PAGES PROLETARIENNES

samedi 24 février 2018

QUEL URBANISME POUR DEMAIN? L'UTOPIE SOCIALISTE


Il est peu probable que Michel Ragon ait pu prendre connaissance de la critique de Le Corbusier par Bordiga (in Espèce humaine et croûte terrestre, Cahiers Spartacus) auquel cas il aurait trouvé une même critique, mais communiste, de l'architecture capitaliste délirante en hauteur. L'oeuvre de Ragon est considérable sur plusieurs plans, auteur populaire avec ses romans vendéens, il a touché à peu près à tout comme le montre sa notice généreuse sur wikipédia. Nombre de ses ouvrages ont disparu de la circulation et mériteraient une republication comme son excellent « 1934-1939 l'avant-guerre » (ed Denoël, 1968), son histoire de la littérature prolétarienne et tant d'autres sujets sur l'art moderne (qu'on peut trouver à des prix rédhibitoires sur Price minister) .
J'ai eu l'honneur de le rencontrer en 1990 lors d'une de ses conférences à la librairie Publico (il est resté un généreux donateur de la FA), flanqué de deux belles secrétaires des Editions Albin Michel. Charmant homme bien que tout nous différencia, lui libertaire et moi marxiste « engagé vers la formation du futur parti communiste mondial » ! Avec le temps, je trouve beaucoup de sagesse et un esprit critique plus avisé que le mien dans cette écriture limpide et une culture considérable. Personne, à ma connaissance n'a, de façon aussi concise et profonde, réalisé une aussi envoûtante histoire de l'architecture mondiale.
Je publie ici simplement le chapitre 15 pour vous allécher. L'ensemble du livre je l'ai enregistré en audio en priorité pour mes amis aveugles. Quant à vous, les aimables voyants il vous suffira de me faire parvenir une clé USB (petite quantité) pour que je vous recopie cette œuvre indispensable pour dessiner autrement les cités de l'avenir ou, on l'espère, un monde communiste sans béton, sans bureaucrates architectes, où la campagne aura épousé la ville en lui redonnant une vraie dimension écologique et humaine. Ragon a le mérite de nous vacciner contre toute caricature d'uniformité stalinienne, maoïste ou trotskienne, ou même marxiste légendaire pour un futur mode de vie et d'habitat qui ne peut raisonnablement se conformer à l'imbécillité de l'égalitarisme étroit et du collectivisme de caserne. Voici un extrait d'une étude qui n'a pas vieillie...

L'UTOPIE SOCIALISTE

par Michel Ragon

(chapitre 15 de L'homme et les villes, 1975)

Mue par un appétit du gain et du pouvoir qui lui faisait aspirer à la plus grande production possible, la bourgeoisie n'avait ni idéologie ni morale. Jusqu'à ce que le socialisme lui donne l'une et l'autre. Ce n'est pas un paradoxe, ni une plaisanterie. Le socialisme est, bien sûr, l'antidote du capitalisme, mais tous les deux sont fils de la société industrielle. A la recherche d'une réorganisation de la société, et, en conséquence, d'un nouveau type de ville, les théoriciens socialistes du XIXe siècle ont jeté les bases d'une religion technocratique dont la bourgeoisie a fini par s'emparer pour son plus grand profit. La seule justification trouvée par la bourgeoisie pour enchaîner le prolétariat, et s'enchaîner elle-même, au vaisseau fantôme de la production, était le biblique : « Tu travailleras à la sueur de ton front ». Mais l'ancêtre des socialistes français, Saint-Simon, en échafaudant une savante doctrine par laquelle il veut démontrer que la finalité de la société est la production, que pour mener à une production d'une totale efficacité il faut enrégimenter les ouvriers dans une « armée du travail », que l'hygiène et la rentabilité doivent devenir les mots clefs de l'urbanisme, donnait à la Révolution industrielle sa justification. Rien de surprenant à ce que les premiers disciples de Saint Simon soient des élèves de la toute nouvelle Ecole polytechnique. Rien de surprenant que les saint-simoniens se soient trouvés parmi les premiers protagonistes des chemins de fer, que les saint-simoniens aient été nombreux parmi les banquiers. Ce saint-simonisme exercera une grande influence sur celui qui deviendra Napoléon III comme beaucoup plus tard, et pour les mêmes raisons, le « futurisme » de Marinetti sera à la base de la pensée « esthétique » de Mussolini. En réalisant son Paris moderne, Napoléon III s'efforça de se rapprocher de l'idéal saint-simonien. Mais son despotisme n'était pas à la hauteur de celui des théoriciens socialistes. Il eût fallu être l'Inca suprême.
La fascination de la ville inca se retrouve, à travers L'Utopie de More, dans L'Icarie de Cabet. « L'armée du travail » chère à Saint-Simon réapparaît en force chez Cabet. En Icarie tous les citoyens sont soldats et élisent leurs officiers. Il n'existe plus d'ateliers individuels mais seulement de grands ateliers collectifs. Pas de boutiques non plus, mais exclusivement des grands magasins. L'adultère, la coquetterie, le célibat, tout cela est suspect en Icarie, voire interdit.
Il va de soi que le tracé d'Icara, en échiquier, ne comporte que des îlots identiques et des maisons semblables. La circulation des piétons et des véhicules est différenciée. Les rues, très larges, peuvent recevoir quatre voitures de front et il existe des passages souterrains en tunnel. « Parfaitement éclairée », avec des maisons recouvertes de toits-terrasses « pour l'agrément », la ville se compose de bâtiments industrialisés par la standardisation. Les appartements sont meublés avec du matériel fixe appliqué ou incrusté dans les murs.
Le puritanisme mis à part, nous y sommes ! Ce sont nos grands ensembles et c'est l'idéologie urbaine que Le Corbusier n'a cessé de proclamer pendant un demi-siècle. Mais l'analogie se manifeste encore plus si l'on rapproche Le Corbusier de Charles Fourier. Fourier, comme Le Corbusier, conçoit une société nouvelle, bien entendu scientifique, à partir « d'unités d'habitation » qu'il appelle des « phalanstères ». Que ce soit dans l'imaginaire phalanstère de Fourier, ou dans l'Unité d'Habitation que construit Le Corbusier à Marseille, la densité de population reste la même, celle d'un village de mille six cent habitants. Rapprochement plus anecdotique, mais qui n'est pas dénué de sens ; tout comme on voyait Fourier se promener dans Paris, avec une canne métrique, mesurant palais et maisons privées afin de donner à son phalanstère une dimension « scientifiquement prouvée ». Le Corbusier se promenait lui aussi partout avec un mètre en poche, mesurant aussi bien les magasins que les caves, les porches et les hauteurs de plafond, à la recherche d'une unité de mesure idéale.
A son phalanstère, qu'il appelle également « palais social », Fourier donne la forme d'un bâtiment central avec deux ailes qui ressemble singulièrement au palais de Versailles. On songe au caricaturiste Robida qui, dans ses visions d'un Paris futur, remplissait le ciel d'astronefs, mais donnait aux passagers les mêmes costumes qu'à la fin du XIXe siècle.
Dans la pensée de Fourier s'exerce le mécanisme classificateur de la société marchande. En refaisant le monde, cet employé de commerce est pris d'une fureur de rangement. Il donne douze droits à l'homme, lui accorde douze passions et veut extirper sept fléaux. Cette manie de tout classer d'une manière définitive, propre aux utopistes qui rêvent d'un monde immuable, se retrouve chez Le Corbusier pour lequel les « établissements humains » sont au nombre de trois et qui codifie une « règle de 7 V » pour la circulation.
L'obsession de la classification conduit Fourier à diviser les activités urbaines et à créer ce que l'on appellera plus tard des « zonings ». En préconisant la rue-galerie pour relier les différents secteurs du phalanstère , rues couvertes et donc « climatisées », Fourier entrevoit une possible climatisation de la cité, idée souvent reprise par les architectes prospectifs contemporains. L'idée de rues couvertes n'était pas absolument nouvelle puisque la cité médiévale comprenait de nombreuses rues à arcades, mais Fourier, le premier, fait de la rue couverte un principe d'urbanisme. Ajoutons que le principe de la rue piétonnières couverte, adoptée au début du XIXe siècle, fut abandonné sous le Second Empire au profit de la seule circulation des véhicules. Le premier passage couvert à Paris, celui des Panoramas, ouvert en 1800, connut un très grand succès sous la Restauration. La galerie d'Orléans, sous Louis-Philippe, à l'intérieur du Palais-Royal, devint le rendez-vous de l'élégance. En 1840, dans le quartier des Grands Boulevards, on comptait une centaine de passages couverts, formant une extraordinaire trame urbaine d'un type nouveau que cisailla Haussmann au nom des « impératifs de la circulation ». Subsistent encore à Paris un certain nombre de ces passages : des Panoramas, Jouffroy, des Princes, Verdeau... mais la vie les a désertés.
Fourier, le premier encore, préconise un habitat collectif pour la population ouvrière et même une cuisine collective. On arrive déjà au maoïsme des communes chinoises. Fourier n'écrit-il pas :

« Le ménage conjugal et individuel n'est pas fait pour le peuple. C'est un plaisir de gens riches, comme de rouler en carrosse, mais le peuple est fait pour se passer de carrosse et de ménage, il doit aller à pied et vivre en pension, les gens mariés comme les non-mariés ».

Voilà l'armée du travail, non seulement enrégimentée, mais encasernée, avec réfectoires à l'appui. Lorsque, au début de la révolution d'Octobre, le parti bolchevik essaiera de réaliser l'utopie socialiste intégralement en Russie, il s'y édifiera des « maisons communes » tendant à socialiser tous les éléments de la vie quotidienne. On y prenait non seulement tous les repas en commun, comme le préconisaient les utopistes, de Thomas More à Fourier, mais on y couchait également en dortoirs. Certaines « maisons communes » prévoyaient des cellules minimum de six mètres carrés ne comportant aucune différence si l'on y logeait des célibataires ou des couples. L'espace privé devait être aussi exigu que possible afin d'imposer aux habitants de la « maison commune » une vie collective maximum. D'autres « maisons communes » prévoyaient des dortoirs pour six personnes, hommes d'une part et femmes de l'autre, les couples ne se retrouvant dans des chambres pour deux personnes que pour un nombre de nuits dosé « scientifiquement » afin que se renouvelle au mieux le cheptel humain. L'architecte Melnikov, qui est aujourd'hui le dernier survivant de cette époque héroïque et folle de l'urbanisme des premières années de l'Union soviétique, avait même préconisé de répartir des orchestres dans les dortoirs afin de favoriser le sommeil collectif et de couvrir les ronflements.

La population ouvrière, peu souvent d'accord avec les idéologues, manifesta une si vive réprobation des maisons communes qu'en 1930 le Comité Central du Parti communiste fit arrêter l'expérience. Les « maisons communes » furent rapidement transformées par leurs habitants en habitations traditionnelles familiales ou devinrent des foyers de célibataires ou d'étudiants.
Il n'est de pires tyrans que les philanthropes. S'acharnant à vouloir imposer aux autres leurs propres goûts, leurs propres plaisirs, il ne leur vient jamais à l'esprit que ce prochain, qu'ils rêvent de voir comme un reflet d'eux-mêmes, a sans doute de smotifs valables de vouloir être autrement. Charles Fourier, célibataire, voyageur de commerce, habitué aux tables d'hôte, voulait donner de son plaisir et de sa liberté aux autres hommes qu'il voyait asservis par des tâches ménagères s'ajoutant à la fatigue du travail. Tout comme Le Corbusier, heureux avec sa femme, sans enfant, dans un atelier d'artiste, ne trouva rien de mieux que de donner le plan d'un atelier d'artiste à deux niveaux aux appartements types de son Unité d'Habitation. Mais allez vivre, avec trois enfants, dans un atelier d'artiste ! Où trouver son refuge, son « coin » ?
IL n'empêche que la ville contemporaine a retenu de Fourier, sinon la cuisine collective dans les immeubles, en tout cas les réfectoires communs d'usines, d'écoles, toutes nos actuelles cantines qui permettent en effet, comme il l'avait formulé, des repas à bon marché.

Chez Fourier, les notions bourgeoises industrialistes de l'efficacité, du rendement, de l'ordre militaire, se mêlent à des idées plus insolites : le phalanstère, cellule de base de la société s'oppose au centralisme que préconisent tous les autres utopistes ; au nom de la liberté il refuse l'échiquier comme plan de ville ; enfin, seul socialiste à n'être ni austère, ni frugal, ni morose, ni puritain, Fourier s'oppose à « tout régime social qui ne sait pas aller aux vues d'utilité celles du luxe et du plaisir ».
Par là même, Fourier demeure un utopiste toujours actif. Mais n'est-il pas, par bien des points, comme Aristophane, Rabelais et Swift, un contre-utopiste . Contre-utopiste comme l'est Proudhon qui attaque avec violence L'Icarie de Cabet et tous les « modèles » de villes. Proudhon perçoit déjà, dans ces « modèles », l'esprit totalitaire absolu. Proudhon croit d'ailleurs avec une rare perspicacité, les trop grandes villes dangereuses pour la liberté et espère dans le développement de la technique, non pour transformer les villes, mais pour les rendre inutiles, thèse actuelle des « désurbanistes ».

Les prophètes lancent les religions, mais ce sont leurs disciples qui créent les églises. Tout comme Enfantin ajouta au saint-simonisme un culte et une liturgie, Considérant fit du fouriérisme un système qui le rationalisait à l'extrême, enlevant à Fourier sa métaphysique, son ludisme, sa poétique. Polytechnicien et ingénieur militaire, Victor Considérant est un homme type de la société industrielle.
Mais, contradiction encore entre la forme et l'esprit, lorsque Considérant dessine un phalanstère il le fait ressembler au Palais des Etats de Dijon. Pour justifier l'idée fouriériste de l'habitat collectif, Considérant écrit :

« Lorsque Louis XIV voulut créer un asile pour cinq mille invalides, ni lui ni ses architectes n'eurent l'idée absurde de bâtir une petite maison pour chaque soldat... Demandez s'il vous sera plus économique et plus sage, pour loger une population qui devra s'élever à dix-huit cents ou deux mille personnes, de construire un grand édifice unitaire, ou de bâtir trois cent cinquante à quatre cent petites maisons isolées... Ajoutez encore les murs de clôture exigées, dans le régime morcelé, pour enfermer les maisons, les jardins et les cours...
Vous épargnez quatre cents cuisines, quatre cents salles à manger, quatre cents greniers, quatre cent caves, quatre cents étables, quatre cents granges... Indépendamment de l'économie de place et de construction, ajoutez celle de deux ou trois milliers de portes, de fenêtres, de baies, avec leurs châssis, leurs boiseries et leurs fermements ; pensez à l'entretien ruineux que chacune de ces maisons nécessite chaque année ».
Quatre-vingt ans plus tard, Le Corbusier reprendra d'abord sa « cité-jardin verticale » puis sa « ville radieuse » formée « d'unités d'habitation ».
Considérant emploiera aussi l'image du paquebot qui a si souvent servi de référence à Le Corbusier :
« Vous dites, écrit Considérant, cela est inouï, extravagant, irréalisable... Vous avez sous les yeux des constructions logeant dix-huit cents hommes, et non pas fondées en terre ferme, sur roc, mais bien filant sur l'océan, dix nœuds à l'heure... Etait-il donc plus facile de loger mille huit cents hommes au milieu de l'océan, à six cents lieues de toute côte, de construire des forteresses flottantes, que de loger dans une construction unitaire dix-huit cents bons paysans en pleine Champagne ?
Nous avons vu que presque toutes les utopies se situaient dans des îles. L'île ets un monde refermé sur lui-même. Le paquebot, monde encore plus clos, ne pouvait que séduire le splus modernes utopistes. Avec ses horaires stricts, ses réfectoires, ses dortoirs, son commandant « maître à bord après dieu », ses loisirs organisés, quel plus beau modèle pourrait-on trouver pour la cité industrielle !
Lorsque Considérant préconise « au premier rang de la ville industrielle une lignée de fabriques, de grands ateliers, de magasins, de greniers de réserve », il anticipe encore sur la théorie de « la ville linéaire industrielle » de Le Corbusier. Le Corbusier avait-il lu Fourier et Considérant ? Les rencontres sont trop grandes pour qu'il puisse s'agir d'une coïncidence. Jusqu'à une date très récente, la pensée de socialistes dits utopiques resta si méconnue que Le Corbusier put sembler le seul auteur génial d'un très grand nombre de théories dont il était seulement le catalyseur moderne. Un autre grand catalyseur, Karl Marx, semblait aussi avoir inventé le socialisme. Mais Marx a puisé dans Saint-Simon, dans Fourier, dans Cabet pour élaborer ce qu'il a appelé, pour le différencier de celui de ses prédécesseurs, le « socialisme scientifique ». Alors que les premiers socialistes voulaient, dans un élan messianique, affranchir non pas une classe déterminée, mais l'humanité tout entière, Marx incarne le socialisme dans la seule classe ouvrière. Le socialisme doit être l'expression de la classe ouvrière, comme le capitalisme a été l'expression de la bourgeoisie. Mais, par la même, alors que les premiers socialistes abominaient la bourgeoisie, Marx la réhabilite en lui reconnaissant une mission historique de la fin du Moyen Age au début de la Révolution industrielle. D'usurpatrice, la bourgeoisie devient « un moment de l'histoire ».

Contrairement à la plupart des socialistes dits « utopiques », Marx se refuse à déterminer à l'avance la forme de la « ville socialiste » de l'avenir. Et, sur ce point, il rejoint la pensée de l'anarchiste Kropotkine qui repoussait tout urbanisme décidé dans l'abstrait en disant : « On ne légifère pas l'avenir ». Les formes de la cité nouvelle, disait Kropotkine, ne pourront se déterminer que par elles-mêmes. « Tout ce que l'on peut, ajoutait-il, c'est en deviner les tendances essentielles et leur déblayer le chemin ».
Engels, dans sa Question du logement, écrit en 1872, se rapproche curieusement des socialistes utopiques en se montrant résolument « désurbaniste ». Le but de la société communiste, écrit-il, est de supprimer l'opposition entre la ville et la campagne. « Les premiers socialistes utopiques modernes, ajoute Engels, l'avaient parfaitement reconnu. Dans les constructions modèles d'Owen et de Fourier, l'opposition entre la ville et la campagne n'existe plus. Ce n'est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c'est à dire l'abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du logement. Vouloir résoudre cette dernière avec le maintien des grandes villes modernes est une absurdité. Ces grandes villes modernes ne seront supprimées que par l'abolition du mode de production capitaliste... La suppression de l'opposition entre la ville et la campagne n'est pas plus une utopie que la suppression de l'antagonisme entre capitalistes et salariés... Seule l'existence des villes, notamment des grandes villes, y met obstacle ».

Cette idée de désurbanisme, absolument nouvelle, exprimée à la fois par Proudhon, par Kropotkine et par Engels, s'oppose à toutes les visions des autres utopistes qui ont toujours dans leur point de mire la vile, la très grande ville conçue comme une entité, comme une unité, comme un système unitaire. Pour tous les utopistes, à part ceux-là, la ville est le lieu de la perfection absolue et, par là même, du pouvoir absolu.
Mais dans aucun pays socialiste l'abolition du mode de production capitaliste n'a entrainé la suppression des grandes villes. Une même tendance à la croissance que dans les pays capitalistes peut au contraire s'y remarquer. C'est une société basée sur des principes de production et d'un progrès toujours amplifié de la production, produit les mêmes effets urbanistiques dans un Etat socialiste que dans un Etat capitaliste. C'est aussi que les prétendus disciples de Karl Marx n'ont pas appliqué son principe du dépérissement de l'Etat. Les grandes villes, nous l'avons vu, étant aussi le résultat des concentrations étatiques, l'image du pouvoir gravée sur le sol, il ets difficile qu'elles dépérissent si l'Etat demeure centralisé. Une société sans ville serait une société où tput pouvoir politique aurait disparu. Autrement dit une société arrivée à un degré de maturité si exemplaire qu'à « l'administration des hommes se serait substituée l'administration des choses », pour reprendre la formule marxiste. Mais n'est-ce pas là ouvrir une autre porte de l'utopie ?



jeudi 22 février 2018

ROBIN SANS GOODFELLOW


Les murs du lycée Buffon ont encore les reflets d'heures de gloire, ses lycéens résistants fusillés par les nazis comme des traces de vedettariat de cette ribambelle de personnages célèbres, l'idiot politique Sartre, le curé philosophe Clavel (que nous avons failli avoir pour prof) et le lycéen Cohn-Bendit. Ce fût surtout un des principaux lycées « agités » en mai 68 où écrémèrent de futurs journalistes et caricaturistes, où l'idée de coordination des comité d'action estudiantins prit naissance. Ce fût aussi le creuset de la vocation révolutionnaire d'une poignée de lycéens pour toute une vie. Le lycée Buffon aujourd'hui ne ressemble plus qu'à un couvent de jeunes filles en fleurs, devenu mixte et bcbg.
Que les débats politiques y furent intenses, que ces jeunes lycéens firent preuve d'une maturité
politique rarement vue en milieu scolaire petit bourgeois est indéniable, parce qu'ils étaient le produit d'une époque particulière ébranlée par la force tranquille de la classe ouvrière dont mai 68 ne fût que le pic, parce qu'il entra beaucoup de dérision dans le lycée et ses alentours. Notre éveil à la politique mûrit en effet contre le système paternaliste dans les moqueries, moquerie des profs ringards, moqueries des aspirants chefs gauchistes et du vieux barnum stalinien ; pitié pour les années de guerres et de galère de nos parents. Nous ne nous sentions pas anarchistes pour autant, même si on en comptait déjà un, notoire pervers narcissique avant l'heure (il y en a toujours dans les mouvements contestataires).

Là se trouve l'origine de nos « Robin Goodfellow » et leurs limites oserai-je ajouter... Après la disparition de son alter ego, Dominique Cotte, Robin nous refile sur farce book un texte commémoratif à la gloire de leur couple méconnu : « 1976-2016 regards sur les 40 ans écoulés » avec la couverture de « Communisme ou Civilisation »1. Triste anniversaire plutôt mystifié et peu mystifiant pourtant.
La trajectoire de « C ou C » jusqu'à « RG » est pourtant restée fort académique comme à leurs 2.
débuts lycéens. Le questionnement de ce groupe de jeunes lycéens intelligents, brillants et moqueurs procède par une démarcation avec les trois pôles politiques dominant le milieu politique prolétarien post-68 et en référence à la révolution russe, hors du charivari des pitres trotskiens et gauchistes en tout genre : Pouvoir Ouvrier (issu de S ou B), le bordiguisme et RI

Refusant « l'activisme », ils vont se consacrer à une étude de l'oeuvre de Marx, projet qui me fît fuir. J'en avais terminé avec le lycée et, rapidement marié, père de famille et engagé dans la vie active, je n'avais nulle envie de retourner à la scholastique. L'époque est favorable aux célèbres doctrinaires inconnus, c'est ainsi que ce « petit noyau » bute d'abord sur les fous furieux semi-alcooliques de « Groupe Communiste Mondial » pour ensuite prendre son envol sous des cieux brésiliens plus cléments. Tout en se proposant un « retour à Marx » (le vrai, l'infaillible) le petit noyau se démarque des erreurs prévisionnistes des derniers mohicans bordiguistes et surtout de ces « ultra-gauches » de RI « qui se consacrent principalement à des questions d'organisation ». La saga d'emblée a aussi un parfum d'invariance quoiqu'ils en disent. Le remake bordiguien n'est pas loin, surtout sur les positions les plus avalées par les activistes gauchistes : la défense du militantisme syndical retors et des libérations nationales frauduleuses ; en revanche, ce qui donne un semblant de radicalité « ultra-gauche » (à l'époque, maintenant on peut dire maximaliste) à nos académistes qui viennent de quitter le lycée pour l'université, c'est une saine critique du capitalisme russe et de la comédie éternelle du front unique antifasciste qui les démarque du gauchisme bourgeois et néo-stalinien. Il est curieux que dans ce bilan de 40 ans nos mémorialistes narcissiques n'analysent pas plus leurs fonds baptismaux. Je me souviens des discussions nuitamment assis sur le plancher de mon deux pièces à Vanves où les pères de RG polémiquaient vivement en tonnant « le parti c'est la classe » air bordiguiste impayable contre Hébert qui, imbibé de la réflexion critique des vieux de Pouvoir Ouvrier (Véga, Souyri, Vouvray, etc.), se moquait de ces sentences bordiguiennes. Etrange que nos mémorialistes en herbe estiment que PO disparaît « parce qu'il n'aurait pas vu ses effectifs croître comme ceux des gauchistes ». Que certains des vieux de PO se soient rêvés de nouveaux Lénine, je suis là pour en témoigner, mais ce n'est pas la raison de la fin de PO. Pouvoir Ouvrier est certainement ce qui est sorti de mieux de S ou B, mais il fut aussi son chant du cygne ; S ou B comme PO ont constitué dans les années de contre-révolution prolongée un effort incontestable de réappropriation de la théorie marxiste hors du stalinisme et du trotskysme queuiste, mais avec leurs limites : Chaulieu avait pompé le conseillisme ringard de Pannekoek avant de tout renier, et ses ex-collègues de PO, intellectuels distingués eux aussi, ne croyaient plus au rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Nos mémorialistes en herbe n'ont pas un mot pour l'épisode de la fondation par les jeunes de PO de la « Gauche marxiste », et c'est dommage, non pas pour l'inutilité et la misère théorique de ce groupuscule3, qui ne fut qu'une variante du gauchisme, mais parce que c'est face à ce marais politique qu'ils ont grandi. Leur mentor Hébert avait été à la fondation de ce groupe, ce à quoi je poussais moi aussi contre la mollesse de vieux de PO. Hébert était notre mentor à
Hébert et moi dans le film "Le spectre du communisme" 1973
tous, mais un mentor dans le genre d'époque, c'est à dire pratiquant le terrorisme intellectuel. Je l'ai dit plus haut, c'est la dérision qui amène à la conscience contre l'existant conservateur, mais la dérision contient un défaut, la persécution ou la calomnie ; l'époque n'était pas débarrassée de l'esprit stalinien, ainsi un « bon marxiste » se devait d'être cynique, c'est à dire en vérité althussérien – Al tu sers à rien ou Al tu sais rien ! - alors qu'en même temps nous nous moquions du dogmatisme et de la fossilisation du futur féminicide de la rue d'ULM père de tant de couillons à la BHL ou July.
En réalité de la dérision au cynisme on ne peut sauter que dans l'académisme. Refusant « l'activisme » des bordiguistes et du CCI, nos mémorialistes ne font que perpétrer un marxisme en chambre. Bien sûr ils ont beau jeu de dire que l'activisme n'a servi à rien, que les minorités activistes « ultra-gauches » ont perdu leur temps quand la « priorité était au travail théorique ».

Or ce n'est pas tout à fait vrai. Si les bordiguistes ne peuvent qu'ânonner les mêmes textes sacrés tout en restant souvent, et étonnamment, proches de la réalité de la classe ouvrière, le CCI tout en étant très actif dans les dernières vagues de luttes ouvrières classiques, a poursuivi un indéniable travail d'approfondissement politique malgré les quolibets des sectaires et les aléas de ses scissions, et ses textes restent référentiels même si ce qu'il en reste n'est plus qu'une secte policière de ses affidés. Preuve en tout cas qu'une activité de propagande envers la classe ouvrière n'empêchait pas en même temps de réfléchir au futur communiste, plus projeté que clairement réaliste à la fin du XXe siècle.

LE LUXEMBURGISME, voilà l'ennemi !

Nos mémorialistes narcissiques se flattent d'avoir systématisé une analyse moderne du capitalisme dégagée de la césure luxemburgiste de 1914. L'étude d'ampleur sur les crises du capital au XX e
Marc Chirik
siècle est sans nul doute fort intéressante, loin de moi de vouloir nier cet effort, mais un intérêt au plan purement académique comme le Capital financier de Hilferding, et qu'on espère que des étudiants thésards la consulteront (l'étude d'ampleur) dans les bibliothèques numériques de demain.
Le dit luxemburgisme reste cependant au plus près de la réalité des contradictions, crises et de la décadence du capitalisme actuel4 que les chiffrages abscons de nos économistes en chambre. Sous l'aspect orthodoxe pointe hélas à nouveau la névrose invariante néo-bordiguienne qui fait rhabiller Marx en tenue de rap. Puisque Marx et Engels n'ont fait que des bonnes analyses du même capitalisme (déjà affirmé) à leur époque donc du nôtre 150 ans après ! Je rappelle qu'au temps de Marx on dansait plutôt la valse que le Lindy Hop. Marx reste donc un invariable sur les questions syndicales, parlementaires et nationales puisque la date fatidique de 1914 a volé en éclats et ne justifierait plus un déplacement des conceptions politiques « tactiques ».
Bon je veux bien... admettons que 1914 ne signifie plus qu'une longue (et malheureuse) succession d'épisode d'un capitalisme unilatéral fait de guerres, de crises et de moins en moins de révolutions, nos mémorialistes égotistes peuvent-ils nous expliquer comment le prolétariat et ses défenseurs pourraient à nouveau aller caracoler à la tribune de n'importe quel parlement, nous montrer quelle grève n'a pas été trahie par un seul syndicat radical et nous expliquer leur lamentable soutien à l'indépendance de la Catalogne ?

Un de mes lecteurs, ex-membre du Groupe communiste mondial, qui republie sur Face book des textes ronéotés bordiguiens classiques, n'est pas aussi borné puisqu'il est estomaqué lui aussi par ce conservatisme irréaliste et finalement très réac, aboutissement de tout académisme qu'il se proclame marxiste ou sportif : « Ils ont fumé la moquette quand ils ont rédigé leur texte sur la Catalogne » !
Reprenant la notion fumeuse de Marx et Trotsky de « révolution permanente », alors que la révolution ne peut pas être permanente en soi, « la république démocratique est l'ultime champ de bataille pour le prolétariat » !? C'est du gradualisme ou inconséquent ? Supposons que la révolution éclate lors d'un début de guerre mondiale, dans cette configuration le régime le plus démocratique équivaut aux pires régimes de dictature sur la société, donc l'ultime confrontation n'a pas lieu alors sur mettons le terrain parlementaire ou des rigolos syndicalistes, mais les armes à la main ! On a pu lire au cours de ces 40 années de zig-zags académiques tant de bizarres annotations. Que la révolution ne pourra se produire que dans la plus pure démocratie est une de ces bizarreries qui reflète bien plutôt un état d'esprit petit bourgeois loin des réalités mouvantes, et cet aveuglement à ne voir le capitalisme que dans des colonnes de chiffres mais pas les gangs même plus nationalistes qui revendiquent une indépendance nationalo-régionale pour s'en mettre plein les poches.

Il n'y a pas de quoi se moquer de la disparition ou de l'étiolement des groupuscules (ou couples d'individus) révolutionnaires les plus sérieux. C'est comme ça. C'est surtout le produit de l'impuissance du prolétariat à relever la tête et de son appétence à se laisser encore acheter. Une réflexion est à mener publiquement sur cet échec et sur des inquiétudes légitimes pour la perpétuation de la tradition révolutionnaire. Vous pouvez être d'accord, et moi aussi, avec le dernier paragraphe, promettant l'abolition du capitalisme, sauf avec le radotage du parti léniniste qui doit prendre le pouvoir, et le vague prolétariat se servir surtout de sa force militaire (?). Car tout n'est pas si simple. Un coup de clairon « optimiste » sur 40 ans d'académisme dans son petit coin de banlieue, ne peut remplacer une estimation de la place réelle du prolétariat aujourd'hui (hors de la forfanterie sur son nombre majoritaire présumé par Robin veuf) ni empêcher une réflexion sur son atonie. Et la dernière trouvaille – rallier les classes moyennes - n'est pas de nature à nous rassurer d'autant que toutes les révolutions jusqu'à nos jours ont été menées par la petite bourgeoisie.

NOTES:

1http://www.robingoodfellow.info/pagesfr/rubriques/Anniversaire.pdf
2Révolution Internationale, actuel CCI. J'ai su par Raoul qu'à l'époque ce groupe de Toulouse, absent en mai à Paris, tint des permanences post 68 dans un café du boulevard Pasteur près de Buffon, preuve que l'ébullition dans ce lycée attirait aussi nos révolutionnaires de tradition marxiste. Je ne sais si Robin et Hébert ont été à ces permanences, mais leurs attaques contre le « décadencisme » n'en étaient pas moins virulentes, et m'ont longtemps fait hésiter à rejoindre les « fossiles » de RI.
3Voir mon histoire de ce groupe sur mes archives maximalistes.
4L'insistance du CCI sur la notion de décadence (notion définie par la première Internationale communiste) est un apport fondamental, je dirai même indiscutable pour qui connaît un peu l'histoire antique des sociétés humaines. Chaque société successive détruit la précédente tombée en décadence, c'est à dire en faiblesse et incapable de préserver ses plus belles réalisations. La bourgeoisie mondiale moderne procède de même, elle règne par le mensonge « humaniste » le plus éhonté mais, à la différence des sociétés archaïques, détruit systématiquement moralement et psychologiquement ce que le capitalisme originel avait produit de meilleur : le prolétariat.