l'épidémie aurait eu pour origine le camp militaire britannique d'Etaples, dans le Nord de la France, et pourrait correspondre à l'une de ces "fièvres de tranchée" non identifiées qui se sont déclarées en 1916-1917. Les fake-news d'époque ont circulé partout ; l'Armée la désigne par "la maladie onze", au sein de la population civile, "on pense à la peste, au choléra. A une guerre bactériologique", évoque Anne Rasmussen. Les habitants de New York suspectent un gaz diffusé à partir de sous-marins allemands. Isolement des malades à l'hôpital, désinfection des locaux, du linge et des patients, décontamination des lieux publics, affrètement de taxis à Paris pour permettre aux médecins de se rendre la nuit au domicile des malades… Les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre l'épidémie semblent bien dérisoires (si cela vous rappelle quelqu'un dites le moi). L'inaction du gouvernement français est d'ailleurs critiquée dans un article du Journal, le 19 octobre 1918. Le gouvernement se contente de donner des conseils (éviter les rassemblements, prendre des grogs au rhum, de l’aspirine et de la quinine, appeler le médecin au premier malaise), accuse le quotidien. "C’est facile à dire. Le rhum est hors de prix : vous n’en trouverez pas à moins de 16 F le litre ». Le gouvernement avait renoncé à toute politique autoritaire. "Il n'était pas question d'empêcher la circulation des troupes, notamment américaines, développe Anne Rasmussen. Pour garder le moral des populations et des troupes, les états-majors ont préféré maintenir les permissions."  Si quatre ans de guerre en Europe ont sans doute affaibli les organismes, force est de constater que les pays belligérants ne sont pas les plus touchés par la pandémie. L'Afrique et l'Asie ont payé le plus lourd tribut, avec des taux de létalité allant... de 14 à 35 pour 1000, contre 5 en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis, et 3.9 en France. La seconde vague aurait fait à elle seule a minima 2.3 millions de victimes en Europe, dont 240.000 en France, et 19 à 33 millions en Asie. "C'est la pandémie la plus grave que le monde moderne ait jamais connu", résume Anne Rasmussen.

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